Histoire de la construction européenne - Geoffrey Grandjean - E-Book

Histoire de la construction européenne E-Book

Geoffrey Grandjean

0,0
89,99 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

À l’heure où l’Union européenne donne des signes d’un délitement annoncé, cet ouvrage s’intéresse, dans la perspective du temps long, aux États et aux personnalités politiques ayant joué et jouant encore un rôle majeur dans l’Histoire de la construction européenne. En interrogeant l’idée d’Europe, en examinant les conséquences des deux guerres mondiales et en détaillant les étapes de la construction européenne, cet ouvrage tend à démontrer que l’Union européenne ne vit que par ses États et pour ses États.

À travers l’analyse de faits historiques, la présentation de notices biographiques et l’étude de textes fondamentaux, cette Histoire de la construction européenne propose une immersion dans des contextes politiques, sociaux, économiques ou encore culturels à la fois convergents et divergents. Elle est surtout l’occasion de s’interroger sur la possibilité de concrétiser une commune solidarité entre les citoyens et les États européens.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Seitenzahl: 1835

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Parus précédemment dans la même série :

1. Manuel de droit de l’environnement de l’Union européenne, 2e édition, Patrick Thieffry, 2017.

2. Régulation bancaire et financière européenne et internationale, 5e édition, Thierry Bonneau, 2020.

3. Droit fiscal de l’Union européenne, 2e édition, Alexandre Maitrot de la Motte, 2016.

4. Droit européen de la concurrence. Ententes et abus de position dominante, David Bosco et Catherine Prieto, 2013.

5. Manuel de droit européen du travail, Sophie Robin-Olivier, 2016.

6. Le droit de la fonction publique de l’Union européenne, Joëlle Pilorge-Vrancken, 2017.

7. Droit européen de la commande publique, 2e édition, Stéphane de La Rosa, 2020.

8. Droit européen de la protection sociale, Ismaël Omarjee, 2018.

9. Handbook of European Environmental Law, Patrick Thieffry, 2018.

10. Le droit douanier de l’Union européenne, Jean-Luc Albert, 2019.

11. Manuel de droit européen des assurances, Pauline Pailler, 2019.

12. Droit du marché unique numérique et intelligence artificielle, Céline Castets - Renard, 2020.

Pour toute information sur nos fonds et nos nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez nos sites web via www.larcier.com.

© Lefebvre Sarrut Belgium SA, 2020Éditions BruylantRue Haute, 139/6 - 1000 Bruxelles

EAN : 978-2-8027-6895-1

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour ELS Belgium. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

À mes étudiants,

Sommaire

SOMMAIRE

INTRODUCTION

CHAPITRE  I. – L’IDÉE D’EUROPE

CHAPITRE II. – L’EUROPE ET LES DEUX GUERRES MONDIALES

CHAPITRE III. – LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE ET LA SOLIDARITÉ DE FAIT

CHAPITRE  IV. – LE TEMPS DES HÉSITATIONS NATIONALES

CHAPITRE V. – LA PROGRESSIVE AFFIRMATIONDE L’UNION EUROPÉENNE

CHAPITRE VI. – L’UNION EUROPÉENNE EN CRISES

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

INDEX DES NOMS DES PERSONNES

INDEX THÉMATIQUE

LISTE DES NOTICES BIOGRAPHIQUES

LISTE DES FIGURES ET DES TABLEAUX

Introduction

Une histoire de l’Union européenne, une de plus… Ne vous méprenez pas en ayant cet ouvrage entre vos mains. Si vous souhaitez découvrir de nouvelles facettes de la construction européenne, vous serez déçu. Cet ouvrage n’a pas pour objectif d’apporter une nouvelle pierre à l’édifice historiographique de la construction européenne. Notre objectif est tout autre. Nous souhaitons vous offrir une histoire politique de la construction européenne à des fins pédagogiques dans la continuité de notre enseignement à la Faculté de droit, de science politique et de criminologie de l’Université de Liège. Il est un support écrit volumineux qui doit vous permettre de maîtriser les connaissances nécessaires et indispensables si vous souhaitez comprendre le système européen dans lequel vous évoluez.

Si notre objectif n’est pas de vous faire découvrir de nouvelles facettes de la construction européenne, c’est en raison de la littérature particulièrement abondante sur l’histoire de la construction européenne et ses différentes étapes. Ayant nous-même été étudiant, plusieurs références majeures ont à cet égard façonné notre lecture de la construction européenne, durant notre année d’étude au Collège d’Europe, en 2007-2008 (promotion Politkovskaya et Dink) : l’Histoire de l’Europe dirigée par Jean Carpentier et François Lebrun, La construction de l’Europe de Pierre Gerbet et l’Histoire de la construction européenne de Marie-Thérèse Bitsch. Ces lectures ont été alimentées par les échanges critiques que nous avons eus dans le cadre du cours de Robert Frank, Les Fondements historiques de l’Europe, toujours au Collège d’Europe. À cela s’ajoute l’Histoire de l’Union européenne de Gérard Bossuat. Ces lectures et ces échanges ont indéniablement suscité notre enthousiasme quant à la construction européenne et le présent manuel inclut des traces importantes de ces lectures et de ces échanges.

Nous avons pourtant l’impression que l’Union européenne donne des signes d’un délitement annoncé, même si l’hostilité manifestée à son égard remonte à plus d’un siècle d’histoire1. Nous devons être sincère avec vous, ce manuel ne constitue pas une ode à l’Union européenne, comme en témoigne le dernier chapitre qui souligne et insiste fortement sur les crises que traverse l’Union européenne et qui semblent insolubles. Est-ce la faute à l’Union européenne ? Nous ne le pensons pas. Le fil rouge qui vous sert de guide dans le cadre de ce manuel peut être résumé par la formule suivante : l’Union européenne ne vit que par ses États et pour ses États. Les États qui ont porté sur les fonts baptismaux la future Union européenne en seront peut-être – sans nécessairement être les mêmes – ses fossoyeurs. Cela ne nous empêche pas de vous offrir ce manuel car, comme le souligne Marie-Thérèse Bitsch, « quoi qu’il advienne de l’Union européenne, l’histoire de l’Europe reste d’actualité »2.

Commençons par le début…

1. Premièrement, ce manuel s’inscrit dans le cadre de notre enseignement à l’Université de Liège et est adapté aux trente heures de cours. Des choix sont donc effectués dans les prochains chapitres. Si ces choix peuvent paraître arbitraires, c’est en raison de la volumineuse littérature sur l’histoire de la construction européenne. Plutôt que de publier ce qui a déjà été écrit – souvent de manière magistrale – par d’autres auteurs, nous avons fait le pari d’en offrir une synthèse, en vous renvoyant toutefois à d’autres lectures pour approfondir certaines périodes ou diverses thématiques.

2. Deuxièmement, ce manuel est construit autour de deux objectifs qui permettent d’envisager l’histoire politique de la construction européenne sous des angles précis.

D’une part, nous insistons tout particulièrement sur les rôles des États et des personnalités politiques dans le cadre de la construction européenne. En effet, nous sommes intimement convaincu que, derrière l’Union européenne, il y a avant tout l’action d’êtres humains qui ont favorisé toute une série de politiques nationales. C’est un choix qui nous permet d’affirmer que l’Union européenne ne vit que par ses États et pour ses États. Nous ne nous intéressons donc que de manière périphérique aux institutions européennes et aux politiques européennes, d’autres collègues de notre Université étant mieux placés pour le faire. Les étapes de la construction européenne sont consécutivement envisagées sous l’angle étatique, tout en présentant une série de personnalités politiques. Pour ce faire, l’ouvrage comprend plusieurs dizaines de notices biographiques qui doivent vous permettre de mieux cerner la personnalité, l’engagement politique et les actions européennes des hommes et des femmes qui ont construit l’Union européenne. L’engagement de ces personnalités est important, comme le souligne Gérard Bossuat lorsqu’il écrit qu’une des conditions indispensables pour réussir l’unité est « l’engagement des hommes, sauf à croire que l’histoire est le fruit d’une nécessité incontrôlable »3. Faisons preuve de sincérité : les notices biographiques sont tirées des entrées du Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre que nous avons complétées par divers auteurs. Ainsi, à la fin de ces notices, vous disposerez systématiquement des sources qui les fondent. Outre ces notices, nous offrons la transcription d’une série d’écrits officiels, de rapports, de discours, entre autres, en annexe. Ces documents doivent vous permettre de mieux vous imprégner, à travers les mots, de la tonalité donnée, au fil des années, par les États et les personnalités à la construction politique européenne. Vous pourrez ainsi vous rendre compte, comme l’écrit Umberto Eco, qu’« il y a des mots qui donnent du pouvoir, d’autres qui rendent encore plus démuni »4.

D’autre part, ce manuel s’inscrit dans une histoire du temps long. Nous avons en effet fait le pari qu’il est plus stimulant pour vous de ne pas commencer cette histoire politique de la construction européenne par la Déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, mais bien de parcourir également plus de deux mille ans d’histoire de l’Europe avant la construction européenne. Soyons toutefois clair avec vous : il ne s’agit aucunement d’affirmer qu’il y aurait une idée de l’Europe depuis de nombreux siècles. Cette thèse promue par certains auteurs ne nous convainc absolument pas car elle relève du piège de l’anachronisme. Toutefois, nous sommes convaincu par le fait que, durant plusieurs siècles avant la construction politique européenne, de nombreux événements politiques, économiques, sociaux ou encore culturels se déroulent simultanément sur le continent européen donnant ainsi une spécificité à celui-ci. Il nous semble important d’intégrer cet héritage aux multiples facettes pour comprendre le cheminement pris par l’Union européenne actuelle. Deux exemples illustrent cette affirmation. D’une part, l’idée du fédéralisme promue actuellement par certains représentants politiques remonte au Moyen Âge, notamment par l’existence d’un système d’association de villes, comme la Ligue hanséatique ou le Saint Empire romain. Nous n’affirmons aucunement que ces exemples historiques sont les précurseurs de l’Europe actuelle. Nous souhaitons uniquement présenter la longue histoire de certains phénomènes politiques marquée par des ruptures et/ou des continuités. D’autre part, la défense et la critique du système parlementaire, notamment au niveau européen, ne doivent pas nous faire oublier sa lente et longue concrétisation à travers le temps. Ainsi, dès le XIIIe siècle, des formes nouvelles de dialogue ou de l’échange politique entre princes et sujets se mettent en place, constituant par la même occasion un moment parlementaire dans l’histoire européenne. Une fois de plus, nous n’affirmons pas que ces événements portaient le sceau de la construction européenne actuelle. Nous souhaitons uniquement démontrer que les institutions parlementaires ne peuvent être comprises qu’en les remplaçant dans le contexte du temps long.

Cette volonté d’étudier l’histoire politique de la construction européenne dans le temps long s’explique en raison de notre perspective épistémologique systémique. Nous insistons ainsi sur l’importance de se pencher sur les acteurs (les personnalités et les États) de la construction européenne et sur leurs relations, le tout dans le cadre d’un système politique qui est sujet aux pressions de son environnement et qui rétroagit sur celui-ci. Nous espérons donc que, au terme de ce manuel, vous développerez une vision globale de l’histoire politique de la construction européenne, sans vous perdre dans une multitude de détails qui ne vous permettraient pas d’en tirer les conclusions générales en termes d’organisation de la société. Afin de vous y aider, ce manuel présente plusieurs théories et approches de la construction européenne permettant de souligner le processus multidimensionnel que revêt la construction européenne (fonctionnalisme, intergouvernementalisme, fédéralisme, institutionnalisme, constructivisme et gouvernance multiniveaux). Ces théories et approches sont effleurées à partir de l’excellent ouvrage de Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, qui alimentent les prochaines pages. Pour de plus longs développements, nous vous conseillons vivement de vous référer à ce précieux ouvrage exhaustif.

3. À partir de ce travail de rédaction pour nous et de lecture pour vous, nous souhaitons favoriser le développement de l’esprit critique et autonome. L’étude de l’histoire politique nous offre une chance unique, à nous, êtres humains de pouvoir prendre de la hauteur par rapport à nos croyances et nos idées personnelles. Elle nous offre la possibilité de nous remettre sans cesse en question et de refuser tout déterminisme. À de nombreuses reprises, l’histoire politique témoigne des nombreuses bifurcations et autres détours en raison de l’humaine activité qui la caractérise. De ce point de vue, si l’Union européenne est un idéal pour certains, rien ne nous prouve, à l’heure actuelle, que l’Union européenne a encore de beaux jours devant elle. Au contraire, son évolution semble désormais minée par de continuelles crises qui interrogent son existence. Au terme de votre lecture, nous espérons donc que vous disposerez des clés pour comprendre cette construction politique singulière en ayant clairement conscience de ses bienfaits ainsi que de ses limites.

4. Au terme de ce travail de rédaction, il nous reste à adresser nos plus vifs remerciements à différentes personnes. Tout d’abord, nous remercions nos étudiants inscrits en deuxième année de bachelier. Leurs remarques, leurs interrogations, leurs motivations et leur goût pour leurs études ont constitué une source d’inspiration et n’ont cessé de stimuler notre regard sur la construction politique européenne. Nous tenons ensuite à remercier Victor Bernier et Jérôme Nossent pour leur appui pédagogique et leurs multiples interventions dans le cadre du cours que nous dispensons à l’Université de Liège. Ils nous ont permis de souffler tout en accumulant des données. Sans eux, le présent manuel n’aurait pas la même facture. Par ailleurs, un tel manuel est en partie une aventure collective lorsque nous avons sollicité nos collègues pour relire différentes versions de celui-ci. Nous remercions ainsi tout particulièrement André Dumoulin qui nous a transmis son cours et qui a alimenté la bibliographie de cet ouvrage en nous invitant, avec ses grandes qualités humanistes, à creuser toujours plus certaines questions. Nos remerciements sont également adressés à Catherine Lanneau dont les connaissances pointues et détaillées sont essentielles pour notre Université. Son impressionnante mémoire en histoire contemporaine nous a permis de corriger toute une série d’erreurs factuelles. Quentin Michel, qui nous accompagne depuis notre thèse de doctorat, nous a permis de mettre en perspective le fonctionnement quotidien de l’Union européenne avec notre approche systémique. Depuis plus de dix ans, nous pouvons compter de manière infaillible sur lui. Qu’il en soit chaleureusement remercié. Le goût pour l’histoire politique nous a été transmis par Béatrice Laloux, il y a presque vingt ans. Notre rencontre a définitivement orienté notre carrière. Nous ne lui serons jamais assez reconnaissant de nous avoir partagé son esprit critique. Ce manuel doit également beaucoup à Catherine Delfosse qui nous a aidé, dans le cadre du Certificat interfacultaire de développement pédagogique en enseignement supérieur, à envisager, sous l’angle pédagogique et de manière critique, l’enseignement de l’histoire politique. Le mentorat que nous avons partagé avec elle pendant douze mois a constitué une source d’enrichissement, tant au niveau professionnel qu’au niveau humain. Enfin, nous tenons à remercier Bruno, notre plus fidèle lecteur, qui ne cesse de nous encourager à la rigueur et à la concision dans la rédaction tout en contribuant quotidiennemennt à la motivation qui nous anime.

Nous restons bien évidemment à votre disposition pour corriger toute erreur manifeste et nous vous invitons à nous contacter pour nous adresser tout conseil de nature à améliorer la qualité de ce manuel.

Pr. Dr Geoffrey GrandjeanDirecteur de l’Institut de la décision publiqueUniversité de LiègeSeptembre 2020

1. B. BRUNETEAU, Combattre l’Europe. De Lénine à Marine Le Pen, CNRS éditions, Paris, 2018, 299 p.

2. M.-T. BITSCH, « Faut-il encore écrire l’histoire de l’Europe ? », La vie des idées, 6 février 2020, disponible à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr (consultée le 12 mars 2020).

3. G. BOSSUAT, « L’unité européenne a changé l’histoire », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2004, vol. 1, no 1, p. 50.

4. U. ECO, Le Nom de la rose, Grasset, Paris, 1982, p. 356.

Chapitre I

L’idée d’Europe

Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu !

Victor Hugo (1849)

5. Avant de se pencher sur l’Histoire politique de la construction européenne en tant que telle, ce premier chapitre revient sur l’idée d’Europe avant les débuts de cette construction. Deux ouvrages fondamentaux1 structurent les développements de ce chapitre : L’idée d’Europe dans l’histoire de Jean-Baptiste Duroselle2 et Histoire de l’idée d’Europe de Federico Chabod3. Afin de cerner au mieux l’histoire de l’idée d’Europe, plusieurs événements politiques, sociaux, économiques et culturels ayant eu lieu sur le continent européen au cours des siècles précédant les XXe et XXIe siècles sont présentés. Il ne s’agit pas ici de démontrer qu’une idée de l’Europe ou une idée européenne aurait traversé les siècles. Ce serait en effet tomber dans le piège de l’anachronisme que de vouloir situer des événements passés sur la base des connaissances du présent, l’anachronisme consistant à ne pas situer un événement à sa date ou dans son époque et entraînant une confusion entre des époques différentes à partir d’une relecture du passé sur la base des événements présents. Chaque événement historique est singulier4 dans la mesure où il se déroule à une époque déterminée, sur la base de causes et de facteurs déterminés, avec des conséquences précises. Nous voulons donc éviter une lecture téléologique5 de l’histoire politique de la construction européenne, un peu à l’instar de ce que recherche Jean-Baptiste Duroselle – même si, selon nous, il finit par tomber dans le piège de la lecture téléologique –, à l’entame de son ouvrage sur L’idée d’Europe dans l’histoire lorsqu’il revient sur l’idée de Jean Monnet :

Quoique M. Jean Monnet ne m’ait fait aucune confidence à ce sujet, je crois pouvoir affirmer que son idée de l’intégration ne lui est nullement venue de l’étude approfondie de Crucé, de Podiébrad, de Sully ou de l’abbé de Saint-Pierre. Elle lui est venue du spectacle des ruines. Illuminés par cette idée, cinquante historiens sont alors remontés dans le passé et ont redécouvert les précurseurs de M. Monnet, lequel, j’en suis convaincu, n’a appris leur existence, pour la plupart, qu’après coup et, ayant un esprit essentiellement tourné vers l’avenir, ne doit pas s’en soucier outre mesure6.

Ayons bien conscience, dans le cadre de ce chapitre, que l’idée d’Europe est pour une part une idée rétrospective, comme l’écrit Patrice Rolland :

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a eu besoin d’une généalogie intellectuelle pour appuyer un projet d’unification qui allait contre les États-nations et des souverainetés chèrement défendues contre les envahisseurs de toute sorte7.

6. Indirectement, ce chapitre est l’occasion de s’intéresser plus précisément à la circulation des idées et des informations au-delà des frontières que nous connaissons actuellement. Il permet de constater que les différents ensembles politiques, qui ont de tout temps coexisté au niveau européen, ont entretenu entre eux, d’une façon ou d’une autre, différents types de relations. Ce chapitre permet au final de constater que l’Europe concrétise avant tout la coexistence d’États aux caractéristiques identitaires plurielles8. Nous ne souhaitons donc nullement affirmer qu’une identité européenne existe à travers cette histoire du temps long dans le cadre de ce chapitre, comme le souligne d’ailleurs Patrice Rolland qui confirme qu’il est incapable de déterminer une identité de l’Europe à travers des critères géographiques, économiques, culturels, philosophiques et juridiques, entre autres9.

7. L’idée d’Europe aurait connu plusieurs étapes. Dans un souci didactique, nous proposons de présenter les quatre périodes qui ont vu se concrétiser une différenciation entre l’Europe et le reste du monde, manifestant ainsi progressivement ce que d’aucuns ont appelé l’idée d’Europe. Un commentaire épistémologique doit être présenté à ce stade. En nous basant notamment sur l’ouvrage de Federico Chabod, nous devons avertir le lecteur de la dimension essentialiste que cet auteur donne à l’idée d’Europe. Sa présentation est loin d’être neutre puisque c’est une lecture engagée qui cherche à identifier, de manière rétrospective, des valeurs permettant d’éviter de nouveaux conflits entre les nations ayant abouti aux deux guerres mondiales. En outre, l’auteur n’est pas uniquement à la recherche de faits mais bien d’une « conscience » de ces faits10. Ce saut qualitatif oriente donc clairement la lecture qu’il offre de l’histoire de l’idée d’Europe.

L’idée d’Europe s’inscrivant dans un espace territorial relativement limité, il convient tout d’abord de cerner, si possible, la délimitation spatiale dans laquelle s’enracine l’idée d’Europe.

Section 1. – La légende et l’espace européen

8. Envisager les différents événements liés entre eux sur le territoire européen nécessite de délimiter ce territoire. Il est toutefois impossible de déterminer celui-ci de manière précise. Les échanges entre les différents ensembles politiques à travers le temps ont été diffus et ne s’arrêtent pas à des frontières clairement fixées.

9. Europe, c’est d’abord une légende, celle d’une princesse « Europe » de Tyr, issue de la mythologie crétoise, troublée par ses songes et ses rêves énigmatiques. Une nuit, elle fait un rêve dans lequel deux terres – la « terre d’Asie » et la « terre d’en face »11 – se disputent à son sujet. La « terre d’Asie » la protège alors que la « terre d’en face » souhaite l’enlever. À son réveil, bien qu’interpellée par ce rêve, la princesse s’adonne à ses activités ordinaires, parmi lesquelles la cueillette de fleurs au bord de la mer. Alors que la récolte va bon train, un splendide taureau blanc fait son apparition dans le champ de vision de la princesse sur la plage de Sidon. Intriguée, elle s’en approche et va même jusqu’à grimper sur le dos de l’animal. Celui-ci s’élance, survolant les mers, et prend ensuite l’apparence de Zeus, maître des dieux de l’Olympe. La princesse épouse la divinité et demeure sur la mystérieuse île où elle est déposée. Son père et ses deux frères cherchent à la retrouver, en vain. De l’union entre Zeus et Europe naît Minos, premier roi de Crète12. « Voilà donc, brièvement résumé, le principal faisceau des légendes grecques regroupées autour du mot Europe. Elles montrent à la fois la constitution d’un espace qui s’individualise par rapport à l’Asie et l’ambition de celui-ci de se construire en un monde nouveau »13. Cette légende et ses représentations iconographiques14 ne constituent pas une base objective pour appréhender la délimitation spatiale dans laquelle s’inscrit l’idée d’Europe.

10. Laissant de côté la légende, les frontières de l’actuelle Union européenne limitée aux vingt-sept États membres (nous n’incluons plus le Royaume-Uni suite au Brexit) pourraient être utilisées. Ce serait toutefois pêcher par anachronisme en plaquant la réalité actuelle sur l’histoire de l’Europe. Ce serait également oublier que l’État, que nous connaissons comme forme d’organisation politique, n’a pas toujours existé. Pour rappel, l’État est une forme d’organisation de la société qui s’est développée à partir de la fin du Moyen Âge. D’autres formes d’organisation de la société ont existé à travers l’histoire de l’Europe. On peut songer par exemple à la cité dans le monde antique ou aux différents Empires qui ont été établis à travers les siècles.

11. Dès lors, la délimitation géographique – autrement dit l’Europe géographique – est privilégiée. Nous avons toutefois bien conscience des deux limites majeures de cette approche. D’une part, comme l’analyse Gérard-François Dumont, l’Europe n’est pas un continent et l’Oural ne constitue pas une frontière géographique15. D’autre part, l’Europe est encore loin de former un ensemble géopolitique16. Elle a l’avantage d’être moins déterminée par les frontières politiques et juridiques que par les frontières naturelles. Elle révèle un choix dans la mesure où les caractéristiques physiques, naturelles et géographiques sont privilégiées (Figure 1), quoiqu’indéterminées. À cet égard, relevons que le statut de frontière conventionnelle de l’Oural entre l’Europe et l’Asie est une invention humaine, comme le précisent Jacques Rupnik et Christian Lequesne :

On la doit au géographe officiel du tsar Pierre le Grand, Tatichtchtev, au début du XVIIIe siècle, pour des raisons strictement politiques. Son objectif était alors que Moscou soit considérée comme une ville européenne, et ce pour deux raisons : d’une part légitimer la stratégie d’alliance avec les puissances occidentales détentrices de ressources – en particulier militaires – qui étaient susceptibles de moderniser l’empire ; d’autre part, légitimer une série de victoires militaires contre les Turcs et les Tatars17.

En outre, Gérard-François Dumont estime que le fait de considérer la chaîne de l’Oural comme une limite entre Europe et Asie n’est qu’une idée reçue, en s’appuyant sur plusieurs arguments :

D’abord, l’Oural n’est pas une réelle barrière, son point culminant étant à seulement 1 800 mètres, et surtout cette montagne est facilement franchissable. Ensuite, par sa localisation, par son climat comme par son azonalité, cette chaîne de montagnes appartient à l’Asie et ne la limite point. Autrement dit, par son climat comme par sa végétation, cette chaîne est déjà asiatique. En outre, en effectuant une incursion dans la géographie culturelle, le caractère de frontière de l’Oural se trouve également balayé. Des peuples asiatiques habitent à l’ouest de cette montagne, comme les Tatars ou les Bachkirs, peuples de religion musulmane, alors qu’à l’est de l’Oural, le peuplement est à dominante européenne (principalement russe), suite à la colonisation de la Sibérie. […] Quant à la géographie politique, elle nie tout caractère structurant à l’Oural. D’une part, cette chaîne n’a jamais été une frontière politique. D’autre part, compte tenu de ses fonctions stratégiques, avec le centre de commandement du mont Kosvinsky et le complexe souterrain à vocation inconnue du mont Yamantau, l’Oural pourrait même être considérée comme le cœur de l’État russe et, donc, en aucun cas comme une limite géopolitique18.

Ayons donc bien conscience, comme le souligne Michel Foucher, que « la Nature est bien commode pour justifier la vieille et ambiguë notion de frontières naturelles, le Bosphore étant tout à tour présenté comme une coupure ou une couture […] »19. Le choix de l’Europe géographique est toutefois déterminant pour les prochaines pages, car elle est l’échelle utilisée pour présenter une série d’événements politiques, sociaux et culturels s’étant déroulés sur le continent européen au cours des siècles ayant précédé les XXe et XXIe siècles et ayant façonné cette idée d’Europe. Ce choix s’explique principalement pour des raisons pédagogiques, tout en acceptant que l’indétermination géographique permet de souligner toute la relativité d’un territoire européen actuel. À cet égard, il est intéressant de noter « l’absence révélatrice de l’expression même de “territoire” européen dans les textes juridiques fondateurs et du droit primaire de l’Union »20. Les rédacteurs du droit européen semblent ainsi privilégier la notion plus indéterminée d’« espace »21.

Figure 1 – L’espace européen

Section 2. – L’Europe antique

12. La période antique serait la première période voyant l’idée d’Europe se mettre en place. Pourtant, des événements majeurs se sont déroulés avant cette période, notamment durant la Préhistoire, période qui débute avec l’apparition de l’Homme22 et qui se termine avec l’apparition de l’écriture, vers 3 500 av. J.-C.23. Quelques éléments factuels doivent donc être donnés sur cette période. Depuis que l’Homme est, ses maîtrises, ses habitats et ses savoirs connaissent de nombreux changements et évolutions. L’apparition des premiers hominidés, en Afrique et en Grèce, remonte à 10 000 000 av. J.-C. L’apparition de la métallurgie du cuivre est datée en 4 000 av. J.-C., dans les régions du Danube et de l’Ukraine. Celle-ci se répand sur le reste du continent, connaissant diverses améliorations (bronze, étain). De premières cités lacustres sont construites autour du Mondsee (Haute-Autriche) vers 3 500 av. J.-C. À partir de 1 500 av. J.-C., certaines peuplades d’Europe septentrionale entrent dans l’âge du fer. Les prémisses d’urbanisation remontent à 2 000 av. J.-C., en Crète. Celles-ci sont suivies de l’émergence d’échanges commerciaux. On constate la diffusion d’objets de la partie orientale et de la partie centrale du continent vers la partie occidentale en 400 av. J.-C. « Au IIIe siècle, l’Europe centrale est entièrement celtisée autour du grand axe danubien, qui diffuse les objets manufacturés de la Hongrie à la France. La société gauloise, composée essentiellement de petits groupes ruraux, est dirigée par une aristocratie, possesseur juridique et économique de la terre. À partir du Ier siècle, alors que les productions romaines circulent abondamment, les artisans et commerçants s’installent sur les sites fortifiés de nature préurbaine : les oppida »24.

13. Les auteurs ayant mis en avant l’idée d’Europe estiment que la période antique est la première étape permettant de distinguer des critères d’évaluation distinguant l’Europe. Pour Jean-Baptiste Duroselle, l’idée d’Europe est restée, pendant toute l’Antiquité, un concept géographique sans signification politique réelle25. Pour Federico Chabod, des critères d’évaluation politique, culturelle et morale définissent l’Europe durant cette période26. Ainsi, cet auteur s’attarde sur l’influence antique et singulièrement grecque en estimant que le « critère de différenciation fondamental est celui de la “liberté” politique hellénique, opposée à la “tyrannie” asiatique ; la liberté signifi[ant] que tous participent à la vie publique (on a donc affaire à des “citoyens” et non à des sujets), vivent “selon les lois” et non selon le bon vouloir d’un despote »27. La caractéristique de l’Europe antique renvoie donc aux modes de gouvernement autonome, à travers le développement du modèle de la cité, tant grec que romain, suivi par l’instauration de l’Empire.

2.1. Les cités

14. Les peuples grecs sont loin de former un ensemble unifié au moment où se conçoit le modèle de la cité. Sous l’angle culturel, d’une part, ils commencent à se rassembler à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle av. J.-C., notamment grâce aux premiers Jeux olympiques qui se sont déroulés en 776 av. J.-C., si l’on en croit les historiens grecs. À la base de ce rassemblement, il y a une identité de langue, le grec. Cette langue acquiert alors progressivement une cohérence et une certaine solidité. Elle permet également de nouer des liens entre les peuples grecs. Les Grecs prennent alors conscience d’être des « Grecs » s’opposant aux « Barbares », c’est-à-dire « ceux qui ne savent pas bien parler »28 et qui émettent des sons « bar-bar », qu’aucun Grec ne peut comprendre29. Il s’agit là d’une vision binaire30 qui est également partiellement adoptée par les Romains à la fin de l’Empire31. À côté de la langue, la religion joue, d’autre part, un rôle fondamental dans la constitution d’une identité commune, même si l’on a affaire à une accumulation de mythes qui sont l’œuvre de nombreuses communautés. Malgré l’intensité des liens développés par les peuples grecs sous l’angle culturel, force est de constater que, sous l’angle politique, l’union n’est pas l’objectif recherché par ces peuples32. Les conflits entre les cités grecques se multiplient. « Ainsi s’amorce, autour de la Méditerranée, une communauté culturelle dont Athènes constitue un des pôles les plus importants, face à sa rivale plus conservatrice, la cité de Sparte »33.

15. Il convient dès lors de s’intéresser au fonctionnement politique de la cité. À partir de 700 av. J.-C., les petits systèmes se transforment progressivement en cités. Une nouvelle organisation politique et sociale fait son apparition, mettant en exergue la nécessité de la participation de la communauté à la vie de la cité. À Athènes, cet élargissement de la participation est d’abord l’œuvre d’un aristocrate, Solon34, qui en 594 av. J.-C., catégorise le peuple athénien en quatre classes censitaires35, leur accorde le droit de vote et reconnaît à deux d’entre elles la possibilité d’accéder au pouvoir36. La participation de la communauté à la vie de la cité se concrétise également sous l’angle militaire. Ainsi, lors des guerres entre les cités, les combats en ligne, signifiant la participation de tous les soldats, remplacent progressivement les combats individuels de type héroïque. Le nouvel art de la guerre repose désormais sur la capacité à agir collectivement37. En contrepartie de leur participation à la guerre, les citoyens réclament de pouvoir participer politiquement à la vie de la cité. Les Grecs inventent donc la politique, entendue comme cette pratique qui « consiste à régler des problèmes collectifs en débattant lors d’une assemblée publique des divers choix possibles »38. Progressivement, une série de cités grecques voient le jour. La démocratie ayant fait son apparition à Athènes au VIe siècle av. J.-C.39, la focale peut être portée sur cette cité40.

16. Sous l’angle du fonctionnement politique, Bernard Manin41 détaille, dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, l’organisation de la démocratie athénienne antique42. Le fonctionnement des différentes institutions athéniennes y est décrit, ces dernières étant composées de citoyens tirés au sort ou élus. D’une part, l’Assemblée du Peuple (Ekklesia) est composée de tous les citoyens qui le désirent. N’y assistent pas les femmes, les enfants, les métèques et les esclaves. On estime qu’au IVe siècle av. J.-C., environ 6 000 citoyens sur les 30 000 que comptait Athènes y prenaient part. L’Ekklesia discute des affaires de la cité et vote les lois et les décrets43. D’autre part, la cité confie à des citoyens tirés au sort la plupart des fonctions que n’exerce pas l’Ekklesia44. Le tirage au sort ne concerne cependant que les fonctions liées aux activités touchant aux pouvoirs politique, souverain, exécutif, central ou local. Cette règle s’applique notamment aux magistratures (arkhai), où 600 postes sur 700 sont pourvus par tirage au sort. Ces magistratures attribuées par le sort (klèros) sont en général collégiales. Les membres sont élus pour un an, ils ne peuvent exercer deux fois la même charge au cours de leur vie et ne peuvent assumer de charge deux ans de suite. Les candidats doivent avoir plus de 30 ans et ne pas être punis par privation des droits civils (atimia). Avant d’être tirés au sort, les candidats doivent remplir certaines formalités (dokimasia) qui consistent notamment en la vérification des qualifications légales. Certaines protections étaient, de plus, mises en place pour éviter tout écart de la part des magistrats : surveillances constantes de l’Ekklesia et des tribunaux, obligation de rendre des comptes pendant et à la sortie de leur charge et, enfin, la possibilité pour les citoyens de porter des accusations à leur égard et de les voir suspendus en l’attente d’un jugement pouvant les destituer. Les Héliastes étaient également tirés au sort. Âgés de plus de 30 ans, au nombre de 6 000, ces citoyens formaient un groupe, sur une base volontaire, de juges ou de jurés dans les tribunaux. La fonction des tribunaux athéniens est essentiellement politique. En effet, l’arbitrage est la norme pour régler les différends privés, le recours au tribunal n’ayant lieu qu’en cas d’appel de la décision. De plus, de nombreuses affaires criminelles étaient jugées hors tribunaux45. Les Héliastes traitent des actions criminelles en illégalité contre les propositions de loi soumises à l’Ekklesia, jugeant du fond et de la forme. Leur sont également confiées les dénonciations de crimes politiques (trahison, corruption et tentative de renverser le régime) ainsi que l’examen des magistrats avant leur entrée en fonction. Lors de leur réinstauration, à partir du IVe siècle av. J.-C., les Nomothètes, eux aussi, tirés au sort, sont chargés du vote des lois, alors que le pouvoir de voter des décrets reste l’apanage de l’Ekklesia. La différence fondamentale entre les lois (nomoi) et les décrets (psèphismata) vient du fait que les premières sont applicables à tous les Athéniens, alors que les seconds ont un caractère individuel. Les lois sont décrites comme des normes écrites de validité supérieure au décret. Le Conseil (Boulè) est composé de 500 membres, âgés de plus de 30 ans, élus pour une durée d’un an. Le renouvellement à la fonction est possible une seule fois. Les candidats à la fonction de membres du Boulè viennent des 139 circonscriptions (dèmes) de l’Attique. Ils sont tirés au sort au sein du groupe provenant du même dème. Le Boulè est la plus haute magistrature. Collégiale, elle est chargée de la préparation et de l’exécution des décisions de l’Ekklesia. Elle possède aussi un rôle important en matière de relations extérieures et du fonctionnement militaire de la marine. En outre, elle supervise l’administration publique tout entière, dont les finances en premier lieu. Les magistrats élus ou tirés au sort sont donc avant tout des exécutants. Le pouvoir suprême (to kyrion einai) est confié à l’Ekklesia, où le pouvoir de faire des propositions ou de prendre des initiatives est dévolu à tous les citoyens. Il n’empêche que les institutions décrites possèdent tout de même un certain pouvoir dans l’organisation de la cité. Enfin, d’autres charges sont, elles, électives. Les citoyens doivent être âgés de plus de 30 ans et être candidats. Les élections sont annuelles, mais il est possible d’être indéfiniment réélu. Les charges sont liées à des fonctions pour lesquelles certaines compétences sont vitales. Sont notamment concernés les généraux (stratègoi), les hauts-fonctionnaires militaires et les magistratures financières. Ces fonctions sont exercées par des personnalités éminentes, ce qui souligne une possible corrélation entre fonction élective et appartenance aux élites politiques et sociales. Comme l’a montré Paul Demont, l’usage du tirage au sort dans l’Athènes antique pour choisir les responsables politiques a d’abord un arrière-plan religieux avant qu’il ne connaisse progressivement un processus de sécularisation46. À cet égard, la diversité des outils traduit progressivement la disparition de la prière dans les étapes du tirage au sort. Ainsi quatre étapes sont identifiées dans le processus du tirage au sort : 1) le choix ou la fabrication des sorts avec l’inscription d’un signe ou d’un nom ; 2) le dépôt dans le récipient ; 3) le mélange ; et 4) le tirage au sort proprement dit47. Les Grecs rationalisent au fur et à mesure la sélection aléatoire et conçoivent des machines qui répondent à trois impératifs essentiels : 1) garantir l’égalité entre tous ; 2) éviter les fraudes ; et 3) permettre une sélection plus rapide et plus complexe que le tirage au sort individuel48.

17. L’organisation politique de la cité athénienne permet d’interroger le caractère démocratique de ce régime politique. Tout d’abord, le modèle « démocratique » de la cité athénienne a pu souvent servir de modèle ou de repoussoir pour de nombreux auteurs, comme le démontre Paul Demont dans l’analyse de plusieurs ouvrages consacrés à la démocratie athénienne49. Ensuite, force est de constater que l’activité politique dans son ensemble se limite aux citoyens adultes et de sexe masculin. En outre, l’éligibilité à une haute fonction est réservée aux hommes riches ou de naissance noble. Par ailleurs, Martin Ostwald a pu démontrer que l’élément démocratique dans le gouvernement athénien aux Ve et IVe siècles av. J.-C. « n’était pas basé sur l’application consciente ou inconsciente d’une idéologie préconçue, mais sur des réponses à des conditions historiques données »50. Même si les différentes réformes menées pour démocratiser l’organisation politique de la cité n’ouvrent pas au « petit peuple l’accès aux postes élevés de direction » de la cité, Martin Ostwald estime tout de même que le régime athénien peut être qualifié comme démocratique dans la mesure où les réformes successives ont permis la mise en place progressive d’un système de reddition des comptes de tous les magistrats devant l’ensemble du peuple51. Ce faisant, cet auteur utilise la reddition des comptes – et donc la présence de contrôle – comme critère pour qualifier un régime démocratique.

18. Alors que la cité d’Athènes domine la Grèce, Rome voit le jour. La légende veut que Romulus et Rémus aient été élevés par une louve. Au cours d’une dispute entre les deux frères, Rémus est tué par Romulus qui devint dès lors le premier roi de Rome (753 av. J.-C.). Comme le résume l’historien américain Kyle Harper, l’histoire de Rome est divisée en trois périodes : « La monarchie, la République et l’Empire. Les siècles de la monarchie se perdent dans le brouillard d’un passé dont ne subsistent que de fabuleux mythes d’origine »52. Focalisons-nous donc sur les deux dernières périodes.

2.2. La République romaine

19. En 800 av. J.-C., les deux peuplades principales que l’on peut trouver en Europe sont les Celtes et les Germains. Alors que les Celtes occupent la partie occidentale de l’Europe, les Germains, venant de la partie orientale, se déplacent vers le centre et l’occident.

20. La petite cité romaine monte progressivement en puissance : elle étend son territoire. Au IIIe siècle av. J.-C., elle entre en guerre contre Carthage en Afrique du Nord et en Méditerranée, s’emparant tour à tour de la Sicile, de la Sardaigne, puis de la Corse. Durant la République de Rome (IVe-Ie siècle av. J.-C.), le régime combine des traits monarchiques, aristocratiques et démocratiques qui font de la République de Rome un régime mixte.

21. Ainsi, Bernard Manin a pu décrire les modes de sélection des différents acteurs de la vie politique romaine, durant la République53. À ce titre, il se base notamment sur les écrits de Polybe, écrivain de culture grecque qui vécut à Rome au cours du IIe siècle av. J.-C. Le régime romain est considéré comme mixte, puisqu’il combine des traits monarchiques, aristocratiques et démocratiques54. Les consuls et les magistrats sont l’expression monarchique du régime, le sénat l’expression aristocratique et les assemblées du peuple (comices) l’expression démocratique. Les trois pouvoirs se contrebalancent et se limitent réciproquement. Le système politique romain de cette époque peut être qualifié de république censitaire. Les citoyens sont classés selon une hiérarchie d’ordres et de classes, régulièrement révisée lors de recensements (census). Si la fortune est effectivement un critère majeur lors du classement, d’autres critères interviennent également (physiques, moraux ou sociaux). Au sein des deux assemblées populaires (comices), le vote se fait par groupe : les comices sont organisés en plusieurs groupes, dont la composition varie selon la classe et la nature des comices. Les centuries, formées sur la base de subdivisions militaires et fiscales, votent aux comices centuriates, alors qu’aux comices tributes votent des tribus, formées sur la base de subdivisions territoriales. Les citoyens votent donc au sein de leur groupe et c’est la majorité obtenue au sein du groupe qui détermine la position de celui-ci lors du vote en comices. Les magistratures, à l’exception du tribunal de la plèbe, sont réservées aux catégories supérieures de l’ordre censitaire : les chevaliers. Les magistrats sont élus par le peuple. Le Sénat est réservé aux anciens magistrats, et donc, de facto, aux chevaliers. Le peuple, c’est-à-dire les citoyens romains, élit les magistrats, vote les lois au travers des comices tributes (bien que l’initiative appartienne à certains magistrats) et juge certains procès. L’usage du tirage au sort est présent dans l’organisation politique romaine. Dans les comices centuriates, il sert à déterminer quel groupe vote en premier ou quel vote est dépouillé en premier. Ce dispositif a une importance certaine, puisque le premier vote, annoncé à tous, est considéré comme un présage annonçant le résultat final, mais aussi une injonction que la religion prescrit de suivre. Le premier vote émis, les autres votes se font hiérarchiquement. De plus, il est utilisé différemment selon qu’il s’agit de décisions législatives et judiciaires ou dans sa fonction électorale. Dans le cadre législatif ou judiciaire, le sort désigne le premier votant, les suivants étant déterminés par un ordre fixe non hiérarchique. Les votes sont annoncés au fur et à mesure, alors que les autres groupes votent à leur tour. La procédure cesse lorsque la majorité est obtenue. Lors de l’élection des magistrats, les tribus votent toutes ensemble. Le vote sert à désigner le premier vote à être dépouillé. Le dépouillement s’arrête lorsque la majorité est atteinte, ce qui peut entraîner la désignation de candidats n’ayant pas nécessairement le nombre le plus élevé de voix, compte tenu de certaines particularités de la procédure de vote. Le recours au tirage au sort est moins bien connu dans les comices tributes. Au final, le recours au sort, dans le cadre du système républicain romain, permet d’agréger les voix et de favoriser la cohésion politique du fait de sa neutralité et de l’interprétation religieuse qui en est faite. Virginie Hollard tire la même conclusion lorsqu’elle constate que « le tirage au sort a toujours été présent dans la procédure électorale et qu’il a toujours eu pour but, d’une part, de donner une légitimation religieuse au vote et, d’autre part, de sélectionner les magistrats romains au sein de citoyens égaux entre eux »55. Ce faisant, la reconnaissance aux élites de leur monopole de gouvernement par un assentiment divin permet « la cohésion sociale et politique indispensable au bon fonctionnement de la cité »56. Le même type d’explication est utilisé par Julie Bothorel à propos du tirage au sort civil :

Le tirage au sort permet de faire participer les dieux à la vie politique de la cité. Les vertus politiques et sociales de la sortitio sont en outre multiples : en excluant toute influence rationnelle ou humaine, elle assure l’égalité entre les candidats admis à tirer au sort. Elle permet également de lutter contre la corruption, la brigue et de simplifier et d’accélérer les prises de décision. Tous les citoyens ne peuvent cependant participer à ces sortitiones officielles : à Rome, les candidats au tirage au sort civiques sont toujours au préalable élus par le peuple ou sélectionnés, après examen et selon différents critères, par les magistrats qui établissent des albums57.

22. La puissance de Rome grandit sans cesse. Il est important de noter que pour obtenir la coopération des peuples conquis, Rome use d’un appât, l’attribution de la citoyenneté :

La République puis l’Empire se développ[e] en accordant la citoyenneté à un nombre toujours plus grand de leurs sujets. C’[est] un privilège important ; il impliqu[e] entre autres choses, comme nous le rappellent les Actes des Apôtres, le droit de faire appel d’un tribunal local à l’Empereur de Rome. L’attribution de la citoyenneté [est] un moyen de s’assurer la loyauté des élites locales ; au fil des siècles, un nombre toujours plus grand de non-Romains font leur apparition au Sénat et à Rome. Finalement, en 212, la citoyenneté [est] accordée à tous les sujets libres de l’Empire58.

23. En 52 av. J.-C., Jules César59 achève sa conquête de la Gaule lors de la célèbre bataille d’Alésia. Ce faisant, après les conquêtes dans la partie méditerranéenne au IIIe siècle av. J.-C., la conquête de la Gaule voit un rééquilibrage de l’expansion romaine vers l’Occident60. En 44 av. J.-C., la République romaine prend fin avec l’assassinat de Jules César61 et est progressivement remplacée par l’Empire62, « la majeure partie de l’Europe est désormais sous le contrôle de Rome »63. À travers ces conquêtes, on observe une séparation progressive entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe des Germains. De plus, la mise en place de limes, frontières délimitant le territoire de l’Empire et prévenant les incursions germaines, accentue le phénomène.

24. Certains historiens ne peuvent s’empêcher de relire le passé au regard des événements contemporains. Tel est le cas de David Engels, dans son essai intitulé Le déclin64, dans lequel il analyse la crise identitaire européenne actuelle au regard des changements que connut la République romaine. L’auteur s’efforce d’effectuer des analogies politiques, sociales et culturelles entre la crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine. Il met notamment en lumière l’état de l’identité collective de l’Europe contemporaine avec celui de la République romaine.

David Engels répertorie ainsi ce qu’il considère comme des éléments d’identité et des éléments de crise qui sont à la base à la fois de la chute de la République romaine et de la crise de l’Union européenne : la tolérance, le respect de la vie humaine, l’égalité, l’épanouissement personnel, la religion, le respect des autres cultures, les libertés individuelles, la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme, la paix et la solidarité.

Parmi ces éléments, deux exemples peuvent être mobilisés pour illustrer l’analogie entre la chute de la République romaine et la crise de l’Union européenne. Le premier exemple est le respect de la vie humaine qui n’a, selon l’historien, probablement jamais eu l’importance qu’elle possède actuellement. Et pour cause, ce sont les grands bouleversements du XXe siècle et les horreurs de la guerre et des révolutions qui ont fait du respect de la vie humaine, une préoccupation majeure des Européens. Toutefois, l’auteur constate une permissivité croissante face aux difficiles questions morales telles que l’avortement. Cette permissivité est de nature, selon lui, à mener à des scénarios sociaux assez catastrophiques. L’auteur réalise une analogie avec la baisse de la démographie sous la République romaine qui reflétait « un certain désintérêt pour la conception ou au moins l’éducation des enfants, au profit des plaisirs faciles et anonymes »65. Il constate dès lors que, « dans l’Antiquité déjà, la baisse de la natalité était considérée comme dangereuse pour le pacte social et la solidarité entre les générations »66.

Le deuxième exemple est l’égalité, qui est au cœur de notre identité européenne. L’auteur constate que, « en accord avec les théories éducatives de la deuxième moitié du XXe siècle, et en lien inévitable avec l’intégration de la femme dans le domaine professionnel, l’éducation est aujourd’hui considérée comme une tâche nécessitant uniquement du bon sens. Elle peut donc être assumée par des proches autres que les parents biologiques ou même déléguée à des professionnels, pour ne pas parler du consensus populaire face à l’adoption d’enfants par des parents homosexuels. Dès lors, les structures familiales, les liens de parenté et les processus identificatoires des enfants concernés se compliquent d’année en année »67. Ce constat n’est pas, selon l’historien, négligeable pour la future identité de l’Union européenne car cette évolution est de nature à « influencer profondément l’équilibre psychologique de tous ceux qui subissent les conséquences de la “famille postmoderne” »68. L’auteur fait alors une analogie avec la République romaine lorsque Macedonicus, entre autres, n’a pu endiguer la croissance des divorces et de l’adultère, alimentant les préoccupations politiques et morales des Romains. On l’aura compris, l’auteur est sévère avec nos modes de vie actuels, allant jusqu’à épingler l’étranger :

L’intégration exagérée de tout ce qui est étranger, corollaire d’une absence pathologique de limites, implique, à la longue, la chute de tout élément identificatoire fort, et représente un risque politique non négligeable dans un monde qui se définit de plus en plus par un durcissement des identités religieuses, politiques et ethniques les plus archaïques69.

L’auteur estime dès lors que « les analogies entre la crise identitaire européenne du XXIe siècle et celle de la République romaine tardive restent […] impressionnant[e]s »70. Il se risque alors à une prédiction puisque « la résolution de cette crise devra, soit passer par une implosion du système pour trouver sa résolution, soit par un retour en force à un autoritarisme conservateur »71. La messe est dite…

On peut relever les problèmes méthodologiques de cette étude car au cœur des propos de l’auteur se trouvent deux types de données bien différentes. Alors qu’il mobilise les statistiques de l’Union européenne (Eurobaromètre) pour cerner les dimensions de l’identité européenne, il recourt à l’interprétation de textes littéraires et historiographiques classiques pour présenter les éléments de l’identité de la République romaine tardive. Si les premières données sont objectivables et quantitatives, les secondes relèvent davantage des perceptions. Leur mise en parallèle est donc, à tout le moins, problématique. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de critiquer l’analyse du déclin de la République romaine, constaté d’ailleurs comme tel par d’autres historiens72, il s’agit avant tout d’épingler les nombreux jugements de valeur de type réactionnaire qui sont à la base de la comparaison entre le déclin de la République romaine et la crise de l’Union européenne.

2.3. L’Empire romain

25. Revenons à l’Empire romain qui fait figure d’exemple, inédit jusqu’alors, d’unité politique et culturelle, donnant forme, ce faisant, « à la première civilisation embrassant l’Europe entière »73. Primo, l’unité politique se manifeste par la mise en place d’un pouvoir impérial supporté par une administration provinciale rigoureuse. Celle-ci se charge de prélever les impôts et de les renvoyer à Rome, permettant l’accumulation de richesses. Il est également intéressant d’observer qu’à cette même époque, les fédérations de cités tendent à se multiplier. Ainsi, deux concepts sont étroitement liés à l’Empire romain : l’imperium et la provincia. Le premier concept désigne le pouvoir d’un magistrat et le pouvoir sur un territoire (Empire). Le second concept renvoie quant à lui à la sphère d’action d’un magistrat ou à une province de l’Empire74. Secundo, l’unité culturelle est accomplie grâce à la mise en place de la pax romana, qui se traduit par un climat de paix et de sécurité favorisant une intensification des échanges économiques75. Il convient de noter que les principales qualités du système sur lequel repose la pax romana sont déjà présentes sous la République romaine. Elles renvoient au cosmopolitisme encouragé par l’administration, qui ne cherche pas à imposer un seul et même modèle de vie mais simplement à prélever les impôts, préserver la paix et régler les querelles entre particuliers en s’appuyant sur une législation identique pour tous76. L’imposition progressive d’une unité linguistique et juridique participe donc de cette « politique ». La diffusion des modes de vie des conquérants s’ensuit : villas romaines, forums, basiliques, amphithéâtres s’élèvent dans les territoires conquis. Tertio, la cohésion de l’Empire romain passe aussi par l’intégration militaire. Ainsi, le service militaire conférant la citoyenneté, l’armée étend cette dernière sur l’ensemble du territoire de l’Empire, où les légionnaires sont partout recrutés77. L’unité résultant de la mise en place de l’Empire romain entraîne des conséquences épinglées par Jean-Baptiste Duroselle :

N’oublions pas, au surplus, que cette unité, malgré la crise profonde du IIIe siècle, dure quatre siècles en tout. Ce n’est pas l’Empire éphémère du conquérant, mais une réalité humaine profonde et historiquement unique. Songeons, par comparaison, que les Empires coloniaux espagnols et portugais, les plus remarquables, puisqu’ils ont transmis aux colonies les langues des métropoles, n’ont duré que trois cents ans au maximum. Que dire des Empires français, ou même britannique ?78

26. Cette apparente hégémonie (Figure 2) doit toutefois être nuancée au regard de deux phénomènes. D’une part, les populations conquises restent attachées aux particularismes locaux. D’autre part, on assiste à la naissance du christianisme qui est suivie d’une volonté d’attacher la religion chrétienne au pouvoir politique.

Figure 2 – Les extensions progressives de l’Empire romain jusqu’en 117

27. Au final, « en deux siècles, s’est mise en place une organisation de l’Europe romaine, unifiée au sein d’une même culture gréco-latine fondée sur la cité, mais confrontée à une autre Europe, celle des peuples germaniques, ces “barbares” aux yeux de Rome qui, par la pression continue exercée sur les frontières, menacent ce fragile équilibre des forces »79.

2.4. La division de l’Europe

28. Cette unité romaine ne doit pas cacher les divisions qui voient le jour. À partir des années 150 surviennent un certain nombre de changements. En effet, l’empereur romain Dioclétien (Salona 244-Aspalathos 311) change la forme de pouvoir en 286 : il n’y a plus un, mais deux empereurs, pour lesquels on désigne deux successeurs potentiels (deux « Césars » chargés de prendre la relève si nécessaire). Le but de cette nouvelle organisation, dite « tétrarchique », est avant tout d’assurer la continuité de l’Empire romain. L’empereur Constantin80 abolit ce mode d’organisation. En 312, il se convertit au christianisme et il reconnaît le christianisme par l’édit de Milan81 en 313 qui entraîne une soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel82. Il fonde Constantinople en 330. En 380, Théodose (Cauca 347-Milan 395) fait du christianisme la religion de l’Empire par l’édit de Thessalonique. La division entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale apparaît inéluctable. Cette scission accélère la chute de l’Empire romain d’Occident (476), qui succombe progressivement sous les coups de boutoir des Germains au début du Ve siècle (avec, entre autres, la prise de Rome en 409-410). L’Empire romain d’Orient, également appelé Empire byzantin perdure quant à lui pendant plus de 1 000 ans. La longévité de cet Empire peut s’expliquer par le triple héritage qui y demeure présent : 1) l’héritage grec au niveau culturel, 2) l’héritage chrétien au niveau de la foi et 3) l’héritage romain au niveau de la structure étatique83. Du côté danubien, pendant cinq siècles, l’Europe devient le théâtre de grands bouleversements durant lesquels les Slaves, les Germains et les Hongrois se déplacent en raison des migrations venues de l’Orient84. De facto, une division voit le jour entre les régions méditerranéennes et germaines. La Méditerranée occidentale et la Méditerranée orientale forment deux ensembles distincts, comme le souligne l’historien Alain Tranoy :

« À une Europe romaine unifiée, face à un monde germanique en pleine mutation, fait place une organisation de l’espace européen beaucoup plus complexe. Le contraste entre les régions méditerranéennes et l’Europe centrale subsiste, mais est contrebalancé par l’opposition entre une Europe orientale où les structures romaines se maintiennent et se prolongent dans le cadre de l’Empire byzantin, et une Europe occidentale dont l’évolution dépend de la répartition de forces entre les royaumes barbares et des contacts entre les deux formes de culture, romaine et germanique : l’histoire de l’Europe entre alors dans une nouvelle phase »85.

29. L’Empire romain d’Occident s’effondre définitivement en 476 lorsque son dernier empereur, Romulus Augustule (Ravenne vers 461-après 476), abdique. Il convient de rester vigilant quant aux facteurs ayant entraîné la chute de l’Empire romain. À titre d’illustration, l’historien Kyle Harper affirme que la chute de l’Empire romain découle de la combinaison de deux facteurs : les changements climatiques qui se produisent à partir de 450 et qui amoindrissent les récoltes et transforment les échanges et le développement de maladies infectieuses86. Cette thèse s’ajoute aux quelque 210 autres théories sur la chute de l’Empire romain87. Détaillons brièvement cette thèse. Selon cet historien, la fin de l’Empire romain « n’a pas été un déclin continu débouchant sur une ruine inévitable, mais une longue histoire, pleine de détours et dépendant des circonstances au cours de laquelle une formation politique résiliente s’est maintenue et s’est réorganisée avec ses propres moyens avant de s’effondrer, d’abord en Occident puis en Orient »88. Précisons ainsi les quatre tournants essentiels de cette chute progressive. Primo, À l’époque de Marc Aurèle (Rome 121-Vindobona 180), une crise multidimensionelle est déclenchée par une pandémie qui interrompt l’expansion économique et démographique. Secundo, au milieu du IIIe siècle, plusieurs épisodes de sécheresse, de peste et de difficultés politiques se succèdent, provoquant la désintégration soudaine de l’Empire. Ce dernier est alors reconstruit sous une nouvelle forme. Tertio, la cohérence de ce nouvel Empire est définitivement brisée au Ve siècle, sous le poids des steppes eurasiennes. Quarto, alors qu’on assiste en Orient à une résurgence de l’Empire romain, deux catastrophes environnementales se combinent – la peste bubonique et le petit âge glaciaire – et entraînent la faillite de l’Empire89.

30. Parler de « chute » de l’Empire romain peut être trompeur. En effet, par rapport à la question religieuse, la religion officielle de cet Empire et son Église survivent et sont progressivement adoptées, notamment par les Germains90. L’Europe devient le théâtre de multiples phénomènes migratoires. Si l’Occident est émietté suite à la chute de l’Empire, l’Orient se restructure. Le temps de l’Europe médiévale est venu.

Section 3. – L’Europe médiévale

31. La période médiévale serait la deuxième période voyant l’idée d’Europe se concrétiser, période durant laquelle des critères d’évaluation politique, culturelle et morale définissant l’Europe peuvent être à nouveau distingués. Ainsi, Federico Chabod voit dans le développement de la chrétienté un nouveau critère de différenciation en se référant au monde civilisé :

« Vint ensuite la chrétienté médiévale qui voit l’opposition chrétien-païen se développer à côté de l’opposition plus ancienne romain-barbare et tantôt absorbe celle-ci, tantôt en reste bien distincte. […] Monde civilisé […] opposé au monde barbare ; monde chrétien opposé au monde païen […] »91.

Il ne manque par ailleurs pas de souligner les tendances unitaires de la chrétienté, c’est-à-dire cette « idée de l’unité du genre humain sous un seul chef, l’empereur, dans le domaine temporel, du pape dans le domaine spirituel »92. Il constate également la division de l’Europe, entre Orient et Occident ; une partie de l’Europe n’obéissant plus à l’autorité de l’Église catholique. Il est rejoint sur ce dernier point par Jean-Baptiste Duroselle qui épingle l’importance de la rupture entre l’Ouest et l’Est mais également entre le Nord et le Sud93. Trois phénomènes majeurs semblent donc caractériser l’Europe médiévale : 1) la tentative d’unification, 2) la christianisation et 3) la division de l’Europe. Avant de détailler ces trois phénomènes majeurs, il convient de mieux circonscrire le Moyen Âge.

32. Le Moyen Âge renvoie à la période comprise entre le Ve et le XVe siècles de l’ère chrétienne. Toutefois, « le Moyen Âge est moins une période qu’une civilisation qui concerne l’Europe occidentale et rien que l’Europe occidentale, de la Hongrie aux rivages de l’Atlantique, du Portugal à la Scandinavie méridionale. Inclure d’autres aires géographiques dans le Moyen Âge revient à calquer l’évolution européenne sur l’ensemble du monde. Ainsi, parler du Moyen Âge en Afrique ou en Chine est une pure absurdité, comme, à l’inverse, parler de l’ère des Ming en Espagne, ou du troisième siècle de l’hégire au Canada »94.

33. La civilisation médiévale trouve ses fondements dans trois traditions. Premièrement, la tradition antique, tombée peu à peu dans l’oubli, se transmet néanmoins au travers des écrits fondamentaux grâce aux monastères et aux abbayes, entre autres, comme le soulignent Élisabeth Carpentier et Jean-Pierre Arrignon :

« Cet héritage de première importance apparaît comme voilé, filtré lors des avatars des invasions et de la christianisation. […] Sur le plan artistique, Grecs et Romains avaient excellé principalement dans le grand art de bâtir en matériaux nobles et dans la sculpture monumentale : deux secteurs abandonnés par le haut Moyen Âge occidental, qui travaille d’abord la terre et le bois. Dans le domaine de la pensée, la philosophie grecque, celle de Socrate, de Platon et d’Aristote, prenant l’homme pour la mesure de toute chose, avait exalté les possibilités de la raison et défini les méthodes de la connaissance ; mais pour les adeptes du christianisme, religion révélée, toute connaissance vient de Dieu et la foi est plus importante que la raison. Grecs et Romains avaient aussi posé les règles de l’art de parler et d’écrire en une langue pure et précise que ne possèdent plus les hommes du Moyen Âge. Monuments détruits, bibliothèques pillées, manuscrits perdus ou dispersés… Les témoins conservés ne représentent qu’une infime partie de la culture antique.

Mais le témoignage demeure : grâce au maintien, d’abord, des deux langues, grecque et latine, qui, même abâtardies, continuent à être utilisées dans une grande partie de l’Europe et voient même, par la liturgie, s’étendre leur champ d’action ; grâce au sauvetage de manuscrits, en petit nombre en Occident, mais en grand nombre en Orient, d’où ils reviendront vers l’Ouest par l’intermédiaire des Arabes, des croisés ou, plus tard, des Byzantins fuyant l’avance turque ; grâce aussi à un travail considérable de compilation et d’adaptation accompli à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge […] »95.

Deuxièmement, la tradition judéo-chrétienne professe le monothéisme. Troisièmement, les traditions barbares se perpétuent oralement et s’incarnent dans les arts mineurs.

34.