Histoire de la philosophie - Alfred Fouillée - E-Book

Histoire de la philosophie E-Book

Alfred Fouillée

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Extrait : "L'Inde et la Perse, où la race européenne eut son berceau, offrent déjà sous une forme tantôt instinctive et méthodique, tantôt réfléchie et philosophique, de hautes doctrines sur l'origine du monde et sur la destinée de l'homme. La première doctrine de l'Inde fut le polythéisme, qui inspira les hymnes appelés Védas."

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Histoire de la philosophie

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HISTOIRE de la PHILOSOPHIE

ALFRED FOUILLEE

INTRODUCTION.

DE LA MÉTHODE DANS L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

ET DE LA CONCILIATION DES SYSTÈMES.

I.— UTILITÉ DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE POUR LA PHILOSOPHIE.

1« L'histoire de la philosopliie fait partie de la philosophie même, parce

qu'en réalité elle n'a point un objet différent de la philosophie : son

objet est toujours ['esprit, rétléchissant sur sa propre nature, sur son

principe et sur sa fin. — 2'> L'histoire de la philosophie corrige ou

prévient l'erreur, confirme ou complète la vérité.

II. - UTILITÉ DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE POUR L'HISTOIRE EN GÉNÉRAL.

L'histoire générale doit remonter des actions de l'humanité à leurs causes;

ces causes sont les idées morales, religieuses et scientifiques ; ces idées

ont leur plus haute expression dans la philosophie. — Le progrès de

la spéculation dirige les autres progrès de l'humanité, si bien que les

théories les plus élevées et les plus éloignées en apparence de la pra-

tique en sont réellement les plus voisines. — L'histoire de la philo-

sophie est l'histoire de la conscience réfléchie que l'humanité acquiert

d'elle-même.

IIL — DE LA MÉTHODE DE CONCILIATION DANS L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE.

Que l'historien doit 1° comprendre, 2" apprécier. — Pour comprendre,

il faut se placer au point de vue d'autrui et non à son propre point

de vue, entrer dans la pensée des autres plus profondément qu'eux-

mêmes, s'il est possible, la pousser plus loin qu'eux pour en bien

apercevoir la direction, s'attacher à l'esprit en même temps qu'à la

lettre, aux parties supérieures des systèmes plutôt qu'aux parties infé-

rieures, aux vérités plutôt qu'aux erreurs. La grande critique est celle

des beautés, non des défauts.

Pour apprécier, il faut corriger les erreurs et concilier les vérités.

Les erreurs portent sur les conséquences ou sur lés principes. — Les

erreurs de conséquences doivent être rectifiées au moyen des principes

du système, sans sortir du système lui-même; on complète ainsi et on

perfectionne le système avec les propres ressources qu'il fournit. — Si

1

INTRODUCTION.

le système ainsi perfectionné est cependant insuffisant à l'explication de

la réalité, et s'il laisse en dehors de lui des choses que la conscience

nous atteste, c'est que le principe du système est incomplet. L'erreur

de principe consiste à prendre ainsi une vérité incomplète et partielle

pour la vérité totale. — La réfutation de cette seconde espèce d'er-

reur consiste à compléter un système par un autre vers lequel ses ten-

dances et sa direction propre l'entraînent, et où il trouve son achèvement.

De là, la conciliation progressive des doctrines dans leurs parties positives,

et leur réduction à l'unité au sein d'une doctrme plus large. — Cette

méthode diffère de Véclectisme, choix plus ou moins arbitraire de pro-

positions empruntées à divers systèmes. — Elle diffère aussi de la

méthode hégélienne, qui finit par regarder l'erreur môme comme une

partie essentielle de la vérité en identifiant les contradictoires. — La

vraie méthode de l'histoire doit être une méthode de justice et de fra-

ternité à l'égard de ceux qui ont aimé et cherché comme nous la vérité.

Descartes, par une réaction naturelle contre l'autorité des anciens

qui avait dominé au moyen âge, dédaignait l'histoire de la phi-

losophie et s'isolait dans la sphère de la réflexion individuelle : —

« Je ne veux même pas savoir, disait- il, s'il y a eu des hommes

avant moi. » Leibnitz, sans méconnaître la nécessité de la spécu-

lation originale, comprit mieux l'utilité de l'histoire pour le phi-

losophe : « La vérité, disait-il, est plus répandue qu'on ne pense ;

« mais elle est souvent affaiblie et mutilée. En faisant remarquer

« les traces de la vérité chez les anciens, on tirerait l'or de la

« boue, le diamant de la mine, et la lumière des ténèbres ; et ce

« serait perennis quxclam philosophia (1). » Philosopher, en

effet, c'est entrer profondément dans sa propre pensée, mais c'est

aussi entrer profondément dans la pensée des autres, et recon-

naître l'harmonie des pensées diverses dans la vérité éternelle.

L'histoire de la philosophie ainsi conçue est utile à la fois et

pour la philosophie et pour l'histoire générale,

I. L'histoire d'une science ne fait ordinairement pas partie

de cette science même; par exemple, l'histoire de la physique

n'est point une partie intégrante de la physique. Seule entre

toutes les sciences, la philosophie doit renfermer en elle-même,

pour être complète, sa propre histoire. C'est que la philosophie

et l'histoire de la philosophie ont au fond le même objet : V esprit

léfléchissant sur sa nature, sur sou principe et sur^sa fin. Ce que

chaque individu, par la réflexion philosophique, découvre en soi,

l'histoire de la philosophie nous le fait retrouver, comme en une

image agrandie, dans les doctrines qui se sont succédé à travers

1. Nouveaux Essais, livre I, ch. I.

INTRODUCTION. III

les âges. L'histoire est donc la contre-épreuve de la théorie :

tantôt elle la confirme ou la complète ; tantôt elle en corrige ou en

prévient les erreurs.

De plus, l'histoire de la philosophie nous met en commerce avec

les grands penseurs, et dans cette féconde familiarité, nous con-

tractons quelque chose de leurs habitudes, de leurs sentiments,

de leur esprit : nous apprenons à aimer et à découvrir la vérité.

Par cela même, nous aimons ceux qui l'ont aimée comme nous,

et qui l'ont déjà en partie découverte. L'histoire de la philosophie

nous inspire ainsi l'admiration et la gratitude à l'égard de nos

devanciers ; elle nous montre que tous les philosophes, au lieu

de se considérer comme des adversaires et presque comme des

ennemis, sont des amis et des compagnons de recherche. Contra-

dicteurs et partisans d'une doctrine, ne servent-ils pas également

la vérité que cette doctrine peut contenir ?

Mais s'il n'est pas bon que l'homme soit seul, enfermé dans

une pensée tout individuelle et étranger à l'histoire, il n'est pas

bon non plus qu'il ne soit rien par lui-même et ne pense rien par

lui-même. L'histoire, en se substituant à la philosophie théorique,

«omme elle a tendu parfois à le faire, entraînerait l'absence d'ori-

ginalité et remplacerait l'invention par la compilation. Il faut

donc étudier l'histoire de la philosophie non pour l'histoire, mais

pour la philosophie. Cette histoire même, en nous montrant que

les vrais philosophes ont été les grands inventeurs, doit exciter

en nous l'esprit de recherche et de découverte. « Puisqu'ils ne se

c sont servis, » dit Pascal, « des inventions qui leur avaient été

« laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles,

« et que cette heureuse hardiesse leur a ouvert le chemin aux

« grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont ac-

a quises de la même sorte, et, à leur exemple, en faire les moyens

« et non pas la fin de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser

« en les imitant (1). »

II. L'histoj,re de la philosophie n'est pas moins utile à l'his-

toire générale qu'à la philosophie même. Les dernières raisons

des faits historiques se trouvent dans les idées dominantes aux

diverses époques , et ces idées directrices du mouvement social

ne sont autres que les grandes conceptions morales, religieuses

et scientifiques. Gomment telle époque a-t-eîle compris le devoir

et le droit, la moralité dans l'individu et dans la société? Com-

X. De l'autorité en matière de philosophie.

IV INTRODUCTION.

ment a-t-elle conçu le premier principe de l'homme et de l'uni-

vers ? Gomment s'est-elle représenté l'univers lui-même dans son

plan général et dans ses lois particulières ? De ces questions es-

sentielles dépendent toutes les autres. Pour les résoudre, l'histo-

rien doit connaître les grands génies philosophiques qui ont

personnifié le présent et devancé l'avenir. Gomme Hegel l'a

montré, la plus parfaite conscience qu'une époque puisse acqué-

rir d'elle-même, c'est chez ses philosophes qu'elle l'acquiert. La

Grèce du v^ siècle et du iv^ siècle avant Jésus-Ghrist est tout

entière dans Socrate, Platon et Aristote. G'est que les génies phi-

losophiques sont à la fois les plus individuels par leur originalité

et les plus universels par la fidélité avec laquelle ils réfléchissent

les idées de leur temps : en se connaissant mieux eux-mêmes,

ils connaissent mieux tous les autres, et ils sont obligés de résu-

mer d'abord en eux le présent pour pouvoir anticiper sur l'avenir.

La morale de Platon résume et dépasse la morale de la Grèce

au iv siècle : on y eût pu lire à la fois l'histoire de la Grèce pas-

sée et l'histoire de la Grèce future. Les jurisconsultes stoïciens

représentaient de même le droit antique et le droit nouveau :

ils résumaient une société qui finit et annonçaient une société

qui commence. Gomprendrait-on la Piévolution de 1789 et les

principes qui l'ont dirigée, si on ne connaissait pas l'esprit de

la philosophie française au xvni^ siècle?

Outre les fondements de la morale, du droit et de la politiL'ue,

la philosophie contient encore en elle-même, sous la forme de

connaissance raisonnée, ce que les religions renferment à l'état

de croyance instinctive. La religion est une métaphysique

spontanée ; la métaphysique est une religion réfléchie. Les plus

grands métaphysiciens, comme Platon, Aristote, Plotin, Des-

cartes, Leibnitz et Kant,résument dans leurs pensées et formulent

dans leurs livres les progrès accomplis par la conscience reli-

gieuse de l'humanité, en même temps qu'ils présagent ceux

qu'elle doit accomplir encore.

Enfin, le mouvement des idées scientifiques ne se comprend

que par les génies philosophiques qui ont renouvelé les méthodes

ou construit l'univers sur un plan nouveau. G'est Aristote qui a

initié le moyen âge et la renaissance à l'étude de la nature ; c'est

Descartes qui a fait pénétrer dans toutes les sciences la méthode

mathématique et ramené la science de l'univers à un problème

de mécanique ; c'est Leibniz qui a introduit dans la science des

grandeurs le calcul de l'infini, et donné à la méthode mathéma-

INTRODUCTIOX. V

tique, par l'intervention de cet élément métaphysique, une puis-

sance jusqu'alors inconnue. A mesure que l'humanité comprend

mieux ses rapports avec les autres êtres et sa vraie place dans la

création, la philosophie élargit ses conceptions de l'univers : au

monde sphérique des anciens, fermé par une yoûte de cristal,

elle substitue cette sphère infinie dans l'espace et dans le temps

dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Aussi peut-on dire que le progrès des idées philosophiques est

la mesure du progrès historique. Et ce ne sont pas seulement les

métaphysiciens de l'Allemagne qui soutiennent cette vérité ;

l'école positiviste elle-même, en France et en Angleterre, recon-

naît que ce qui mène le monde, c'est la spéculation. Selon la

remarque d'Auguste Comte, la marche de la spéculation est le

principal moteur du mouvement social. « C'est le progrès de la

spéculation, dit aussi Stuart Mill, qui, en gros, a régi le progrès

delà société (1)». Dites-moi l'état de la spéculation scientifique

à une époque, et je vous dirai la limite que les arts industriels

ont pu atteindre alors sans pouvoir la franchir. Dites-moi

l'état de ia spéculation morale et religieuse à une époque, et

je vous dirai quelles ont été les lois ou les mœurs, et même la

politique de ce temps. L'état des sciences, à son tour, ainsi que

l'état de la morale, de la politique et de la religion, est déter-

miné par les hautes spéculations métaphysiques : c'est le mou-

vement supérieur de la pensée qui devance et entraîne toujours

les mouvements inférieurs. La spéculation va à la découverte et

conquiert des pays nouveaux, que les sciences pratiques exploi-

tent et fécondent. La plus haute spéculation, qui semblait d'a-

bord si éloignée de la pratique et de l'histoire, en contient donc

le secret. Faire l'histoire de la philosophie religieuse, morale et

politique, c'est faire l'histoire de la conscience humaine.

En un mot, l'historien qui ne décrit que les actions de l'humanité,

sans en étudier les spéculations, s'arrête aux effets extérieurs sans

remonter aux causes intimes : il ne voit que les mouvements sans

connaître la pensée qui les dirige. L'étude des spéculations phi-

losophiques, au contraire, en paraissant nous emporter loin du réel,

dans je ne sais quel monde idéal, nous rapproche de la plus intime

et de la plus vivante réalité: c'est qu'au fond le mouvement de

la réalité a sa vraie raison dans l'idéal qui en est le but, et l'histoire

des actions ne peut se comprendre que par l'histoire des idées.

1. Stuart Mill, Logique, trad. Peisse, tom. II, p. 528 et suivantes.

VI INTRODUCTION.

ITI. Les systèmes, si nombreux au premier abord dans l'his-

toire de la philosophie, ont été nécessaires pour compléter un

point de vue par un autre et en quelque sorte une perspective

par une autre. Leur opposition même a été utile pour rappeler

aux philosophes qu'ils n'étaient pas encore en pleine possession

de la vérité absolue, puisqu'aucun système particulier ne suffit

à satisfaire pleinement les esprits. Mais la conciliation d^

systèmes est plus nécessaire encore que leur opposition, et

c'est dans cette conciliation graduelle des doctrines par une doc-

trine supérieure que consiste le progi%s de la philosophie, sur-

tout dans sa partie métaphysique. La vraie méthode de l'histoire

est celle qui reproduit et rend sensible ce progrès même.

La méthode historique est double : comprendre et apprécier.

Pour comprendre les philosophes, nous devons nous placer à

leur point de vue et non au nôtre : sans cela, nous ressemblerions

à un astronome qui, tout en restant à l'observatoire de Paris et

en regardant à travers son télescope, voudrait juger immédiate-

ment l'apparence qu'offre le ciel vu de l'observatoire de New-

York. Beaucoup d'historiens tombent dans cette erreur : ils

commencent par admettre que leur point de vue est le seul bon

et que leur observatoire est le centre vrai du monde ; puis ils

traitent d'aveugles ou d'insensés ceux qui ne voient pas exac-

tement ce qu'ils voient eux-mêmes et qui osent mettre en doute

la vérité absolue de leur perspective. Ce dogmatisme intolérant

n'est-il pas la meilleure situation qu'un historien de la philoso-

phie puisse adopter pour ne rien comprendre aux idées d'autrui ?

Il faut, au contraire, par un acte de désintéressement intel-

lectuel qui est la condition de l'impartialité, s'oublier soi-même,

s'abstraire de soi pour ainsi dire et se confondre quelque temps

avec ces grandes intelligences dont on veut repenser la pensée.

Il faut recommencer leur travail en y mettant le même intérêt

qu'à un travail personnel, et entrer, s'il est possiblp, plus avant

qu'eux-mêmes dans leur pensée.

Pour cela, on doit s'attacher à l'esprit du système et non pas

seulement à la lettre, aux parties supérieures et non pas seule-

ment aux parties inférieures. Les parties supérieures, en effet,

indiquent mieux la vraie direction de l'ensemble, la fin à laquelle

le système entier aspire et vers laquelle il se soulève avec un

effort plus ou moins heureux. Aristote disait que, pour com-

prendre la vraie nature d'un être, il faut le regarder non pas

dans son ébauche ni dans ses imperfections, mais dans son dé-

INTRODUCTION. Vil

veloppement le plus parfait, dans son achèvement, et par consé-

quent dans sa beauté : caria vraie nature d'un être, c'est moins

ce qu'il est en tel ou tel moment de la durée que la fin à laquelle

il tend. Est-ce chez les embryons ou les monstres qu'on doit

chercher l'humanité, ou n'est-ce pas plutôt chez l'homme fait qui

possède ses facultés en leur plénitude ? Il y a dans la pensée du

philosophe un moment où elle atteint sa forme la plus haute et

où elle se révèle en sa pure essence : c'est ce moment qu'il faut

saisir au passage ; car l'instant où le philosophe semble soulevé

au dessus de lui-même, c'est l'instant où il est vraiment lui-même.

Gomme ces moments où on se possède et où on arrive à mani-

fester sa pensée sans ombre sont plus rares que les heures de

médiocrité et de demi-lumière, c'est souvent dans quelques pages

et dans quelques pensées achevées que le philosophe se révèle

le mieux. Car il n'est pas facile de se soutenir longtemps au plus

haut point qu'on puisse atteindre : combien il est plus aisé de

retomber même au dessous de soi ! Cependant, c'est surtout

vers ces rares élans de la pensée que l'historien tournera ses re-

gards. 11 verramieux les systèmes s'il les voit par ces grands côtés

que par leurs petits : son interprétation, tout en reproduisant avec

fidélité les traits du modèle historique, sera plus vraie en même

temps qu'elle sera plus belle. Un peintre qui veut représenter

un grand homme doit obtenir d'abord la ressemblance maté-

rielle, mais ce n'est pas tout : il doit atteindre, par l'expression, à

la vraie ressemblance morale; pour cela, devra-t-il représenter son

modèiedansles moments de vulgarité et comme d'indifférence ? Ce

serait choisir l'instant où l'homme intérieur est dominé par la

fatalité extérieure et où sa liberté est voilée par la tyrannie des

circonstances : il croirait peindre l'homme lui-même et ne repré-

senterait que l'action des choses sur la personne. L'œuvre man-

querait de fidélité en même temps qu'elle manquerait de beauté.

Le peintre doit choisir, dans l'existence du grand homme, les

beaux moments, qui sont aussi les vrais, où l'homme a une indi-

vidualité, une pensée originale, une passion personnelle qui

l'anime d'une vie propre, en un mot, un caractère. Ainsi doit

faire l'historien à l'égard des génies philosophiques. Il doit cher-

cher, à travers leurs œuvres, les plus frappantes manifestations de

leur pensée propre. Dans la philosophie comme dans l'art, la

grande critique n'est pas celle des défauts, mais celle des beautés.

De la méthode d'interprétation ainsi conçue sort naturellement

VIII INTRODUCTION.

la méthode d'appréciation. Un système bien compris est déjà à

moitié apprécié, et semble prendre de lui-même la place qui lui

appartient dans l'ensemble des doctrines philosophiques.

On a prétendu qu'il n'y avait pas d'absurdité que les philo-

sophes n'eussent dite ; on pourrait mieux encore prétendre qu'il

n'est pas d'absurdité qu'on ne leur ait prêtée. Les erreurs qu'on

croit voir chez eux sont souvent des aspects nouveaux des choses,

d'incomplètes vérités qui n'en ont pas moins leur place dans la

vérité parfaite.

L'appréciation des systèmes contient deux parties principales.

correction des erreurs et conciliation des vérités.

Les erreurs, à leur tour, peuvent être de deux sortes. Tantôt

ce sont des erreurs de conséquences et d'applications ; tantôt ce

sont des erreurs de principes. Par exemple, de ce que l'intérêt de

la société est d'être liée par un lien aussi fort que possible, nous

verrons Hobbes conclure que l'intérêt de la société est le despo-

tisme absolu. Or, même en admettant le principe de Hobbes, —

celui de l'intérêt, — cette conséquence est fausse ; car le despo-

tisme n'est pas la plus grande force qui puisse maintenir le lien

social, et la liberté est ici plus puissante que la force matérielle.

— Voilà donc une erreur de déduction, de conséquence, d'appli-

cation. Pour corriger les erreurs de ce genre, est-il besoin de sortir

du système même qu'on examine, de les réfuter au nom d'un

autre système? Nullement; mieux vaut corriger d'abord les

fausses déductions d'une doctrine avec les principes mêmes de

cette doctrine; ici, par exemple, il faudra raisonner dans l'hy-

pothèse de Hobbes mieux que Hobbes ne l'a fait, et lui dire : — En

supposant avec vous qu'il n'y ait d'autre règle sociale que le plus

grand intérêt de la société, ce principe n'a pas même la consé-

quence que vous prétendez ; vous ne pouvez donc refuser de cor-

riger sur ce point votre système, car une telle correction, après

tout, le complète et le perfectionne.

Cette correction des conséquences est une rectification analogue

à celle qu'emploierait un mathématicien pour corriger des er-

reurs de calcul, par exemple des fautes d'addition ou de multipli-

cation.

Mais, remarquons-le, les erreurs d'application ne prouvent rien,

à elles seules, contre les principes eux-mêmes, et ne réfutent pas

la théorie dans son essence; de même, corriger les erreurs d'une

addition ou d'une multiplication, ce n'est pas réfuter la théorie

de l'addition ou de la multiplication : c'est simplement faire

INTRODUCTION. IX

voir que cette théorie a été mal appliquée. Malgré cela, beau-

coup d'historiens de la philosophie s'imaginent avoir réfuté un

système en réfutant ses propres inconséquences ou ses applica-

tions illégitimes. Une déclamation éloquente contre le despo-

tisme auquel Hobbes aboutit n'est cependant point une réfutation

suffisante du système utilitaire. Aussi qu'arrive-t-il? Vous croyez

avoir réfuté une doctrine en réfutant ses erreurs de déduction ;

mais d'autres partisans des mêmes principes évitent ces erreurs,

et le système reparaît avec eux d'autant plus fort qu'il est désor-

mais mieux lié et mieux déduit. Par exemple, Bentham et Stuart

Mill, en acceptant l'utilitarisme de Hobbes, ont abouti à des con-

clusions libérales, au lieu d'aboutir à des conclusions despo-

tiques. — On ne réfute donc pas un système en réfutant des

erreurs qui ne lui sont pas essentielles ; tout au contraire, on l'a

fortifié en croyant l'affaiblir et on l'a reconstruit sur un meilleur

plan en croyant le détruire.

Au reste, il est nécessaire de rectifier et de perfectionner

d'abord les systèmes en les corrigeant ainsi dans leurs consé-

quences par leurs propres principes. Ce n'est pas une œuvre né-

gative et destructive que l'on fait en rectifiant, par cetteméthode,

les erreurs de conséquences qu'un système peut contenir. Réfuter

de cette manière, c'est compléter, c'est raisonner selon un sys-

tème mieux que ses auteurs mêmes. Et ce travail préparatoire

ne doit pas être négligé.

C'est seulement quand une doctrine a été ainsi reconstruite

et débarrassée de ses imperfections accidentelles qu'on peut enfin

lui appliquer la critique de fond. Ici l'appréciation des consé-

quences, des applications fausses, des erreurs de détail, serait

insuffisante : si vous ne prenez pas le système dans son principe

dans son essence, et pour ainsi dire dans sa vérité, vous ne pouve

guère le réfuter.

Mais par quelle méthode pourra-t-on réfuter le principe qui fait

l'essence d'un système ? — Ce principe est toujours un fait ou une

notion qui a sa valeur et sa vérité. L'absurde pur ne saurait être

conçu ni exprimé ; un système qui reposerait sur un principe

complètement absurde ne pourrait se développer ni vivre. L'er-

reur des principes consiste donc plutôt dans une vérité incomplète

que dans une fausseté absolue. C'est tantôt une observation partielle

donnée pour une observation totale, — comme l'égoïsme, pré-

tendu universel par La Rochefoucauld; — tantôt une notion par-

ticulière et abstraite donnée comme expression de la vérité tout

X INTRODUCTION.

entière, — par exemple, la notion de l'étendue, ou la notion de la

pensée. Dès lors, comment réfuter un principe de ce genre ? — En

montrant que la vérité qu'il affirme n'est pas toute la vérité. Or,

pour montrer qu'une vérité n'est pas tout, il faut faire voir qu'elle

ne subsiste qu'à la condition d'être complétée par d'autres vérités,

et que, sans ce complément, elle demeure impuissante à expliquer

les choses.

Nous arrivons par là à cette proposition en apparence étrange :

— On ne peut réfuter sérieusement, utilement et définitivement

les systèmes que par leurs vérités. — Mais entendons-nous : le

mot de réfuter n'a plus ici d'autre sens que celui de compléter. On

réfute une vérité usurpatrice eu prouvant qu'elle n'est pas la vé-

rité tout entière et que son légitime domaine n'est pas tout ce que

la pensée conçoit ou tout ce que la réalité fournit. Par exemple,

l'étendue et des changements de relation dans l'étendue ne suf-

fisent pas à reproduire tout ce que la conscience trouve en elle-

même : de là l'insuffisance de l'atomisme mathématique.

En conséquence, pour réfuter, il ne faut pas détruire, mais

construire, et absorber tout ce que les autres ont dit de vrai dans

une vérité plus large et plus compréheiisive. De même, dans

l'histoire, une race n'en conquiert une autre qu'en l'absorbant et

en l'unissant à elle ; mais le vrai triomphe, en philosophie, n'est

pas une victoire destructive ; c'est une victoire de conciliation.

Pour cette conciliation, il est nécessaire d'abord de chercher

tout ce qui peut être admis en commun par les systèmes con-

traires : il faut accepter des autres et faire accepter de soi le plus

possible.

Puis, au point où cesse l'accord, il faut voir si, en poussant

plus loin les divers systèmes, chacun dans son sens légitime, on

ne les verrait pas prendre une direction convergente et se rappro-

cher de plus en plus ; si, par exemple, la morale fataliste et la

morale fondée sur la liberté ne tendraient pas à se rapprocher

quand on pousse très-loin et très-logiquement leurs conséquences.

Pour augmenter encore ce rapprochement, on cherchera des

moyens termes entre les idées opposées. Par exemple, n'y a-t-il

pas un moyen terme que peuvent et doivent accepter en commua

ceux qui nient comme ceux qui affirment notre libre arbitre ?

C'est Vidée de notre liberté, qui, lorsque nous nous appuyons

sur elle, finit par nous conférer à l'égard de nos passions un

pouvoir analogue à la liberté même. Cette idée, commuue aux

partisans de la fatalité et du libre arbitre, offre un premier moyen

INTRODUCTION. XI

de rapprochement. D'autres intermédiaires, comme le désir de la

liberté, pourront les rapprocher encore plus. On intercalera ainsi

le plus grand nombre possible de ces moyens termes, afin de

réduire progressivement l'écart des doctrines.

Par cette méthode, on arrive à combiner entre eux les sys-

tèmes et à les superposer comme les parties diverses d'un même

édifice. On s'efforce de mettre chaque doctrine à sa vraie place ;

on n'a, à chaque degré, que des choses qui peuvent être admises

en commun et qui sont vraies relativement à ce point de vue.

Il en résulte une gradation des doctrines selon leur valeur et

leur degré de vérité : reproduction par l'esprit du progrès même

des choses. Pour établir cette gradation, on cherchera quelle est

la direction intime d'un système, par exemple du matérialisme

pur, et le point le plus élevé auquel il tend. On se deman-

dera ensuite si ce point vers lequel s'élève l'ensemble de la

doctrine ne se trouve pas précisément contenu dans un autre

système, par exemple dans l'idéalisme ; d'où on aurait le droit de

conclure que le second système est le complément auquel le pre-

mier aspire. Ainsi nous verrons le matérialisme, par un mouve-

ment irrésistible, réduire la physique à la mécanique, la méca-

nique aux mathématiques, les mathématiques à la logique ; mais

les lois de la logique, à leur tour,supposent les lois des idées, et

nous nous trouverons ainsi amenés, par le développement même

du matérialisme, à un système qui lui est supérieur puisqu'il lui

est nécessaire pour son propre achèvement : je veux dire l'idéa-

lisme. L'idéalisme, à son tour, manifeste une direction qui lui est

propre ; il est emporté par un mouvement naturel vers une cer-

taine conception finale de l'univers: des idées purement abstraites,

en effet, ne sauraient produire le monde : il faut des idées

actives, des idées vivantes dans une intelligence, qui elle-même

ne saurait se concevoir sans une volonté. L'explication abstraite des

choses par les rapports des idées tend donc à une explication vivante

des choses par l'action du vouloir, et l'idéalisme semble chercher

lui-même son complément dans la philosophie de la volonté.

C'est ainsi qu'on peut arriver à découvrir l'ascension graduelle

des systèmes et à monter toujours plus haut. En outre, l'histoire

confirme par les faits l'analyse rationnelle des doctrines : l'his-

toire, par exemple, nous montre le matérialisme se transformant

toujours à la fin en idéalisme. Voilà encore un élément nouveau

d'appréciation.

Outre cette classification des doctrines selon leur degré d'éléva-

Xll INTRODUCTION.

tion, que leur direction logique et historique nous révèle, on peut

les considérer encore non plus dans leur hauteur, mais, pour

ainsi dire, dans leur largeur. Il y a, en effet, des systèmes plus

étroits et plus particuliers, qui ne comprennent dans leurs expli-

cations qu'un petit nombre de choses ; d'autres embrassent un

domaine plus étendu et plus voisin de l'universel. Or le degré de

largeur est ici un degré de vérité. En effet, l'idéal de la philosophie

serait une doctrine assez large, assez universelle en extension et

en compréhension, pour réconcilierdans son sein tous les systèmes.

Que cet idéal puisse être complètement embrassé par l'esprit

humain, cela est sans doute impossible ; mais enfin, nous le

concevons et le cherchons ; et si nous ne pouvons entièrement

l'atteindre, du moins est-il possible d'en approcher sans cesse. C'est

donc d'après cet idéal de la philosophie, non d'après un système

particulier et préconçu, qu'on doit juger les systèmes des philo-

sophes. Dès lors, plus ces systèmes seront larges, déterminés et

positifs, moins ils seront éloignés de la vérité universelle et infinie.

En présence de chaque système, nous devons dire : — Ce n'est pas

là toute la vérité, ce n'est pas là tout le bien, et cependant il y a

là une partie de cette lumière et de cette chaleur que cherche notre

âme. — Au lieu de prononcer d'une manière absolue que telle

doctrine est vraie, telle autre fausse, il vaut mieux dire : Ceci est

plus vrai, étant moins exclusif et moins négatif; ceci est plus faux,

étant moins large et moins positif. On connaît le mot profond de

Leibniz : — Les systèmes sont généralement vrais par ce qu'ils

affirment et faux dans ce qu'ils nient. — La métaphysique univer-

selle, que poursuit noblement notre pensée, ne peut donc être

aucun des systèmes bornés ; elle est plutôt l'ensemble des sys-

tèmes; disons mieux, elle n'est ni aucun ni tous. Si nous ne

sommes pas pénétrés de ce principe, nous nous enfermerons dans

un système particulier, exclusif et intolérant, et notre système

passera comme les autres ont passé.

Si nous croyons au contraire, avec Platon et Leibniz, d'une

part que la vérité est implicitement dans notre esprit , mais

d'autre part qu'elle dépasse toujours infiniment notre science

actuelle, nous éviterons à la fois l'indifférence du scepticisme et

l'intolérance du dogmatisme. Nous aurons ces grandes vertus du

philosophe : l'amour de la vérité absolue, la croyance à sa réalité,

et l'espérance de s'en rapprocher sans cesse.

A ces trois vertus en quelque sorte métaphysiques, l'historien

de la philosophie doit joindre, dans l'appréciation des systèmes, les

INTRODUCTION. XIII

deux grandes vertus morales: justice et fraternité. Atout système

qui se déclare seul en possession de la vérité absolue et qui, par

ses prétentions exclusives, veut usurper injustement un domaine

infini, l'historien opposera les conclusions des autres doctrines :

il doit nier ce qui est négatif dans ce système, pour rétablir ainsi,

par une double négation, la vérité positive. Mais cette critique

des erreurs, qui est la tâche la plus ingrate et la moins utile

de l'historien, doit être réduite au strict nécessaire. L'historien

ne doit exclure que ce qui est exclusif, il ne doit s'opposer qu'aux

oppositions, il ne doit faire la guerre qu'à la guerre même. N'a-

vons-nous pas vu que sa tâche véritable et son œuvre positive,

c'est de pacifier et de concilier ? Si l'on descend assez profondé-

ment dans toute doctrine sincère, on finira par en trouver l'unité

avec la pensée commune. Les oppositions poussées à leurs limites

se changent presque toujours en harmonies. Aucune pensée n'est

méprisable, et les choses les plus humbles, selon Platon, reflètent

l'idéal ; il faut donc embrasser le plus possible : qui n'embrasse

pas assez, mal étreint.

C'est pour cela qu'il faut d'abord savoir comprendre, et l'intel-

ligence la plus pénétrante est aussi la plus ouverte à autrui ou

la plus pénétrable. L'intelligence du philosophe ne saurait trop

s'élargir : dilatamini et vos.

Enfin, pour savoir comprendre et apprécier, il faut savoir

aimer. L'universelle sympathie du philosophe ne doit pas être

celle de l'indifTérence sceptique : l'historien ne doit pas ressem-

bler à ces hommes du monde qui sont aimables pour tous parce

qu'au fond ils n'aiment personne, et dont l'apparente sympathie

recouvre une réelle impénétrabilité du cœur. La véritable frater-

nité philosophique a son principe dans l'ardeur même de la foi

à la raison. Le précepte le plus sublime et le plus doux de la

morale doit s'appliquer aux philosophes et leur fournir la meil-

leure règle de critique : « Aimez- vous les uns les autres. » Ne

pressentons-nous pas que les lois du monde moral doivent être

aussi les vraies lois cachées de la logique et de la nature?

Telle est la méthode de conciliation d'après laquelle on doit

juger la diversité des systèmes, pour les ramener chacun à son

principe, et tous au principe des principes.

Considérés de ce point de vue, les systèmes entre lesquels se par-

tagent encore les esprits nous apparaîtront comme formant autant

de cercles concentriques, qui vont s'élargissant toujours sans

IIV INTRODUCTION.

pouvoir embrasser l'immensité de l'universel. Il en est, de plus

limités et de moins vrais, comme le matérialisme brut qui réduit

tout aux objets des sens ; il en est de plus larges, mais négatifs

encore, comme l'idéalisme abstrait et purement logique, qui réduit

tout aux objets de l'intelligence ; une seule doctrine parviendrait

peut-être à exclure enfin toute négation et toute limite : ce serait

celle où le naturalisme serait la base et où un idéalisme plus vi-

vant et plus concret viendrait compléter le naturalisme même.

Cette doctrine subordonnerait les autres, sans les détruire, à la

conception la plus haute qu'on puisse atteindre : l'idéal moral de

la bonté désintéressée. La philosophie de la volonté est supé-

rieure à la philosophie de l'intelligence, comme celle-ci est elle-

même supérieure à la philosophie des sens.

Cette méthode de conciliation ne doit pas se confondre avec la

méthode proposée sous le nom d'cclectisme, hien qu'elle s'eSorœ

de retenir ce que l'éclectisme avait de bon. Les Alexandrins dé-

signèrent par ce nom un choix fait dans les divers systèmes. Sans

reproduire le mot, Leibniz reproduisit la chose, en parlant de

« prendre le meilleur des doctrines » ; mais il avait soin d'ajouter

qu'on doit ensuite aller plus loin, et il ne croyait pas qu'un choix

de vérités déjà exposées par d'autres pût constituer toute la philo-

sofjhie. Il comprenait la nécessité d'une doctrine à la fois con-

ciliatrice et originale; seulement il ne traça point les lègles de la

méthode pour la découvrir, et il procéda souvent lui-même sans

une méthode assez régulière. Par une sorte de curiosité univer-

selle, il était porté à voyager en quelque sorte au milieu des

systèmes, à citer les opinions des uns et des autres, à y mêler

les siennes, et plutôt à juxtaposer le tout qu'à montrer l'intime

liaison des parties.

Dans notre siècle, Victor Cousin, à son retour d'Allemagne, sous

l'influence de Schelling et de Hegel, renouvela l'éclectisme et crut

y voir la méthode unique de la philosophie même. Il partit de ce

principe que tout avait été dit, ou à peu près, par les philosophes,

et que l'histoire de la philosophie contient toutes les vérités. De

là cette conséquence que la philosophie s'absorbe dans l'histoire de

la philosophie, et qu'il faut presque renoncer à l'originalité des

découvertes. En outre, Victor Cousin considère l'éclectisme comme

un choix., au sens propre de ce mot; mais ce choix, il ne dit pas

selon quelle règle on peut le faire, et il le fit lui-même bien sou-

vent sans autre règle que ses préférences pour un système par-

ticulier et adopté d'avance, qu'on a justem^ent appelé une sorte de

INTRODUCTION. XV

demi-spiritualisme timide, moitié écossais et moitié allemand.

Enfin, au lieu d'insister surtout, dans ce choix, sur la part de

vérité qu'un système peut contenir, il insista de préférence sur

les erreurs ou sur ce qu'il croyait des erreurs : il arrivait ainsi,

sous prétexte de choix, à rejeter presque tout. Ce fut un abus de

prétendues réfutations, la plupart superficielles et trop oratoires,

faites au nom du sens commun, c'est-à-dire, bien souvent, au

nom de l'arbitraire. Quant à ce qui pouvait rester des systèmes

ainsi mutilés et émiettés, l'éclectisme le juxtaposait un peu au

hasard dans une doctrine sans forte unité : il empruntait telle

et telle chose à un système, sans expliquer pourquoi il ne

prenait pas aussi bien telle autre partie de la doctrine ; puis,

passant à un autre système, il y prenait aussi çà et là quelques

affirmations, et après avoir ainsi cueilli à droite et à gauche sur le

terrain d'autrui, il faisait une sorte de faisceau si mal lié, qu'il

suffisait d'entr'ouvrir la main pour voir s'échapper ce qu'on croyait

tenir. On avait voulu contenter tout le monde, et on arrivait

à ne contenter personne ; c'était, dans la philosophie, l'équivalent

d'une politique d'équilibre, procédant par concessions arbitraires

et par refus non moins arbitraires aux divers partis. Telle n'est

point, semble-t-il, la vraie méthode. Il ne s'agit pas de choisir, mais

de réunir, de combiner tout ce que chaque système contient de

positif dans ses principes et de logique dans ses conséquences ; il

ne faut rejeter que les négations et les exclusions. Platon disait :

« Quand on me propose de choisir entre deux choses, je fais

comme les enfants, qui prennent les deux à la fois. »

En outre, loin de se persuader que tout a été dit avant nous, il

faut se persuader que les philosophes, dans leurs propres sys-

tèmes, ont oublié une foule de conséquences et de déductions né-

cessaires; qu'ils ont ébauché plutôt qu'achevé leur œuvre; que, par

exemple, la morale de l'utilité n'a pas été entièrement construite

ni menée jusqu'au bout de ses conséquences, pas plus que la

morale du devoir ; en un mot, que toutes les doctrines ont à la foi»

besoin d'être complétées par elles-mêmes et d'être complétées

par les autres.

Outre la méthode éclectique, on a proposé encore, dans la phi-

losophie et dans son histoire, une méthode qu'on pourrait appeler

panthéistique, parce qu'elle fait de l'erreur même une partie inté-

grante de la vérité, comme du mal une partie du bien : c'est la

méthode hégélienne. Hegel transporte dans l'histoire de la philo-

sophie le fatalisme logique qu'il a déjà introduit dans l'histoire

XVI INTRODUCTION.

générale : « Tout ce qui est réel est rationnel ». Faisant rentrer

les systèmes comme les événements, de gré ou de force, dans une

loi de triplicité monotone qu'il leur impose à priori, il semble

absoudre l'erreur dans la philosophie au même titre que le mal

dans l'histoire, parce que les contradictoires, selon lui, s'identifient

au fond des choses.

Mais, tout en retenant encore ce que cette méthode peut avoir

de légitime, il faut se souvenir que la seule conciliation réelle

est celle des vérités avec les vérités, non des erreurs avec la vérité :

il ne s'agit pas d'accepter à la fois les affirmations et les négations,

mais de rejeter toutes les négations pour ne conserver que les

affirmations. Ne croyons pas, par ce procédé, être à la fin moins

riches que celui qui prendrait à la fois les erreurs et les vérités,

car, en ayant l'ai)* de prendre davantage, il prendrait moins.

Gomme disent les algébristes, tout le négatif ajouté au positif

est une diminution, et non une addition. Loin de concilier les

contradictoires, il faut considérer la contradiction logique d'une

doctrine avec elle-même comme le signe d'une erreur de déduc-

tion, et rectifier cette erreur en restituant au système la cohésion

et la conséquence logique. De même, de deux principes qui

seraient absolument contradictoires sous le même point de vue, il

faudrait bien rejeter l'un pour admettre l'autre. Mais ce qu'on

peut concilier, ce sont les points de vue différents, les degrés diffé-

rents de la pensée, les relations différentes des choses. En un

mot, la vraie méthode est une série de corrections, de constructions,

de déductions et de vérifications scientifiques, non dans le but de

confondre le vrai et le faux en une doctrine préconçue, mais

d'écarter le faux sans rien abandonner du vrai, et de ramener

ainsi la plus grande multiplicité possible à la plus grande unité

possible. Ainsi procède la nature dans le développement de la vie ;

ainsi doit procéder la pensée par une méthode vraiment naturelle.

C'est là, dira-t-on, un idéal irréalisable. — Mais toute méthode

n'est autre chose qu'un idéal dont on se rapproche de plus en plus

par des moyens déterminés. Un système particulier et exclusif est

quelque chose de fixe, d'immobile, de pétrifié ; la méthode est un

mouvement, une évolution et un progrès. La conciliation des

idées est la légitime direction du mouvement philosophique

comme du mouvement historique lui-même : elle n'est pas et elle

ne sera jamais une œuvre entièrement achevée. Du reste, la

métaphysique est ici analogue aux autres connaissances : Tim-

possibilité d'achever la physique ou les mathématiques prouve-t-

INTRODUCTIOX. XVII

elle quelque chose contre la méthode des physiciens ou celïe des

mathématiciens ? La vérité de leur méthode se reconnaît au pro-

grès qu'elle rend possible ; c'est de même à l'accord progressif des

philosophes sur des points de plus en plus nombreux qu'on recon-

naîtra l'introduction de la vraie méthode dans la philosophie et

dans son histoire (1).

1. Nous indiquons ici la méthode qui nous semble la meilleure pour

tous ceux qui voudront entreprendre une étude approfondie des systèmes

philosophiques. Dans cet ouvrage élémentaire, nous avons dû nous borner

le plus souvent à l'exposition des grandes doctrines et des principales

vérités qu'elles contiennent, sans pouvoir entrer toujours en de longues

appréciations. Au lieu de faire une complète revue des systèmes philoso-

phiques même de second ordre, nous avons insisté assez longuement sur

les grands inventeurs, et nous n'avons fait que mentionner les auteurs de

doctrines secondaires. Nous croyons avoir ainsi donné à chaque philo-

siiphf' une place proportionnée a i'imjiortauce de ses découvertes. Si

certains auteurs sur lesquels on s'étend d'habitude, comme Cicéron,

Séneque, Bossuet, Fénelon, etc., tiennent peu de place dans ce livre,

c'est qu'à notre avis leurs doctrines, manquant d'originalité, ne tiennent

pas plus de place dans l'histoire des idées.

Ajoutons que nous avons fait une large part aux doctrines sociales et

politiques, trop négligées dans les livres de ce genre, et qui ont eu

cependant une si grande influence sur le progrès de l'humanité et de la

philosophie uicmc.

Ce volume a son complément naturel dans nos Extraits des principaux

philosophes, où l'on trouvera, avec la biographie des grands penseurs, les

parties les plus importantes et les plus intéressantes de leurs ouvrages,

formant une sorte de philosophie enseignée par les maîtres.

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

PREMIERE PARTIE

PHILOSOPHIE ANCIENNE

CHAPITRE PREMIER

Doctrines philosophiques des anciens peuples.

I. — PHILOSOPHIE DE L'INDE.

I. — Métaphysique des Indiens. — Polythéisme et panthéisme de la religion

brahmanique. — La première doctrine de l'Inde fut le polythéisme.

L'homme conçoit toutes les puissances de la nature à l'imoge de sa

propre puissance, comme douées d'intelligence et de volonté. Ce poly-

théisme respire dans les hymnes desVédas, — Puis la pensée indienne

passe au panthéisme qui fait le fond de la religion brahmanique. —

Les dieux multiples se réunissent sous trois grands dieux, qui eux-mêmes

sont les puissances diverses de l'Esprit universel. — La production du

monde est une émanation de Dieu ; Dieu engendre le monde par amour,

mais par un amour mêlé de désir. En tant qu'il crée, Dieu est Brahraa ;

en tant qu'il détruit, il est Siva ; en tant qu'il conserve, il est Vichnou :

c'est la trinité indienne. — A cette théorie de l'émanation divine se

joint la transmigration des âmes. En vertu de cette loi, chaque être a

dans l'univers la place et la forme qui conviennent à son degré de

moralité. Il n'y a point de destin extérieur qui gouverne la vie des êtres ;

chaque être, par son vice ou sa vertu, se fait à soi-même son propre

destin. — Originalité et grandeur de cette conception.

II. — Morale de la religion brahmanique. — Dévotion, humilité, modestie^

patience et pardon des injures ; amour et respect des faibles ; amouf

et respect de la femme ; pitié et respect des animaux. — Malgré st

grandeur, cette morale ne place pas dans la liberté le vrai caractère de

bien. — Dans l'ordre social, elle consacre l'injustice des castes et aboutH

au despotisme sacerdotal.

ni. — Philosophie indépendante dans Vlnde. — Les principaux philosophes

indépendants furent Kapila, auteur d'un système sensualiste, Gotama,

auteur d'un système de logique déjà remarquable, et Patandjali, chef

2 LES ANCIENS PEUPLES.

d'une école mystique à laquelle paraissent se rattacher, d'abord les doc-

trines exposées dans le Bhagavad-Gita (supériorité de la contemplation

sur l'action), et les doctrines du grand réformateur Bouddha.

IV. — Philosophie de Bouddha. — Sa métaphysique et sa morale sont résu-

mées dans les quatre vérités sublimes : i° l'existence sensible est une

illusion ; 2» le désir, qui résulte de cette existence, produit la douleur ;

3" l'illusion et la douleur de l'existence sensible peuvent cesser par h

nirvana, qui est l'anéantissement de l'existence mobile au sein de l'exis-

tence immuable ; 4° on arrive au nirvana par le renoncement absolu à

soi-même et par l'extinction de tout désir. — De là, dérive la morale

bouddhiste ."égalité morale de tous les hommes ; indépendance de la

morale par rapport au sacerdoce; substitution des devoirs moraux aux

pratiques religieuses ; fraternité universelle, devoirs de charité, de

douceur, de pardon, d'humilité, de tolérance. — Malgré sa pureté, la

morale du bouddhisme est trop mystique et trop contemplative : l'idée

de la charité y est admirablement développée, l'idée du droit en est

absente; les vertus civiles et politiques sont sacrifiées en Orient aux

vertus mystiques et religieuses.

II. — DOCTRINES PHILOSOPHIQUES DE LA PERSE. - ZOROASTRE.

I. — L'idée qui domine la métaphysique de Zoroastre (660 ans avant J.-Ch.)

n'est plus celle du panthéisme, mais celle du dualisme. Le monde est

un mélange de lumière et de ténèbres, de vérité et de fausseté, de bien

et de mal. — Ormuzd, principe du bien, est la Pensée; il a produit le

monde par l'intermédiaire de la parole éternelle ou du Verbe, expression

de la vérité et de l'inlelligence. — Ahriman, principe du mal et des

ténèbres, est la matière : le bien va l'emportant sans cesse sur le mal

et Ormuzd aura la dernière victoire. — II. La morale de Zoroastre est

conforme à sa métaphysique : le bien moral est la vérité, dont l'ex-

pression est la sincérité des paroles et la pureté des actions. De là, le

culte des Perses pour la sincérité et la pureté, images de la lumière

visible et de la lumière invisible, qu'ils adorent sous le symbole du feu.

III. - DJCTRINES PHILOSOPHIQUES DES CELTiS ET GAULOIS.

Les sages de la Gaule ou druides enseignaient déjà de hautes doctrines

où s'exprime le génie particulier des peuples gaulois : culte de la per-

sonne, amour de la liberté et mépris de la mort. Le dévouement est con-

sidéré comme la première des vertus, parce qu'il résume en lui ces

trois sentiments. Les idées métaphysiques auxquelles se rattachent ces

croyances morales sont la notion de la volonté libre et celle de l'imnior-

talité. Développement original de la foi à une autre vie chez les Gaulois:

survivance des affections et pos>ibilité de redescendre sur cette terre par

dévouement pour autrui ; cercle des transmigrations et cercle de la féli-

cité ; absence de l'idée des peines éternelles et croyance au progrès de

tous les êtres.

IV. - LA PHILOSOPHIE EN CHINE. - CONFUCIUS ET MENCIUS.

I. — L'esprit de la Chine est plus pratique que métaphysique. Les phi-

losophes chinois enseignent une morale philosophique sans mélange

de théologie. — Confucius (600 ans avant J. Ch.). — Il conçoit le devoir

comme une loi universelle, immuable, obligatoire par elle-même. —

La loi de la terre est le perfectionnement, la loi du ciel est la perfec-

tion. — La moralité, en elle-même, est supérieure à la nature et le

monde ne peut la contenir. — Le vrai principe de toutes choses, c'est

la perfection. — De ces principes, Confucius déduit les devoirs de justice

ou de réciprocité, les devoirs de charité ou d'amour : Nous devons aimer

les hommes de tout notre cœur, et asir envers les autres comme nous

PHILOSOPHIE DE L INDE. 3

voudrions qu'on agît envers nous. — II. — Mencius (200 ans après Con-

fuciiis) renouvelle et perfectionne cette doctrine ; il y ajoute une poli-

tique déjà libérale, selon laquelle le prince est inférieur au peuple ; il

demande une meilleure répartition de la propriété et des impôts.

V. - DOCTRINES PHILOSOPHIQUES DES ÉGYPTIENS.

L'Égvpte n'offre point de philosophie proprement dite ; mais de hautes

idées métaphysiques se retrouvent dans son culte, principalement cella

de l'immortalité.

VI. - DOCTRINES PHILOSOPHIQUES DES HÉBREUX.

I. — L'idée dominante dans la métaphysique des Hébreux n'est plus celle

de la substance universelle, mais celle de la cause individuelle : Dieu

est une puissance libre qui crée le monde par un acte de libre-arbitre. —

L'homme est aussi une puissance libre, qui obéit ou désobéit par un

acte de libre arbitre. — II. Selon la morale hébraïque, les devoirs dé-

coulent des attributs de Dieu, que l'homme doit aimer de toute son âme.

— Mais ces devoirs sont surtout négatifs, et leur sanction est terrestre.

— III. La politique des Hébreux fut théocratique : la royauté y est

considérée comme une chute et un mal. — IV. Progrès des idées de

bienveillance et de charité dans les écoles juives. — HiUel l'ancien

(100 ans avant J.-Ch.) prêche la douceur et l'amour des hommes : Ne

fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. - .Morale

austère et contemplative dans les sectes des Esséniens et des Thérapeutes.

I. - PHILOSOPHIE DE L'INDE

I. L'Inde et la Perse, où la race européenne eut son berceau,

offrent déjà sous une forme tantôt instinctive et méthodique,

tantôt réfléchie et philosophique, de hautes doctrines sur l'ori-

gine du monde et sur la destinée de l'homme (1).

La première doctrine de l'Inde fut le polythéisme, qui inspira

les hymnes appelés Védas. Les dieux auxquels ces hymnes s'a-

dressent sont toutes les puissances de la nature, surtout les phé-

nomènes de la lumière, les clartés qui se succèdent du matin au

soir, les feux qui parcourent l'espace céleste, en un mot les dévas,

c'est-à-dire les lumineux.

« Toujours jeune, toujours nouvelle, l'aurore renaît pour éveiller les

êtres.

« Telle qu'une vierge aux formes légères, ô déesse, tu accours vers le

lieu du sacrifice.

a. Ferme et riante, tu marches la première et tu dévoiles ton sein bril-

1. Nous n'en pouvons donner ici qu'un résumé rapide. Sur le brahma-

nisme et le bouddhisme, voir Eugène fJurnouf, Introduction à l'histoire du

bouddhisme ; Emiie Burnouf, Essai sur le Véda ; F. Nève, le Bouddhisme ;

Max Muller, A history of aticient sanskrit literature ; Barthélémy Saint-Hi-

laire, le Bouddha; Vassilief, le Bouddhisme, irsiduit par La Comme.

4 LES ANXJENS PEUPLES.

lant. Pareille à la jeune fille que sa mère vient de purifier, tu révèles à

l'œil réclatante beauté de ton corps.

« Aurore fortunée, brille par excellence : aucune dos aurores passées ne

fut plus belle que toi. »

Autour du foyer, les chantres indiens invoquent le feu et le di-

vinisent.

« Donne -nous, ô Agni, de vaillants compagnons, une heureuse abon-

dance, une belle famille et de grandes richesses. »

Tous les phénomènes naturels sont doués par l'Indien de pas-

sion et de volonté. L'homme, n'ayant point encore la connaissance

scientifique des lois naturelles, modèle les puissances de la nature

sur le seul type dont il ait conscience : il les croit vivantes et

passionnées comme lui-même; point de distinction entre l'inanimé

et le vivant, entre la chose et la personne ; tout est volonté.

Puis, du polythéisme védique, la pensée indienne passe au

panthéisme brahmanique. D'abord on voit les dieux nombreux et

flottants se rassembler sous trois dieux souverains ; puis, der-

rière eux, apparaît la grande âme (atma) qui opère par eux et

anime toutes choses : son organe est le soleil ; enfin, derrière le

soleil et sa lumière, on entrevoit une puissance idéale, à laquelle

on donne le nom de la Prière ou de la Parole sainte : Brahma.

« Lui qui donne la vie et la force, lui dont tous les dieux eux-mêmes

invoquent la bénédiction ! l'immortalité et la mort ne sont que son ombre.

A quel Dieu offrirons-nous l'holocauste ?

« Lui dont les montagnes couvertes de neige, dont le courant lointain de

Jla mer annoncent la puissance ; lui dont les bras entourent l'étendue des

'deux ! A quel Dieu offrirons-nous l'holocauste ?

« Lui dont le regard puissant s'étendit sur les eaux qui portent la force

et qui enfantent le salut ; qui au dessus des dieux fut seul Dieu ! A quel

Dieu offrirons-nous l'holocauste ? » (21« hymne du Mg-Véda.)

Tout sort de l'Esprit divin, et tout y rentre.

« Que ferais-je « , dit Maitregi à son époux , « de ce qui ne peut me rendre

immortelle ? Ce que mon seigneur sait de l'immortalité, puisse-t-il me le

dire !» — « Toi qui m'es vraiment chère, lui répondit son époux, tu dis

de chères paroles... Écoute-bien ce que je dis. Un époux est aimé, non

parce que vous aimez l'époux, mais parce que vous aimez en lui l'Esprit

divin. Une épouse est aimée, non parce que nous aimons l'épouse, mais parce

que nous aimons en elle l'Esprit divin... L'Esprit divin, ô épouse bien-aimce,

voilà l'unique objet que nous devons voir, entendre, comprendre, méditer.

Si nous le voyons, l'entendons, le comprenons et le connaissons, alors cet

univers entier nous est connu... De même que nous ne pouvons saisir les

sons d'une conque en eux-mêmes, mais que nous saisissons le son en saisis»

PHILOSOPHIE DE L INDE. BRAHMANISME. 5

sant la conque ou le souffleur de conque; de même en est-il avec l'Esprit

divin... Il en est de nous, quand nous entrons dans l'Esprit divin, comme

d'une masse de sol qui serait jetée dans la mer : elle se dissout dans l'eau

qui l'a produite et ne peut être reprise ; mais en quelque lieu que vous

puisiez l'eau et la goiitiez, elle est salée... De même que l'eau devient sel

et que le sel devient eau, ainsi nous naissons du divin Esprit et nous y

retournons. Quand nous avons passé, il ne reste de nous aucun nom. »

Maitrogi répondit : — « Ici tu m'as égarée, disant qu'il ne reste de nous

aucun nom quand nous avons passé. » — « Ce que je dis n'est pas un

mensonge, mais la plus haute vérité ; car, s'il y avait ici deux être?

en présence [Dieu et l'hommej, alors l'un verrait l'autre, l'un entendrait,

apercevrait et connaîtrait l'autre. Mais si le seul et divin Soi [ou Dieu] est

le grand Tout, qui et par qui verrait-il, entendrait-il, percevrait-il, ou

connaîtrait- il (1)? •

L'Inde a donc passé du naturalisme au panthéisme, et à cette

doctrine de l'émanation qui fait sortir tous les êtres de Dieu

comme d'une source universelle, sans admettre de distinction

absolue entre les êtres.

Cependant, le principe que l'Inde plaçait à l'origine des choses

n'était pas une puissance aveugle et indifférente : les sages

Indiens conçurent Dieu comme engendrant par amour, mais par

un amour mêlé de désir. Selon eux, l'Etre, retiré d'abord en

lui-même, vivant d'une vie solitaire, « respirant et ne respirant

pas », jette enfin du fond de son unité ce cri sublime : « Si j'étais

plusieurs ! » et, par la puissance de son « ardeur intellectuelle, »

il engendre le monde. « L'amour, le premier, pénétra l'Être

unique, l'amour, ce premier germe de l'ardeur intellectuelle.

Méditant dans leur esprit, les sages sentirent cet antique lien qui

rattache l'être au néant (2). »

1. Voir Max Millier, A history of ancîent sanskrit literature, p. 222.

2. « Alors rien n'existait, ni le non-être, ni l'être, ni monde, ni air, ni

région supérieure. Quelle était donc l'enveloppe de toutes choses ? Où

était, quel était le réceptacle de l'eau? Où était la profondeur impénétrable

de l'air? Il n'y avait point de mort, point d'immortalité, pas de flambeaux

du jour et de la nuit. Mais lui seul respirait sans respirer, absorbé dans

l'ardeur de sa propre pensée. Il n'entendait rien, absolument rien autre

que lui. Les ténèbres étaient au commencement enveloppées de ténèbres;

l'eau était sans éclat. Mais l'être reposait dans le vide qui le portait, et cet

univers fut enfin produit par la force de son ardeur intellectuelle... Mais

qui connaît exactement ces choses ? Qui pourra les dire ? Ces êtres, d'où

viennent-ils ? Cette création, d'où vient-elle? Les dieux ont été produits

parce qu'il a bien voulu les produire ; mais lui, qui peut savoir d'où il vient

lui-même? Qui peut savoir d'où est sortie cette création si diverse ? Peut-

elle, ne peut-elle pas se soutenir elle-même ? Celui qui du haut du ciel a

les yeux sur ce monde qu'il domine, peut seul savoir si cela est, ou savoir

6 LES ANCIENS PEUPLES.

Plus tard, ces idées encore vagues se précisent dans des doc-

trines arrêtées. D'après la cosmogonie de Manou, Brahma est le

dieu unique, tour à tour producteur et destructeur de l'univers.

« Passant du sommeil à la veille, et de la veille au sommeil,

constamment il fait naître à la vie tout ce qui a le mouvement et

tout ce qui ne Ta pas ; puis il l'anéantit et demeure immobile. Les

créations et les destructions des mondes sont innombrables ; et

l'Être suprême les renouvelle comme en se jouant (1). » C'est la

loi d'alternative, qu'on appelle aujourd'hui l'universelle évolution.

Plus tard il parut naturel de distinguer, de séparer, dans l'Être

infini, la force qui détruit et la force qui crée. Brahma resta le

dieu créateur, mais il vit se dresser devant lui le dieu destructeur,

Çiva. Par Çiva, les feuilles se dessèchent, la vieillesse remplace la

jeunesse, le fleuve s'engloutit dans la mer, l'année épuisée achève

sa carvière. Si ce dieu de mort était livré à lui-même, le monde

serait bientôt anéanti ; mais une force réparatrice préserve le

monde, c'est le dieu conservateur et sauveur, Vichnou. Ainsi

Brahma, Çiva, Vichnou, représentant la création, la destruction

et la renaissance, forment la trinité indienne, la Trimourti. Mais

si cola n'est pas. « — « Eternel, connaissant tout, pénétrant tout, toujours

plein de joie, toujours pur, plein de raison, affranchi, Brahma est l'intelli-

gence et la félicité... » — « A l'origine, l'être était unique... Il était seul

au commencement, sans second. Il éprouva un désir : Plût à Dieu, dit-

il, que je fusse plusieurs et que j'engendrasse ! Et il créa la lumière.

La lumière éprouva le même désir et créa les eaux. Les eaux désirèrent

également, et elles dirent : Plût au ciel que nous fussions multipliées

et fécondes ! Et elles créèrent la terre. » — « C'est par la propre

volonté de Brahma, non par l'acte propre des éléments, qu'ils sont

ainsi développés ; et ils pénètrent réciproquement l'un dans l'autre

dans un ordre inverse, et sont réahsorbés à la dissolution générale des

mondes, qui précède la rénovation des choses. » — « La cause toute-puis-

sante, omnisciente et percevante de l'univers est essentiellement heureuse.

Elle est la personne brillante, dorée, vue dans l'orbe solaire et dans l'œil

humain. Cet être est l'élément éthéré dont toutes choses procèdent, et

auquel elles retournent toutes. Il est le souffle dans lequel se plongent

tous les êtres, au sein duquel ils naissent tous. Il est la lumière qui brille

dans le ciel et dans tous les lieux hauts et bas, partout, à travers ce monde

et dans la personne humaine. Il est le souffle et la personnalité intelli-

gente, immortelle, impérissable et heureuse, avec laquelle Indra s'iden-

tifie. I) — « Comme l'araignée projette et retire son fil, comme les plantes

sortent du sol et y retournent, comme les cheveux de la tète et les poils

au corps crois.sent sur un homme vivant, ainsi l'univers sort de l'inalté-

rable. » — « Lui, l'invincible, le sage, se contemple comme la source ou

la cause de tous les êtres. » — On trouve aussi dans le Bhagavad-Gita :

« Enfin qu'est-il besoin d'accumuler tant de preuves de ma puissance ? Un

seul atome émané de moi a produit l'univers, et je suis encore moi tout

entier. « [Ibid.)

1. Lois de Manou, trad. par Loiseleur-Deslongchamps, liv. i.

PHILOSOPHIE DE L'INDK. BRAHMANISME. 7

ce ne sont que trois aspects différents, trois manifestations diflé-

rentes d'une même puissance. « Apprenez », est-il dit dans le

Bhagavata Tourana^ « apprenez qu'il n'y a point de distinction

réelle entre nous ; ce qui vous semble tel n'est qu'apparent. L'Être

unique paraît sous trois formes par les actes de création, de con-

servation et de destruction ; mais il est un. Adresser son culte à

une de ces formes, c'est l'adresser aux trois ou au seul Dieu

suprême. »

La doctrine des trois puissances divines conduit à celle des in-

carnations. Menacé à certaines époques d'une destruction com-

plète, le monde doit son salut à l'intervention de Vichnou. Celui-

ci pénètre en toutes choses. « se fait lui-même créature et naît

« d'âge en âge pour la défense des bons, pour la ruine des mé-

« chants, pour le rétablissement de la justice. » Vichnou représente

donc, dans la nature divine, le principe de bonté et d'amour, ma-

nifesté ici-bas par les sages, les saints, les sauveurs de l'humanité.

A ces théories métaphysiques, se joint naturellement celle delà

transmigration des âmes. L'âme, principe de la vie, est indestruc-

tible et ne fait que changer de condition extérieure. Cette condition,

à son four, est déterminée par la valeur propre de chaque âme. En

vertu de cette loi, tout acte de la pensée, de la parole ou du corps,

selon qu'il est bon ou mauvais, porte un bon ou un mauvais fruit ;

des diverses actions des hommes résultent ainsi leurs différentes

conditions ; tous les maux sensibles qui affligent l'humanité ne

sont que la conséquence inévitable du mal moral commis dans

une existence antérieure. Le mérite et le démérite moral sont

donc l'unique loi de l'univers. — C'est là une conception originale

et profonde, d'après laquelle l'état physique du monde, à chaque

moment du temps, résulte de son état moral. Comme l'a dit un

critique récent, dans cette doctrine du brahmanisme il n'y a

point de destin extérieur qui gouverne la vie des êtres : chaque

être, par son vice ou sa vertu, se fait à soi-même son propre des-

tin. Il n'y a point de loi naturelle qui enchaîne les événements;

les événements ne sont enchaînés que par la loi morale. Par sa

propre nature, le bonheur s'attache à la vertu et le malheur au

vice, comme l'ombre au corps. Chaque action vertueuse ou

vicieuse est une force de la nature, et les actions vicieuses et

vertueuses prises ensemble sont les seules forces de la nature.

Chaque œuvre s'attache à son auteur comme un poids ou comme

le contraire d'un poids : selon qu'elle est mauvaise ou bonne, elle

l'entraîne invinciblement en haut ou en bas dans l'échelle des

O LES ANCIENS PEUPLES.

mondes ; et sa place à chaque renaissance, sa destinée pendant

chaque incarnation, est déterminée tout entière par la proportion

de ces deux forces, comme l'inclinaison du fléau d'une balance

est déterminée tout entière par la proportion des poids qui sont

dans les deux plateaux (1). — « Un père », dit Sita dans le

grand poème du Ramayana, « un père, une mère, un fils, et dans

« ce monde et dans l'autre, mange seul le fruit de ses œuvres :

« un père n'est pas récompensé ou châtié pour son fils ; un fils

€ ne l'est pas pour son père. Chacun d'eux, par ses actions, s'en-

€ gendre le bien et le mal. » — « Tout acte de la pensée, delà

« parole ou du corps, porte un bon ou un mauvais fruit. En ac-

€ complissant les devoirs prescrits sans avoir pour mobile l'at-

« tente de la récompense, l'homme parvient à l'immortalité (2).»

Cette idée de la moralité comme loi suprême du monde, bien