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Nous avons un caractère inné et un caractère acquis. Pourquoi tel homme est-il naturellement actif, l’autre indolent ? l’un irritable, l’autre inerte ?
« Nous entendons par trait de caractère la présence d'une forme d'expression déterminée pour l'âme d'un homme qui cherche à prendre position envers les tâches de la vie. La notion de « caractère » est donc une notion sociale. Nous ne pouvons parler d'un caractère, qu'eu égard à la solidarité établie entre l'homme et le milieu qui l'entoure. Pour un Robinson, par exemple, savoir quel caractère il aurait ne signifierait rien. Le caractère, c'est la prise de position psychique la manière selon laquelle un individu fait face à son milieu; c'est une ligne d'orientation où se poursuit son impulsion à se mettre en valeur, associée à son sentiment social, sentiment de communion humaine. »
Ce livre traite du caractère et de l’intelligence ; et propose une étude de caractérologie.
À PROPOS DES AUTEURS
Alfred Fouillée, né le 18 octobre 1838 à La Pouëze (Maine-et-Loire) et mort le 16 juillet 19121 à Lyon, est un philosophe français. Il est l'auteur d'un adage de droit civil : "Qui dit contractuel, dit juste" et est à l'origine de la notion métaphysique d'« idée-force ».
Alfred Adler, né le 7 février 1870 à Rudolfsheim, près de Vienne (aujourd'hui le 15e arrondissement du district viennois de Rudolfsheim-Fünfhaus), et mort le 28 mai 1937 à Aberdeen, en Écosse, est un médecin et psychothérapeute autrichien. Il est le fondateur de la psychologie individuelle.
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Seitenzahl: 251
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Le Caractère et l’Intelligence
Le Caractère et l’Intelligence
Étude de caractérologie
Le Caractère et l’Intelligence{1}
Nous avons un caractère inné et un caractère acquis. Le premier, qui tient à notre tempérament et à notre constitution, n’est guère que notre organisme vu par le dedans. Pourquoi tel homme est-il naturellement actif, l’autre indolent ? l’un irritable, l’autre inerte ? Pourquoi la pensée du pouvoir, qui enivre un Cromwell, laisse-t-elle froid un Newton ? La dernière raison de nos sentiments naturels est la conformation générale de notre corps, jointe à la constitution particulière de ses divers organes, surtout du cerveau. Mens agitat molem, a dit le poète ; on lui a répondu qu’il est encore plus vrai de dire : Mens agitatur mole.
Le fond natif de notre caractère, se trouvant ainsi au-delà de notre conscience, ne peut être connu de nous directement. C’est pour cette raison, non pour les raisons mystiques invoquées par Schopenhauer et M. de Hartmann, que notre naturel est inconscient, qu’il est presque impossible de le déterminer, sinon par l’expérience, en se voyant agir comme on verrait agir une autre personne. Il y a des moments où, muets et immobiles, nous le regardons faire, cet autre, cet inconnu, qui est nous cependant, notre moi organique et primitif : c’est d’abord dans la surprise des émotions vives, où le temps de la réflexion ne nous est pas laissé, où la réaction est produite avant même que nous n’en soyons informés ; c’est encore dans certains moments de crise où la stupeur morale succède à des émotions trop fortes, où la volonté est comme anéantie, l’intelligence indifférente, où enfin, n’ayant plus aucun désir, nous sommes tout étonnés de nous voir agir encore : cette fois, on se regarde comme un étranger et, qui plus est, un étranger insoupçonné. Nous finissons cependant, à force de vivre, par nous faire une idée de nous-même ; mais le moi ainsi connu n’est encore, le plus souvent, qu’un moi imaginé et construit au moyen de nos souvenirs : c’est un fantôme de notre vie passée. Notre réflexion sur nous-même est alors, en réalité, une imagination à la recherche de nous-même. Et cette imagination, à son tour, n’est qu’une renaissance de sensations confuses et d’impressions confuses où vient se résumer notre vie passée, comme en un rêve de nous-même. Le précepte socratique : — Connais-toi, — c’est pour chacun de nous ce qu’il y a de plus difficile à réaliser. La source ne peut jamais se voir elle-même tout entière aux rayons du soleil, qui seuls cependant la rendent visible ; elle ne peut apercevoir que le flot du moment qui s’écoule et ne l’épuise pas.
Les fatalistes de toutes sortes, qu’ils fussent métaphysiciens, psychologues ou physiologistes, n’ont vu que ce côté inné et obscur de notre nature, legs de nos ancêtres ; ils se sont figuré le caractère tout entier comme quelque chose de donné avec la naissance, qui n’aurait plus ensuite qu’à se développer. Pour Spinoza, le caractère est un théorème dont le milieu extérieur fait sortir les conséquences avec une nécessité mathématique. Schopenhauer, lui aussi, admet un « caractère intelligible », qu’aucune leçon de la morale ou de l’expérience ne peut modifier. Taine attribue à nos facultés maîtresses une action aussi inéluctable que les conséquences logiques d’une définition. Selon M. Ribot aussi, tout vrai caractère étant inné, les Vincent de Paul comme les Bonaparte ne font que développer dans la vie l’espèce de prédestination physiologique apportée en naissant : « Les caractères vrais ne changent pas. »
Sans méconnaître tout ce que ces théories peuvent renfermer d’exact, nous croyons qu’elles ont un tort commun : elles assimilent l’évolution des êtres intelligents à celle des mécanismes régis par l’aveugle géométrie, des organismes régis par l’aveugle physiologie. Or il y a dans le caractère humain un élément d’ordre supérieur, nouveau et original : la conscience. Dans l’étude qu’on va lire, c’est le pouvoir de réaction inhérent à l’intelligence que nous voulons surtout opposer au fatalisme décourageant de Spinoza, de Schopenhauer, de Taine et de leurs successeurs. Nous montrerons d’abord que l’intelligence ne doit pas être exclue des facteurs primordiaux du caractère ; qu’elle est au contraire un des éléments qui le distinguent le mieux du tempérament ; qu’elle doit, par conséquent, entrer en ligne de compte dans la classification des divers types. Nous rechercherons ensuite son influence sur chacun des trois principaux types de caractères : les sensitifs, les intellectuels et les volontaires.
I
Toutes les fatalités héréditaires de constitution et de tempérament, qu’on nous représente comme notre caractère propre, le sont-elles réellement ? — Elles constituent bien plutôt en nous la part d’autrui, car elles représentent le caractère de notre famille, de notre nation, de notre race et de notre sexe, la marque reçue par nous du dehors, non celle que nous nous imprimons à nous-mêmes. « Le caractère, a-t-on dit, c’est le moi en tant qu’il réagit. » Sans doute, mais le vrai moi c’est celui qui se connaît et connaît son action : notre vrai caractère est donc dans la prise de conscience et de direction de nos tendances naturelles. Quelque difficile que soit cette conquête de soi, elle n’est pas impossible. Rachel de Varnhagen, par exemple, le docteur Johnson, Henriette Martineau, étaient nés avec un tempérament mélancolique ; ils étaient de ces attristés qui voudraient fuir le battement incessant de la vie et dire à leur cœur : Endors-toi ! Mais, par leur intelligence et leur volonté, ils tirent une noble tentative pour triompher de leur tendance organique au découragement, et ils arrivèrent à vaincre cet ennemi caché de la paix intérieure. A la mélancolie de tempérament ils ont opposé la sérénité de caractère.
Aussi n’est-ce pas à la vie inconsciente que se réfèrent nos jugements et s’adressent nos affections. Aimons-nous une personne parce qu’elle est vive ou lente, molle ou active, forte ou faible ? Non : ce sont là des diversités de tempérament qui ne constituent pas sa vraie individualité. Les aptitudes mêmes apportées en naissant ne font que prédisposer notre affection. Ce qui l’entraîne (quand elle est de nature morale, non une simple inclination physique), c’est le véritable caractère de la personne, sa vie consciente et volontaire, la manière dont elle réagit sur sa nature par son intelligence et sa volonté. Ce n’est pas le mécanisme ou l’organisme inconscients que nous pouvons aimer, c’est l’être conscient qui pense, sent et veut, en un mot qui aime. Le vrai fond du caractère, pourrait-on dire, c’est surtout notre manière d’aimer.
On objectera qu’il est des intellectuels qui n’aiment pas grand’chose, mais qui comprennent si bien ! Ce ne seront pas des poètes, assurément, mais des penseurs parfois, ou des savants. Ceux-là, nous qui passons à côté d’eux en les regardant et en les écoulant, leur donnerons-nous si peu que ce soit de notre cœur, dont ils n’ont cure ? Nous nous contenterons d’admirer leur force intellectuelle, la puissance de leur esprit tourné tout entier vers la tâche, scientifique ou autre, qu’ils ont seule comprise ; il y a une sorte d’estime froide ; , une déférence indifférente qui tient sa place, à côté des sentiments de sympathie et d’affection, dans les rapports des caractères les uns avec les autres, ou, si on aime mieux, des passants et promeneurs qui se coudoient en ce monde.
A cette objection nous répondrons qu’elle nous apporte une preuve nouvelle. Pourquoi n’aimons-nous pas les intelligences froides, tout absorbées dans la vision ou la recherche des vérités purement scientifiques ? C’est que nous n’aimons pas leur manière d’aimer. Ce qu’elles aiment — les abstractions de la science ou les faits du monde extérieur — ne saurait nous toucher autant que tout ce qui appartient au monde moral et social. Encore avons-nous tort de ne pas aimer un savant pour son amour de la science, fût-ce la plus abstraite géométrie ou mécanique, et pour son ardeur à chercher la vérité. Dis-moi ce que tu aimes, et je te dirai ce que j’aime en toi. Au fond, l’intellectuel qui semble le plus indifférent ne l’est pas : si rien ne l’intéressait, il ne comprendrait rien.
Dans une étude sur les caractères qui a paru des plus approfondies, M. Ribot nous dit que ce qui est fondamental en nous, ce sont les tendances, impulsions, désirs, sentiments, « tout cela et rien que cela. » — Soit, mais les tendances, impulsions, désirs et sentiments supposent des objets auxquels ils s’appliquent et qui ne peuvent être connus que par l’intelligence. Nos impulsions aveugles et nos goûts instinctifs tiennent à notre tempérament ; nos amours, à notre caractère.
— Mais, objecte encore le savant et pénétrant psychologue, le caractère exprime l’individu dans ce qu’il a de plus intime : il ne peut donc se composer que d’éléments essentiellement subjectifs ; et ce n’est pas dans l’intelligence qu’il faut les chercher, puisque son évolution ascendante des sensations aux perceptions, aux images, aux concepts, tend de plus en plus vers l’impersonnel. — Qu’importe que l’intelligence se représente de plus en plus à elle-même l’impersonnel, si cette représentation est toujours un acte personnel, si même elle est une élévation à un degré toujours plus haut d’une force éminemment personnelle ? L’homme est, par nature, un être fait pour monter : sa perfectibilité intellectuelle, avec le pouvoir qu’il a de s’universaliser et d’aimer l’universel, est précisément un de ses traits les plus caractéristiques. Un Laplace cesse-t-il d’être La place parce qu’il se représente dans leur ensemble les mouvements du monde entier ?
En outre, on oublie trop que l’intelligence n’est pas seulement une faculté tout extérieure : ce qui en fait le fond, c’est la conscience, et la conscience est tournée vers le dedans, non plus vers le dehors. Prendre conscience de sa constitution et de son tempérament, c’est déjà les transformer en « caractère », puisque cette conscience est une réduction à l’unité du moi de toutes les tendances et impulsions éparses dans l’organisme. Concevoir son moi, c’est déjà le poser et l’affirmer en face du dehors, c’est, du même coup, su « caractériser » soi-même. Enfin, on raisonne toujours dans la vieille hypothèse de la conscience-éclairage, des idées-reflets, et on s’imagine que la réflexion sur soi n’est qu’une lumière surajoutée, sans efficace et sans conséquence pratique. — Auparavant, dit-on, l’organisme ne se voyait pas fonctionner ; maintenant il se voit, et c’est tout. — Théorie inexacte, fondée sur une comparaison contestable. Pour l’être qui dit moi, la conscience devient aussitôt un facteur de sa propre évolution : dire moi, ce n’est pas simplement « constater », c’est commencer à réagir, c’est se faire centre d’attraction, c’est imprimer une unité de direction à ce qui était d’abord épars et sans lien intime ; c’est poser sa personnalité et, dans une inévitable antithèse, poser la personnalité des autres ; c’est, mystère inexplicable, par un seul et même acte, entrer en soi et sortir de soi. puisque la pensée ne peut se connaître sans connaître autre chose, ni connaître autre chose sans se connaître elle-même. Si donc vous faites abstraction de la pensée et de la conscience quand il s’agit de l’homme, vous mettez de côté la marque propre de l’homme et du caractère humain.
Selon M. Ribot, du nombre des vrais caractères il faut exclure les naturels sans forme fixe, les hommes « amorphes » et « instables » : leur « plasticité » indique l’absence même de caractère. — Il y a, répondrons-nous, au-dessus des naturels passifs qui prennent indifféremment toutes formes, des naturels actifs dont la perfectibilité n’indique nullement une « absence de caractère ». C’est que, chez eux, la plasticité vient surtout de l’intelligence, qui est faite pour se perfectionner sans cesse. On n’est point amorphe et sans forme propre parce qu’on a le pouvoir de se donner à soi-même des formes toujours supérieures. On n’est point « instable » parce qu’on a assez d’énergie et de vitalité intellectuelle pour s’élever sans cesse à de nouveaux horizons : celui qui gravit les plus hautes montagnes ne prouve pas par là qu’il n’ait ni bon pied ni bon œil. S’il est vrai qu’il existe des intelligences passives qui ne sont que des miroirs, il en existe aussi d’activés, qui sont des foyers de lumière.
En vain donc on nous répétera que le vrai caractère est tout inné ; si précisément, parmi ce qui est inné, se trouve la force intellectuelle nécessaire pour s’élever toujours au-dessus de soi, pour arriver à vivre de la vie des autres et à les faire vivre de sa vie, il en résultera que le caractère acquis, quand il l’a été par l’individu même, quand il est le produit de sa propre conscience, mérite excellemment de s’appeler son caractère. Notre vraie nature n’est pas « invariable et tout d’une pièce ». Le psychologue n’a point affaire à des animaux esclaves de leur immuable instinct, mais à des hommes pourvus d’une conscience toujours en mouvement et en progrès.
Pour opposer l’intelligence au caractère, on a invoqué encore ce fait que le développement de l’une entraîne souvent l’atrophie de l’autre, ce qui, dit M. Ribot, établit clairement « leur indépendance ». Mais ne nous laissons pas abuser par ce mot de caractère, qui tantôt désigne l’énergie particulière de la volonté, tantôt la marque générale de l’individu, quelle qu’elle soit. Un homme intelligent, ou encore un homme sensitif, qui n’a pas de caractère, n’en a pas moins un caractère. Une volonté faible, jointe à une intelligence puissante ou à une sensibilité intense, est typique comme une volonté forte. M. Ribot cite Kant, Newton, Gauss, qui, confinés dans la spéculation pure, réduisaient leur vie à une routine monotone, d’où l’émotion, la passion, l’imprévu dans l’action, étaient exclus autant que possible ; mais en quoi est-il indispensable, pour avoir un caractère, d’être agité, passionné, d’agir contre toute prévision ? Parce que Kant faisait chaque jour à la même heure sa promenade sous les arbres de Kœnigsberg, manquait-il de sensibilité, lui qui, en apprenant, la Révolution française, s’écriait, les larmes aux yeux : « Je puis dire maintenant comme Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine ? » Manquait-il de volonté, lui qui passa sa vie à chercher les fondements de la plus haute morale et qui jamais, ni dans les grandes choses, ni dans les petites, ne s’écarta des règles qu’il s’était imposées ? Lui qui, par exemple, unissant au plus profond sens religieux le mépris de toute superstition étroite, et estimant que chaque homme doit être à lui-même son législateur, son juge, son prêtre, ne franchit jamais une seule fois, dans les cérémonies solennelles, la porte du temple où entraient processionnellement ses collègues de l’Université.
Il y a sans doute une direction de l’intelligence qui, sous certaines conditions, peut atrophier en partie le caractère ; c’est celle qui nous absorbe dans les objets extérieurs et nous distrait pour ainsi dire de nous-mêmes ; mais il y a aussi une direction de l’intelligence (et c’est la vraie) qui fortifie, qui même produit le caractère : c’est la réflexion de la conscience, c’est l’intelligence intérieure, première condition de toute moralité.
Pour pénétrer plus avant dans cette importante question des éléments primordiaux du caractère, il faut examiner s’il est vrai que l’intelligence ne soit qu’une faculté adventice et surajoutée. A la physiologie et à la psychologie de répondre. Or, au point de vue de ces deux sciences, la théorie de Schopenhauer et de M. Ribot nous semble inexacte. Pour la physiologie, les « fonctions de relation » sont caractéristiques et même dominatrices : on ne peut donc exclure des facteurs primitifs du caractère ; la fonction intellectuelle, qui nous met en relation avec le monde extérieur et même intérieur. Quand il s’agit de l’homme surtout, la physiologie ne saurait faire abstraction de ce qui constitue avant tout l’homme même, à savoir la supériorité du cerveau ; or, si le tempérament est surtout lié à la structure et au fonctionnement général du système nerveux, le caractère proprement dit est lié surtout à la structure et au fonctionnement du cerveau, organe de l’intelligence.
Passons maintenant au point de vue psychologique ; nous reconnaîtrons que, même à son état le plus élémentaire, la fonction mentale enveloppe déjà un élément intellectuel, — à savoir la sensation proprement dite, abstraction faite du « ton » agréable ou pénible qui en est inséparable. Dans toute sensation, en effet, il n’y a pas seulement plaisir ou peine, il y a le discernement spontané d’un changement intérieur ayant sa qualité propre, sa nuance parti culière ; voir n’est pas entendre ni toucher, et cela, indépendamment du plaisir ou de la peine que peuvent causer les sensations du tact, de l’ouïe ou de la vue. Même dans le domaine de la jouissance ou de la souffrance, encore faut-il que l’être discerne l’une de l’autre pour pouvoir préférer l’une à l’autre. Toute préférence enveloppe donc un discernement, de même que tout discernement aboutit à une p référence ; et si la préférence est le germe de la volonté, le discernement est le germe de l’intelligence. Il est très vrai qu’à l’origine c’est le côté affectif, plaisir ou peine, qui remporte dans la sensation. Si une amibe éprouve un changement de température, il est probable qu’elle en jouit ou souffre : de même si elle subit une pression extérieure ; de même encore si ses fluides internes lui apportent une nourriture suffisante ou insuffisante. Mais les psychologues se sont demandé avec raison si l’amibe elle-même ne discernait pas la pression extérieure de la nutrition intérieure, ou encore le chaud du froid. En tous cas, elle a des préférences visibles pour telle température, tel fluide nutritif, telle pression ; et ces préférences ne vont pas sans un discernement de différences qualitatives. Or ce discernement est déjà de la sensation, non pas seulement une affection agréable ou pénible. Ainsi, chez l’amibe elle-même, il y a un élément d’intelligence fondamental et non surajouté.
Outre le discernement des qualités, on trouve encore, même chez les êtres très primitifs, le discernement de cette relation essentielle qui est l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Rappelons que le rhizopode ne retire pas son pseudopode si c’est un autre pseudopode de la même colonie qui le touche, mais il le retire aussitôt si c’est un pseudopode étranger. Voilà déjà la distinction vague du dehors et du dedans. Placez une actinie au milieu du jet bouillonnant qui alimente le bec d’un aquarium : elle s’accoutumera vile à être rudement frappée par le courant et y déploiera en paix ses tentacules ; mais si vous la touchez, même délicatement, avec une baguette, elle les retirera aussitôt : elle distingue donc parfaitement le contact du liquide et le contact léger d’un solide, surtout d’un solide étranger à son milieu. M. Romanes a eu raison de dire que c’est là le premier et obscur rudiment de l’intelligence, que le raisonnement le plus élevé est encore un discernement, accompagné d’un choix parallèle, entre des excitations devenues très délicates.
L’intelligence a donc été présente aussitôt qu’il y a eu des rapports vitaux plus ou moins conscients, et elle s’est compliquée dans une proportion exactement correspondante à la complexité de ces rapports vitaux révélés par la sensation. A mesure qu’on monte les degrés de l’échelle, la vie de relation augmente, et avec elle l’intelligence, qui devient de plus en plus consciente de soi. Au reste, comment n’en serait-il pas ainsi ? Point d’animal qui puisse vivre ailleurs que dans un milieu qu’il s’efforce d’adapter à ses besoins, et parmi d’autres animaux qui lui sont utiles ou nuisibles. De là, pour lui, l’absolue nécessité de sensations instructives et non pas seulement affectives ; de là aussi la nécessité d’inductions plus ou moins rudimentaires, en un mot d’un discernement qui, peu à peu, deviendra raisonnement. La théorie des psychologues qui considèrent l’intelligence comme superficielle est donc superficielle elle-même. Que Schopenhauer nous répète : « C’est la volonté qui fait le fond de l’être ; l’intelligence en est la partie tournée vers le dehors, vers les objets, et non pas vers le sujet », il aura raison jusque-là ; mais qu’il est difficile d’exprimer une vérité sans faire un tort apparent à quelque autre vérité ! Nous en avons un exemple dans les diatribes de Schopenhauer contre l’intelligence. Que serait la volonté même sans la « représentation » ? qu’aurait-elle à vouloir de déterminé si elle était toute renfermée en soi au lieu de s’appliquer à tel ou tel objet ? On ne peut vouloir à vide ; on ne peut agir sans discerner plus ou moins nettement le terme de son action, sans prendre un point d’appui dans ce monde des objets qui est proprement le monde de l’intelligence.
Le darwinisme nous en apporte une dernière preuve. Dans la « lutte pour la vie », l’intelligence est apparue comme une condition de supériorité : aussi la voyons-nous se développer de plus en plus. Inutile, elle fût restée embryonnaire. Comment donc négliger, parmi les caractéristiques d’un être, le degré, la forme, la direction dominante de son intelligence, c’est-à-dire du pouvoir qu’il a de s’adapter sciemment au milieu ou de l’adapter à lui-même ? M. Ribot reproche aux philosophes (et plusieurs l’ont mérité) leurs incurables « préjugés intellectualistes », c’est-à-dire « leur effort à tout ramener à l’intelligence, à tout expliquer par elle, à la poser comme le type irréductible de la vie mentale ».
Certes, il ne faut pas tout réduire à l’intelligence, même le plaisir et la douleur, même le besoin et l’appétit ; mais, d’autre part, ne réduisons pas l’intelligence elle-même à ce qui n’est point elle ; ne la supprimons pas, comme dérivée et secondaire, parmi les facteurs du caractère humain, alors qu’elle est le ressort essentiel de l’évolution humaine. M. Ribot a beau dire que la vie végétative précède la vie animale. « qui s’appuie sur elle » ; que la vie affective précède la vie intellectuelle, « qui s’appuie sur elle, » le physiologiste définira-t-il pour cela l’animal par ses fonctions uniquement végétatives ? et le psychologue doit-il caractériser les individus par leurs fonctions uniquement affectives ? Dans l’arbre, c’est la fleur qui s’épanouit en dernier lieu aux extrémités et aux sommets ; elle n’en condense pas moins en elle-même la puissance de la vie. De même, la conscience est la fleur où toute la sève intérieure vient se concentrer, où l’être humain est en raccourci, et cependant en sa plénitude.
II
Ce sont, à notre avis, les manifestations les plus fondamentales de la vie consciente, avec leurs rapports de dépendance et de subordination, avec leurs lois essentielles d’harmonie et leurs lois secondaires d’opposition, qui doivent servir de base à une classification naturelle des caractères. M. Ribot, lui, n’admettant que deux fonctions psychiques essentielles, sentir et agir, n’admet que des sensitifs et des actifs, auxquels il ajoute les apathiques, c’est-à-dire ceux dont la sensibilité et l’activité sont au-dessous du niveau moyen. Comme on le voit, les grands « genres » de caractère sont constitués, pour M. Ribot, indépendamment de l’intelligence. Sa division n’est admissible que pour les tempéraments, non pour les caractères. Puisque nous avons rétabli la primordialité de l’intelligence, nous arrivons logiquement à distinguer trois grands genres : le sensitif, l’intellectuel et le volontaire. Chacun de nous, dit Platon, est composé d’une hydre, d’un lion et d’un homme : l’hydre aux cent têtes, c’est la passion ; le lion, c’est la volonté : l’homme, c’est l’intelligence. On peut ajouter que notre forme morale change selon que l’un de ces trois éléments prédomine. Occupons-nous d’abord des sensitifs, qui sont plus près de la nature et de la vie animale. Nous montrerons la part considérable des facultés intellectuelles dans le caractère sensitif lui-même.
Au point de vue physiologique, les sensitifs sont ceux dont le système nerveux, et surtout cérébral, est primitivement constitué de manière à vibrer, à « jouer » presque tout seul, avec une intensité souvent disproportionnée aux excitations extérieures. De même qu’il y a des répugnances pour certains aliments qui ne peuvent s’expliquer par l’état général de l’organisme, de même qu’il y a des douleurs nerveuses sans proportion avec le désordre de l’organe même qui y correspond, ainsi il y a des systèmes nerveux et des cerveaux qui s’émeuvent pour la moindre cause, et dont les retentissements dépassent la mesure ordinaire.
M. Ribot regarde comme incontestable que « les sensations internes, organiques, de la vie végétative, sont la source principale du développement affectif », par conséquent la vraie base du caractère sensible. Par là, il nous semble encore faire trop bon marché du cerveau, organe dominateur, de son autonomie, et du pouvoir qu’il a de vibrer indépendamment des viscères. C’est la réaction cérébrale, et non viscérale, qui constitue précisément la plus haute sensibilité ; et celle-ci ne se développe qu’avec l’intelligence. Chez l’enfant, dont les idées sont encore si peu nombreuses et si peu larges, plaisirs et peines sont accompagnés de véritables tempêtes intérieures ; d’un organe à l’autre, tout fait avalanche : de là les cris, les pleurs, les gestes, les mou venions de la physionomie, le visible envahissement de tout l’organisme ; son chant de triomphe dans la joie, son cri de détresse dans la peine. Mais l’orage viscéral et même nerveux n’est pas l’unique mesure du sentiment ; les douleurs qui font le plus de fracas ne sont pas les plus profondes. C’est dans le cerveau que celles-ci exercent surtout leur action destructive, qui finit par user sympathiquement l’organisme entier.
Aussi importe-t-il de considérer la sensibilité dans ses rapports avec l’intelligence. Ce ne sont pas les sensations brutes, mais les sentiments qui dirigent l’homme, et tout sentiment enveloppe une représentation intellectuelle, image ou idée. L’imagination d’une part, cette première forme de l’intelligence encore voisine de la sensation, et la pensée réfléchie, d’autre part, exercent une influence considérable sur la sensibilité. L’imagination est une des principales conditions du caractère vraiment sensitif. Supposez une vive impressionnabilité nerveuse et viscérale, mais une imagination obtuse, conséquemment une mémoire lente et faible : la sensibilité ne pourra plus s’exercer qu’en présence des objets : une fois ceux-ci disparus du champ de la représentation intellectuelle, tout retombera dans l’ombre et l’indifférence. Un historien de Burke a dit de lui : « Ses passions étaient vives, ce qu’il faut attribuer en grande partie à l’intensité de son imagination. » Bain, là-dessus, se récrie : il soutient que « l’imagination est le résultat des sentiments, non les sentiments celui de l’imagination. » Selon nous, il y a ici effet réciproque, mais l’imagination est absolument nécessaire, comme on l’a vu, pour changer la sensibilité purement nerveuse en sensibilité cérébrale. Les passions n’ont de durée que si on continue de s’en représenter vivement les objets, ce qui suppose une certaine ténacité de la mémoire imaginative. Dugald-Stewart, en ce sens, est allé jusqu’à dire, parlant de la lâcheté : « C’est une maladie de l’imagination. » Au moins peut-on soutenir qu’une vive imagination est nécessaire pour se représenter avec force ; et soudaineté toutes sortes de maux comme s’ils étaient présents ; si, de plus, la volonté est faible, on aura pour résultante la lâcheté.
On sait que l’étude des aphasies, au lieu de s’en tenir à des lois générales sur les troubles du langage, a déterminé certains types particuliers d’imagination, tels que le type auditif, le type visuel, le type moteur, qui emploient pour le langage intérieur des images différentes. M. Pierre Janet a même fait un ingénieux emploi de cette découverte pour l’explication des mémoires alternantes dans le somnambulisme : il a supposé que les sujets passaient d’un type à l’autre et perdaient ainsi ou retrouvaient des systèmes entiers d’images ou souvenirs. Ce qui est certain, c’est que la prédominance de tel mode d’imagination aboutit, par elle-même, à des traits typiques non seulement d’intelligence, mais de sensibilité ; et, plus généralement, de caractère.
Un malade de Charcot, qui avait une excellente mémoire visuelle, la perdit tout d’un coup, et pour les formes et pour les couleurs. Il dut y suppléer par d’autres images, principalement auditives : il entendait les mois résonner comme un écho. Du même coup, sa sensibilité, son caractère tout entier changea. « J’étais auparavant impressionnable, facile à l’enthousiasme, je possédais une riche imagination ; maintenant je suis tranquille et froid, mon imagination n’emporte plus mes pensées, Je suis bien moins susceptible de joie ou de tristesse. » Quand il perdit sa mère, qu’il aimait beaucoup, il n’éprouva pas le chagrin qu’il eût jadis éprouvé, parce qu’il ne pouvait plus voir, par les yeux, de l’esprit, ni la physionomie de sa mère, ni les diverses phases de ses souffrances ; de plus, il ne pouvait assister en imagination aux douloureux effets de cette mort prématurée sur les autres membres de la famille. Ainsi la perte d’une très notable partie de l’imagination, de la plus vivante et de la plus intellectuelle, celle qui fait entrer le monde réel par nos yeux dans notre pensée, avait entraîné la perle d’une notable partie de la sensibilité.
Jusque dans ses régions devenues inconscientes, l’intelligence, avec ses idées et souvenirs, ne cesse pas d’agir encore sur la sensibilité. Toutes les personnes, tous les objets, avec lesquels nous avons été mis en relation par cette faculté qui nous fait sortir de nous-même, laissent en nous des traces : pour échapper à notre regard intérieur, elles n’en subsistent pas moins. Nous avons une mémoire inconsciente qui renferme à l’état latent tout le monde et qui, alors même que nous n’y pensons pas, exerce ; son action sur nos sentiments, sur nos volontés. Les grands chagrins projettent leur ombre sur la vie entière. On ne songe pas sans cesse aux êtres chers qu’on a perdus, et cependant ces absents sont toujours présents au fond de nos cœurs. Un vide immense ; s’est fait en nous comme autour de nous, une sorte de crépuscule a remplacé la pleine lumière ; dans le concert de notre cœur des voix se sont tues, des voix que nous étions habitués à entendre ; et dans ce grand silence, comme en un rêve, elles nous parlent encore : nous les entendons sans le savoir, et parfois nous leur obéissons sans nous en douter.
« Ce n’est pas l’art de la mémoire, disait Thémistocle, c’est l’art de l’oubli qui me serait précieux. » Certes, pour goûter un bonheur égoïste, sans regrets comme sans craintes, il faudrait faire disparaître, faire mourir tout notre passé. Mais les souvenirs qui s’amassent en nous sont la condition même et de nos pensées et de nos sentiments ; en perdant le souvenir, nous perdrions, avec l’intelligence, cette sensibilité plus élevée et plus délicate qui fait notre supériorité sur l’animal. Mieux vaut se proposer un idéal contraire : ne rien oublier, ou du moins n’oublier personne, ne rien laisser s’effacer ni dans sa pensée ni dans son cœur ; et souffrir, s’il le faut, en se disant que c’est la condition de notre rang, de notre dignité parmi les êtres.
D’après ce qui précède, le grand « genre » des sensitifs doit se subdiviser en trois « espèces ». Une fois mis à part, au nombre des « équilibrés, » les sensitifs doués de beaucoup d’intelligence et de beaucoup de volonté, il nous restera trois groupes : 1° les sensitifs ayant peu d’intelligence et peu de volonté ; 2° les sensitifs ayant de l’énergie volontaire, mais peu d’intelligence ; 3° les sensitifs ayant peu de volonté, mais beaucoup d’intelligence. Dans le premier groupe, la sensibilité nerveuse est presque seule en évidence : elle prédomine aux dépens de tout le reste. Nous nous rapprochons du type de l’enfant et même du type de l’animal. Le cerveau étant peu développé, les émotions restent plus viscérales que cérébrales. C’est ce qui fait que ces caractères méritent par excellence le nom d’ « émotifs », car l’émotion est, selon la remarque ! de Bichat, en grande partie produite par les contre-coups du plaisir ou de la douleur dans les viscères. Le « trouble de l’âme », peturbatio animi, est ici le reflet du trouble organique.