Histoire générale du mouvement janséniste depuis ses origines jusqu'à nos jours - Augustin Gazier - E-Book

Histoire générale du mouvement janséniste depuis ses origines jusqu'à nos jours E-Book

Augustin Gazier

0,0

Beschreibung

Extrait : "Au temps de Port-Royal, les évêques de France avaient été constamment mêlés aux querelles religieuses, et c'est l'intervention d'un grand nombre d'entre eux qui a rendu possible en 1668 la paix de Clément IX. Au temps de la bulle Unigenitus, c'est la mésintelligence des prélats français qui a éternisé la lutte et rendu les accommodements impossibles"

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 380

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Chapitre XVIII

Les évêques de France et la Bulle – Le cardinal Fleury ; le théatin Boyer – Vintimille archevêque de Paris – Languet de Gergy – Mort de Colbert et de Soanen – Bossuet évêque de Troyes – Caylus évêque d’Auxerre – Ségur, Rastignac et Souillac – Condamnation du Père Pichon par quarante évêques

Au temps de Port-Royal, les évêques de France avaient été constamment mêlés aux querelles religieuses, et c’est l’intervention d’un grand nombre d’entre eux qui a rendu possible en 1668 la Paix de Clément IX. Au temps de la Bulle Unigenitus, c’est la mésintelligence des prélats français qui a éternisé la lutte et Tendu les accommodements impossibles. Louis XIV avait dû soumettre aux évêques du royaume la constitution qu’il avait demandée au pape ; il avait escompté une adhésion presque unanime, et il vit avant de mourir qu’il s’était trompé lourdement. Après lui, le Régent eut encore recours aux évêques pour tâcher d’arriver à des compromis ; mais le fameux corps de doctrine élaboré en 1720 par une centaine de prélats des deux partis ne pacifia pas l’Église de France. Après comme avant la Déclaration qui était l’œuvre de Dubois, il y eut parmi eux des acceptants fougueux et intolérants ; d’autres n’acceptèrent que conditionnellement, d’autres enfin refusèrent de la manière la plus absolue. On a vu dans les chapitres précédents le rôle des uns et des autres ; Bissy évêque de Meaux et successeur immédiat de Bossuet, le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, le cardinal de Mailly, archevêque de Reims, l’ancien jésuite Belsunce, évêque de Marseille et l’invraisemblable Languet de Gergy, évêque de Soissons et ensuite archevêque de Sens, furent à la tête de ceux qui voulaient assurer à tout prix le triomphe de la Bulle. Les appelants reconnaissaient pour chefs les quatre premiers d’entre eux : Colbert, La Broue, de Langle et Soanen, et à la tête du tiers parti se trouva longtemps le cardinal de Noailles, archevêque de Paris.

À dater de 1726, et durant les dix-sept années qui suivirent, la France fut gouvernée par un évêque, le cardinal Fleury, (1653-1743), qui exerça sans en avoir le titre les fonctions de premier ministre, et qui sous une apparence débonnaire fut un despote. Quarante mille lettres de cachet expédiées sous son ministère montrent le cas qu’il faisait de la liberté individuelle. Ancien évêque de Fréjus et nommé par Louis XIV précepteur de Louis XV, Fleury avait soixante-treize ans quand il remplaça en 1726 le duc de Bourbon disgracié. Il adopta la politique religieuse du Régent, et fit de l’acceptation de la Bulle Unigenitus une question de principe et une affaire d’État. Ce n’était pas le fanatisme qui le faisait agir, car il avait dans sa jeunesse contresigné la Déclaration de 1682, et comme évêque de Fréjus, il avait dans ses instructions pastorales établi formellement les dogmes augustiniens de la Grâce efficace par elle-même et de la Prédestination gratuite. Il jugeait très sévèrement la Bulle de Clément XI, et néanmoins il s’employa dix-sept années durant à la faire reconnaître comme loi de l’Église et comme loi de l’État. Tous les actes de rigueur contre les Parlements, contre les évêques appelants et contre les ordres religieux ont été inspirés par lui ; il a persécuté Soanen, Colbert, Caylus, Noailles même, et une infinité d’autres ; il a avili la Sorbonne et désorganisé l’Université ; enfin il a nommé un certain nombre d’évêques fanatiques et intolérants, tels que Charancy, Condorcet, Poncet de la Rivière, Hérelle de Montmorin, qui ont inauguré peu de temps après sa mort le régime odieux des billets de confession et des refus de sacrements. Il a beaucoup contribué à la capitulation finale du chancelier Daguesseau, et néanmoins il a été jugé très sévèrement par l’avocat général Daguesseau de Plimont, un des fils du chancelier, dans ses Mémoires inédits. L’auteur de ces Mémoires parle des injustices et des violences de Fleury, de ses sentiments de jalousie, de haine, de vengeance ; il l’accuse d’avoir donné à la France victorieuse en 1738 « une paix honteuse et misérable ». Il dit enfin que l’on amusait la vieillesse du cardinal du récit des persécutions faites aux jansénistes, et que ses flatteurs lui décernaient les titres de pacificateur de l’univers et de prochain pacificateur de la religion. « Que doit-on attendre, ajoute-t-il, d’un vieillard soupçonneux, violent par faiblesse, et qui suit les passions d’une armée de prestolets furieux ? » La conclusion de Daguesseau de Plimont était que la guerre religieuse entreprise par Fleury serait « le déshonneur du règne de Louis XV ». L’histoire ne va pas aussi loin ; elle sait gré au cardinal Fleury du bien qu’il a fait en remettant un peu d’ordre dans nos finances, mais elle reconnaît que sa politique religieuse, tracassière et violente, a eu des résultats désastreux.

Cette politique fut continuée par l’ancien évêque de Mirepoix, par le théatin Boyer, créature de Fleury, qui eut après lui ce qu’on appelait la feuille des bénéfices, c’est-à-dire le ministère des cultes. Boyer (1675-1755) était prédestiné au rôle qu’il a joué dans l’histoire religieuse de la France ; il avait quatre frères moines et quatre sœurs religieuses, et ses panégyristes l’ont représenté comme ayant surtout les vertus monacales. Grand ami des Jésuites, c’était un constitutionnaire militant, et son zèle intolérant s’est manifesté partout, même à l’Académie française, car c’est à cause de lui surtout que Piron ne fut pas même académicien. Évêque de Mirepoix en 1730, il fut en 1736 préféré à Massillon pour le poste de précepteur du dauphin, père de Louis XVI, et il fit de ce prince un dévot et presque un bigot. Chargé des affaires ecclésiastiques après la mort de Fleury, il le fit regretter, car il n’avait pas ses manières engageantes et son urbanité. Il fonça sur les adversaires de la Bulle, et il fit pleuvoir les lettres de cachet ; il s’attaqua simultanément aux Doctrinaires, aux Oratoriens, aux Génovéfains, et il ne craignit pas de se commettre avec le duc d’Orléans, fils du Régent qui protégeait ces derniers, et qui, après avoir vécu comme un saint, mourut privé de sacrements en 1752, parce qu’il n’acceptait pas la Bulle. Quand Boyer mourut octogénaire en 1755, l’Église de France était en feu à cause des billets de confession et des refus de sacrements.

Fleury et Boyer pesaient de tout leur poids sur le successeur de Noailles, sur L’archevêque de Vintimille, qui aurait été volontiers modéré, mais qui souhaitait ardemment de mourir cardinal, et qui devenait violent quand ses maîtres faisaient, suivant son expression, « sonner la grosse cloche », quand ils parlaient au nom du roi. C’est un personnage étrange que ce prélat qui occupa le siège de Paris de 1729 à 1746, et l’histoire de ses contradictions et de ses inconséquences montre bien dans quel chaos l’affaire de la Bulle avait plongé l’Église de France. Charles-Gaspard de Vintimille du Luc, né en 1655, avait été évêque de Marseille et archevêque d’Aix avant d’être appelé par le roi, c’est-à-dire par Fleury, à recueillir la lourde succession du cardinal de Noailles en 1729. Sans être un fanatique comme Languet de Gergy, Belsunce ou Bissy, il avait fait preuve de zèle en approuvant Tencin et le concile d’Embrun, et Fleury comptait sur lui pour amener à composition le clergé de Paris, dont les douze ou quinze cents prêtres avaient pour la Bulle une aversion profonde. Vintimille débuta par un succès, car il obligea le chapitre de Notre-Dame à révoquer son appel, et il osa se vanter que dans quatre mois il n’y aurait plus à Paris un seul appelant. Or il trouva en face de lui un grand nombre de curés inamovibles qui s’étaient syndiqués et qu’il ne put jamais réduire. Ceux qui appartenaient à des ordres religieux, comme les Génovéfains Blondel et Pomard, curés de Saint-Étienne-du-Mont et de Saint-Médard, furent déplacés d’accord avec leurs supérieurs ; mais il en restait beaucoup d’autres contre lesquels on ne pouvait rien ; on se contenta de les annihiler en les entourant de vicaires et de prêtres dont on était sûr. Mais quelle étrange situation ! La première instruction pastorale du nouvel archevêque pour l’acceptation de la Bulle était adressée non pas au clergé, mais ans fidèles, et les curés, au nombre de vingt-huit, se dressèrent devant l’archevêque pour lui demander de ne pas désorganiser leurs paroisses. Une autre fois, ils l’invitèrent à continuer les informations commencées par son prédécesseur au sujet de quelques miracles du diacre Paris ; partout enfin il les trouvait sur son chemin pour contrecarrer ses projets en faveur de la Bulle. Il se plaignait officiellement au roi, en disant qu’il était honni et méprisé dans son diocèse. « J’en crèverai », disait-il, car ce prélat bon vivant avait une grande verdeur de langage et beaucoup d’esprit. Découragé, il écrivit un jour que les évêques n’avaient plus qu’à brûler leurs mitres et à les remplacer par des bonnets de nuit. Pour obéir à Fleury qui le harcelait, il demandait la fermeture du cimetière de Saint-Médard ; il publiait les malencontreux mandements dont il a été parlé ci-dessus, notamment celui qui condamnait les Nouvelles ecclésiastiques, et il voyait les curés refuser absolument d’en donner lecture, ou les fidèles sortir en foule pendant qu’on le lisait.

Dix ans après son arrivée, il y avait encore à Paris vingt curés qui lui résistaient en face, et quelques-uns d’entre eux, comme Rochebouet, curé de Saint-Germain-le-Vieux dans la Cité, étaient des convulsionnistes avérés. Un libelliste put même dire à Vintimille que sa conduite envers ses curés rebelles était inexplicable et scandaleuse, car s’il croyait sincèrement que la Bulle Unigenitus fût une loi de l’Église, il avait le devoir d’interdire et d’excommunier les curés qui la rejetaient, parce que c’étaient des corrupteurs et des êtres malfaisants. Or il était en relations constantes avec eux, et il les accueillait avec bonté quand les affaires de leurs paroisses les amenaient à l’archevêché. Au dire d’un historien du temps, Vintimille « n’a pas entièrement exécuté le dessein d’interdire tous les opposants ; il a prolongé peu à peu, pendant longtemps les pouvoirs de plusieurs d’entre eux ; il les a même rendus à quelques-uns, tantôt par égard pour les besoins et les désirs des paroisses, tantôt par complaisance pour des personnes d’un rang distingué, de sorte qu’à sa mort il y avait encore des appelants approuvés ».

Il y a plus : Vintimille avait à cœur de doter l’Église de Paris d’un Bréviaire et d’un Missel qui pussent donner pleine satisfaction à ses diocésains. Il y travailla lui-même avec ardeur, et il y fit travailler les personnes les plus capables de mener à bien une pareille entreprise. Or il ne les rencontra pas parmi ceux qui acceptaient la Bulle Unigenitus, et il se vit contraint de recourir à des appelants et à des jansénistes. L’auteur du Bréviaire est l’oratorien Vigier, et c’est l’ancien recteur Charles Coffin (1676-1749) qui a versifié les belles hymnes qui ont été chantées jusqu’en 1872. Le Missel est l’œuvre du célèbre Mésenguy (1677-1763). Il est arrivé ainsi que Vintimille s’est contredit lui-même de la façon la plus extraordinaire. Il employait toute son autorité pour faire triompher la Bulle, et c’était par son autorité que les vérités condamnées par la Bulle éclataient de tous côtés dans les chants et dans les prières de l’Église. Le Bréviaire de 1736 et le Missel de 1738 sont la réfutation perpétuelle des erreurs du molinisme et la glorification de l’augustinisme et du thomisme. On comprend que la rage des Jésuites se soit attaquée à ce Bréviaire, non pas à cause des scandaleuses illustrations de Boucher qu’il fallut supprimer dès la première édition, mais à cause du texte même, qui leur faisait juger monstrueux un pareil ouvrage « masse d’un levain empesté et corrompu, capable d’empoisonner tout ce qu’elle touche ». Vintimille ne s’émut pas, et pour rendre la contradiction encore plus complète, il fit traduire en français le Bréviaire et le Missel, et ses traductions, répandues, à des millions d’exemplaires à Paris et dans la France entière, remplacèrent avantageusement les Réflexions morales de Quesnel. Elles mirent l’Écriture sainte à la portée de tout le monde, comme le voulaient les 79e et 80e des propositions condamnées par la Bulle-Rien n’a plus contribué à discréditer cette Bulle tant prônée par Vintimille que la lecture et la méditation du Bréviaire et du Missel publiés par ses ordres. Voici enfin, pour permettre au lecteur de juger Vintimille en connaissance de cause, deux lettres de cet archevêque. La première, écrite en 1739, était adressée à Massillon : « Il y a environ dix ans, mon cher seigneur, que je suis archevêque de Paris. On m’a fait faire bien du mal à ces pauvres Jansénistes. Cependant je n’ai jamais trouvé que d’honnêtes gens parmi eux. Ce sont ces malheureux Jésuites qui sont la cause de tous nos maux. Tant que ces boutefeux subsisteront, il n’y aura de paix ni dans l’Église ni dans l’État. »

L’autre lettre, encore plus ancienne, fut écrite en 1732 au cardinal Fleury. « Ma foi, Monseigneur, disait Vintimille, je perds tête dans toutes ces malheureuses affaires qui affligent l’Église. J’en ai le cœur flétri, et je ne vois nul jour de soutenir cette Église de France que par un moyen que V.E. ne goûte point, qui est d’assembler un concile national, et de nous dire à la franquette les uns et les autres ce que nous entendons par chacune des propositions [ de la Bulle ], le bien que nous approuvons, le mal que nous rejetons ; et après frapper brutalement sur les uns et sur les autres qui ne voudront point nous suivre ; et si Rome ne veut point se rendre facile à ce que nous aurons fait, lui renvoyer sa Constitution. Ce projet, je l’avoue, que j’ai fait plus d’une fois et que mon chagrin me fait faire, mérite quelque attention ; mais en vérité on se lasse de battre l’air et l’eau inutilement. »

Vintimille survécut trois ans au cardinal Fleury, et il ne témoigna pas à l’évêque de Mirepoix, son successeur, toute la docilité désirable. Après la publication du Bréviaire, il ne pouvait plus espérer la pourpre cardinalice, car les Jésuites s’y opposaient absolument. Il mourut en 1746, et on le remplaça par un fanatique, Gigault de Bellefont, archevêque d’Arles. Ce dernier se proposait d’exterminer tous les appelants, mais quarante jours après son installation, en chantant à Notre-Dame un Te Deum, il fut atteint de la petite vérole pourprée. Tous ceux qui l’entouraient s’enfuirent ; il fut assisté par le seul frère Stanislas, de la Charité ; « renommé, dit un contemporain, par sa science en médecine et par son jansénisme ». Il eut pour successeur le trop célèbre Christophe de Beaumont, dont il sera longuement question dans la suite de cette histoire.

Le diocèse de Paris a donc été bien troublé durant la première moitié du XVIIIe siècle par les affaires de la Bulle ; et il en fut de même de tous les autres, que leurs évêques fussent ou non des acceptants. Parmi ces derniers, qui ne furent pas tous des adeptes fervents, il s’en est trouvé de très ardents qui furent très âpres à la lutte, et celui qui doit figurer au premier rang, c’est le successeur de Bossuet, Bissy, jadis admirateur de Quesnel, à qui son revirement procura le chapeau de cardinal et la riche abbaye de Saint-Germain des Prés. Ce grand profiteur de la Bulle mourut en 1737, et il persécuta les appelants jusqu’à son dernier jour. Belsunce, qui ne fut pas moins ami des Jésuites, fut encore plus violent que Bissy ; mais il était plus désintéressé ; il ne fut ni cardinal, ni archevêque, et il était toujours évêque de Marseille et toujours aussi intraitable au sujet de la Bulle, quand il mourut à quatre-vingt-quatre ans en 1755. Le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, mourut septuagénaire en 1749. Mais le plus actif, le plus turbulent des constitutionnaires, ce fut sans contredit Joseph Languet de Gergy (1677-1753). Évêque de Soissons, et ensuite archevêque de Sens, il ne cessa pas de batailler en faveur de la Bulle Unigenitus et des Jésuites. Il écrivit contre Colbert évêque de Montpellier, contre Soanen prisonnier, contre Caylus, évêque d’Auxerre, contre Bossuet, évêque de Troyes, contre tout le monde enfin, et même contre soixante curés de son diocèse. On avait imprimé en deux volumes in-folio la collection complète de ses ouvrages de polémique traduits en latin, mais le gouvernement supprima cette édition. Languet de Gergy avait dû supprimer lui-même, en 1729, un ouvrage d’un autre genre, dont il était l’auteur, La vie de Marie Alacoque. L’archevêque de Vienne indigné voulait déférer ce livre à l’assemblée du clergé ; le public le jugea de même extravagant, ridicule et d’une indécence révoltante. C’est à Languet de Gergy biographe de la célèbre visitandine aujourd’hui canonisée, que la littérature française est redevable du beau Discours sur le style. Buffon remplaça l’archevêque de Sens à l’Académie française en 1753, et contrairement à l’usage, il ne fit pas l’éloge de son prédécesseur ; il avait, disait-il, peur du coq à l’âne. Moncrif, qui répondait à Buffon, se contenta de louer les mœurs de Languet de Gergy, et il crut devoir ajouter qu’il était « impétueux et inflexible dans ses principes ». Il eut pour successeur à Sens Paul d’Albert de Luynes, évêque de Bayeux, qui ne fut pas moins zélé pour la Bulle, et qui mourut cardinal.

Les évêques appelants étaient morts les uns après les autres avant la fin du ministère de Fleury, et on leur avait donné des successeurs choisis avec le plus grand soin, de manière à bien assurer le triomphe de la Bulle. Le Broue, évêque de Mirepoix, était mort en 1720, l’année même du fameux accommodement de Dubois qui occasionna, comme on l’a vu, un réappel presque général, – De Langle, évêque de Boulogne mourut en 1724. – Colbert, évêque de Montpellier, avait été cette même année l’objet des rigueurs de la cour. On avait saisi tous ses revenus ; on l’avait même réduit à acheter de ses deniers les légumes de son potager de la Vérune, et les sommes ainsi confisquées durant quatorze ans furent données cyniquement aux jésuites de Montpellier, qui se construisirent une belle église et donnèrent de grandes fêtes aux frais de l’évêque. Colbert reçut l’ordre de ne pas mettre le pied hors de son diocèse ; il lui fut défendu de paraître aux États, dont il était membre de droit, et il se vit menacé d’être traité comme l’avait été au concile d’Embrun son confrère Soanen. Mais rien ne put abattre cet évêque intrépide. Il ne cessa pas de s’adresser au roi, au pape, aux ministres pour défendre ce qu’il savait être la vérité. Il publia lettres sur lettres, mandements sur mandements, et, quand il mourut à soixante-quatorze ans en 1738, il put être pleuré en ces termes par Soanen prisonnier : « Son nom doit être à jamais chéri de l’Église de France, puisqu’elle a trouvé dans son courage un vengeur intrépide de ses précieuses maximes. Qu’il vive dans nos cœurs, ce prélat si digne de la vénération qu’il s’est acquise, la gloire et l’ornement de notre siècle, le modèle des forts et le soutien des faibles, le docteur et presque le martyr des saintes vérités que la Bulle Unigenitus a condamnées. »

Soanen avait quatre-vingt-douze ans quand il écrivait cet éloge ; il était toujours détenu à la Chaise-Dieu, dont le cardinal de Rohan était abbé, mais il était vénéré par les moines qui l’entouraient et il correspondait librement avec ses amis. Il s’intitulait, comme autrefois saint Paul, prisonnier de Jésus Christ, vinctus in Christo. Il mourut le 25 décembre 1740, laissant un beau testament spirituel dans lequel il se déclarait catholique apostolique et romain, nettement antijanséniste mais appelant et réappelant de la Bulle Unigenitus.

Avec lui disparurent ceux qu’on appelle proprement les quatre appelants ; mais il y en avait d’autres dont les noms doivent être conservés. C’est en premier lieu François-Armand de Lorraine, évêque de Bayeux (1665-1728). Son opposition à la Bulle était si bien connue qu’en 1725 on voulut assembler pour le juger un concile provincial. Il fut l’un des douze qui protestèrent avec Noailles en 1727 contre la condamnation de l’évêque de Senez ; il mourut paisiblement à Paris l’année suivante, mais le chapitre de Bayeux refusa de célébrer pour lui un service funèbre, et l’on osa dire en chaire dans sa cathédrale qu’il était certainement damné.

L’évêque de Pamiers, Jean-Baptiste de Verthamon, était dans les mêmes sentiments quand il mourut âgé de quatre-vingt-dix ans en 1735, et son nom figure avec honneur dans le Petit Nécrologe des amis de la vérité. Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Troyes (1661-1743), était neveu de l’évêque de Meaux, et il hérita de toute la haine que les Jésuites avaient conçue contre son oncle. On sait que la jeunesse de l’abbé Bossuet avait été orageuse, et qu’il attrista les derniers jours de l’évêque de Meaux. Il aurait voulu être son coadjuteur et son successeur, et pour y parvenir il contraignit ce malheureux vieillard à faire des démarches humiliantes et fâcheuses. Mais les Jésuites s’opposèrent absolument à son entrée dans l’épiscopat ; il devint évêque en 1716 seulement, à cinquante-cinq ans, parce qu’ils n’étaient plus là pour lui barrer la route. Évêque de Troyes durant vingt-six ans, il a mérité les éloges qui lui ont été décernés par le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques et par un biographe anonyme. Mais il fut constamment en butte à l’animosité des Jésuites, surtout quand il entreprit de publier les œuvres de son oncle, les Élévations sur les mystères, si analogues aux Réflexions morales de Quesnel, les Méditations sur l’Évangile, la Défense de la déclaration de 1682, etc. Il se vit perpétuellement accusé de jansénisme. Il se déclara nettement contre la Bulle, sans néanmoins interjeter un appel en règle ; il répondit avec vigueur aux attaques dont il était l’objet ; mais surtout il accueillit avec empressement dans son diocèse les prêtres et les religieuses que l’on persécutait ailleurs à cause de la Bulle. Tous vivaient en paix auprès de lui, et c’est grâce à lui que la bibliothèque de Troyes est aujourd’hui si riche en documents relatifs à l’histoire de Port-Royal et du jansénisme. En 1742, il fut traité par des neveux indignes comme il avait lui-même traité son oncle quarante ans auparavant ; ils le contraignirent même à donner sa démission. Il eut le chagrin de se voir remplacé par un constitutionnaire fanatique et violent, Poncet de la Rivière, et il mourut en 1743, âgé de quatre-vingt-deux ans. Il était suffragant de l’archevêque de Sens, Languet de Gergy, et il eut à lutter contre cet archevêque de concert avec un autre suffragant, l’évêque d’Auxerre, Charles de Caylus, dont il faut maintenant parler en quelques mots.

Charles-Daniel de Lévis de Tubières de Caylus (1669-1754) avait été à bonne école dans sa jeunesse, car il fut en relations suivies avec Bossuet et avec Noailles. Il devint évêque d’Auxerre en 1705, sans doute sur la recommandation de Mme de Maintenon, dont son frère avait épousé la nièce. Il rejeta la Bulle en 1720 et en 1780 ; en 1727, il protesta contre le concile d’Embrun, et fut pour ce motif condamné à ne jamais sortir de son diocèse. Mais il n’alla pas, semble-t-il, jusqu’à l’appel en forme. Il fut durant les quarante-neuf années de son épiscopat en guerre ouverte avec les Jésuites et avec l’archevêque de Sens. Louis XV et Benoît XIV admiraient ses vertus ; mais Boyer empêcha qu’on ne fît son oraison funèbre. Le jansénisme de Caylus a laissé dans le diocèse d’Auxerre des traces profondes et durables.

À ces évêques franchement opposés à la Bulle Unigenitus, il en faut joindre quelques autres dont l’histoire présente des particularités curieuses, tels furent l’ancien évêque de Saint-Papoul, Jean-Charles de Ségur, l’archevêque de Tours, Louis-Jacques de Rastignac, et Georges de Souillac, évêque de Lodève. Ségur fut d’abord appelant de la Bulle en 1718, à titre d’oratorien ; il révoqua son appel en 1721 et devint évêque de Saint-Papoul en Languedoc en 1723 ; il fut même question de lui en 1781 pour l’archevêché de Lyon. Mais dès 1732 il fut pris de remords, et après avoir résisté quelque temps, il consulta Soanen et Colbert, et sur leur avis il se démit de son évêché en 1735 ; il demanda publiquement pardon à l’Église de ses démarches en faveur de la Bulle, et il vécut dans la retraite. Il mourut à Paris, simple paroissien de Saint-Gervais en 1748. Son éloge fut prononcé dans cette église par le curé François Feu, appelant et réappelant, qui mourut dans l’exercice de son ministère en 1761.

L’archevêque de Tours, Rastignac, n’a jamais rejeté la Bulle ; il a même été un de ses plus grands défenseurs. Élevé en 1724 sur le siège de Tours, dans un diocèse où les appelants étaient nombreux, on le vit à maintes reprises signaler son zèle pour la Bulle ; il eut même recours à la violence pour la faire triompher. Et tout à coup, en 1749, après avoir comme beaucoup d’autres évêques condamné le livre du Père Pichon sur La Fréquente Communion, il publia une Instruction pastorale sur la justice chrétienne dont les Nouvelles ecclésiastiques ont dit le plus grand bien, que Colbert, Soanen et tous les appelants auraient approuvée sans réserve, Le Dictionnaire des livres jansénistes du Père Patouillet a dit qu’elle était scandaleuse, et qu’elle renfermait d’un bout à l’autre le baïanisme, le jansénisme et le quesnellisme. Attaqué par le cardinal de Rohan et par les Jésuites, Rastignac prit énergiquement la défense de son Instruction pastorale, et il se proposait de continuer ; mais comme le dit cyniquement Patouillet, il mourut en 1750 « d’une indigestion » à l’âge de soixante-cinq ans. Or l’autopsie a trouvé dans les entrailles du malheureux prélat des traces de poison, et l’on se hâta de faire le silence sur cette fin tragique. Rastignac avait accepté la Bulle sans la moindre réserve, et dans une lettre à Boyer, écrite l’année même de sa mort, il l’acceptait de même ; et néanmoins le Dictionnaire des livres jansénistes, qui lui a consacré plus de vingt pages, l’accuse formellement d’avoir réédité en les aggravant plus de trente propositions de Quesnel condamnées par la constitution de Clément XI.

Le cas de l’évêque de Lodève, Georges de Souillac, n’est pas moins extraordinaire. Il fut évêque dix-huit ans (1732-1750) ; il avait accepté la Bulle sans difficulté, et il déclara dans son testament qu’il persistait à la recevoir purement et simplement. Néanmoins il avait le plus profond respect pour les hommes et pour les choses de Port-Royal ; il approuvait la conduite des quatre évêques appelants de 1717, et il aurait, disait-il, ambitionné l’honneur d’être le cinquième. Mais il craignait jusqu’à l’ombre du schisme, et il croyait pouvoir céder sur ce point, ce qui lui permettait d’enseigner et de défendre la bonne doctrine, c’est-à-dire celle de saint Augustin, si fort exaltée par Benoît XIII. Il raisonnait en cela comme autrefois l’abbé de Rancé au sujet du Formulaire, comme le Père La Valette, général de l’Oratoire, et il se comparait à Timothée, disciple de saint Paul, qui s’était soumis à la circoncision afin de pouvoir mieux évangéliser les Juifs. En 1748, Georges de Souillac publia, comme la plupart de ses confrères, une instruction pastorale contre le Père Pichon ; elle est considérée comme la meilleure de toutes ; et presque aussitôt parurent quatre volumes de conférences ecclésiastiques connues sous le nom de Conférences de Lodève. Voici ce qu’en disait un contemporain : « Les vérités les plus importantes de la religion, et surtout celles que les Jésuites tâchent d’obscurcir, sont développées dans cet ouvrage avec une lumière et une onction qui prouvent combien l’auteur avait profité de l’étude de saint Augustin, dont il avait fait longtemps ses délices avant d’être élevé à l’épiscopat. On peut dire de cet excellent ouvrage, aussi bien que des deux derniers de M. de Rastignac, qu’il n’y a aucun appelant qui n’y reconnaisse ses sentiments. » Le Dictionnaire des Livres jansénistes de 1752 n’est pas aussi élogieux ; il affecte de mépriser Souillac, et de le mettre lui aussi de « niveau avec Baius, Jansénius et Quesnel ». En un mot, les Conférences de Lodève sont un livre pernicieux, plein d’erreurs et de faussetés, au dire du Père Patouillet et des Jésuites.

C’est un fait bien digne d’attention que l’apparition de livres aussi franchement augustiniens, et par conséquent jansénistes, publiés par des prélats qui acceptaient la Bulle sans la moindre difficulté. On cesse de s’en étonner quand on voit quarante évêques imiter leur exemple et condamner avec ensemble, sans néanmoins s’être concertés, le livre du jésuite Pichon sur La Fréquente Communion. C’est une histoire très curieuse, qui se rattache directement à celle de la Bulle Unigenitus ; il n’est donc pas hors de propos de lui consacrer quelques pages dans un chapitre où l’on étudie le rôle des évêques français dans l’affaire de la Bulle.

Encouragé par la condamnation des 87e et 88e propositions de Quesnel, qui sont relatives au délai de l’absolution, le Père Pichon crut pouvoir, en 1745, revenir sur une question débattue cent ans auparavant entre le jésuite de Sesmaisons et le docteur Arnauld. On sait ce qui s’était passé en 1643. Le Père de Sesmaisons avait soutenu que plus on est dénué de grâce, plus on doit communier hardiment, et que les chrétiens qui sont « si attachés au monde que de merveille » font très bien de communier très souvent. C’est pour réfuter ce blasphème qu’Arnauld composa La Fréquente Communion, qui préconisait la communion très fréquente et même quotidienne, mais à condition d’y apporter la préparation et les dispositions que l’Église a de tout temps jugées nécessaires. Attaqué par les Jésuites avec fureur, Arnauld a finalement triomphé ; son livre a été jugé admirable même par ses ennemis, même par l’archevêque Péréfixe ; il a été durant un siècle le manuel et le guide des confesseurs et des pasteurs qui n’acceptaient pas les yeux fermés les doctrines des Jésuites. En 1745, le petit livre du Père Pichon parut sous le titre suivant : L’esprit de Jésus-Christ et de l’Église sur la fréquente communion ; c’était l’équivalent du titre d’Arnauld. Il avait adopté la forme dialoguée, et il était dédié à la reine de Pologne, épouse de Stanislas Leczinski et mère de la reine de France. Approuvé par trois théologiens de la Compagnie de Jésus et par le docteur Marcilly, censeur royal, prôné par les journalistes de Trévoux et lancé comme savaient le faire les Jésuites, l’ouvrage du Père Pichon avait beaucoup de succès, et les évêques qui avaient accepté la Bulle ne se doutaient même pas qu’un pareil livre pût être dangereux. Ce fut l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques qui sonna le tocsin en 1747. Fidèle à ses habitudes, le nouvelliste ne se contenta pas de juger le livre avec une grande sévérité, il en donna de longs extraits bien choisis, et l’effet produit par une attaque si habile fut immédiat. Caylus, évêque d’Auxerre, ouvrit le feu, mais son intervention ne troubla pas les Jésuites, parce que, disaient-ils, le nom de cet évêque hérétique était pour tout bon catholique un préservatif contre son Instruction pastorale. Mais d’autres évêques s’émurent, et les Jésuites inquiets négocièrent ; ils promirent que l’ouvrage serait revu soigneusement et corrigé dans une nouvelle édition. Il était trop tard, et d’ailleurs, suivant la judicieuse remarque de Guenet, évêque de Saint-Pons, un livre si contraire au véritable esprit de Jésus-Christ et de l’Église ne pouvait être réformé qu’en le supprimant et en lui substituant un autre livre. Aussi les instructions pastorales commencèrent-elles à se succéder. L’archevêque de Tours intervint, et en attendant des explications plus amples qui ne tardèrent pas à paraître, il défendit à ses diocésains la lecture du livre, qu’il jugeait abominable. L’évêque de Soissons, Fitz-James, donna une Ordonnance et une Instruction pastorales très fortes, et l’archevêque de Sens, Languet de Gergy lui-même, se vit contraint de parler dans le même sens et de condamner sévèrement l’ouvrage qu’il avait d’abord approuvé. En vain on s’efforça de corriger le livre, et Daguesseau, dont le revirement en faveur de la Bulle et des Jésuites était alors complet, vint au secours du Père Pichon en détresse et se fit même son collaborateur. Il prépara en vue d’une nouvelle édition trente-huit pages in-folio écrites de sa main, et il les remit au grand protecteur du jésuite incriminé, à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Mais le soulèvement était général ; les promesses de modifications ne suffisant plus, il fallut en venir à une rétractation formelle. Le Père Pichon s’y résigna le 24 janvier 1748, et, pour la présenter au public, il eut recours à Christophe de Beaumont, qui voulait absolument garder le silence et qui en fut empêché par les objurgations comminatoires de Boyer et de Daguesseau. L’archevêque obéit, et il publia une Lettre aux curés et aux confesseurs de son diocèse, par laquelle il présentait sèchement en une page et demie la déclaration par laquelle Pichon « désavouait son ouvrage, le rétractait et le condamnait de tout son cœur ».

La rétractation fut jugée insuffisante et par trop jésuitique, d’autant plus que les éditions du livre condamné se multipliaient, qu’elles étaient toutes conformes à la première, et qu’on les distribuait en tous lieux. Aussi vit-on surgir de tous côtés les Instructions pastorales, les mandements plus ou moins développés, les condamnations et les interdictions ; on se serait cru revenu au temps du Père Pirot et de la fameuse Apologie des Casuistes condamnée en 1656 par presque tous les évêques de France. Vingt-cinq ou trente prélats se signalèrent en cette occasion, et l’on a justement admiré quelques-unes de leurs Instructions pastorales, en particulier, celles de Bazin de Bezons, évêque de Carcassonne, « un chef-d’œuvre de lumière et de piété », de Souillac, évêque de Lodève, de Fitz-James, évêque de Soissons, du sulpicien Guenet, évêque de Saint-Pons, qui parlait du Père Pichon et de son livre avec horreur. L’évêque de Marseille, Belsunce, qui avait approuvé le livre, le censura en une page comme contenant « des choses répréhensibles ». Seul en France l’évêque de Montpellier, Charancy, prit ouvertement la défense du Père Pichon mais il n’eut pas le temps de déployer son zèle, car il mourut subitement en 1748, laissant à un Allemand le triste honneur de glorifier Pichon et de porter aux nues « le bel ouvrage qu’il avait fait pour le ciel ». Ce sont les propres expressions de l’évêque de Bâle Joseph-Guillaume de Rinck de Baldenstein, prince du Saint-Empire, et cet évêque condamnait sévèrement la rétractation que le Père Pichon avait faite, et qui était due, disait le prélat, « à un excès d’humilité et à une obéissance un peu trop aveugle. » Grisé par ces éloges, Pichon voulait tenir tête à l’orage, et il intriguait pour obtenir des témoignages semblables ; mais la cour eut connaissance de ces manœuvres, et le Père Pichon, qui était en Alsace, reçut au mois d’août 1748 une lettre de cachet qui l’exilait dans la petite ville de Mauriac, au fond de l’Auvergne. Ainsi finit l’histoire d’un livre qui avait fait tant de bruit durant quelques années ; mais le pichonisme était fondé ; il est aujourd’hui florissant dans les couvents de femmes et même ailleurs ; il fait de la communion très fréquente et même quotidienne le remède à tous les maux.

Avec cette réfutation du Père Pichon, l’Église de France était ramenée d’un siècle en arrière, et les mandements des évêques étaient pour ainsi dire la monnaie du livre d’Antoine Arnauld sur la fréquente communion. Mais l’illustre docteur n’a pas été nommé une seule fois par ceux qui se sont servis de son ouvrage pour foudroyer un nouveau Père de Sesmaisons. Caylus seul, qui n’avait rien à ménager, a parlé longuement de la Fréquente Communion et du docteur Arnauld son auteur ; les autres auraient très mal servi leur cause s’ils avaient emprunté leurs arguments à un livre que le Père Pichon prétendait réfuter, s’ils avaient pris la défense d’Arnauld contre un auteur qui l’appelait (p 239 et suiv.) « chef de cabale qui s’est fait chasser de France, novateur plein de mépris pour l’Église, faux docteur, mort excommunié avec toute la réputation d’un chef de parti révolté contre toutes les puissances ecclésiastiques et séculières. » On fit donc intervenir les Pères, les Conciles, saint Charles Borromée et saint François de Sales ; Arnauld qui les avait cités et commentés fut laissé dans l’ombre ; et cependant son souvenir était présent à toutes les mémoires, et en définitive c’est lui qui triompha des Jésuites en 1748 comme en 1643.

Les insultes que lui avait prodiguées le Père Pichon furent d’ailleurs relevées par son arrière neveu l’abbé de Pomponne, qui voulait s’en plaindre au Parlement, mais Daguesseau craignait le scandale, et on engagea Pomponne à retirer sa plainte en lui promettant que le roi lui ferait justice. Les choses se passèrent ainsi ; l’approbateur du Père Pichon, le sieur de Marcilly, fut destitué ; les Jésuites firent toutes les excuses qu’on exigea d’eux, et Daguesseau rédigea une dépêche du 13 février 1748 qui donnait pleine satisfaction à la famille d’Antoine Arnauld. Un dernier fait à noter dans l’histoire du Père Pichon, c’est le silence de Rome à son égard. Son ami Belsunce avait prétendu en 1746 que son livre avait été lu par le pape « avec tout le plaisir possible », et que Sa Sainteté « l’avait trouvé plein de piété et de sentiments très catholiques et très, propres à donner du courage à la faiblesse humaine pour s’approcher souvent de ce divin sacrement ». Mais le fait allégué par l’évêque de Marseille fut déclaré faux par le nonce du pape ; Benoit XIV n’avait rien dit de semblable. Je ne saurais dire si le livre fut mis à l’index ; il ne paraît pas avoir été l’objet de condamnations spéciales, sans doute parce qu’il ne s’était trouvé personne pour le déférer au Saint-Siège. C’était une querelle théologique et morale essentiellement française, et la cour de Rome agissait sagement en ne s’en mêlant point. D’ailleurs les sentiments personnels, de Benoît XIV sont connus ; il était si peu de l’avis du jésuite Pichon qu’il autorisa et encouragea de tout son pouvoir, quelques années plus tard, la publication des œuvres complètes d’Antoine Arnauld, publication qui devait compter nécessairement une réimpression du traité de la Fréquente Communion.

Chapitre XIX

L’Université de Louvain ; van Espen – L’Église d’Utrecht ; Varlet, évêque de Babylone ; l’esprit de Port-Royal en Hollande ; Legros et l’abbé d’Etemare ; Fourquevaux

Le jansénisme tel qu’il a été défini au commencement de cet ouvrage, c’est-à-dire l’opposition des catholiques augustiniens au molinisme des Jésuites, était une doctrine essentiellement française. Il n’en pouvait pas être question dans les pays protestants, et les nations acquises de longue date aux théories ultramontaines ou asservies par l’inquisition ne devaient pas lui être favorables. Ce n’est pas à elles que s’adressaient les Bulles, les Formulaires et en particulier la Bulle Unigenitus, demandée au pape par les Jésuites français et destinée surtout à la France. Toutefois il faut admettre quelques exceptions ; ainsi la République de Venise n’a pas voulu recevoir la Bulle Unigenitus et le roi de Sardaigne non plus, et c’est après une longue et vive résistance qu’elle a été reçue dans les Pays-Bas autrichiens, notamment à Malines et à Louvain. Enfin les anciens catholiques de Hollande l’ont rejetée absolument. C’est ce qu’il faut voir maintenant dans un chapitre spécial, sans perdre de vue ce qui s’est passé en France, car le parallélisme est complet, et les relations ont été constantes. C’est même un Français, Du Pac de Bellegarde, mort à Utrecht en 1789, qui a laissé les meilleures histoires de ce qui s’est passé dans les Pays-Bas et en Hollande.

C’est à Louvain qu’est né le prétendu jansénisme, car les docteurs de cette Université célèbre ont été les premiers à combattre les précurseurs de Molina et Molina lui-même, et l’Augustinus, composé par un professeur de Louvain, avait pour objet de défendre les doctrines augustiniennes qui étaient celles de la grande majorité de ses collègues. La Faculté de théologie de Louvain la plus célèbre du monde après la Sorbonne, avait même, en mars 1660 pris ses précautions pour que la signature du Formulaire ne portât pas le moindre préjudice aux doctrines qui lui étaient chères, notamment à celle de la Grâce efficace et de la prédestination telle que ses ancêtres la lui avaient transmise. Alexandre VII, plus conciliant avec les Belges qu’avec les Français, avait répondu le 7 août 1660 qu’il louait l’attachement des docteurs de Louvain aux dogmes inébranlables et très sûrs de saint Augustin et de saint Thomas (inconcussa tutissimaque dogmata). Jusqu’en 1692, on n’exigea pas dans les Pays-Bas les signatures relatives au droit et au fait qu’on exigeait en France. Mais alors l’archevêque de Malines, Humbert de Précipiano, celui-là même qui plus tard fit incarcérer Quesnel, prétendit joindre la question de fait à la question de droit. L’Université de Louvain s’opposa de tout son pouvoir à cette adjonction. L’affaire fut portée à Rome, elle y fut examinée contradictoirement, et elle se termina en 1694 par la victoire du docteur Hennebel, député de Louvain, sur le Père Désirant, religieux augustin, mandataire des Jésuites. Le sage et pieux Innocent XII défendit alors de taxer qui que ce fût de jansénisme et de le condamner sous ce prétexte, « à moins qu’il ne conste (qu’il ne soit établi) par des preuves légales qu’il s’est rendu suspect d’avoir enseigné ou soutenu quelqu’une des cinq fameuses propositions. » Ces trois lignes du Bref au clergé des Flandres auraient dû, dit le célèbre von Espen, docteur de Louvain, terminer toutes les disputes, puisqu’il n’y avait personne qui ne condamnât de tout son cœur les cinq propositions dans le sens dans lequel l’Église catholique les condamne, et qu’on n’a jamais pu convaincre qui que ce fût d’avoir enseigné ou soutenu les dites propositions.

Précipiano refusa d’obéir au pape, mais Innocent XII promulgua le 24 novembre 1696 un second Bref confirmatif du premier, et l’archevêque de Malines eut l’audace de ne tenir aucun compte de ces deux Brefs. Toutefois c’est seulement en 1710, sous le pontificat de Clément XI, que la signature pure et simple du Formulaire fut exigée dans les Flandres.

Le terrain était ainsi préparé pour l’acceptation de la Bulle Unigenitus ; elle fut reçue par la Faculté de théologie de Louvain dès 1715, mais, jusqu’en 1718, on n’en fit pas contre les augustiniens une machine de guerre. Elle avait été reçue les yeux fermés, parce que la croyance à l’infaillibilité des papes, croyance qui avait été celle de Jansénius lui-même, était celle de presque tout le clergé des Flandres, mais on ne contraignait personne à l’accepter. En 1718, le 17 octobre, parut une Lettre pastorale du nouvel archevêque de Malines, calquée sur les fameuses lettres Pastoralis officii de Clément XI, et le fougueux prélat déclara aux adversaires de la Bulle Unigenitus