Il fallait apprivoiser les mots pour que Lausanne me soit agréable et paisible - Alain Tito Mabiala - E-Book

Il fallait apprivoiser les mots pour que Lausanne me soit agréable et paisible E-Book

Alain Tito Mabiala

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Beschreibung

Un ensemble de textes décrivant la vie à Lausanne, décrivant l’atmosphère dans cette ville construite sur le bord du lac Léman, les humeurs des gens, la configuration de belles terres sur lesquelles est érigée cette ville. Ces textes sont nés dans la solitude de l’exil, dans la résilience que nécessitaient l’accommodation, la préservation de ma dignité, de mon prestige, et aussi dans la bravoure d’entamer une nouvelle vie dans ces circonstances difficiles avec les contingences légales, temporelles, climatiques et sociales. Ces textes ont été un élixir pour que mon esprit ne sombre pas dans le désespoir. J’écrivais un texte par jour depuis mon bunker du Mont-sur-Lausanne pour me reposséder. Posséder le vide qu’était devenue ma vie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Tito Mabiala, journaliste et poète congolais exilé en Suisse depuis 2015. Il a animé pendant dix ans une émission littéraire intitulée «Bibliothèque Francophone» sur Canal Congo Télévision à Kinshasa. Il s’intéresse à la vie politique congolaise, la philosophie, à l’histoire et aux questions liées au racisme en Suisse comme en Europe. Il a travaillé dans une mesure d’insertion sociale à Lausanne.

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Alain Tito Mabiala

Il fallait apprivoiser les mots pour que

 

Lausanne me soit agréable et paisible

Du même auteur

– Ailleurs, loin, très loin de chez soi, sous d’autres cieux qui ne sont pas les nôtres.

5 Sens Editions, 2019

 

– Mots d’errance

Éditions Stellamaris, 2016

 

À la ville de Lausanne, parce qu’en elle, se retrouve le monde. Comme elle fait partie du monde. Elle s’exporte ailleurs à travers toutes les identités qui constituent sa population cosmopolite. C’est ma ville, comme Kinshasa, où je suis né. C’est la ville de ma renaissance. De ma seconde vie. Un clin d’œil particulier aux cinq de Lutry et à ma famille valaisanne d’Ouchy. Pieuses pensées à Maurice Exquis, qui est une belle étoile dans le ciel comme fut son sourire rempli de vie et d’enthousiasme.

1. À la gare de Lausanne

À la gare de Lausanne, la chaleur est têtue malgré les vastes espaces sous lesquels nous nous mouvons. Les allées et venues sont indéchiffrables sur le pavé d’où ne s’entendent que des trottinements et des roulements. La mine défroquée, joviale, pensive, les gens se croisent en toute indifférence ; la voix aimable, depuis les haut-parleurs, annonce l’imminence des départs et des entrées des trains en quai. L’ambiance est bruyante, des onomatopées retentissent, surtout, le fer crissant lorsque passe le train cargo avec ses wagons chargés de marchandises, un instant désagréable à vivre pour les passagers rassemblés, attendant avec impatience de partir.

Des voix se mêlent dans un brouhaha presque monotone, entrecoupées par le tintamarre de la ferraille sur les rails. Ayant conquis l’ouïe qui ne semble plus s’en incommoder. Mieux s’accoutumer à cette intensité tonitruante, comme un tonneau vide roulé, sur une chaussée en béton, dont les décibels remplissent les lobes jusqu’à s’affaler sur les tympans, à bout de ce son devenu inévitable et presque tolérable. Moins somptueux à entendre.

Ma chemise trempée de sueur colle à ma peau. Elle dessine les formes des muscles travaillés par les exercices que je m’assigne tous les matins au réveil. L’esthétique du corps est devenue aussi une nécessité pour le quadragénaire que je suis : c’est un des critères du charme masculin en Occident. Mon odeur corporelle se confond avec le parfum timide dont je me suis aspergé dans ce magasin du centre-ville. Un essai. J’en ai un peu abusé.

Je défais les boutons jusqu’au nombril pour m’aérer encore plus. Le t-shirt qui couvre mon thorax est bien mouillé. Une sueur abondante l’a imbibé. Et le thermomètre affiche plus de 35 degrés. La rame dans laquelle je monte pour me rendre vers les vignobles de Begnins semble bien sinistre. Les rais du soleil, qui transpercent l’habitacle toujours assombri, l’ont rendue un peu fade et triste, malgré une bonne ventilation d’air frais, et cette fine lumière qui lui donne un air de cabaret d’afro-descendant américain des années 30 dans le New Jersey.

Les visages des gens assis sont déconfits. Certains brillent d’attention passive dès que je pointe le nez. Et d’autres sont bien absorbés dans l’ennui que suscite cette foudroyante chaleur tropicale, qui fait intrusion dans ce climat tempéré derrière la bonne excuse des temps estivaux.

Un éventail à la main, je tente de me rafraîchir aussi en cherchant un siège où m’asseoir tranquillement. Un rythme s’entend depuis le pas hâtif qui me draine. Je parcours le couloir guidé par mon intuition et ma raison pour choisir l’endroit afin de poser mon corps éreinté par le sac que mon épaule dextre supporte depuis le matin. Une fatigue commence à me laminer. Dans un compartiment désert, un siège vide à côté d’une fenêtre, je m’assieds, baisse le store pour filtrer les rayons de soleil. Une douce lumière feutrée est maintenant perceptible, elle est faite des fils d’or d’un astre en insurrection depuis que l’été est là.

Je me sens apaisé dans un répit qui tombe à pic. Un soupir long se fait entendre. Je passe un mouchoir sur le visage où ruissellent quelques gouttes de sueur. Le temps de profiter de ce repos, mon regard se perd dans le vide, qui happe, un bref moment, l’esprit dans les écluses de mon imagination, dans l’infinitude de ce bleu azur peignant le ciel où il s’envole comme un oiseau. Le silence qui se meut dans la rame me fait perdre le sens du réel. Mes yeux deviennent béants comme un océan d’inattention.

Puis, une image, surgie dans la pénombre de mes idées en ébullition, me rappelle au présent : c’est le visage d’une femme à la peau blanche basanée, disons légèrement cuivrée. Avec des cheveux noirs qui mettent en exergue cet éclat de jeunesse que dégage son coup d’œil vif. Elle est belle et sublime bien qu’une arrogance se lise sur ses lèvres teintées d’un rouge agressif. Elle s’assied en diagonale de là où je suis installé. Il m’est impossible de ne pas la voir dès le premier quart de tour de mes vertèbres cervicales.

Maintenant que nos yeux se croisent, elle fronce ses sourcils et laisse une moue revêtir son visage d’une note bien acariâtre. Elle boude même, me semble-t-il. « Idiote toquade de jeune fille, d’adolescente même », me dis-je. Elle se lève pour s’asseoir sur le siège opposé, que je ne l’aperçoive plus. Peut-être que le soleil l’a tant malmenée, qu’un regard, soit-il simple, sur elle, paraît si superflu et embarrassant qu’elle n’ait pas d’autre choix que de s’énerver et de changer de place. Avec ce changement de place, toute l’innocence sur mon visage avait fondu. Disparu complètement comme un filet d’eau dans le sable du désert.

Une petite secousse se fait sentir. La rame bouge, le train se met en marche. À côté de moi, ma mallette dont la fermeture est à l’effigie du syndicat de gauche « Unia », me tente pour une brève séance de travail. Bien que le trajet à parcourir fût court ; une envie de travailler me traversait l’esprit, me titillait sans cesse dès qu’une forme d’indolence pouvait s’incruster dans mon temps. Addict de l’écriture, quelque chose me souffle que l’instant est propice à cet exercice. Je sors mon ordinateur que je pose sur la tablette en face de mon siège. Avec les turbulences de la rame sur le rail, je suis obligé de caler la machine à l’aide de mes mains pour qu’elle ne tombe pas. Les yeux face à l’écran, les mots s’écoulent sens dessus dessous depuis les dédales de mon imagination. Des textes se construisent et se déconstruisent ; il faut trouver des sons et des tons sans occulter le sens. L’écran blanc est aussi troublant que la surface d’un papier vierge. Une modeste hésitation traverse toujours, me semble-t-il, celui qui s’apprête à en violer la virginité. Pour transcender cette timidité qui me fait hésiter, à chaque frappe, dans ma tête, je regarde autour de moi pour être fécondé par la multitude d’attitudes qui peuplent mon périmètre immédiat.

Le visage de l’homme est un tableau qui reflète les essences que comporte son âme. Tout s’y lit, comme sur une feuille blanche, pour tout œil qui sait voir au-delà des apparences. Mes doigts se posent sur le clavier. D’abord hésitants ; puis remplis de confiance. Je griffonne avec une allégresse instinctive. Sans trop penser. Les compositions stylistiques et lexicales s’alignent dans un automatisme presque naturel. Plus de tracas dans mon cerveau : tout est bien fluide. L’inspiration est bien liquide, comme un jet d’eau sortant de la roche enfouie dans le creux d’une montagne.

Juste au moment où le premier paragraphe se termine, une voix rauque et douce s’adressait à moi avec politesse. « Monsieur, puis-je voir votre billet s’il vous plaît », me dit le contrôleur. L’homme d’excellente mine, sur sa taille de plus d’un mètre quatre-vingts, attend avec patience. Une patience empreinte de politesse. Son visage n’affiche aucune émotion. Bien impassible. Il me regarde sortir de ma poche le bout de papier, qui valait le coût payé de ce trajet que m’assure la compagnie des Chemins de fer fédéraux. Entre ses mains, il inspecte le billet pendant quelques secondes et, enfin, ses lèvres se fissurent pour laisser filtrer un sourire de satisfaction. Il incline d’une traite sa tête puis continue sa ronde de contrôle.

Quelques instants après son passage, j’entends sa voix retentir énergiquement. Elle gronde avec rage. À côté d’une autre, bien hystérique et féminine, les deux s’entremêlent dans un dialogue indescriptible attirant l’attention même des plus indifférents d’entre les passagers. Des personnes commencent à se lever pour s’enquérir de la situation. Un attroupement commence à boucher le couloir ; et les voix ne cessent de s’invectiver. Je décide de ranger mon cahier électronique pour aller aussi voir, ainsi assouvir ma curiosité que je ne savais plus ignorer.

En arrivant, non loin de l’endroit de l’altercation, j’aperçois une belle demoiselle qui s’accroche à son siège comme une sangsue, refusant d’exécuter l’ordre que lui intimait le contrôleur de le suivre manu militari. Elle avait rougi. Les mains agrippées aux accoudoirs malgré les efforts de ce balaise, qui tentait de les en arracher. La scène m’offusque. Mais je m’abstiens de quelques ingérences. Que de réprobations comblent mon esprit avide de justice. Je me sentais incapable de changer quoi que ce soit. Bien que je l’aie voulu.

Impuissant, rempli d’une indignation muette que seuls portent mes yeux exorbités, je regagne ma place. Je mets mes écouteurs sur mes oreilles pour m’infuser de musique, afin de m’éloigner de cette brutalité qui me rappelle celle que j’ai vue et vécue dans ma vie antérieure. Dans le beau pays d’où je viens.

2. Maladière Lac

À Maladière lac, m’avait-elle dit qu’elle se rendrait ; l’usufruitière de la villa que j’occupe depuis deux mois sur les hauteurs près de Chailly. C’est donc là-bas que je devrais la rencontrer pour parler de la yaourtière que je suis en train de vendre et lui remettre le loyer dont elle bénéficiait depuis la mort de sa mère. Avant de sortir de la maison, je baissai les stores, remis les bières dans le frigidaire bien qu’une envie tenace voulût que je mouillasse le gosier. Une appétence débordante semblait bien m’aspirer depuis un certain temps. Une goutte d’alcool me devenait indispensable chaque jour avant que je ne me sentisse bien dans ma peau. Dans la visière de mes pensées, j’imaginais déjà le prix sur lequel je ne négocierai rien. Dans sa volière, le perroquet tournoyait sans cesse. Faisant entendre ses mots redondants. Comme dans une partition d’opéra. Derrière sa fièvre chansonnière, l’oiseau dans la cage répétait ses paroles dans un roulement ingérable, attisant les degrés d’une impatience qui devenait insupportable. Je piaffais inconsciemment pour ne pas m’énerver.

À peine je fermais la porte, en sortant de la maison, que déjà la grande clairière au bas de la vallée était visible. La rivière qui y coule retentissait dans une écholalie soyeuse meublant les instants matinaux. Je me sentais d’aplomb avec ces deux tasses de café. Dans la voiture qui m’éloignait de ma maison, comme un gourbi, depuis les hauts de Lausanne, j’apercevais le soleil qui se levait sur un lac resplendissant sur sa lueur de doux matin. Le vent parcourait suavement les plantes, comme des cerbères frontaliers, qui se trouvent à la lisière de la forêt et du pré ; elles se mouvaient au gré de ses incessantes caresses.

Les arbres printaniers avaient fleuri. Tout paraissait bien beau. L’habitacle de ma petite japonaise était transpercé d’une tendre fraîcheur quoique toutes les glaces fussent montées. Je n’ai pas enclenché le chauffage. La rente, que je devais chaque fin de mois à l’usufruitière de la maison où je loge, bien emballée dans une enveloppe blanche que je cachais sous le tapis en caoutchouc, en dessous ma pédale de frein – j’avais encore le réflexe du pays où l’argent ne se garde pas mais doit être planqué. D’ailleurs, je pensais à ma grand-mère qui gardait ses billets de banque dans les nœuds de son pagne attaché autour de ses hanches – c’était sa meilleure garantie d’en assurer le contrôle effectif. Car, bien des fois, il lui arrivait de se plaindre d’en avoir perdu quelques-uns et personne n’avouait le crime.

D’après les racontars de mes voisins, l’usufruitière de ma villa est une dépensière. Avant de devenir héritière, elle n’était qu’une buvetière, aussi propriétaire d’une gargote non loin du grand marché de Kinshasa. Des fois, son amant, qui était chef d’un pénitencier pour femmes, lui proposait d’animer des séances d’éducation sexuelle pour les prisonnières. Elle en recevait des prébendes qu’elle dépensait aussitôt dans la mode vestimentaire à laquelle elle semblait si fortement attachée. C’est ce qu’ils avaient entendu dire de la grand-mère de la concernée, de sa propre bouche comme on dirait à Kinshasa, quand elle évoquait les souvenirs du pays dont elles sont originaires : « le Zaïre » actuellement République Démocratique du Congo. Depuis plus de dix ans, elles vivaient leur exil politique en Suisse romande.

 

À mon arrivée sur le lieu du rendez-vous, un monde fou y grouillait. Le soleil avait réchauffé le temps et des conversations enthousiastes s’entendaient. Elle était assise au milieu de ses compatriotes. Avec eux, elle parlait. Fondue dans cette robe de soie qui épousait toutes les lignes de son corps, mettant en exergue ses généreuses formes qui enflammaient les sens de l’homme timide que je suis.

M’avançant d’un pas hésitant vers elle, je la vis se lever carrément pour venir à ma rencontre. Avec un immense sourire, qui m’injecta du baume au cœur. Son visage ovale et bien joufflu, avec cette peau si lisse et noire, d’où s’apercevaient ses lèvres charnues et rouges qui m’excitèrent tant, que les mots dans ma tête s’éclipsèrent. Mon esprit totalement dilué dans l’étreinte qu’elle me faisait, ne se laissait conduire que par ce parfum suave mêlé à son odeur corporelle, qui enivrait mes narines.

Élancée qu’elle était, ma trombine ne put qu’atteindre le milieu de sa poitrine dans l’affectueuse étreinte qu’elle me faisait. Je pus sentir alors la fraîche sudation de sa doucereuse peau – une incontinence de désir culmina depuis mes entrailles jusqu’à raidir la petite jambe entre les deux plus longues. Quand elle me relâcha, c’est dans un effort de concentration à la fois bouddhiste et confucéenne que je pus rassembler toute ma lucidité pour tenir une conversation sensée. Le feng shui me fut salutaire.

– Alors Maître, comment vous allez ? me demanda-t-elle, ses yeux marron plongés dans les miens, qui cherchaient à prendre position, pour ne pas laisser trahir cette fascination qu’elle exerçait sur ma personne.

Ma bouche s’ouvrit, mais un son timide se fit entendre. Avec un peu de salive, en gouttelettes, qui en jaillit aussi. Je me ravisai de porter un mouchoir papier à la bouche pour ne pas salir mon interlocutrice, qui parut ne pas avoir remarqué l’incident qui accablait encore mon embarras.

– Je vais bien et vous ? Vous m’avez l’air en pleine forme comme ce printemps à partir duquel tout semble bien renaître, lui répondis-je en tentant d’afficher une attitude plus que normale dans cette conversation que nous venions d’entamer.

– Une yaourtière, vous êtes en train de vendre ! J’en ai grandement besoin pour mes petites filles qui viendront à la maison la semaine prochaine. Ce sont les filles de mes cousines, les filles de l’ex-président Mangrokoto.

– Elle est à 200 francs.

– Un peu cher, quand même, Maître ! Réduisez un tout petit peu pour le bonheur des enfants, d’ailleurs, vous ne me direz pas que dans votre famille il n’y a pas de petites filles !

– 150 francs, qu’en pensez-vous ?

– D’accord, je veux bien à ce prix-là. Alors, vous avez le montant qu’il me faut pour le loyer entre vos mains, je vous saurais gré si vous ponctionniez ce dont vous avez besoin, puis me remettiez la différence.

« Quel genre d’avocat est-ce ! s’exclama-t-elle en silence pendant que je comptais les billets sortis de la petite enveloppe. Juste une yaourtière, me la vendre au lieu de m’en faire cadeau. Le roi des radins, il me semble ce type ! D’ailleurs, son nom me sonne bien de cette ethnie dont je ne cessais d’entendre parler quand j’étais petite. Il est Mukongo, ceux sur qui les Belges s’appuyèrent pour gérer les finances de la colonie. Des peureux et des radins. Avec eux, aucune crainte de vol. »

– Tout y est, lui dis-je, en lui tendant les billets que j’avais mis dans l’enveloppe et la yaourtière dont elle se saisit avec circonspection.

« Bah ! On a beau avoir été petite fille du dictateur, mais si aucune idée d’organisation ne vous traverse l’esprit, toute la manne acquise va se vider. Manquer de petites choses est le premier signe qui trahit le bel ancrage de la désorganisation dans une entité. Elle sait s’acheter la dernière robe de Gianni Versace, mais n’arrive à penser à une yaourtière que la veille de la venue de ses petites filles ! Une belle négligence ! D’ailleurs son oncle, l’ex-président Mangrokoto fut un voleur de notoriété mondiale », pensai-je dans ma petite japonaise en rentrant chez moi. Il faisait déjà nuit quand je regagnais ma petite maison, dont l’ancien propriétaire n’était que l’ex-dictateur de son pays.

Je venais de parquer la voiture devant la maison. L’énorme chat de gouttière que j’avais remarqué depuis une semaine rôdait non loin de l’enclos. Je m’embusquais derrière la gouttière pour mieux l’observer. Sa grosse queue, bien velue, se mouvait au gré d’un geste qui me paraissait aussi instinctif que voulu. Devant la multitude d’oiseaux qui chantonnaient dans la touffe d’herbe jouxtant la propriété, je l’aperçus rampant et tentant de se dissimuler. Espérant en capturer un. Le spectacle était intéressant à voir. La chaîne alimentaire en action. L’utilité de la nature par elle-même pour constituer son existence pérenne. Le chat rêvait de viande d’oiseau pour se remplir l’estomac. Ainsi, sous les fleurs, il rampait le ventre au ras du sol. Son corps fondu dans la pelouse, freinant parfois, guettant ses proies chantant d’allégresse, ne sachant point que bientôt s’abattrait sur elles sa puissante détente. Puis, à une vitesse éclair, succédant à la lenteur de la prudence, le félin se rua sur un essaim d’oiseaux effrayés, qui s’envola à l’emporte-pièce, au sauve-qui-peut. Ses griffes retinrent une boule de plumes. Une masse de chair se fit sentir quand il finit par atterrir après son impressionnant saut. Ce n’était qu’un oisillon qui couinait entre les griffes du félin. Ses pères et ses mères tourbillonnaient, impuissants, par solidarité au-dessus de la scène lugubre et sinistre où les crocs de l’animal infiltraient la frêle viande de l’hirundinidé, qui avait peine à se débattre. Je regardais la bonhomie de ce chat qui sévissait sur les paisibles oiseaux en me disant qu’il avait de la chance de vivre dans un pays où il avait des droits. Mieux, il y avait des gens prêts à envahir la rue pour lui revendiquer une panoplie de droits.

En Afrique, ses congénères sont qualifiés d’une malfaisance naturelle. Il paraîtrait que les mauvais esprits adorent s’incarner dans leurs corps. Ainsi, ils sont accusés d’être vecteurs de sorcellerie et de sortilèges maléfiques. Depuis un certain moment, avec les générations se renouvelant, d’autres mœurs ont jailli même dans les habitudes culinaires. La viande de chat a trouvé des adhérents. Mieux, des fanatiques ne juraient plus que par elle, comme étant la meilleure de toutes celles qu’ils ont eues à consommer.

D’ailleurs, je me souvenais de mon ami, ingénieur civil de surcroît, qui se faisait un vrai plaisir d’organiser la traque discrète des chats errants qui pénétraient dans sa parcelle avec des pièges mortels. Quand il pouvait en attraper, avec un réel plaisir, il se livrait à épicer l’animal, après l’avoir dépecé complètement, avec une pâte d’oignons, d’ail et de gingembre. Il le laissait macérer puis le faisait griller au four pour le manger. Accompagné d’une bière bien fraîche.

Je pensais que s’il avait été là, avec moi, sur les hauteurs de Lausanne, probablement, il aurait proposé de s’en prendre à ce chat moelleux qui se promenait avec aise dans mon jardin. De la chance, ce chat en avait de vivre dans cette contrée du globe. Autre coin, autres mœurs !

Le chat avait carte blanche pour terroriser les autres bêtes que pouvaient inféoder ses griffes et sa puissante mâchoire. Il régentait ainsi à sa guise la pauvre vie des oiseaux et de petites souris, qui s’aventuraient dans le petit périmètre de mon jardin où trônaient des flamboyantes fleurs qu’avait bénies le beau temps que ramenait le printemps.

Le chat tapi sur l’herbe croquait l’oisillon avec appétit et avec minutie. J’entendais broyer des os par ses petites dents. Sa gueule s’activait avec dévouement à la tâche pour remplir sa panse. Reléguant ainsi le pauvre destin de l’oisillon dans le registre des défunts. Quelquefois, il passait ses griffes entre ses dents comme pour se les curer, ou encore, sa langue léchait les poils pour ne point laisser de traces de sang sur son pelage gris et noir qui brillait sous la lueur des lampes du jardin. Le chat avait le sens du crime parfait. Le crime propre.

Quand il finit sa tâche assassine et nourricière, le félin s’étendit un instant avec un étirement de ses pattes de devant. Puis de ses pattes de derrière. Il entama une démarche gracieuse le long de l’enclos herbeux, puis disparut. De la dépouille du pauvre oisillon, il n’en restait plus que des plumes éparses sur le gazon. Des gouttes de sang aussi étaient perceptibles. Je retirai un balai de mon garage dont la porte était ouverte et regroupai ce qui restait de la victime du félin pour enterrer le tout dans un trou.

C’est ainsi qu’était le monde animal, et dans la seconde qui suivit, le groupe d’oiseaux de la même espèce avait posé patte à l’endroit du crime, picorant avec allégresse et insouciance, comme si rien ne s’était passé. Déjà le souvenir du défunt, le leur, était très loin dans leur mémoire instinctive ; enfoui dans les dédales de leur cerveau où trônait l’instinct plutôt que la raison. Il commençait à faire nuit, une certaine fatigue s’incrustait dans le corps. J’ouvris la porte de la maison et y entrai.

Je pensais à l’héritière du dictateur, à la yaourtière, à la mort tragique de l’oisillon et au chat moelleux. La journée n’a pas été fameuse, me dis-je quand je montais sur mon lit les yeux fixant le plafond avant que Morphée ne m’amenât vers les rivages de son monde apaisant. Dehors, il faisait noir et bien frais, des gouttelettes s’écrasaient timidement sur le pavé. Un vent faisait bruire les pétales des fleurs extasiées. Quelques vrombissements ciselaient le silence de la nuit. Au loin, dans l’obscurité, j’apercevais des lampions sur la colline d’en face, pensant à d’autres félins qui, peut-être, ont connu un festin pareil à celui qu’a vécu le chat que j’ai vu, qui, me semblait-il, avait décidé de squatter mon jardin pour en faire un terrain de chasse.

Dans les tréfonds de mon sommeil, bien tard dans la nuit, j’entendais miauler. Un cri qui me restait coincé dans la tête toute la journée suivante ; il se répétait par intermittence dans l’inconscience de mes pensées : « miaou, miaou, miaou… »

Était-ce un sortilège que j’étais en train de vivre ? Mon instinct animiste se questionnait. L’intellectuel et sa rationalité doutaient de ce que disaient les rites traditionnels, quant à l’interprétation des signes. Mon intuition fétichiste me parlait sans cesse, et je ne savais l’ignorer.

3. Elle me parle de sa vie d’étudiante à Lausanne

Elle me parle. Ses cheveux blonds perlent son visage rempli de suavité. Son sourire enlace ses lèvres qui se fendent jusqu’à illuminer son regard posé sur le mien. Elle m’explique le travail qu’elle fait pour subvenir aux frais supplémentaires qu’occasionnent ses études. De temps en temps, elle passe sa main sur sa blouse qui ne cesse de s’incliner dénudant son épaule gauche. Sur le poignet de cette même main s’aperçoit un petit tatouage incrusté dans la peau, comme un objet d’art. C’est une feuille d’arbre bien dessinée.

Un bout brillant luit sur sa narine gauche. Le piercing d’une pierre précieuse, je me dis. Ça lui procure un embellissement qui attise à la fois un attendrissement dans le regard que l’on pose sur elle et un émerveillement qui surprend l’adulte que je suis depuis un certain temps. Mes yeux la regardent d’un air enjoué, un plaisir indistinct semble jaillir de mes entrailles. Sa présence me plaît. Je suis ivre d’une certaine insouciance et je m’en réjouis.

Ses mots ne sont plus que des onomatopées que mon esprit et ma raison ne savent distinguer. Tout en elle me paraît si tendre, si doux, que s’élève en moi une passion d’être à ses côtés. De me rassurer de sa présence non loin de ma personne qui se dévoue dans un protectionnisme qu’elle ne sait justifier.

Dehors, le beau soleil réchauffe le pavé. Elle m’invite à l’y accompagner. Nous nous asseyons à même le sol. L’éclat de la lumière la contraint à mettre ses lunettes de soleil. Elles lui vont bien. On y distingue le charme d’une millionnaire, le long de la côte d’Azur, en escapade dans un cabriolet Maserati.