Il n’y a pas que les bébés qui se chient dessus… - Jean-Michel Hardy - E-Book

Il n’y a pas que les bébés qui se chient dessus… E-Book

Jean-Michel Hardy

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Beschreibung

Ce livre est une autobiographie romancée. De la naissance à l’adolescence, il relate le parcours d’une petite vie dans une banlieue post-guerre. Le protagoniste observe, avec naïveté et étonnement, les stratégies des adultes pour survivre dans un monde en reconstruction, cherchant à redonner sens aux âmes perdues.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Malgré des appréciations scolaires négatives, Jean-Michel Hardy persiste dans l'écriture. Il écrit instinctivement, avec des éclats d'inspiration évoquant Louis-Ferdinand Céline.

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Jean-Michel Hardy

Il n’y a pas que les bébés

qui se chient dessus…

© Lys Bleu Éditions – Jean-Michel Hardy

ISBN : 979-10-377-9937-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Avant-propos

J’avant-propose comme dans les vrais livres où les écrivains authentiques expliquent ce qu’ils vont dire dans leur bouquin, qu’ils allèchent et excitent ton envie, préviennent aussi que c’est d’eux dont ils parlent… mais pas tout à fait… ils prémâchent un peu la lecture des fois que des crétins iraient se paumer dans leurs phrases alambiquées. J’en fais autant, je préface pour avertir le lecteur – tu remarqueras, j’ai mis lecteur au singulier pour pas faire prétentieux – pour préparer à la chose, le menu alléchant d’une table gourmande, des pages friandises qui font saliver aux premières lignes.

Comme t’es certainement pas aussi ballot que moi, tu piges que tu vas perdre un peu de ton précieux temps, qu’il y a plus pertinent à lire, que des romans il y en a plein les kiosques, qui racontent et narrent des vies bien compliquées, des rêves inventés, des cauchemars fantasmés, pleins d’idées philosophiques, de pensées profondes comme des trous de chiotte. Il y a beaucoup d’enquêtes, de flics en suspenses, de meurtres… en surenchère sur la façon de tuer, avec une sauce à la bite nappée dessus qui va te filer le tricotin, des idées terribles ou le pire dépasse le pire chaque page un peu plus, des narrations imbriquées, des personnages si nombreux et des noms impossibles à retenir et les plus vicieux te mélangent plusieurs histoires les unes dans les autres, et d’un chapitre l’autre, tu erres, tout paumé, rassure-toi c’est fait exprès… Tu cherches… c’est qui lui ? C’est qui elle ? Ils sont où ? Ils font quoi ? Merde ! il faut que je retourne lire le chapitre précédent, je suis perdu, j’ai paumé quelqu’un en cours de lecture, quelque chose s’est échappé d’entre les lignes, mais c’est bien !… Ce chef-d’œuvre, tu le raconteras quand même à tes relations pour briller en société… j’ai lu le dernier Goncourt, ah ouais ! Six cent mille ventes à la clé… toute cette oseille d’un coup ! Le prochain Nobel peut-être ? J’ai bien aimé, t’as lu le Fémina, super hein ! géniale l’histoire, la fin surtout… quand enfin tu ranges le bouquin dans la bibliothèque. On se refile les bons tuyaux pour ne pas avoir l’air d’un naze qu’aurait pas lu le dernier d’untel ou d’unetelle… car les femmes, elles y vont du Bic, les écrivaines se rattrapent les charognes, les auteures nous dépassent à la sauvage, franchissent la ligne éditoriale en hauts talents, racontent tout des hommes, les vaches de cafteuses, nos mesquineries à la une, nos saloperies toutes dévoilées, nos égarements sexuels en files publiques, nos perversions de bon père de famille, elles déballent ces enflures, vident leurs culottes et les pots de chambre avec, jeunes pas jeunes, elles s’épanchent et les voilà, assises à La Grande Librairie, les jambes croisées… on voit tes cuisses, chérie ! Mais elles se croient où, moi je suffoque, j’ai pas vu tout ça sous la jupe de ma cousine, je découvre, on dirait qu’elles sont intelligentes en plus d’être belles. Du chevalin qu’elles te vomissent, elles ont toutes fait carne et hypocagne… et sautent… et sautent… enjambent les zob-stacles… Elles phrasent, périphrasent et métaphorent à l’envi et l’interviewer tricote du fion, se trémousse sur le canapé, il a hâte qu’elles se cassent, toutes ses idées qu’elles balancent avec indécence, des idées sur tout… qu’on aurait dû avoir avant elles… elles chapardent dans nos cervelles… je suis sûr que c’est au pieu qu’elles nous interrogent… qu’elles nous cuisinent en chatte mini… nous rissolent à feu doux… le feu de leur derrière… qu’elles prennent des notes pendant qu’on s’active pour les faire jouir… elles pensent déjà à briller, cogitent en double frime, elles ont branché en douce le magnéto, elles nous pompent voilà bien l’histoire !

Donc j’ai écrit ! des phrases tripotées, comme j’ai bricolé la fente de ma cousine, innocentes et étonnées ! J’ai commencé le 5 mai et mis le mot « fin » le 17 juillet, ne cherchez pas la symbolique de ces deux dates, je vous le dirai plus loin. Une fulgurance ! Un gros caca qui vient, dur avant de devenir colique ! Il n’y a pas que les bébés qui se chient dessus…

De la vague à l’âme

Nous y voilà ! Ça aurait pu finir comme cela !

C’est de bien loin qu’elle observe cette chose hésitante et timide, petite et vulnérable qui avance d’un pas mal assuré, marchant sur la pointe des pieds, insignifiant dans cette éternité, un non-sens abandonné à l’immensité, misérable et si ridicule dans cet accoutrement, poussé dans les reins de temps à autre par cette force qu’il redoute depuis toujours, une puissance inquiétante qui l’amène à reculer aussitôt… je vais me le faire qu’elle se raconte… Il approche de nouveau, refait ce pas dérisoire, le ventre serré par la peur et le froid, ses pieds s’enfonçant désagréablement, la sensation d’être sucé et absorbé…

— C’est comme à chaque fois, se dit-il… je dois y aller, c’est trop stupide cette crainte ! et les autres au loin qui ne se doutent pas du combat qu’il livre, en même temps une voix lointaine et oubliée lui susurre d’y renoncer, ce geste pourrait être celui de trop, mais l’envie irrésistible d’être comme les autres, d’être un autre tout simplement, alors qu’il avait eu tant de difficultés à n’être que lui-même… cette trouille première ne cessera donc pas ! Depuis soixante-quinze ans qu’il l’imagine, qu’il l’attend un peu aussi… mais pas trop, il la sait jamais bien loin, sent son haleine fraîche, sa langue caressante parcourir ses cuisses, l’attirer dans ses bras d’écume, le pousser pour l’inciter aux jeux de l’amour… perverse et un rien salope… toutes les mêmes ! Aujourd’hui, elle est là, à l’observer…

— Y a-t-il un bon moment pour cela, qu’elle se dit, certes, il ne s’y attend pas… il m’a espérée tellement de fois, m’a taquinée pour voir… et là, il ne pense plus à moi, et pourtant ...! Elle glisse lentement vers le rivage en frottant ses courbes langoureuses sur les grands fonds… laissant ce petit ludion étriqué osciller comme un bouchon incertain, au gré du mouvement de l’onde. Quelques vagues moins ambitieuses l’ont précédée, se fracassant en gerbes à ses pieds, les unes derrière les autres en bonnes guerrières. Elle connaît sa puissance, plus redoutable que toutes celles qu’il a esquivées jusqu’à présent… elle est une ombre sous le reflet d’argent qui avance lentement et absorbe une énergie folle au fur et à mesure que les fonds remontent. Bientôt elle n’en aura plus la maîtrise et elle va saillir sur lui, irréelle et monstrueuse, avec une brutalité, une soudaineté qui l’étonnera elle-même.

Il est tout absorbé dans une rêverie où son âme est éteinte, le regard vide de la quiétude de la plage déserte et de la lande au-delà de la dune, une sérénité qui l’apaise, un calme bienvenu ; en ce mois de septembre, la mer n’a laissé que quelques ruines avachies des châteaux de sable abandonnés par les jeunes vacanciers.

L’eau m’enlace la taille, m’invitant à la danse d’une main ferme, la vague me flatte la croupe et me caresse tandis que les rares baigneurs s’éloignent, dépassant la houle qui s’écrase inlassablement sur la grève, ils sont loin maintenant et nagent dans une eau apaisée. Leurs cris insouciants disparaissent dans le fracas de la mer qui annonce sa colère, je ne mesure pas la rogne qui gronde en elle, tout entier à la quiétude de la rive alors que les coups sur mes flans sont de plus en plus violents et insistants… est-ce un signe ? Il se passe quelque chose… je le sens… comme un pressentiment… les mouettes bouclent leur bec et font leurs bagages… je me retourne… putain, mère de Dieu ! elle surgit juste derrière moi, plus grande que les autres vagues, roulant de sa rage… elle écume et bave toute en folie… vertigineuse proue d’un vaisseau fantôme, géante et magnifique, merveilleuse dans ses dentelles blanches, elle s’est chouette fringuée la salope pour notre mariage… elle avance fièrement vers moi… ondule du bassin… me tend la bagouse qui nous unira pour toujours… joue de la fesse dans une danse qui va me damner… m’envoûte dans une chorégraphie somptueuse et macabre… m’ensorcelle et me bisouche humide… elle a la bave salée… elle est si proche de moi que sa fraîcheur me couvre de frissons… je n’ai pas bougé… paralysé et fasciné par cette beauté… cette énergie qui émerge brutalement de la surface presque lisse… enfle maintenant sous mes yeux… la gueule grande ouverte… la poitrine conquérante de la naïade éructe un bruit de noyade… le vacarme s’amplifie dans mes oreilles… il est trop tard pour fuir… je vais danser la gigue dans ses tentacules… elle me passe par-dessus la tête… me recouvre de son voile d’écume comme d’un linceul. Je cherche les autres, ils sont déjà en Amérique, je n’essaie même pas de les alerter, d’abord ils ne m’entendraient pas et je suis seul au monde. Le flot commence à m’aspirer… le gros bisou bien dégueulasse… le sol se fait la malle… il mange déjà mes pieds… goûte à mes fines chevilles… je glisse dans le sablier… je suis face à la créature… le duel est imminent… le monde a ralenti soudainement et nous nous éprouvons comme deux adversaires, évaluant nos forces… l’un et l’autre nous savons que le combat est inégal… je n’ai guère le choix et ne peux refuser l’affrontement… tu ne m’auras pas, salope !... Je plonge au travers de l’énorme bigoudi de sa chevelure argentée, espérant en ressortir dans la partie plus calme… mon calebar en ressort tout seul ! les choses se précipitent dans ma tête, les conseils que j’ai entendus de tous ces gens avertis, les ceusses qui savent les choses, qu’ont des opinions sur tout… des idées plein la culotte, moi je n’ai plus de culotte… leurs tuyaux reviennent en tuba et se dissolvent dans la vague qui a contrarié la manœuvre. Le péril m’apparaît maintenant clairement, ma trouille et mes réflexes désespérés sont plus redoutables que le flot déchaîné, la panique s’empare de moi alors que je dois me contrôler, ma respiration devient difficile et s’affole brutalement, et, je me rappelle dans cette fraction de seconde les recommandations… le manuel page 12… me laisser emmener par la vague… me soumettre en attendant que d’elle-même, me rende au ciel et à l’air. Tout cela me revient dans l’urgence du moment… m’abandonner… salut, ma grande, ça va chez toi ?... me laisser couler… blurp à la tienne ! l’onde brutale me chahute… me tourne… me retourne… je cherche le sol stable… c’est pas le fond, c’est le ciel que je retrouve… en fait je n’en sais plus rien… vite trouver du solide, du consistant qui me permettrait d’un coup de pied de remonter à la surface… les yeux grands ouverts dans ce brassage des flots… ce méli-mêle-eau de sable, d’algues, de coquillages qui troublent ma vue… elle se mare la hyène… me la caresse voluptueusement… j’ai pas l’humeur à la bagatelle… faudrait que je récupère mon slip… ma nudité l’excite… toutes les mêmes… je cherche d’où vient la lumière… où est le soleil nom d’un sort ?... La clarté est uniforme, suis-je la tête en bas ? Où est la sortie ?… Dans quelle direction aller dans ce potage jaunâtre et turbide… embullé de millions de perles qui s’amusent à m’éclater à la frimousse… je commence à manquer d’oxygène… assoiffé d’air… j’ouvre un large bec et me prends une première gorgée de flotte infecte qui me rappelle qu’il vaut mieux la fermer, que je dois la boucler, mais c’est l’instinct qui parle lui aussi alors je recommence, je crache, recrache, une fois, deux fois, plein de fois… t’as la tête dure petit, qu’elle semble me dire !… L’eau envahit mes poumons comme si elle était chez elle, s’installe dans mes tuyauteries… y a grand ménage, me récure et me siphonne, tous mes orifices y passent et des trous je ne pensais pas en avoir autant… elle m’imbibe, nom d’une éponge ! c’est la vaste incursion tous azimuts, de mon croupion qu’elle évase à mes naseaux qu’elle dilate, ça m’infiltre de partout, les esgourdes toutes bouchonnées, l’onde me sonde profond… me sodomise sans honte… j’aperçois une lueur, la vague est joueuse, elle me chavire, me pane, m’enduit de sa bave, me chamboule, amoureuse, et lécheuse, je suis envasé, ensablé. Les sons de l’extérieur me parviennent déformés et m’isolent de plus en plus… je fais des bulles, de gros bouillons… ça va être ma fête, champagne pour tout le monde ! Je suis déjà un peu digéré et infiltré ; je réalise qu’elle va m’offrir le grand retour vers la source, maintenant, là, dernier voyage en aller simple, pour mes soixante-quinze piges, et pas même une plume pour rédiger mes dernières volontés, attachez vos ceintures ! Plus le temps de hisser la grande voile, de faire ma valoche et tant pis pour la brosse à dents et mon calbut de rechange, je partirai l’haleine de chacal et les pieds bien puants. Je ne croyais pas que ça serait si simple ! Ça ne pouvait donc plus attendre ?… Sur cette plage bretonne et déserte, on naît pas parfait, au cours d’une baignade insouciante, pourtant je me suis toujours gaffé de la flotte, sous toutes ses formes… les marées lancinantes… les marais envoûtants… les lacs sombres… les mers et les océans… les mares glauques et les lavoirs bruyants… depuis toujours j’évite l’eau… la baignoire, les robinets, les chiottes itou… je croise pas au large, je reste sur le quai, nage de pied ferme… et souque dans les gravats, tout bleu tout novice, puceau des océans, elle vient me choper, me violer, abuser de mon insouciance, elle m’inonde, me submerge, je m’abandonne doucement à un monde inconnu qui me déverse des souvenirs plein le ressac. Un fétu de paille, un fœtus alors ! Et l’eau salée entre doucement dans mes poumons, ramenant avec elle, tel le sable que la mer rapporte à chaque marée immuablement, les images de mes premiers instants, juste avant que je lance ce cri de douleur quand l’air pénétra dans mes bronches. Mon âme existait-elle déjà ?

J’épie les bruits du dehors, je sens qu’on me caresse, l’espace où je suis est spongieux et clos, je suis prisonnier et ballotté, effleuré par l’obscure destinée. J’ignore encore l’air torride et abrasif de l’extérieur, alors qu’on se prépare à me sortir de la matrice comme un secret au milieu des erreurs. Tout cela défile en accéléré, après je ne me souviendrai plus de rien, comme tous les autres, emporté par l’air qui entrera avec douleur dans mon corps. Je vais émerger d’entre les cuisses d’une dame, inconnue jusqu’alors, qui me dira peut-être « je suis ta maman… » qui m’a susurré des choses, rassurantes parfois, inquiétantes souvent, m’a chanté de douces mélodies et m’engueulait aussi de toute la place que je prenais dans son ventre ; je vais devoir quitter cette sauce onctueuse et feutrée qui facilite mes mouvements. L’espace humide dans lequel j’oscille va faire place à un monde transparent, un monde de souffles, de vents et d’air, de pets dégueulasses bien odorants, que je ressens par moment, quand les lèvres s’écartent pour me dire qu’il est temps, deux petites paupières roses à peine entrouvertes et qui laissent entrevoir le profond des ténèbres. C’est le grand mystère qui m’attend… une grande peur au début et longtemps après encore, la fin des bulles avec lesquelles je m’amuse, il n’y a rien, je crois, je n’étais rien et maintenant il va falloir écrire ma vie, avec des lignes, droites pas droites, des points et des déliés, des points suspendus comme le temps, avec lesquelles je vais laborieusement, langue pendante, dans le désordre souvent, exister, exister vraiment… ça va baver ferme sur le carrelage ! Dans ce milieu, comme dans cette onde qui me broie, me brise les os, ce n’est pas le noir total comme dans les abysses mais une lueur ténue venant de cette voûte tendue à l’extrême, comme une voile au grand vent, une clarté bienveillante, surnaturelle et crépusculaire. Il y avait déjà un moment que je sentais l’urgence de la situation, les parois se resserraient de plus en plus et convulsivement, me laissant de moins en moins de place et j’en rageais en filant des coups de pied nerveux pour alerter, faire chier… la rogne déjà ! Je ne peux pas dire que j’y étais bien ; la natation ne sera jamais mon truc et même dans le placenta maternel, j’ai déjà la grande trouille. On m’attendait ailleurs ! Ah, les vaches, ils m’ont bien cueilli !

J’ai vite réalisé que la vie, ça serait chierie et compagnie, pas besoin de s’y attarder, et pas la peine de me la faire plus tard avec l’école, de me la jouer aux bons sentiments, aux boniments, de vouloir m’apprendre plein de trucs inutiles, le principal je le savais, c’est que la merde n’attend pas ! j’arrivais et on se serait passé de cette intrusion, cela aussi je l’ai bien compris ! Dehors, on s’impatientait donc, on avait hâte de m’extirper de là, on pestait sur ce foutu déjà-entêté qui prenait ses aises et son temps, fardeau malmenant le dos d’une porteuse, d’une pondeuse rompue à l’exercice et peu enthousiaste, un quasi-avorton qui se moquait bien de ses souffrances endurées. Puisqu’il était à point, il n’y avait plus de raison de faire poireauter tout le monde, il fallait qu’il sorte vite de là, bien chaud, bien au poil, après il sera trop coriace. Entre-temps, il y avait déjà eu plusieurs tripotages, on pourrait dire tricotages, une maille à l’endroit, une maille à l’envers pour tenter d’extirper le gêneur avant qu’il ne soit trop tard, le trublion, l’empêcheur de jouir à moisson, les aiguilles comme des rapières courtes et effilées sont venues pour m’éperonner, comme un jour d’ouverture de la pêche, parfois ça marchait, miracle ! parfois pas, chierie ! et là ça n’avait pas marché, mal appâté, on fut résigné ! Le ventre est saillant et protubérant, inélégant et grossier, énorme insulte à l’harmonie, désastreuse rotondité… putain ça va péter !… Au bord du déchirement, de la déflagration comme la toile d’un aérostat en perdition, le nombril saillant au bord de l’arrachement, le bouchon va se tailler, tout va se débiner ! C’est la faute aux aiguilles à bricoler qui ont ripé entre les mains maladroites d’une voisine, pourtant charitable, qui fait qu’aujourd’hui on attend d’apercevoir à quoi va ressembler ce qui dilate cette panse, on dirait qu’elle trimbale un sac à dos porté sur son ventre. Je n’avais plus du tout envie de me précipiter dans ce monde et commençait à m’imaginer demeurant ad vitam aeternam in utero dans ce milieu visqueux et sirupeux, bien dégueulasse. Ils m’attendaient, de mains fermes et lestes, j’aurai souvent à goûter de la tarte, la pâtisserie ce sera leur dada, je l’aurai toujours dans le baba !

De temps à autre, j’entends la voix grave de l’homme, ressac des vagues qui se brisent sur la grève, interrogeant : « Alors qu’est-ce que tu fous ? Suzanne, grouille-toi ! Mais qu’est-ce que tu fiches… ? Tu n’as pas de douleurs encore, et les eaux… dis ! tu n’as pas encore perdu les eaux ? Je n’ai pas que cela à faire ! » Mon père, c’est bien lui, s’inquiète sans arrêt, s’informe sur la perte des eaux, et je pige que ce flot va me concerner, que dans pas longtemps, il va y avoir une grosse vidange de la flotte salée dans laquelle je barbote, je vais être emporté par les furieuses ondes, je vais être embarqué ou plutôt débarqué, l’inondation, la submersion, comme dans un énorme siphon, j’imagine et je m’inquiète, une baignoire qui se viderait et m’éjecterait dans le tourbillon de l’enfer, ça doit faire un bruit de tinettes qu’on vient de déboucher, je dois m’accrocher ? Je vais finir dans le grand collecteur de miasmes. J’ai peur, déjà la peur et tente de me calmer, après tout il est peut-être l’heure et cette vague semble tant me vouloir ! Ces mots m’alertent et me font craindre pour la suite et mes capacités à en réchapper.

Mais je continue, je ne suis pas encore sorti du piège et du risque de la noyade. Il n’y a rien où m’accrocher en cas de déluge ! En général, le questionnement ne durait pas, les voix s’estompaient, se faisaient plus câlines. Résignés, ceux qui m’attendaient décident de tuer le temps, de passer à autre chose, de faire la chose puisqu’il n’a rien de mieux à espérer pour le moment, ils finissent par m’écraser, je viendrai quand je viendrai, quand je le déciderai. L’impression qu’on me monte dessus, comme une lourde présence sur mon corps menu, une agitation soudaine ; dans cette attente, pour faire baisser la pression, il n’y a que la soupape, il faut que ça exulte dans de nouveaux ébats. Encore, et encore, quand ça les tient ! En fait ça tiendra surtout mon père, comme moi bien plus tard, j’avoue ! ce besoin impérieux de sombrer, cette envie de tout gommer par l’extase, l’abandon langoureux puis le largage violent, la vague toujours ! Comme à cet instant où la panique succède au merveilleux, les anges marins caressent mon corps ! Voici donc qu’ils se mettent à amuser le temps avec leurs sens qui s’emballent, que je vais me faire secouer la couenne, écraser sous le poids de l’ardeur. Ils s’en foutent, ne tiennent pas compte de mon avis ; tout cela finit en béchamel, et en han ! Han !… Et pssscchh… ces étoiles ont scintillé, la comète a traversé les cieux, c’est fini, ça n’a pas duré bien longtemps ! La satisfaction néanmoins… bientôt un grand calme s’installe et les cœurs se lissent, le bruit sourd des corps apaisés et repus… au moins le corps de l’homme, la femme soupire, ravie que ce soit terminé, comblée de l’avoir fait une fois encore, c’est son devoir, ce qu’on attend d’elle, pour le reste elle ne saura pas qu’il y avait peut-être autre chose à espérer. Ah ! ils en ont profité de ces longues maternités pour prendre du plaisir, il n’y avait pas de risques dans cette période… alors du câlin, il y en avait souvent… et puis on y va et on y re-va, comme s’il y avait la guerre… encore, et encore, même si elle est finie la guerre, on fait comme si, en prévision et en précipitation, il n’y a plus de boches sur le territoire mais on sent encore leur présence, ils se sont tellement installés dans nos villes, nos maisons, nos lits aussi et ils entendent dans leur sommeil le claquement des bottes… la trouille qu’ils reviennent avec les hymnes tonitruants du vainqueur, un rien de nostalgie quelque part, ils étaient beaux, ils étaient propres… bien alignés et même bien élevés rajoutera ma mère… jamais de propos déplacés, pas même la main aux fesses de la « zolie madmoizel », vite vite encore un petit coup… on ne se lasse pas de la chose quand il n’y a plus l’angoisse d’encombrer le tiroir et des tracasseries qui s’en suivent. Je suis las, à plat, aplati, ils me gonflent déjà ! Ça doit être toute l’eau qui infiltre mes poumons.

La chaleur de cet été est particulièrement suffocante, j’ai l’impression de mijoter au court-bouillon, je mitonne dans le jus et vais sortir chauffé à blanc, bientôt trop cuit si je ne me magne pas d’émigrer ? L’homme râle à côté de la bedaine dilatée, et peste face à l’indécise qui est bien désolée du contretemps, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain, elle fait ce qu’elle peut, c’est qu’elle ne sait plus trop tellement elle a mal, elle ne veut pas paraître douillette, elle supporte parce qu’il faut bien, se mord les lèvres au sang, c’est par moment que ça vient, une vague de feu qui l’envahit, qui déchire c’est prévu comme ça, ça toujours été comme cela, pour sa maman, sa grand-mère et toutes les mères du monde, doivent en chier, en baver maintenant… mais avant aussi… et après également… affaire de destin, pas joyeux d’être une fille ? J’envie pas !

L’impatience est à son comble, et les préoccupations essentielles jaillissent ; lui pense aux vacances, à cet été un rien gâché, c’est foutu quoi ! et moi j’écoute, je ne sais pas bien ce que je veux. Faute de mieux on s’interroge sur cette chose, une pisseuse ou un peigne zizi ? Il y a eu les spéculations sur le sujet, la forme du bide qui augure une fille, les coups de pied ce sera un garçon… à cette époque on ne sait pas… on s’interroge tout au long… ça sera la surprise, quéquette ou pas-quéquette, on préfère souvent les mâles, ceux qui assureront la continuité du nom de l’homme, important le nom de l’homme ! la femme on s’en tape, on se la tape aussi, mais elle disparaît civilement comme elle croule sous les coups de reins du mari ! Mes futurs parents, je l’ai entendu, ils s’en contrefoutent, c’est par leur os le sexe du lardon, on fera avec ! la layette sera de la couleur qu’on a déjà, pas question d’investir un radis dans la panoplie d’autant qu’on est fauchés, complètement à sec, comme la fontaine du bout de la rue en ce juillet caniculaire. Maman ! Papa ! Où êtes-vous donc ? On va bientôt se voir, je crois ! Une bouche de plus à gaver ne réjouit pas l’économie du ménage, on frise la déroute, on est en perdition au large, fusée de détresse et S.O.S. Heureusement, les commerçants du quartier sont compatissants, charitables même, et pratiquent facilement la vente à croum, l’inscription sur l’ardoise pour payer seulement en fin de mois, ou le mois suivant, ils en ont pris l’habitude avec la guerre, les chiffres, ils connaissent et les intérêts aussi. Ils peuvent se permettre le délai, ils ont dû en amasser pendant l’occup’ tous ces commerçants, des juifs certainement, diraient le quincaillier… et mon père parfois ! On en reparlera.

La vague continue de me broyer, elle me soulève, me relève, m’emmène, me ramène dans ce lieu où j’ai perdu tous mes repères, elle est la maîtresse de ce jeu où je me suis égaré.

Chère mer ! je ne voulais pas te provoquer, ta fureur est connue autant que ta douceur, ta puissance et ta force ne peuvent se réjouir de vaincre ce corps étriqué. Chère mère que j’en brasse !

J’abandonne la table de jeu, j’ai toujours redouté ta force.

Là ! ça commence à urger et je profite d’une relative fraîcheur de cette nuit du dix-sept, si facile à se souvenir pour moi, 17-07-47, des sept, plein de sept, le chiffre est sacré paraît-il, la création en sept jours et d’autres fariboles… j’ai rassemblé mes affaires et je me mets en chemin !

Vois-tu, chère onde, tu vas m’emporter et j’y consens.

J’emballe consciencieusement les mots entendus filtrés dans mon oasis liquide, même s’ils racontaient que ce n’était pas trop jojo au-dessus et qu’ils en avaient chié avec les fridolins et que maintenant ils en bavaient tout seuls comme des glands.

Branle-bas de combat, tout le monde autour du con de madame, on se rue vers la bicoque de la sage-femme… c’est pas bien loin, on ira à pied ! Je risque de finir dans le caniveau… elle s’arrête, serre les dents, coince ses miches, ça tiendra ?… Encore trois pas, soutient son bide à deux mains… pousse un hurlement de louve… on repart sous la lune… quelques volets s’entrouvrent, on s’informe de tout ce raffut… c’est rien qu’on les rassure, rendormez-vous donc ! Je vois les pavetons qui défilent, je pourrai presque les caresser… ça ne serait pas la première fois dans le quartier qu’un moutard s’éclate dans les gravillons devant la porte de la clinique… d’ailleurs on arrive chez la sage-femme ! sa grande demeure sert de clinique dans le quartier et tous les gamins sont nés là, avant moi et après moi encore longtemps, ma sœur, mon cousin, mon frère aussi un peu plus tard, je vous dirai. Le portail grince de ses gonds usés de la souffrance des accouchées, ma mère geint et se plie de douleur, toute rouillée entre les cuisses, chaque pas déchire un peu plus son ventre. Les pieds roulent sur les petits cailloux de l’allée, les chevilles se contractent, le chahut résonne dans tout le bide de maman, la vague me renverse, je houle la tête en bas, direct la sortie, on doit ralentir sinon je vais débouler dans les graviers, et il y a une meute de petits clebs qui s’amènent en gueulant, mes parents doivent avoir l’habitude de l’accueil et ne s’en émeuvent pas… je crains qu’il m’en choppe un bout pour me becqueter. La douce dame et sa fille nous reçoivent avec de larges sourires malgré l’heure tardive. Pour elles, c’est ritournelle, l’époque est à la procréation, on en parlera encore longtemps du baby-boom, en même temps que des Trente Glorieuses, du retour du soldat privé de chair, privé de tout d’ailleurs, et aussi les autres qui n’osaient plus sortir, planquaient leurs nœuds en cette période de contrôles de toute nature qui pouvaient te conduire en villégiature forcée. C’est souvent la nuit que ça se passe, ces trucs-là, la lointaine honte, le sentiment inavoué de la faute, on se cache depuis la nuit des temps pour faire les mômes ; les moutards à naître doivent sentir qu’au fond ce n’est pas vraiment eux qu’on attend mais simplement la relève indispensable pour perpétuer l’espèce, moi je le sais bien, ils radinent la nuit en loucedé comme moi ce soir-là.

En dehors des nombreux petits cabots, il y a une grande volière dans le jardin et une palanquée de piafs qui, à cette heure tardive, ont la tête dans les plumes, ils se foutent pas mal que j’arrive, clignent quand même d’un œil curieux. La tension commence à monter pendant que j’entame ma descente, et on engueule l’énergumène qui s’attarde, qu’aurait pu choisir une autre heure, déjà à faire chier le gentil monde, à se faire désirer.

Les vannes commencent à lâcher, faut vraiment se magner le train, pour l’instant ce n’est qu’un suintement, un fin écoulement poisseux et glaireux, on s’agite, on la prépare, on installe la parturiente, joli mot pour celle qui va partouzer, qui va jouir, qui le racontera avec force détails, les douleurs, les saignements, les écartèlements, les déchirures de toutes sortes… c’est leur guerre à elles, leur combat sur le front, les tranchées là aussi, effondrées, envahies, les guibolles écartées, tout le fourbi soulevé, on voit presque l’horizon de la mer, c’est pas un spectacle pour une âme sensible, tu verras comme c’est beau un accouchement qu’on me chantera bien plus tard, quel bordel ! quel cataclysme quand j’y repense, quel chantier, ça gicle de partout, c’est pas croyable… on risque à chaque fois d’avoir à repeindre les murs, passons les détails, je vais gerber ! C’est pas croyable que ce soit moi qui ai fait tout ce chahut qui asperge la blouse de la sage-femme, éclabousse de tous les effluents du corps, c’est du rouge, du gros rouge virant au noir parfois, comme des caillots presque des cailloux, et du caca qu’en profite de la position… ah nom de dieu ! Quel spectacle ! Je vais pas rester plus longtemps ; il faut que je me tire avant d’être emporté par la vague scélérate… j’aperçois la blanche blouse de la femme-sage et l’éclatante lumière, au loin, la sortie de la matrice… tout droit au fond du couloir ! Je peux pas m’gourer ! la chevelure de neige, bien coiffée et soigneusement chignonnée, de cette vieille dame, parfumée comme un printemps, surplombe de sa face rieuse couverte de poudre de riz l’entre-jambe évasé, un gouffre épanoui, les bords en estuaire qui sera bientôt dévasté par mon passage, buissonnant et humide, convulsif et palpitant, un monstre vomissant qui me pousse au cul, m’expulse, dégage petit ! je t’ai assez vu ! Calte ! tire-toi, va voir chez ta mère si tu y es ! Un fin duvet au-dessus de la lèvre supérieure, un œil pétillant et accueillant, la femme pleine d’âges vient me délivrer. Il ne fallait pas ! Sa fille Eva s’est discrètement écartée, retournée à ses crayons, ses pinceaux, une artiste, ça se voit à la dégaine qui attire le regard et la sympathie aussi, aux tableaux sur les murs inspirés des bambins qui sont nés dans cette demeure, un mouflet sur le pot, les fesses à l’air, un autre désolé d’avoir fait pipi par terre. On dit aussi qu’elle aime les femmes, à cette époque c’est pas convenable et même tout honteux, les raconteries du quartier, par contre c’est sûr qu’elle adore les animaux, des cabots aux piafs de tout poil.

— Allez viens, petit ! Qu’elle me dit la dame au chignon si croquignolet ; je vois ses mains délicates qui tentent de saisir ma tête, légèrement avancée et déjà curieuse, qui émerge un peu, s’informe, il était temps ! viens je te dis, c’est le moment et on t’attend. J’en crois rien ! Tu parles si j’hésite : les mimines sont rassurantes certes, me caressent les quelques cheveux bien frisés sur mon crâne encore à moitié dans les décombres, c’est véridique, on a dit que j’étais impatient, mais pas du tout, tout le contraire, je montrai un bout de moi, juste pour voir si ça valait le coup, j’aurai volontiers fait machine arrière, décliner l’invitation et retourner à mes occupations.

— N’aie pas peur qu’elle continue, la petite vieille qui sent si bon, dehors c’est la vie et ça peut être beau ! Son enthousiasme pour aider à sortir d’entre les cuisses variqueuses ce débris dégoulinant et piaillant me surprend.

— Poussez ! mais poussez, ma belle ! qu’elle dit à maman ! Faut dire que je n’y mets pas beaucoup du mien, bien au contraire, je m’agrippe à tout ce que je trouve, mais il n’y a pas grand-chose, tout se barre avec moi, c’est la grande vidange, je m’accroche avec une énergie farouche, comme lorsque j’ai vu les aiguilles à tricoter s’approcher… c’est gluant de partout, poisseux et filandreux, glaireux et sanguinolent, mais la vache, les parois me serrent et me pressent comme des fesses qui voudraient éjecter un suppositoire, je m’abandonne à la fatalité, à la facilité aussi, je viens ! j’arrive et on verra bien, à la grâce toto, on pourrait dire à la grâce de Dieu, mais chez nous on ne le dit pas ! Elle s’extasie, la mémé, il n’y a bien qu’elle… ça l’émerveille toujours la venue d’un morpion, pourtant je ne suis pas le premier qu’elle extrait, même si elle sait qu’il va en baver, forcément c’est inscrit dans le quartier, faubourg de la misère, elle m’exfiltre toute douce et me confie à la mamelle avachie, encore tout juteux, on m’essorera un peu plus tard mais d’abord il faut vite le contact avec la mère sinon elle oublie, beurk ! c’est la gerbe ! Je fais un petit tour et rebondis sur les mamelles dilatées, je monte, je descends, manque de me casser la figure, c’est ça la vie, va falloir que je m’accroche, les doudounes ne m’offrent aucune prise pour m’empêcher de me vautrer ? Finalement, je vais peut-être m’amuser ? Mon regard se tourne vers la matrice détériorée par mon passage, histoire de lui faire un au revoir ; pardon maman ! J’ai fait du grand saccage en passant, joué des coudes pour me sortir de là et il y aura un peu de ménage à faire avant de laisser de nouveau papa user de tes fesses.

— Ne regarde pas ! me dit la femme sage quand elle voit mes yeux glissés vers l’ouverture que je viens d’abandonner. Ne t’inquiète pas, elle se refermera bien vite, les douleurs seront vite oubliées et ils recommenceront sûrement, ne te retourne pas !

Les souffrances de maman ne s’oublieront pas aussi vite que le prédisait cette voyante bigleuse et nous en aurons de longues descriptions de ces moments radieux, de ces douleurs inimaginables endurées pour sortir un avorton, que ce soit au terme et en cours de route, du sacrifice consenti et que, nom d’une pipe, on ne l’y reprendra plus… ! Elle n’ignore pas que c’est faux, qu’il y aura une prochaine fois puis encore une autre, avec son lot d’inquiétudes puis de douleurs, c’est maintenant, c’est avant, ce sera aussi pendant et puis après, tout le temps quoi, vacherie, fatalité, résignation, elle me prend avec tendresse quand même, toujours émouvants les bébés, surtout ceux des autres, mêmes moches et tout chiffonnés, comme un costard froissé après un voyage en seconde classe, gueulards et braillards, l’innocence les fait beaux, pas bien longtemps, la mère a déjà intégré que le cadeau est empoisonné, que le soleil cache l’enfer, que c’est une souffrance à retardement, que ça lui pétera un jour à la figure, sa peau est chaude et souple, son nichon surgonflé et sa tétine protubérante, une érection ? Non, je déconne, ce sera pour après. Je bois un coup, ça se fête, j’en boirai d’autres avant que ça ne se gâte ! Bien sûr, j’ai geint comme un veau quand l’air surchauffé et agressif est entré dans mes poumons… c’est bon signe, ont-ils dit en chœur, il a braillé ! Tu parles, j’avais la tête en bas, pendu par un ripaton, évidemment que je gueule, elle va me lâcher, je vais m’écraser la tronche sur le parquet ciré, je vois mon reflet tout nu… qu’on me mette à l’endroit ! qu’on m’habille aussi ! On va pouvoir y aller ! Après ce ne sera jamais un bon signe quand je braillerai, ce sera la baffe pas bien loin, la tarte retournée Tatin, dans le museau. Les parents ne supportent pas le bruit des enfants, eux seuls ont le droit de te casser les oreilles avec leurs engueulades, leurs recommandations, leurs leçons sur tout, sur toutes ces choses qu’ils connaissent de la vie, du bonheur qu’ils ont évité consciencieusement, ils savent la vie par cœur et me la réciteront bien détaillée, bien joyeuse à tout bout de champ… et je connais la chanson, l’air et les paroles avec. Il y a bien qu’eux pour être tranquillisés de l’aboutissement heureux de cet évènement, moi je n’en mène pas large et je déguste tout de suite, histoire de me mettre tout immédiat dans l’ambiance du menu. C’est une brûlure atroce… j’ai si longtemps pataugé et barboté alors que ce n’est pas mon truc, et maintenant, il faut crapahuter, ouvrir le bec comme un oisillon affamé pour gober du vent, respirer le grand air… finalement, j’étais bien dans ma sauce ! Je flottais doucement dans cette aube incertaine, oscillant au rythme des déplacements du ventre ballonné ; le temps s’égrenait au gré des balancements amortis par l’onde accueillante, finalement l’air, c’est du vachement dur, on croirait pas mais quand tu l’attaques avec tes petites branchies, ça rappe un max, ça rabote ton gosier et ça rentre dans tes poumons comme un brasier.

Mais ils s’en foutent de mes vagissements…

— On l’appellera comment, cet adorable bambin, questionne la brave femme ? Merde, on n’y a pas songé, pensez donc, il y a tant à faire… il lui faut pourtant un nom, il faut faire vite, le registre s’impatiente, il faut le déclarer, le reconnaître… ils vont me reconnaître alors que moi je ne les reconnais pas, ils vont me déclarer comme à la douane, un produit importé, d’où il vient ce tout frisottin ? Mon prénom s’inscrit dans la dynastie des jean-foutre, on n’improvise pas, l’heure n’est pas à la philosophie, vu le milieu d’où je viens, j’ai eu chaud, j’aurai pu m’appeler tenaille ou boulon, tôle ou bobine, par chance ce sera Jean-Michel ! Après mon grand-père, Jean-Baptiste, mon père Jean-Léon… on a hésité, l’emmerdeur, l’enquiquineur… ce sera pour plus tard ! Passées les premières secondes de délivrance, on commence à observer à quoi ça ressemble : on dirait un bicot, un bougnoule, oui ! un crouille quoi ! En ce temps-là, on cultive le respect et le langage vernaculaire libère les consciences… d’où il sort celui-là avec sa peau mate et ses cheveux frisés… mais personne ne fait la remarque, ce sera pour plus tard, on me la fera à moi, sur le ton de la plaisanterie, mais quand même, dame-mère n’en mène pas large, pourtant elle ne se souvient pas avoir égaré ses fesses. On fera avec, ou plutôt on fera sans, comme s’il n’était pas là, après tout il est ridiculement petit, il bouffera peut-être pas trop ? En tout cas, il ne prendra pas beaucoup de place.

Ça a commencé comme ça et ensuite viendra tout le reste de la vacherie !

La volupté du moment a comblé mon âme, je commence à me laisser faire, docile dans mes souvenirs, je laisse la vague m’embrasser, sa langue salée entre dans ma bouche, pianote sur mes dents, se plante au fond de ma gorge ; quelle amante merveilleuse ! me dis-je, à quoi bon lui résister, tant d’amour ainsi offert, je m’abandonne entre ses bras, fais-moi jouir encore une fois ! C’est le mot de trop, l’inceste pur, la belle m’écarte d’un coup, me rejette brutalement hors de sa couche, mes pieds sentent le sol dur et rassurant, qui me permet de me redresser, de retrouver la verticalité et l’air enfin. Elle s’est retirée, apaisée soudain, me rejetant comme un abject glaviot sur les flots bleus, s’éloigne.

Les tuiles

Maintenant, il fallait repartir, quitter la maison qui sentait bon l’encens, l’alcool et le savon. Dommage, on était bien dans cet endroit raffiné. La vieille dame et sa fille Eva nous raccompagnent jusqu’au portail en faisant les recommandations d’usage à la maman qui devrait se reposer, reprendre des forces… elles savent qu’elle n’en aura pas le temps, que la vie n’attendra pas !

La lourde porte métallique s’est refermée derrière nous dans un grincement lugubre, un bruit sinistre d’âmes tourmentées, le vantail de tôle vibre comme le tonnerre, puis le grand vide noir de rue, la grande frayeur aussi devant cette liberté soudaine, j’allais devoir me débrouiller. L’odeur de poudre de riz s’est estompée et le regard de la délivreuse m’a laissé entrevoir que ce ne sera pas facile, qu’elle comprenait mon inquiétude. Salut, la vie ! salut, les humains ! Je vous en veux déjà ! Bon faut y aller, maintenant, on n’a pas que cela à faire ! On me flanque dans le carrosse de récup’ qui sent la moisissure et cahotin-cahota on rentre au bercail. Putain j’ai encore faim mais à l’idée de saisir de nouveau le téton tuméfié, je ravale mes envies de bouffer…

On avance dans la rue, les étoiles jouent aux billes et illuminent cette nuit, une nuit encore bien chaude de cet été de canicule. J’ai les yeux grands ouverts : ouah ! La vache, c’est super grand ! Ça change du refuge étriqué où je créchais jusqu’à présent. On hâte le pas, ça bringuebale dans la limousine, me secoue tellement que je me fracasse le groin sur le rebord de l’engin à chaque caillasse. Je pioule un coup.

— Mais il va pas se taire cet animal, il va ameuter tout le quartier, à cette heure, les braves gens dorment insouciants !

Dormez donc, je ne fais que passer !

On a viré à l’angle de la rue, au café « les trois marches », on ne s’arrête pas, d’abord c’est fermé et je commence à percevoir, un peu plus loin, l’endroit qui va devenir ma crèche… une grille tout autour et une haie au-dessus de laquelle se déploient des toitures, plein de toits dans tous les sens, je n’avais pas eu loisir d’imaginer les lieux quand je m’y baladais comme un ludion dans la sauce du ventre de ma mère, ce n’est ni Byzance ni Bethléem ! Pour nous, les gamins, ce sera toujours l’atelier…

— Elle est où, maman ?

— À l’atelier !

— Il est où, papa ?

— À l’atelier ! Des propos riches de vocabulaire…

J’allais donc vivre ma charmante petite vie dans un atelier au milieu de machines bruyantes et d’ouvriers crasseux.

La maison fait l’angle d’une longue avenue qui n’en finit pas de router jusqu’à l’infini de mes petits yeux, qui fuit vers l’horizon, part à la sauvette en goguette, évacue le quartier et se débine bien loin, et d’une petite allée, si courte qu’un pas suffit à l’enjamber, qu’un pet s’entend d’un bout l’autre. Ces deux rues encadreront longtemps cet univers où j’écorcherais mes genoux quand je ferai mes premiers pas et où se glisseront des cailloux sournois dans mes pompes… ce sera pour plus tard, quand je marcherai. Le convoi se hâte, l’heure est tardive et on a assez perdu de temps, demain sera comme tous les autres avec son fardeau de besognes et en plus, il faudra bien s’occuper de lui un peu, de moi évidemment, maintenant qu’on l’a ramené… me changer quand je m’abandonne… me laver ensuite… me donner à bouffer aussi !

— Il va encore me mordiller le bout des seins ! songe ma mère… ça suffisait pas que le paternel jongle à tout bout de ritournelle avec ses mamelles ! l’aventure recommence, on guette ! la galère du retour de couche… et après on reprend le chemin de l’angoisse, les règles qui tardent, la tricoteuse qu’il faudra faire revenir, elle qui ne chôme pas.

C’est pas que c’est la misère, on ne peut pas dire, l’architecture ne retient pas le regard, les murs sont crépis gris et tout plein de bâtiments, dressés en vrac, enferment une cour pour pas qu’elle se tire, des briques sont empilées dans la cour, abandonnées dans tous les sens, et aussi des tuiles plein les toitures, et les tuiles ça nous connaîtra ! Je ne suis pas tombé chez des rupins ! On passe le portail qui geint lui aussi, en mal de nous voir revenir, salut les gonds ; un clebs aboie, pas bien loin. Un berger-boche ! maintenant on dit berger-allemand, pour faire plus convenable. C’est celui du voisin, enfin, pour moi, ce sera toujours celui de la fille du voisin, je la verrai peut-être demain, je peux attendre de mettre un visage sur cette voix qui me charmait dans le bidon, une nymphe égarée dans ce trou, une beauté forcément sublime dans mon souvenir, j’aimais bien sa voix quand j’étais en plongée… mais on se reverra Liliane !

Le landau chahute, la capote me tombe sur la fiole ! Pas terrible à pousser dans les petits cailloux de la cour… vacherie de trottinette ! Ils sont vannés, épuisés de toutes ces émotions… la dame surtout, il faudra que je m’habitue à l’appeler « maman ». Cette nuit-là, j’ai zoné dans la carriole de transport, je m’étais assoupi, c’était trop d’émotions pour moi aussi, et pour le berceau, on avisera demain ! Il n’y aura pas de câlin ce soir, dans la grande chambre à l’armoire vernissée, j’ai dévasté l’ouverture, saccagé l’hôtel du plaisir, il faudra attendre mon bon papa.

Le premier matin, je me réveille en sentant un regard que je ne connaissais pas, en train d’observer cette chose nouvelle arrivée dans la nuit.

— C’était donc pour cela tout ce charivari hier soir et la jolie voisine qu’on a sollicitée pour me tenir compagnie, réalise-t-elle. Son regard est si doux qu’il me semble que ses cils effleurent ma peau pour me souhaiter la bienvenue.

— C’est ton petit frère, lui explique-t-on, celui qui était dans mon ventre et maintenant tu vas t’en occuper, tu pourras jouer avec lui, enfin, vous vous occuperez pendant que papa et maman travailleront à l’atelier… je vous l’avais bien dit, ça commence ! Cette petite frimousse qui se penche au-dessus du berceau est ma sœurette, j’avais entendu sa voix dans ma situation précédente, sa voix pointue que j’aimais tant, je l’ai reconnue tout de suite, si peu différente que lorsque j’étais dans le ventre. Elle a pris mes doigts dans sa main et les a laissés glisser comme si c’était le sable mesurant le temps qu’on va passer tous les deux.

Pourtant elle a l’air bien triste, les chatons qui sont venus au monde, comme moi la nuit dernière, ne sont plus là… le seau sous le robinet dans la cour est recouvert d’un torchon… on a sauvé le petit frère, on ne peut pas garder tout le monde…

J’ai paumé pas mal de souvenirs des premiers mois et même les premières années ou alors on les a trop planqués parce qu’ils sont inavouables, et la première vision qui me revient c’est dans l’évier de la cuisine, je suis debout nu, je me tiens au robinet pour pas me casser la figure pendant que ma sœur me lave. La cuisine est l’univers de mes premières années, l’évier pour la toilette une fois par semaine, la table en formica vert pâle avec deux rallonges, bloquée contre le mur pour tenir moins de place, deux chaises et deux tabourets blottis dessous, c’est notre planque pendant les jeux et aussi notre refuge quand l’orage gronde plus fort que papa, que nous sommes seuls avec notre peur. Tous les robinets de la maison déversent de la flotte froide, glaciale l’hiver comme les âmes d’après-guerre, une malédiction familiale l’eau froide, on ne connaîtra jamais l’eau chaude, dans aucune des cambuses où nous habiterons, ça raffermit la peau et endurcit les émotions… et tu consommes moins de ce précieux liquide. Chaude ou froide, je ne l’aime pas, surtout avec le savon qui me pique les yeux, le savon que fabrique maman, des longs pains élaborés avec de la soude et je ne sais quoi d’autres, qui sont ensuite tranchés pour en faire des morceaux plus pratiques mais imprenables, trop gros pour nos petites mains et si glissants. Dans les consignes qu’a reçues ma sœur, elle doit aussi parfois me laver la tête, elle me savonne les cheveux au Teepol et les rince au vinaigre. Ça gratte bien un peu la tête et la peau tous ces décapants mais les poux, les totos y résistent pas et en général ils décampent quand ils sentent le défoliant arriver ! Elle me tourne et me retourne comme si j’étais une salade, me secoue pour m’essorer… je pue la vinasse… ça me prend à la gorge ! Après elle me descend avec délicatesse de mon perchoir, me console et m’habille avec les nippes que maman lui a laissées pour planquer mes fesses. Ma sœur s’appelle Martine et comme elle me bichonne, et me bichonnera toute mon enfance, on l’appellera familièrement Bichon – c’est la seule étymologie que j’ai trouvée à ce surnom ridicule – elle me consolera souvent pendant que les parents usinaient pour assurer le pain rassis. Elle a de jolis yeux, couleur de châtaigne, qui voient bien loin, au-delà du ciel, ils s’y perdent de temps en temps et reviennent d’un coup poser un grand sourire sur son baigneur, une poupée gracieuse qui s’agite dans un berceau…

— Il s’appelle Alain, me dit-elle.

On fait tout dans la cuisine, on y mange aussi, à quatre puis à cinq quand il y aura le petit frère, il faut se serrer et se taire quand la radio raconte les informations, les guerres ailleurs qui recommencent ou continuent, mais aussi les grosses catastrophes auxquelles on a échappé, on écoute la souffrance des autres, histoire d’étalonner la nôtre, on compare et on l’ouvre pas, ne pas troubler la tristesse ambiante, pas décent d’être joyeux quand les digues des Pays-Bas s’effondrent et que les champs de tulipes baignent dans la flotte, qu’on entend les hélicos qui tournent pour sauver les gens perchés sur les toitures, que les mineurs cherchent d’autres mineurs coincés dans la mine qui s’est effondrée après un coup de grisou et d’autres nouvelles bien chouettes, bien larmoyantes, qui te foutent les boules et la honte de ne subir aucune de ces misères. Moi, je trouve que la nôtre n’est pas si mal, déjà bien dense, un cataplasme épais à cramer la couenne, qu’on est bien recouvert de chiasse et pas besoin de pleurer sur celle que vivent les autres bien loin dans d’autres pays. Tous les jours, on s’entasse pour bouffer, les genoux dans les genoux, les coudes dans les coudes que tu ne sais plus ce qui est à toi ou à ton voisin, ta voisine, un grand mélange comme dans l’assiette, plus c’est mélangé et moins tu reconnais ce que tu n’aimes pas. Il y a bien une salle à manger dans cette maison, au-delà des trois petites marches qui donnent dans la cuisine, mais c’est interdit, interdit d’y mettre les pieds… fermée et verboten ! réservée pour les dîners importants en famille mais pas pour le quotidien avec les mouflets ; il y a deux grands buffets tout brillants qui occupent presque tout l’espace, un à gauche et un à droite, et la table coincée au milieu avec les chaises qui l’entourent d’affection, tout ce foutoir obstrue presque tout le passage, rien que pour nous faire chier, et au fond les trois fenêtres du bow-window qui laissent apercevoir la rue, les voitures et les gens qui circulent, maman referme vite pour pas qu’on salisse… juste le droit de jeter un œil… et de le récupérer vite vu… Les paires de patins trônent au pied de la porte, tu dois les chausser, au risque de valser musette tellement c’est glissant, et si t’es autorisé à pénétrer dans le sanctuaire qu’elle bichonne, brique et fait reluire, une manie qu’elle a, la brillance partout, le parquet dans lequel tu te mires, un vrai casse-gueule, les meubles aussi lustrés et nos culs lumineux itou, ses yeux aussi qui étincellent quand elle regarde notre papa.

Les gamins s’étiolent un peu… respirent d’une bronche… légèreté d’une feuille en automne… coup de vent s’envolent… ne doivent pas gêner… ne pas se mettre en travers du chemin des adultes… ils s’accrochent les moutards… tiennent bon la vie… un métier qui s’apprend à l’école des baffes… et même avant, tôt dans le bide, il faut en vouloir pour durer… les ongles plantés dans la bedaine quand s’avance le goupillon récureur… et maintenant, aller au-delà des mots qui te virent… te repoussent un peu plus loin… c’est pas que t’es de trop… non, non ! T’es et c’est bien tout… ils t’aiment, une évidence, pas besoin de le dire à chaque instant… te le disent en s’occupant de ton cul, d’un coup de pompe dans le derche… aller voir plus loin… une sorte d’amour du temps des grottes… ils s’inquiètent de leur souffrance possible… on cause beaucoup tuberculose, poliomyélite… on se fait peur sur le trottoir, chez l’épicier… on raconte de l’un à l’autre, celui-ci, celle-là parti en sanatorium, se remuscler la cage dans les montagnes, respirer le bon air… ou pire, la grande frayeur… celui tout biscornu, mal fichu et mal foutu qui se déglingue de partout… qu’on donne pas cher de sa carcasse… on plaint les parents… ouf ! C’est passé pas bien loin…

Ils nous foutent les jetons avec leurs fléaux et nous virent quand nous aussi on dit notre peur… ils s’en battent les ailes…

— Ne reste pas dans mes pattes, toujours dans mes jambes, celui-là, va donc jouer plus loin… de quoi je mêle…

— Maman, je vais l’attraper, la tubercule ? … ‘man, j’ai la trouille…

— Va jouer ! Tu m’agaces… Ce sera la constante de cette époque, t’as pas loisir de moufter, d’avoir des opinions, de ramener ta fraise et encore moins ta science… et surtout de poser des questions… faire ce qu’on te dit et obéir ! c’est la morale de cette singulière période. Le père veille à la discipline et la mère surveille le fourneau, chacun son radeau et j’écope.

Je raconte un peu à rebrousse-temps notre maison, alors que ma mémoire reconstitue les lieux, rassemble les morceaux effondrés dans ma tronche après le séisme de la vie… ensevelis sous soixante-quinze piges de gravats… imagine seulement ! J’ai parlé de la cour et de ses petits cailloux, putain de gravillons pour rouler le landau, je me souviens, pas toi ?... Maintenant, ils roulent sous mes pieds, des pièges pour me foutre le nez par terre quand je m’aventure et me relève, une cour avec des ateliers tout autour ou presque, qu’il faut franchir pour entrer dans la maison en traversant la véranda. Bien lumineuse et bien chaude quand le soleil frappe toutes les vitres, l’endroit pour la cuisson, et la trouille quand les éclairs zèbrent les yeux… la grêle tambourine sur le toit de verre… tintinnabule en gouttes de cristal… tigiding tigiding… le seul refuge est de se blottir sous la table de la cuisine… que l’orage fait vibrer les fenêtres… à moins que ce soit la colère de papa ? Et puis il y a encore une porte, celle de la salle de bains, et puis aussi une fenêtre qui donne dans notre chambre juste à côté de la grande armoire normande, héritée récemment d’une grand-mère. Je continue la visite…

La porte de droite donne dans les ateliers où nous nous précipitons quand vraiment la peur est devenue communicative, au risque de se faire engueuler en venant déranger les laborieux mais c’est une question de survie. En fin de journée, on rencontre les ouvriers qui ont fini leur travail, ils se décrassent les mains à l’évier avec le Teepol que ma sœur utilise pour me laver les cheveux, qui sert aussi à décaper les machines. Quand elles sont vraiment trop sales ils se servent d’un savon mélangé à du sable qui gratte très fort dont il ne faut pas abuser sinon tu finis rapidement l’os, mais on est en après-guerre, les temps ont été durs et il ne faut pas faire les difficiles. La crasse est tenace après cette période d’envasement, il y a de la boue dans les méninges et de la gadoue dans les rouages, des odeurs qui traînent en effluves redoutables, pas d’odeurs de sainteté car la sainteté a trempé aussi dans la fange encore plus que les autres, il faut lessiver tout ce passé, à grandes eaux et avec énergie… si on peut, avoir bien propres les consciences.