Inde - Chantal Deltenre - E-Book

Inde E-Book

Chantal Deltenre

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Beschreibung

Des croyances et des traditions profondément ancrées dans les mœurs, à l’ouverture de l’Inde sur le monde

L’Inde n’est pas un pays, c’est un continent, à peine moins vaste que l’Europe et tramé d’au moins autant de diversités que du Cap Nord à Palerme ou de Lisbonne à Moscou : paysages, langues, modes de vie, histoires, saveurs, couleurs…

Reste cette ferveur spirituelle qui émaille la vie quotidienne dans les villes comme dans les villages. Reste cette touffeur moite du début de mousson ou la fournaise de la saison sèche.
Reste surtout cette énigme qu’incarne chaque Indien : de quelle caste, de quelle croyance, de quel monde ? Reste enfin tout ce qui tisse les liens entre l’Inde et l’Occident, les gourous, les héros politiques, les stars de Bollywood et de l’économie planétaire...

Les Miscellanées de l’Inde tentent quelques pistes non pas érudites mais sensibles pour rêver l’Inde, la comprendre ou l’arpenter...

Un merveilleux voyage au cœur de l’Inde, initié par les témoignages et recherches de Chantal Deltenre qui partage ainsi son expérience

À PROPOS DE L'AUTEUR

Romancière et ethnologue, Chantal Deltenre est l’auteur de plusieurs romans et essais qui ont pour cadre sa région d’origine en Belgique ou les pays qu’elle a sillonnés : l’Égypte, la Roumanie, l’Inde ou encore le Japon.

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Les mains l’engendrent, les pieds l’effacent

Parmi les souvenirs de mes voyages en Inde, la collection Rangavalli, une dizaine de cahiers imprimés sur un papier un peu jauni où sont rassemblés des milliers de modèles de rangoli, ces dessins auspicieux que les femmes tracent le matin au seuil de leur maison avec de la farine de riz mélangée à des pigments de couleurs. Il y en a de toutes sortes : abstraits, formés d’arabesques, volutes ou motifs géométriques dessinant des mandalas, labyrinthes, svastikas (du sanskrit su « bon » et asti « cela est » quand les barres sont orientées vers la droite, signe néfaste si elles partent de l’autre côté) ; ou en forme de fleurs, d’oiseaux, de Ganesh rieur, de Shiva dansant ou d’interminable Naga (dieu-cobra) entrelacé.

« Les mains l’engendrent, les pieds l’effacent » : cette devinette tamoule désigne ces figures éphémères que l’on appelle aussi kolam en Inde du Sud, mandapa au Rajasthan ou alpana au Bengale.

Elles honorent une divinité (le plus souvent Lakshmi, déesse de la terre) ou la mémoire d’un défunt. Souvent elles révèlent l’humeur de la maison : si le motif est plus élaboré que d’habitude, c’est que les habitants célèbrent ce jour-là un événement heureux ; s’il manque, c’est signe de deuil. Accessoirement, la farine dont sont faits les rangoli détourne de la maison les fourmis qui s’en régalent !

Encore répandus dans les villages, ils disparaissent de plus en plus des grandes villes, mais il n’est pas rare de les retrouver lors d’événements religieux, officiels ou commerciaux. De même que les femmes du Mithila (nord du Bihar) qui avaient coutume d’orner de fresques élaborées les murs de leur maison ou les chambres des jeunes mariés, les dessinatrices de rangoli sont passées au crayon et au papier, transformant leurs dessins traditionnels que les passants foulaient au pied en œuvres d’art.

La collection Rangavalli : des milliers de modèles de rangoli.

Une devinette tamoule appelée kolam, mandapa ou alpana.

Astha, née le 11 mai 2000

Le 11 mai 2000, la photo d’une petite fille née à l’hôpital Safdarjang de Delhi, faisait la une des journaux internationaux : sur les 42 000 naissances que l’Inde avait enregistrées ce jour-là, Astha était le bébé désigné comme celui qui avait fait basculer la population de l’Inde au-delà du milliard. Elle n’était pas choisie à l’aveuglette : c’était une fille, histoire de battre en brèche la triste rumeur des avortements de fœtus féminins ; elle était née en ville et à l’hôpital, à l’écart des zones rurales qui, souvent loin de tout hôpital ou dispensaire, abritent encore 70 % de la population indienne et accueillent la plupart des naissances.

Au dernier recensement décennal (2011), l’Inde comptait 1 210 193 422 habitants, 181 millions de plus qu’en 2001. La population a triplé en un demi-siècle, sa densité atteint 382 habitants au km2 (contre 140 en Chine et 105 en France), augmentant la pression sur les terres agricoles, la mobilisation des réserves en eau pour la culture intensive du riz et l’épuisement des sols, autant de sources de vulnérabilité pour le pays.

La croissance démographique ne devrait pas baisser au sein de cette population dont plus d’un tiers a moins de 15 ans. Les écarts entre États sont sensibles : alors qu’au sud certains affichent des taux de natalité proches des pays européens, ceux du nord enregistrent un taux de fécondité supérieur à trois enfants. La mortalité infantile baisse mais reste importante (sur 1 000 naissances, 55 enfants, surtout des petites filles, n’atteindront pas un an). De même la mortalité en général diminue : les crises alimentaires se raréfient et les conditions sanitaires s’améliorent, malgré quoi l’espérance de vie ne dépasse guère 65 ans. Dans le demi-siècle qui vient, la population indienne devrait atteindre 1,7 milliard d’habitants. Loin devant la Chine.

nombre d’habitants au km2 :

INDE : 382

CHINE : 140

FRANCE : 105

Au commencement du monde

Au commencement du monde, il y avait un vaste océan de lait que les dieux (Deva) et les démons (Asura) devaient baratter en prenant pour pivot le mont Meru (aujourd’hui le Kailash, au Tibet), axe du monde dans la mythologie hindoue, posé sur le dos de la tortue Akupara, et tirant chacun à leur tour la corde formée par le serpent cosmique Vasuki.

De cet océan surgirent une multitude de trésors :

SHURABHI : la vache sacrée, source perpétuelle de lait et de beurre ;

VARUNI : la déesse du vin ;

PARIJATA : l’arbre du paradis qui parfume le monde ;

CHANDRA : la lune qui orne la chevelure de Shiva ;

HALA : le poison violent qui laissera sa marque bleue sur la gorge de Shiva ;

UCCHAISSHRAVAS : un cheval blanc, ancêtre de tous les chevaux, dont les sept bouches symbolisent les couleurs de l’arc-en-ciel ;

SHRΠ: la déesse de la beauté et de la fortune, assise sur un lotus ;

AIRÂVATA : l’éléphant blanc, monture du dieu Indra ;

les APSARAS : déesses venues des eaux ;

DHANVANTARI : le médecin des dieux, tenant dans ses mains une coupe pleine d’amrita (d’où notre mot « ambroisie »).

Alors que les démons s’apprêtent à dominer les dieux en s’emparant du nectar de vie éternelle, Vishnou détourne leur attention en prenant pour avatar la belle Mohini, et donne aux dieux la coupe d’immortalité (kumba) d’où quelques gouttes s’échappent pour tomber dans le Gange, la Godavari et la Shipra dont les berges accueillent tous les trois ans les vastes pèlerinages du kumba mela, la « fête du pot au lait » !

Ce n’est pas le seul récit de création du monde en Inde : ailleurs, on lit que l’univers est né d’un œuf cosmique dont la partie supérieure, le ciel, s’est dissociée du bas, la terre ; d’un germe, fruit du seul Désir, semence première de la conscience ; d’un embryon d’or, semence d’une entité créatrice, venu planer au-dessus des eaux originelles, les pénétrer et les féconder, faisant naître le dieu du feu Agni ; de Purusha (l’« Homme »), un géant cosmique aux mille têtes, pieds, bras et jambes, dont le corps est dépecé pour donner naissance aux dieux Indra et Agni, au ciel né de sa tête, à la terre créée de ses pieds, à la lune extraite de sa conscience, au soleil de son regard, au vent de son souffle, aux saisons, à tous les animaux nécessaires aux sacrifices védiques – chevaux, chèvres, moutons, sangliers, etc. – et même aux quatre castes : sa bouche devient le Brahmane ; ses bras, le Guerrier ; ses cuisses, l’Artisan et ses pieds, le Serviteur. Purusha engendre aussi la shakti, l’Énergie créatrice féminine, puis est aussitôt réenfanté par elle.

La création du monde se renouvelle selon des cycles ou kalpa longs de plusieurs milliards d’années, équivalant chacun à un seul jour du dieu Brahma qui, sous son avatar du sanglier, plonge dans l’océan pour en faire remonter la terre quand elle est submergée. Les cycles de destruction et de renaissance de l’univers alternent, imposant le strict respect des rituels et des offrandes pour maintenir l’ordre du monde : il faut en quelque sorte sacrifier au sacrifice…

Nulle part dans ces récits tirés du Rig-Veda on ne trouvera un Dieu qui, comme dans l’Ancien Testament, crée l’univers en sept jours : les dieux sont eux-mêmes créés, ainsi que les démons, en même temps que les hommes et autres créatures.

C’est peut-être cela qui explique cette étonnante proximité entre les hindous et leurs divinités. Je me souviens d’un couple venu tôt matin au temple de Shrirangapatna pour honorer Shiva : leur puja, où se mêlaient, à la lueur de la bougie, l’offrande des fleurs de jasmin, de lait de coco et l’apposition des marques de prière sur le front, ressemblait à d’amicales retrouvailles.

AGNIle dieu du feu

PURUSHAun géant cosmique

INDRA

BRAHMA

SHIVA

Bolly, Tolly, Mollywood

On regroupe souvent sous le nom de « Bollywood » (de « Bombay » et « Hollywood ») toute la production de cinéma commercial en Inde. Outre les quelque 200 films tournés chaque année en langue hindi dans les studios de Mumbai, des centaines d’autres sont réalisés en langue télougou dans les studios de Hyderabad, en tamoul à Kollywood (du nom de Kodambakkam, quartier des studios de cinéma à Madras), en kannada dans les studios de Sandalwood (Karnataka), en bengali à Tollywood (studios de Tollygunge à Kolkata) et en malayalam dans les studios de Mollywood (Kerala).

Ce cinéma particulier, très loin des modèles du cinéma américain, s’exporte partout dans le monde. D’une superproduction à l’autre on voit souvent défiler les mêmes stars. À croire qu’elles ont le don d’ubiquité. C’est un procédé tout simple, inventé par un acteur célèbre, qui donne cette illusion : le Chakravorty close-up consiste à mettre en boîte plusieurs gros plans d’une star – souriant, en colère, amoureux, surpris etc. – sur des fonds neutres, afin de pouvoir les réinsérer au montage sans devoir rappeler l’acteur devant la caméra.

L’histoire a peu d’importance dans ces « films masala » ainsi appelés en référence aux mélanges d’épices utilisés dans la cuisine indienne : il suffit d’un bon dosage de scènes d’action, d’humour, d’amour, de danses et de chants pour faire un succès à Bollywood. Les ingrédients des spectacles traditionnels de danse et théâtre ne manquent pas à la recette, l’essentiel étant dans leurs formes codifiées et les personnages stéréotypés comme dans les épopées du Ramayana ou du Mahabharata. Le public indien est heureux de retrouver les mêmes visages, les mêmes voix (les chanteurs spécialisés dans le play-back doublent des dizaines de comédiens différents) et, en même temps que le disco ou le hip-hop, les danses classiques kathak et bharata natyam. La narration importe moins que la pureté des héros, le rythme des intermèdes musicaux ou dansés, la palette d’émotions suggérée à l’écran.

Tandis qu’une continuité se tisse des arts ancestraux de la scène aux blockbusters, le septième art s’invente à travers les talents singuliers des réalisateurs qui, de Raj Kapoor à Deepa Mehta, explorent autrement l’âme de l’Inde.

L’air de l’Inde

La première expérience de l’Inde est olfactive : l’air de l’Inde, pareil à aucun autre, torride ou moite selon la saison mais avec toujours cette odeur qui n’appartient qu’à lui, parfum capiteux de cent espèces d’arbres et de fleurs, odeur sèche de la poussière soulevée par les pas, effluves de cuisine aux innombrables épices, parfums de santal blanc ou rouge dont le bois est idéal pour les sculptures sacrées et les portes des temples, et partout les fumées d’encens que l’on voudra emporter et qui, longtemps après le retour du voyage, parfumeront encore les valises et les intérieurs.

Dès les années 1950, la spiritualité hindoue se répand en Occident et avec elle des millions de bâtons d’encens (agarbattî) qui, partout dans le pays, embaument et purifient les maisons, les boutiques, les bureaux, les étals des marchés et bien sûr, les temples.

Produits à une échelle industrielle dans le Karnataka, ils sont fabriqués à domicile, assurant un maigre salaire aux femmes qui réduisent les bois odorants mêlés de résines et d’arômes synthétiques en une pâte qu’elles enroulent autour de bâtons de bambou. Pendant le roulage sont ajoutées les substances fumigènes, colorants, sciure de bois de santal. Après séchage, les bâtonnets sont empaquetés dans des boîtes ou sachets joliment décorés.

Avec les bâtons d’encens, les pâtes odoriférantes (dhûp) parfument, servent d’insecticides ou sont de bon augure, tandis que la myrrhe indienne (le bdellium) est prisée dans la médecine ayurvédique. Des mélanges poudreux mêlés d’aromates (nard, benjoin, aloès, musc etc.) garnissent les encensoirs que les brahmanes agitent aux quatre coins des temples tout en scandant les formules sacrées. À chaque dieu sa propre fleur, que les marchands vendent à l’entrée des temples. Les roses, les œillets et le jasmin foisonnent sur les marchés, entiers ou par paniers entiers de pétales pour composer les guirlandes des puja du matin, parfumer la maison, orner les cheveux.

Mais cet univers olfactif entêtant ne peut faire oublier que les odeurs (gandh) marquent aussi la hiérarchie des classes sociales : aux basses castes les relents des tanneries, boucheries, pêcheries et lieux d’aisance. « Même lavé à l’eau, dit un proverbe, l’ail ne perd pas son odeur. »

Calendrier et saisons

L’Inde a adopté dès son indépendance le calendrier universel, déjà en vigueur sous l’Empire britannique. Mais les fêtes suivent un calendrier qui combine l’année lunaire et l’année solaire et les 12 mois du calendrier sanskrit se répartissent en six saisons. Vasanta (mars-avril) est le printemps ; Grishna (mai-juin) est la saison chaude ; Varsha (juillet-août) correspond à la mousson d’été, la saison des pluies ; Sharada (septembre-octobre) est l’automne ; Hermanta (novembre-décembre) est l’hiver, avant Shishira (janvier-février), la saison froide.

Calendrier universel – Calendrier sanskrit

mars-avril : Chaitra

avril-mai : Vaishakha

mai-juin : Jyeshtha

juin-juillet : Ashada

juillet-août : Sharavana

août-septembre : Bhadra

septembre-octobre : Ashvina

octobre-novembre : Karttika

novembre-décembre : Margashirsha

décembre-janvier : Pausha

janvier-février : Magha

février-mars : Phalguna

Not too spicy please !

Sur une feuille de bananier posée sur un plateau en inox, une généreuse boule de riz entourée d’une dizaine de coupelles de sauces et légumes : mon premier thali végétarien. J’observe autour de moi la technique délicate des autres clients du restaurant : avec trois doigts de la main droite, mélanger un peu de riz avec la sauce puis l’envoyer dans la bouche ; il y a quelque chose de précis et léger dans ce geste, loin de notre brutale fourchette. J’avale une première bouchée et aussitôt mon palais s’enflamme. Je dois enchaîner plusieurs bouchées de riz basmati (« reine du parfum » en hindi) sans aucun accompagnement pour éteindre le feu. De ce premier thali, je ne parviendrai à consommer que la toute dernière coupelle : une crème de semoule sucrée.

La prudence du touriste devant la carte d’un restaurant – « Pas trop épicé, s’il vous plaît ! » – était inutile dans cette gargote populaire de l’Inde du Sud. Elle l’est souvent car l’épicé a un sens très particulier dans la cuisine indienne.

Épicer un plat, ce n’est pas en relever le goût, mais plutôt lui choisir une saveur en accord avec les personnes qui vont le déguster. Fruits du poivre, feuilles de bétel, de girofle ou de safran, graines de fenugrec ou de pavot, gousses du tamarin, racines de gingembre ou de l’étonnante asafoetida qui incommode nos narines, les épices moulues agglomérées en une pâte molle mouillée avec du jus de citron, du lait de coco ou du tamarin, composent les masala (« mélange », voire étymologiquement « matériaux de construction »). Ils sont plus ou moins relevés selon la région, mais aussi le statut social, l’état d’esprit voire la santé des convives car, pour la médecine ayurvédique, certaines épices sont de véritables remèdes.

« Les épices recèlent toutes de la magie, même celles qu’on verse tous les jours d’une main distraite dans sa marmite » écrit la romancière Chitra Banerjee Divakaruni dans son délicieux roman La maîtresse des épices.

Le garam masala (masala « chaud ») est assez piquant et ses multiples épices nécessitent une fine expérience du dosage : coriandre, cannelle, cumin, cardamome, girofle, muscade, poivre noir et piment fort. Ce n’est pas le curry (tiré des feuilles parfumées du karipatta, un arbre local) mais le curcuma (haldi) qui donne sa belle couleur jaune aux plats eux-mêmes appelés « curry ».

Certains brahmanes végétariens ne consomment pas le petit piment rouge qui relève le goût de presque toutes les cuisines indiennes, car ce n’est pas une épice traditionnelle de l’Inde (venue d’Amérique centrale, elle a été importée par les Portugais au 16e siècle). C’est pourquoi, bien que l’on trouve des masala tout prêts dans le commerce, la plupart des familles indiennes préfèrent composer le leur.

Dans la cuisine hindoue, le masala exprime l’appartenance à une caste. Plus celle-ci est élevée, plus le goût sera doux. Le « chaud » (pimenté) exprime la passion et l’action, alors que le « froid » (sucré) renvoie à la sérénité et la spiritualité, une distinction calquée sur la médecine traditionnelle qui s’appuie sur une conception humorale du corps et de ses liquides (sang, lymphe etc.).

Le petit pot de semoule de mes premiers thali était donc du côté de la sérénité.

GARAM MASALAcoriandre, cannelle, cumin, cardamome, girofle, muscade, poivre noir, piment fort

CURRYkaripatta

CURCUMAhaldi

Comme si la mort te saisissait par les cheveux

« Tu dois remplir ton devoir comme si la mort te saisissait par les cheveux » dit un proverbe sanskrit qui, mieux qu’un long discours, exprime ce que c’est qu’être hindou : non pas adhérer à une doctrine religieuse mais respecter à la lettre les pratiques rituelles au risque sinon de voir s’effondrer l’équilibre du monde.

L’originalité de la pensée hindoue consiste à relier le dharma individuel au dharma cosmique : quand les hommes s’écartent de leur dharma (devoir), sombrent dans l’injustice ou la violence, le monde sombre à son tour dans l’adharma ou le papa, imperfection ou défaut, qui se retourne contre lui. De même quiconque ne vit pas en accord avec son dharma, voit son karma amoindri. Le karma, c’est le résultat des actes, passés et futurs : chaque individu récolte dans sa vie présente ou à venir, le fruit de ses agissements. Toute vie, même opprimée, pour autant qu’elle soit conforme au dharma présent, laisse espérer une meilleure existence dans le cycle de renaissances successives (samsara). La qualité individuelle donnée à chacun selon sa naissance (jati, littéralement la matrice d’où l’on est né) impose une série d’étapes et de missions aux différents âges de la vie.

La pratique religieuse se décline d’abord en famille, souvent trois générations sous le même toit : le couple, ses enfants et les parents de l’époux. La raison d’être de la famille, c’est la nécessité de perpétuer les cinq offrandes : aux Saints, aux Dieux, aux Esprits, aux Hommes et aux Ancêtres. Les fêtes et pèlerinages rythment le calendrier, à l’occasion des rites du cycle de vie (naissance, mariage, deuil), au fil des rituels quotidiens (puja) et prières (mantra) aux divinités, traditionnellement installées dans la cuisine, lieu le plus « pur » de la maison, et enfin dans la discipline alimentaire (végétarismes, jeûnes etc.) et l’observance de toutes les règles de pureté. Tel est le quotidien millimétré d’un bon milliard d’hindous en Inde et ailleurs.

Il n’y a donc pas une façon d’être hindou, mais des milliers, peut-être aussi nombreuses que les 33 333 divinités de ce formidable panthéon : ce chiffre symbolique inclut toutes les créatures divines et semi-divines qui changent de nom et d’apparence (avatar), mais aussi les sant (« saints »), gourous et autres rishi, tous (de Sai Baba de Shirdi à Mère Teresa !) objets de rituels fervents dans les temples (darshan). Ainsi se tisse, entre la part divine de l’homme et la part humaine des dieux, un lien familier que peut encore intensifier l’appartenance à une secte dédiée à une « divinité d’élection » (istadevata) dont le fidèle espère des grâces divines particulières (prasada).

L’hindouisme a ses textes sacrés et son histoire, qui se nourrit des rites védiques anciens, de la profonde influence des brahmanes, mais aussi de la pratique des ascètes bouddhistes et jaïns du 6e siècle avant notre ère ou des sants, des sectes dédiées à Vishnou, son avatar Krishna, ou Shiva, ou encore de la bhakti, forme de dévotion mystique personnelle, préconisée par les « renonçants », pour qui le salut individuel est ouvert à chacun, quelle que soit sa caste de naissance.

Aucun dogme, institution, orthodoxie ou transcendance dans l’hindouisme : les hindous accueillent chaque jour l’une ou l’autre des manifestations infinies de leurs dieux. Ce qui relie de façon ferme l’ensemble de ces croyants, c’est leur norme de vie.

Les saveurs de beauté

« Celui qui chante, écrit Rabindranath Tagore, va de la joie à la mélodie ; celui qui entend, de la mélodie à la joie. » Ce partage de l’expérience créatrice entre l’artiste et son public concerne non seulement la musique et le chant, mais toutes les formes esthétiques. Même la peinture, appelée « musique pour les yeux » éveille par les couleurs et les lignes les mêmes émotions que les modes et les rythmes dans la musique.

À la croisée entre la poésie et l’esthétique, les saveurs de beauté ou rasa, littéralement « sèves » ou « essences », expriment le ravissement qui saisit le spectateur au moment où son esprit « communie » avec l’œuvre. « De même que les gourmets lorsqu’ils mangent, goûtent la nourriture mélangée de condiments et d’ingrédients divers, ainsi les sages goûtent en esprit les sentiments principaux, joints à leurs manifestations et aux divers modes d’expression, et c’est pourquoi ces sentiments, en tant que goûtés, sont appelés les « saveurs » de l’art dramatique », lit-on dans le Natyashastra, « Traité des arts de la scène ».

Écrit au 6e siècle, il définit ces états d’éveil esthétique classés au nombre de neuf : l’Érotique (Shringara) ; le Comique (Hasya) ; le Pathétique (Karuna) ; l’héroïque (Vira) ; le Furieux (Raudra) ; le Terrifique (Bhayanaka) ; le Répugnant (Bibhatsa) ; le Merveilleux (Adbhuta) ; le Quiétique (Shanta), à moins que ce dernier soit la quintessence de tous les autres parce qu’il toucherait, au-delà de la contemplation esthétique, à la paix spirituelle.

Signe que la beauté, dont le traité sanskrit du Shilpashatra fixe les proportions et mesures (tala) pour l’art, l’architecture ou l’artisanat, reste avant tout d’ordre divin : l’artiste ne cherche ici ni à créer une œuvre personnelle ni à imiter la nature, mais à intercéder entre les hommes et les dieux.

9 états d’éveil esthétique

l’érotiqueShringara

le comiqueHasya

le pathétiqueKaruna

l’héroïqueVira

le furieuxRaudra

le terrifiqueBhayanaka

le répugnantBibhatsa

le merveilleuxAdbhuta

le quiétiqueShanta

Dix petites habitudes

Se laver les dents en mâchant un petit bout de banian ou d’argousier, arbres aux vertus antibactériennes.

Au lever, se gratter la langue à l’aide d’un gratte-langue puis se rincer la bouche.

S’enduire de pâte de santal pour éviter les boutons de chaleur.

Rafraîchir et embaumer la maison grâce à un store en racines de vétiver tressées que l’on humecte en été.

S’enduire la paume des mains et la plante des pieds de henné pour se rafraîchir à la saison chaude.

Pour la future maman, prendre au coucher une cuillerée de poudre d’amandes dissoute dans du lait afin d’assurer un joli teint à son bébé.

Porter l’argent ou les documents précieux dans un coin du sari noué avec soin et coincé dans la ceinture. De quoi décourager les pickpockets.

Masser bébé avec un mélange d’huile de coco tiède et de beurre clarifié pour le calmer.

Déposer une goutte d’eau de rose sur la main de l’invité(e) : un signe de bienvenue.

En conversation avec quelqu’un, ne pas rester debout tandis qu’il est assis : c’est un manque de savoir-vivre

Gondwana

Nulle autre terre au monde ne mérite mieux cette appellation : l’Inde est un sous-continent, un monde à part qu’on ne rencontre pas sans en être bousculé, soulevé hors de son être, bouleversé jusqu’au tréfonds de soi.

À l’origine, le Gondwana, un vaste continent austral qui, il y a une centaine de millions d’années, se fragmenta et dont les éléments s’écartèrent chacun de leur côté au gré de la dérive des continents : l’un glissa vers l’est et devint l’Australie ; un autre se porta vers l’ouest où il forma Madagascar ; un troisième demeura au sud, c’est l’actuel Antarctique.

Mais de tous, celui qui fit le plus long voyage est le bloc triangulaire qui deviendra la péninsule du Deccan : traversant tout l’océan Indien sur plus de 5 000 km, il vint emboutir, il y a une quinzaine de millions d’années, la masse énorme de l’Asie continentale, soulevant le plateau du Tibet, plissant les sols en une succession de rides montagneuses qui s’étendent du Caucase européen aux monts Khlingan de Mandchourie et culminant dans l’Himalaya et le Karakoram, et s’affaissant à leur pied en une longue cuvette où viendront couler le Gange et le Brahmapoutre. Autant d’éléments fondamentaux dont l’Inde actuelle – peuples, sols et reliefs – est le lointain résultat.

C’est le géologue autrichien Eduard Suess qui, au début du 20e siècle, a baptisé ce supercontinent d’après le nom de la « forêt des Gonds », ancien nom d’une région de l’Inde du nord peuplée par ce peuple aborigène.

Le poème de tout un pays

En automne 2015, le metteur en scène Peter Brook et l’écrivain Jean-Claude Carrière se sont retrouvés sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord à Paris, 30 ans après avoir monté au festival de théâtre d’Avignon une version mémorable du Mahabharata : huit heures de bonheur non-stop ! Cette fois ils donnaient un autre spectacle, Battlefield, tiré de cette même épopée indienne que Peter Brook définit comme « le subconscient de l’Inde ». Pour preuve, il rappelle que le Mahabharata était raconté partout en Inde depuis très longtemps avant d’être écrit en sanskrit entre le 3e et le 5e siècle avant notre ère. Étrangement il a été consigné de la même façon aux quatre coins du continent. C’est là un mystère.

Composé de 90 000 vers de quatre octosyllabes ou shlokas, le Mahabharata, « la grande histoire de l’Inde », forme la plus longue épopée de la littérature universelle. Ce poème infini est attribué à un sage nommé Vyâsa. Voulant écrire l’histoire de l’humanité, il avait hélas commencé par celle d’une famille dont les deux jeunes princes meurent subitement, laissant deux veuves sans enfant. Le poète, ayant perdu ses personnages, ne voit qu’une solution pour poursuivre son œuvre : il fait l’amour aux deux princesses, qui donnent naissance à deux beaux enfants dont les descendants, les Kaurava et les Pandava, vont se disputer le monde au fil d’affrontements successifs où les historiens ont parfois reconnu les heurts entre les Indo-Aryens installés dans la vallée du Gange et les tribus autochtones ou les Dravidiens d’Inde du Sud.

Au fil du poème, les héros du Mahabharata s’éloignent peu à peu de leur origine divine pour affronter les conflits et questions de leur temps. Le mythe s’efface au profit de la tragédie : chaque page rapproche de la destruction du monde. Opposés dans leur bataille fratricide, les Kaurava et les Pandava possèdent chacun une arme dévastatrice, nommée Pasupata. Si elle est lancée, elle détruira la vie même. Peut-on l’éviter ?

Au centre du Mahabharata bat le cœur du dharma, l’ordre du monde menacé par la folie collective des hommes : « Le dharma, quand il est protégé, protège. Quand il est détruit, il détruit. » C’est le sens des parties didactiques que les brahmanes ont petit à petit ajoutées au récit. Le Bhagavad-Gita ou « chant du bienheureux », dialogue entre Krishna et Arjuna, prince guerrier, décrit une voie de l’action : « Sans t’attacher à son objet, fais le travail que tu as à faire ; n’accorde pas d’importance aux fruits de l’action. L’homme qui fait son travail sans s’y attacher égoïstement, celui-là gagne la sagesse suprême. »

Considéré comme le cinquième Veda, le Mahabharata est une lecture incontournable pour les hindous : « Sur le dharma (le devoir), l’artha (l’art de gouverner), kâma (l’amour) et moksha (la délivrance), ce qui est dit dans ce poème ne peut être trouvé nulle part, et ce qui n’est pas vu ici ne peut l’être ailleurs. »

À l’inverse de l’Iliade et sa guerre de Troie, qui ont déserté l’imaginaire occidental, le Mahabharata reste omniprésent dans le quotidien de l’Inde : ses héros occupent les écrans de cinéma, les scènes de danse, de théâtre ou de chant, les séries télévisées, les bandes dessinées, la publicité… et les millions de chromos ou figurines qui ornent maisons, écoles et temples. C’est un peu comme si nos enfants se prénommaient Ajax, Priam, Cassandre ou Patrocle. Nous reste Hélène, mais qui se souvient encore de la guerre mythique qu’elle engendra ?

Les femmes manquantes

C’est un des traits de l’Inde contemporaine que les médias internationaux pointent le plus souvent du doigt : le pays est marqué depuis longtemps par le déséquilibre entre sa population féminine et masculine. Il y a 936 femmes pour 1 000 hommes (contre 983 dans l’ensemble du monde).

Il manque près de 40 millions de femmes en Inde par rapport à la population masculine, une situation qui risque de déstabiliser toute la société, d’autant que, parmi les enfants de moins de sept ans, l’écart se creuse encore : dans certaines régions, on ne compte pas plus de 550 filles pour 1 000 garçons.

Souvent due à un manque de soins, à la dureté du travail quotidien et aux maltraitances, la surmortalité des petites filles résulte surtout des comportements discriminatoires qui pèsent encore dans de nombreuses régions sur les femmes indiennes : beaucoup sont en butte aux mauvais traitements conjugaux, aux abus sexuels, aux représailles des belles-familles si leur dot n’est pas versée, à la pauvreté, notamment en cas de veuvage, mais aussi parce qu’elles restent exclues des avancées économiques et sociales.

Bien qu’interdit par le gouvernement depuis 1994, l’avortement sélectif de fœtus féminins, déjà combattu par les autorités coloniales, perdure, surtout dans les régions de la « ceinture fœticide », qui va du Pendjab à Gwalior, passant en particulier par les deux États du Gujarat et du Maharashtra, où les hautes castes conservatrices (Rajputs, Jats, etc.) restent imprégnées d’une culture patriarcale.

Ce sont les régions les plus riches du pays qui comptent le plus d’avortements sélectifs, ainsi que les classes sociales aisées où les femmes ont accès à l’échographie et peuvent payer un avortement. Le poids économique de la dot est une des raisons de cette pratique, mais aussi une politique de planification familiale que l’Inde a mise en œuvre dès les années 1950.

L’expression « les femmes manquantes » a été popularisée par Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur le développement humain. Si les femmes continuent de « manquer », plus de 15 % de la population masculine risque, à terme, d’être contrainte au célibat. La condition des femmes n’en sera certainement pas améliorée : trafic de jeunes filles achetées par des intermédiaires à des familles pauvres et revendues à des célibataires, prostitution, violences sexuelles accrues, rien de tout cela n’augure, pour l’instant, d’une amélioration.