INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE (1865 - CLAUDE BERNARD - E-Book

INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE (1865 E-Book

Claude Bernard

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Dans l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), Claude Bernard, biologiste éminent et professeur de médecine au Collège de France, ne se contente pas de fixer les règles de la méthode expérimentale ; en exhortant à expérimenter sur le vivant, et en montrant la dépendance de la pathologie et de la thérapeutique à l'égard de la physiologie, il pose les fondements empiriques et conceptuels de la médecine moderne. Dans sa présentation, Fabrice Gzil met en relief les enjeux contemporains de cette démarche : de fait, les réflexions de Claude Bernard sur les intérêts et les limites des modèles animaux, son analyse des problèmes liés à l'expérimentation sur les sujets humains, ou encore son plaidoyer en faveur de l'articulation entre la clinique et la recherche médicale, font de l'Introduction une référence fondatrice pour aborder les questions que rencontre la médecine à l'heure actuelle.

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INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE (1865

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Claude Bernard

INTRODUCTION À L'ÉTUDE

DE LA MÉDECINE

EXPÉRIMENTALE

(1865)

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE DU RAISONNEMENT

EXPÉRIMENTAL. ...................................................................11

CHAPITRE PREMIER DE L'OBSERVATION ET DE

L'EXPÉRIENCE.......................................................................... 12

§ I. – Définitions diverses de l'observation et de l'expérience.. 13

§ II. – Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation est

autre chose que faire des expériences et faire des observations. ...... 19

§ III. – De l'investigateur ; de la recherche scientifique. .......... 23

§ IV. – De l'observateur et de l'expérimentateur ; des sciences

d'observation et d'expérimentation. ..................................................26

§ V. – L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée.

............................................................................................................ 31

§ VI. – Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur

ne se sépare pas de l'observation. ......................................................34

CHAPITRE II DE L'IDÉE A PRIORI ET DU DOUTE DANS

LE RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL. .................................42

§ I. – Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures.

............................................................................................................44

§ II. – L'intuition ou le sentiment engendre l'idée

expérimentale. ....................................................................................49

§ III. – L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et

garder toujours sa liberté d'esprit. ..................................................... 53

§ IV. – Caractère indépendant de la méthode expérimentale. . 59

§ V. – De l'induction et de la déduction dans le raisonnement

expérimental.......................................................................................64

§ VI. – Du doute dans le raisonnement expérimental. ..............71

§ VII. – Du principe du criterium expérimental....................... 76

§ VIII. – De la preuve et de la contre-épreuve. .........................80

DEUXIÈME PARTIE DE L'EXPÉRIMENTATION CHEZ

LES ÊTRES VIVANTS. ...........................................................83

– 3 –

CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS

EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES VIVANTS ET

AUX CORPS BRUTS...................................................................84

§ I. – La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à

l'emploi de l'expérimentation.............................................................84

§ II. – Les manifestations des propriétés des corps vivants sont

liées à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en

règlent l'apparition. ............................................................................86

§ III. – Les phénomènes physiologiques des organismes

supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs

perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes.

............................................................................................................89

§ IV. – Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des

phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des

corps bruts. .........................................................................................92

§ V. – Il y a un déterminisme absolu dans les conditions

d'existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps

vivants que dans les corps bruts. ....................................................... 95

§ VI. – Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les

sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il

faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales

définies et aussi simples que possible.............................................. 100

§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts,

les phénomènes ont toujours une double condition d'existence..... 105

§ VIII. – Dans les sciences biologiques comme dans les sciences

physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les

corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir

aucune spontanéité. ......................................................................... 108

§ IX. – La limite de nos connaissances est la même dans les

phénomènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps

bruts...................................................................................................112

§ X. – Dans les sciences des corps vivants comme dans celles

des corps bruts, l'expérimentateur ne crée rien ; il ne fait qu'obéir aux

lois de la nature. ................................................................................118

CHAPITRE II CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES

SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. ....................................... 122

§ I. – Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un

ensemble harmonique des phénomènes.......................................... 122

– 4 –

§ II. – De la pratique expérimentale sur les êtres vivants. ..... 132

§ III. – De la vivisection. ......................................................... 139

§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la

vivisection. .........................................................................................147

§ V. – De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques

dans leurs rapports avec la vivisection. ........................................... 156

§ VI. – De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation ;

de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s'offrent

à l'expérimentateur. ......................................................................... 160

§ VII. – Du choix des animaux ; de l'utilité que l'on peut tirer

pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces

animales............................................................................................. 171

§ VIII. – De la comparaison des animaux et l'expérimentation

comparative. ......................................................................................177

§ IX. – De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des

êtres vivants ; des moyennes et de la statistique. .............................181

§ X. – Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens

nécessaires à l'étude de la médecine expérimentale.........................197

TROISIÈME PARTIE APPLICATIONS DE LA MÉTHODE

EXPÉRIMENTALE À L'ÉTUDE DES PHÉNOMÈNES DE

LA VIE. ...................................................................................211

CHAPITRE PREMIER EXEMPLES D'INVESTIGATION

EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE................................... 212

§ I. – Une recherche expérimentale a pour point de départ une

observation. ...................................................................................... 213

§ II. – Une recherche expérimentale a pour point de départ une

hypothèse ou une théorie. ................................................................ 227

CHAPITRE II EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE

PHYSIOLOGIQUE.................................................................... 241

§ I. – Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas

des faits contradictoires. ..................................................................242

§ II – Le principe du déterminisme repousse de la science les

faits indéterminés ou irrationnels....................................................249

§ III. – Le principe du déterminisme exige que les faits soient

comparativement déterminés. ......................................................... 252

– 5 –

§ IV. – La critique expérimentale ne doit porter que sur des faits

et jamais sur des mots. ..................................................................... 256

CHAPITRE III. DE L'INVESTIGATION ET DE LA CRITIQUE

APPLIQUÉES À LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. ...........265

§ I. – De l'investigation pathologique et thérapeutique. ........ 265

§ II. – De la critique expérimentale pathologique et

thérapeutique. ..................................................................................270

CHAPITRE IV. DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE

RENCONTRE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE................273

§I. – De la fausse application de la physiologie à la médecine.

.......................................................................................................... 273

§ II. – L'ignorance scientifique et certaines illusions de l'esprit

médical sont un obstacle au développement de la médecine

expérimentale. ..................................................................................280

§ III. – La médecine empirique et la médecine expérimentale ne

sont point incompatibles ; elles doivent être au contraire inséparables

l'une de l'autre. .................................................................................285

§ IV. – La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine

médicale ni à aucun système philosophique....................................303

– 6 –

Conserver la santé et guérir les maladies :tel est le

problème que la médecine a posé dès son origine et dont elle

1

poursuit encore la solution scientifique . L'état actuel de la

pratique médicale donne à présumer que cette solution se fera

encore longtemps chercher. Cependant, dans sa marche à

travers les siècles, la médecine, constamment forcée d'agir, a

tenté d'innombrables essais dans le domaine de l'empirisme et

en a tiré d'utiles enseignements. Si elle a été sillonnée et

bouleversée par des systèmes de toute espèce que leur fragilité a

fait successivement disparaître, elle n'en a pas moins exécuté

des recherches, acquis des notions et entassé des matériaux

précieux, qui auront plus tard leur place et leur signification

dans la médecine scientifique. De notre temps, grâce aux

développements considérables et aux secours puissants des

sciences physico-chimiques, l'étude des phénomènes de la vie,

soit à l'état normal, soit à l'état pathologique, a accompli des

progrès surprenants qui chaque jour se multiplient davantage.

Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la

médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la

seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à

peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme

analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode

d'investigation commune aux sciences expérimentales.

Pour embrasser le problème médical dans son entier, la

médecine expérimentale doit comprendre trois parties

fondamentales : la physiologie, la pathologie et la

thérapeutique. La connaissance des causes des phénomènes de

la vie à l'état normal, c'est-à-dire la physiologie, nous apprendra

1

Voy.Cours de pathologie expérimentale.–Médical Times,

1859-1860. –Leçon d'ouverture du cours de médecine du Collège

de France sur la médecine expérimentale.–Gazette médicale.

Paris, 15 avril 1864. –Revue des cours scientifiques. Paris, 31

décembre 1864.

– 7 –

à maintenir les conditions normales de la vie et àconserver la

santé. La connaissance des maladies et des causes qui les

déterminent, c'est-à-dire lapathologie, nous conduira, d'un

côté, à prévenir le développement de ces conditions morbides,

et de l'autre à en combattre les effets par des agents

médicamenteux, c'est-à-dire àguérir les maladies.

Pendant la période empirique de la médecine, qui sans

doute devra se prolonger encore longtemps, la physiologie, la

pathologie et la thérapeutique ont pu marcher séparément,

parce que, n'étant constituées ni les unes ni les autres, elles

n'avaient pas à se donner un mutuel appui dans la pratique

médicale. Mais dans la conception de la médecine scientifique,

il ne saurait en être ainsi ; sa base doit être la physiologie. La

science ne s'établissant que par voie de comparaison, la

connaissance de l'état pathologique ou anormal ne saurait être

obtenue, sans la connaissance de l'état normal, de même que

l'action thérapeutique sur l'organisme des agents anormaux ou

médicaments, ne saurait être comprise scientifiquement sans

l'étude préalable de l'action physiologique des agents normaux

qui entretiennent les phénomènes de la vie.

Mais la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi

que les autres sciences, que par voie expérimentale, c'est-à-dire

par l'application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux

faits que l'observation et l'expérimentation nous fournissent. La

méthode expérimentale, considérée en elle-même, n'est rien

autre chose qu'unraisonnementà l'aide duquel nous

soumettons méthodiquement nos idées à l'expérience desfaits.

Le raisonnement est toujours le même, aussi bien dans les

sciences qui étudient les êtres vivants que dans celles qui

s'occupent des corps bruts. Mais, dans chaque genre de science,

les phénomènes varient et présentent une complexité et des

difficultés d'investigation qui leur sont propres. C'est ce qui fait

que les principes de l'expérimentation, ainsi que nous le verrons

– 8 –

plus tard, sont incomparablement plus difficiles à appliquer à la

médecine et aux phénomènes des corps vivants qu'à la physique

et aux phénomènes des corps bruts.

Le raisonnement sera toujours juste quand il s'exercera sur

des notions exactes et sur des faits précis ; mais il ne pourra

conduire qu'à l'erreur toutes les fois que les notions ou les faits

sur lesquels il s'appuie seront primitivement entachés d'erreur

ou d'inexactitude. C'est pourquoi l'expérimentation, ou l'art

d'obtenir des expériences rigoureuses et bien déterminées, est la

base pratique et en quelque sorte la partie exécutive de la

méthode expérimentale appliquée à la médecine. Si l'on veut

constituer les sciences biologiques et étudier avec fruit les

phénomènes si complexes qui se passent chez les êtres vivants,

soit à l'état physiologique, soit à l'état pathologique, il faut avant

tout poser les principes de l'expérimentation et ensuite les

appliquer à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.

L'expérimentation est incontestablement plus difficile en

médecine que dans aucune autre science ; mais par cela même,

elle ne fut jamais dans aucune plus nécessaire et plus

indispensable. Plus une science est complexe, plus il importe, en

effet, d'en établir une bonne critique expérimentale, afin

d'obtenir des faits comparables et exempts de causes d'erreur.

C'est aujourd'hui, suivant nous, ce qui importe le plus pour les

progrès de la médecine.

Pour être digne de ce nom, l'expérimentateur doit être à la

fois théoricien et praticien. S'il doit posséder d'une manière

complète l'art d'instituer les faits d'expérience, qui sont les

matériaux de la science, il doit aussi se rendre compte

clairement des principes scientifiques qui dirigent notre

raisonnement au milieu de l'étude expérimentale si variée des

phénomènes de la nature. Il serait impossible de séparer ces

deux choses : la tête et la main. Une main habile sans la tête qui

la dirige est un instrument aveugle; la tête sans la main qui

réalise reste impuissante.

– 9 –

Les principes de lamédecine expérimentaleseront

développés dans notre ouvrage au triple point de vue de la

physiologie, de la pathologie et de la thérapeutique. Mais, avant

d'entrer dans les considérations générales et dans les

descriptions spéciales des procédés opératoires, propres à

chacune de ces divisions, je crois utile de donner, dans cette

introduction, quelques développements relatifs à la partie

théorique ou philosophique de la méthode dont le livre, au fond,

ne sera que la partie pratique.

Les idées que nous allons exposer ici n'ont certainement

rien de nouveau ; la méthode expérimentale et

l'expérimentation sont depuis longtemps introduites dans les

sciences physico-chimiques qui leur doivent tout leur éclat. À

diverses époques, des hommes éminents ont traité les questions

de méthode dans les sciences ; et de nos jours, M. Chevreul

développe dans tous ses ouvrages des considérations très-

importantes sur la philosophie des sciences expérimentales.

Après cela, nous ne saurions donc avoir aucune prétention

philosophique. Notre unique but est et a toujours été de

contribuer à faire pénétrer les principes bien connus de la

méthode expérimentale dans les sciences médicales. C'est

pourquoi nous allons ici résumer ces principes, en indiquant

particulièrement les précautions qu'il convient de garder dans

leur application, à raison de la complexité toute spéciale des

phénomènes de la vie. Nous envisagerons ces difficultés d'abord

dans l'emploi du raisonnement expérimental et ensuite dans la

pratique de l'expérimentation.

– 10 –

PREMIÈRE PARTIE

DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL.

– 11 –

CHAPITRE PREMIER

DE L'OBSERVATION ET DE L'EXPÉRIENCE.

L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent

que dans des limites très-restreintes ; le plus grand nombre

échappe naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui

suffit pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à

l'aide d'appareils spéciaux, la puissance de ces organes, en

même temps qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont

servi à pénétrer dans l'intérieur des corps pour les décomposer

et en étudier les parties cachées. Il y a ainsi une gradation

nécessaire à établir entre les divers procédés d'investigationou

de recherches qui peuvent être simples ou complexes : les

premiers s'adressent aux objets les plus faciles à examiner et

pour lesquels nos sens suffisent ; les seconds, à l'aide de moyens

variés, rendent accessibles à notre observation des objets ou des

phénomènes qui sans cela nous seraient toujours demeurés

inconnus, parce que dans l'état naturel ils sont hors de notre

portée. L'investigation, tantôt simple, tantôt armée et

perfection née, est donc destinée à nous faire découvrir et

constater les phénomènes plus ou moins cachés qui nous

entourent.

Mais l'homme ne se borne pas à voir; il pense et veut

connaître la signification des phénomènes dont l'observationlui

a révélé l'existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les

interroge, et, par les réponses qu'il en tire, les contrôle les uns

par les autres. C'est ce genre de contrôle, au moyen du

raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler,

l'expérience, et c'est le seul procédé que nous ayons pour nous

instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous.

– 12 –

Dans le sens philosophique, l'observationmontreet

l'expérienceinstruit. Cette première distinction va nous servir

de point de départ pour examiner les définitions diverses qui

ont été données de l'observationet de l'expériencepar les

philosophes et les médecins.

§ I. – Définitions diverses de l'observation et de

l'expérience.

On a quelquefois semblé confondre l'expérience avec

l'observation. Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit :

« L'observation et l'expérience pour amasser les matériaux,

l'induction et la déduction pour les élaborer : voilà les seules

bonnes machines intellectuelles. » Les médecins et les

physiologistes, ainsi que le plus grand nombre des savants, ont

distingué l'observation de l'expérience, mais ils n'ont pas été

complètement d'accord sur la définition de ces deux termes :

Zimmermann s'exprime ainsi : « Une expérience diffère d'une

observation en ce que la connaissance qu'une observation nous

procure semble se présenter d'elle-même ; au lieu que celle

qu'une expérience nous fournit est le fruit de quelque tentative

que l'on fait dans le dessein de savoir si une chose est ou n'est

2

point . » Cette définition représente une opinion assez

généralement adoptée. D'après elle, l'observation serait la

constatation des choses ou des phénomènes tels que la nature

nous les offre ordinairement, tandis que l'expérience serait la

constatation de phénomènes créés ou déterminés par

l'expérimentateur. Il y aurait à établir de cette manière une

sorte d'opposition entre l'observateur et l'expérimentateur ; le

premier étantpassifdans la production des phénomènes, le

second y prenant, au contraire, une part directe etactive. Cuvier

a exprimé cette même pensée en disant : « L'observateur écoute

2

Zimmermann,Traité sur l'expérience en médecine. Paris,

1774, t. I, p. 45.

– 13 –

la nature ; l'expérimentateur l'interroge et la force à se

dévoiler. »

Au premier abord, et quand on considère les choses d'une

manière générale, cette distinction entre l'activité de

l'expérimentateur et la passivité de l'observateur paraît claire et

semble devoir être facile à établir. Mais, dès qu'on descend dans

la pratique expérimentale, on trouve que, dans beaucoup de cas,

cette séparation est très-difficile à faire et que parfois même elle

entraîne de l'obscurité. Cela résulte, ce me semble, de ce que

l'on a confondu l'art de l'investigation, qui recherche et constate

les faits, avec l'art du raisonnement, qui les met en œuvre

logiquement pour la recherche de la vérité. Or, dans

l'investigation il peut y avoir à la fois activité de l'esprit et des

sens, soit pour faire des observations, soit pour faire des

expériences.

En effet, si l'on voulait admettre que l'observationest

caractérisée par cela seul que le savant constate des

phénomènes que la nature a produits spontanément et sans son

intervention, on ne pourrait cependant pas trouver que l'esprit

comme la main reste toujours inactif dans l'observation, et l'on

serait amené à distinguer sous ce rapport deux sortes

d'observations : les unespassives, les autresactives. Je

suppose, par exemple, ce qui est souvent arrivé, qu'une maladie

endémique quelconque survienne dans un pays et s'offre à

l'observation d'un médecin. C'est là une observation spontanée

oupassiveque le médecin fait par hasard et sans y être conduit

par aucune idée préconçue. Mais si, après avoir observé les

premiers cas, il vient à l'idée de ce médecin que la production de

cette maladie pourrait bien être en rapport avec certaines

circonstances météorologiques ou hygiéniques spéciales ; alors

le médecin va en voyage et se transporte dans d'autres pays où

règne la même maladie, pour voir si elle s'y développe dans les

mêmes conditions. Cette seconde observation, faite en vue

d'une idée préconçue sur la nature et la cause de la maladie, est

– 14 –

ce qu'il faudrait évidemment appeler une observation

provoquée ouactive. J'en dirai autant d'un astronome qui,

regardant le ciel, découvre une planète qui passe par hasard

devant sa lunette ; il a fait là une observation fortuite etpassive,

c'est-à-dire sans idée préconçue. Mais si, après avoir constaté

les perturbations d'une planète, l'astronome en est venu à faire

des observations pour en rechercher la raison, je dirai qu'alors

l'astronome fait des observationsactives, c'est-à-dire des

observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de

la perturbation. On pourrait multiplier à l'infini les citations de

ce genre pour prouver que, dans la constatation des

phénomènes naturels qui s'offrent à nous, l'esprit est tantôt

passif, ce qui signifie, en d'autres termes, que l'observation se

fait tantôt sans idée préconçue et par hasard, et tantôt avec idée

préconçue, c'est-à-dire avec intention de vérifier l'exactitude

d'une vue de l'esprit. D'un autre côté, si l'on admettait, comme il

a été dit plus haut, que l'expérienceest caractérisée par cela seul

que le savant constate des phénomènes qu'il a provoqués

artificiellement et qui naturellement ne se présentaient pas à

lui, on ne saurait trouver non plus que la main de

l'expérimentateur doive toujours intervenir activement pour

opérer l'apparition de ces phénomènes. On a vu, en effet, dans

certains cas, des accidents où la nature agissait pour lui, et là

encore nous serions obligés de distinguer, au point de vue de

l'intervention manuelle, des expériencesactiveset des

expériencespassives. Je suppose qu'un physiologiste veuille

étudier la digestion et savoir ce qui se passe dans l'estomac d'un

animal vivant ; il divisera les parois du ventre et de l'estomac

d'après des règles opératoires connues, et il établira ce qu'on

appelle une fistule gastrique. Le physiologiste croira

certainement avoir fait une expérience parce qu'il est intervenu

activement pour faire apparaître des phénomènes qui ne

s'offraient pas naturellement à ses yeux. Mais maintenant je

demanderai : le docteur W. Beaumont fit-il une expérience

quand il rencontra ce jeune chasseur canadien qui, après avoir

reçu à bout portant un coup de fusil dans l'hypocondre gauche,

– 15 –

conserva, à la chute de l'eschare, une large fistule de l'estomac

par laquelle on pouvait voir dans l'intérieur de cet organe ?

Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait pris

cet homme à son service, put étudierde visules phénomènes de

la digestion gastrique, ainsi qu'il nous l'a fait connaître dans

3

l'intéressant journal qu'il nous a donné à ce sujet . Dans le

premier cas, le physiologiste a agi en vertu de l'idée préconçue

d'étudier les phénomènes digestifs et il a fait une expérience

active. Dans le second cas, un accident a opéré la fistule à

l'estomac, et elle s'est présentée fortuitement au docteur

Beaumont qui dans notre définition aurait fait une expérience

passive, s'il est permis d'ainsi parler. Ces exemples prouvent

donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés

d'expérience, l'activité manuelle de l'expérimentateur

n'intervient pas toujours ; puisqu'il arrive que ces phénomènes

peuvent, ainsi que nous le voyons, se présenter comme des

observations passivesou fortuites.

Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont

caractérisé un peu différemment l'observation et l'expérience.

Pour eux l'observationconsiste dans la constatation de tout ce

qui est normal et régulier. Peu importe que l'investigateur ait

provoqué lui-même, ou par les mains d'un autre, ou par un

accident, l'apparition des phénomènes, dès qu'il les considère

sans les troubler et dans leur état normal, c'est une observation

qu'il fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que

nous avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces

auteurs,observation, parce que dans les deux cas on a eu sous

les yeux les phénomènes digestifs conformes à l'état naturel. La

fistule n'a servi qu'à mieux voir, et à faire l'observation dans de

meilleures conditions.

3

W. Beaumont,Exper. and Obs. on the gastric Juice and the

physiological Digestion.Boston, 1834.

– 16 –

L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes

physiologistes, l'idée d'une variation ou d'un trouble

intentionnellementapportés par l'investigateur dans les

conditions des phénomènes naturels. Cette définition répond en

effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on pratique en

physiologie et qui pourraient s'appelerexpériences par

destruction. Cette manière d'expérimenter, qui remonte à

Galien, est la plus simple, et elle devait se présenter à l'esprit

des anatomistes désireux de connaître sur le vivant l'usage des

parties qu'ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre.

Pour cela, ou supprime un organe sur le vivant par la section ou

par l'ablation, et l'on juge, d'après le trouble produit dans

l'organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l'usage de

l'organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement

analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie. Par

exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se

distribuent à la face : le facial et la cinquième paire ; pour

connaître leurs usages, on les a coupés successivement. Le

résultat a montré que la section du facial amène la perte du

mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la

sensibilité. D'où l'on a conclu que le facial est le nerf moteur de

la face et la cinquième paire le nerf sensitif.

Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par

l'intermédiaire d'une fistule, on ne fait qu'une observation,

suivant la définition que nous examinons. Mais si, après avoir

établi la fistule, on vient à couper les nerfs de l'estomac avec

l'intention de voir les modifications qui en résultent dans la

fonction digestive, alors, suivant la même manière de voir, on

fait une expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction

d'une partie d'après le trouble que sa suppression entraîne. Ce

qui peut se résumer en disant que dans l'expérience il faut

porter un jugement par comparaison de deux faits, l'un normal,

l'autre anormal.

– 17 –

Cette définition de l'expérience suppose nécessairement

que l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il

veut agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de

connaître ainsi le rôle qu'il remplit dans les phénomènes de la

nature. C'est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette

possibilité d'agir ou non sur les corps que reposera

exclusivement la distinction des sciences dites d'observationet

des sciences ditesexpérimentales. M ais si la définition de

l'expérience que nous venons de donner diffère de celle que

nous avons examinée en premier lieu, en ce qu'elle admet qu'il

n'y a expérience que lorsqu'on peut faire varier ou qu'on

décompose par une sorte d'analyse le phénomène qu'on veut

connaître, elle lui ressemble cependant en ce qu'elle suppose

toujours comme elle une activité intentionnelle de

l'expérimentateur dans la production de ce trouble des

phénomènes. Or, il sera facile de montrer que souvent l'activité

intentionnelle de l'opérateur peut être remplacée par un

accident. On pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la

première définition, des troubles survenusintentionnellement

et des troubles survenus spontanément etnon

intentionnellement. En effet, reprenant notre exemple dans

lequel le physiologiste coupe le nerf facial pour en connaître les

fonctions, je suppose, ce qui est arrivé souvent, qu'une balle, un

coup de sabre, une carie du rocher viennent à couper ou à

détruire le facial ; il en résultera fortuitement une paralysie du

mouvement, c'est-à-dire un trouble qui est exactement le même

que celui que le physiologiste aurait déterminé

intentionnellement.

Il en sera de même d'une infinité de lésions pathologiques

qui sont de véritables expériences dont le médecin et le

physiologiste tirent profit, sans que cependant il y ait de leur

part aucune préméditation pour provoquer ces lésions qui sont

le fait de la maladie. Je signale dès à présent cette idée parce

qu'elle nous sera utile plus tard pour prouver que la médecine

– 18 –

possède de véritables expériences, bien que ces dernières soient

4

spontanées et non provoquées par le médecin .

Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion. Si

en effet on caractérise l'expérience par une variation ou par un

trouble apportés dans un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on

sous-entend qu'il faut faire la comparaison de ce trouble avec

l'état normal. L'expérience n'étant en effet qu'un jugement, elle

exige nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui

est intentionnel ou actif dans l'expérience, c'est réellement la

comparaison que l'esprit veut faire. Or, que la perturbation soit

produite par accident ou autrement, l'esprit de

l'expérimentateur n'en compare pas moins bien. Il n'est donc

pas nécessaire que l'un des faits à comparer soit considéré

comme un trouble ; d'autant plus qu'il n'y a dans la nature rien

de troublé ni d'anormal ; tout se passe suivant des lois qui sont

absolues, c'est-à-dire toujours normales et déterminées. Les

effets varient en raison des conditions qui les manifestent, mais

les lois ne varient pas. L'état physiologique et l'état pathologique

sont régis par les mêmes forces, et ils ne diffèrent que par les

conditions particulières dans lesquelles la loi vitale se

manifeste.

§ II. – Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur

l'observation est autre chose que faire des

expériences et faire des observations.

Le reproche général que j'adresserai aux définitions qui

précèdent, c'est d'avoir donné aux mots un sens trop circonscrit

en ne tenant compte que de l'art de l'investigation, au lieu

d'envisager en même temps l'observation et l'expérience comme

4

Lallemand,Propositions de pathologie tendant à éclairer

e

plusieurs points de physiologie. Thèse. Paris, 1818 ; 2 édition,

1824.

– 19 –

les deux termes extrêmes du raisonnement expérimental. Aussi

voyons-nous ces définitions manquer de clarté et de généralité.

Je pense donc que, pour donner à la définition toute son utilité

et toute sa valeur, il faut distinguer ce qui appartient au procédé

d'investigation employé pour obtenir les faits, de ce qui

appartient au procédé intellectuel qui les met en œuvre et en fait

à la fois le point d'appui et lecriteriumde la m éthode

expérimentale.

Dans la langue française, le motexpérienceau singulier

signifie d'une manière générale et abstraite l'instruction acquise

par l'usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot

expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a

acquise par l'exercice de la médecine. Il en est de même pour les

autres professions, et c'est dans ce sens que l'on dit qu'un

homme a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience. Ensuite

on a donné par extension et dans un sens concret le nom

d'expériencesaux faits qui nous fournissent cette instruction

expérimentale des choses.

Le motobservation, au singulier, dans son acception

générale et abstraite, signifie la constatation exacte d'un fait à

l'aide de moyens d'investigation et d'études appropriées à cette

constatation. Par extension et dans un sens concret, on a donné

aussi le nom d'observationsaux faits constatés, et c'est dans ce

sens que l'on dit observationsmédicales, observations

astronomiques, etc.

Quand on parle d'une manière concrète, et quand on dit

faire des expériencesoufaire des observations, cela signifie

qu'on se livre à l'investigation et à la recherche, que l'on tente

des essais, des épreuves, dans le but d'acquérir des faits dont

l'esprit, à l'aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance

ou une instruction.

– 20 –

Quand on parle d'une manière abstraite et quand on dit

s'appuyer sur l'observationetacquérir de l'expérience, cela

signifie que l'observationest le point d'appui de l'esprit qui

raisonne, et l'expériencele point d'appui de l'esprit qui conclut

ou mieux encore le fruit d'un raisonnement juste appliqué à

l'interprétation des faits. D'où il suit que l'on peut acquérir de

l'expérience sans faire des expériences, par cela seul qu'on

raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que

l'on peut faire des expériences et des observations sans acquérir

de l'expérience, si l'on se borne à la constatation des faits.

L'observation est donc ce quimontreles faits ; l'expérience

est ce quiinstruitsur les faits et ce qui donne de l'expérience

relativement à une chose. Mais comme cette instruction ne peut

arriver que par une comparaison et un jugement, c'est-à-dire

par suite d'un raisonnement, il en résulte que l'homme seul est

capable d'acquérir de l'expérience et de se perfectionner par

elle.

« L'expérience, dit Gœthe, corrige l'homme chaque jour. »

Mais c'est parce qu'il raisonne juste et expérimentalement sur

ce qu'il observe ; sans cela il ne se corrigerait pas. L'homme qui

a perdu la raison, l'aliéné, ne s'instruit plus par l'expérience, il

ne raisonne plus expérimentalement. L'expérience est donc le

privilège de la raison. « À l'homme seul appartient de vérifier

ses pensées, de les ordonner ; à l'homme seul appartient de

corriger, de rectifier, d'améliorer, de perfectionner et de pouvoir

ainsi tous les jours se rendre plus habile, plus sage et plus

heureux. Pour l'homme seul, enfin, existe un art, un art

suprême, dont tous les arts les plus vantés ne sont que les

5

instruments et l'ouvrage : l'art de la raison, leraisonnement. »

Nous donnerons au motexpérience, en médecine

expérimentale, le même sens général qu'il conserve partout. Le

5

Laromiguière,Discours sur l'identité. œuvres, t. I, p. 329.

– 21 –

savant s'instruit chaque jour par l'expérience ; par elle il corrige

incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie

pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en

plus grands, et pour approcher ainsi de plus en plus de la vérité.

On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur

ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et

expérimentalement. Il y a d'abord une sorte d'instruction ou

d'expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la

pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l'on

acquiert ainsi n'en est pas moins nécessairement accompagnée

d'un raisonnement expérimental vague que l'on se fait sans s'en

rendre compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de

porter sur eux un jugement. L'expérience peut donc s'acquérir

par un raisonnement empirique et inconscient ; mais cette

marche obscure et spontanée de l'esprit a été érigée par le

savant en une méthode claire et raisonnée, qui procède alors

plus rapidement et d'une manière consciente vers un but

déterminé. Telle est la méthode expérimentale dans les

sciences, d'après laquelle l'expérience est toujours acquise en

vertu d'un raisonnement précis établi sur une idée qu'a fait

naître l'observation et que contrôle l'expérience. En effet, il y a

dans toute connaissance expérimentale trois phases :

observation faite, comparaison établie et jugement motivé. La

méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un

jugementsur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un

criteriumqui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à

contrôler le jugement et à donner l'expérience. Prise dans ce

sens général, l'expérience est l'unique source des connaissances

humaines. L'esprit n'a en lui-même que le sentiment d'une

relation nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la

forme de cette relation que par l'expérience.

Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode

expérimentale :

– 22 –

1° l'art d'obtenir des faits exacts au moyen d'une

investigation rigoureuse ; 2° l'art de les mettre en œuvre au

moyen d'un raisonnement expérimental afin d'en faire ressortir

la connaissance de la loi des phénomènes. Nous avons dit que le

raisonnement expérimental s'exerce toujours et nécessairement

sur deux faits à la fois, l'un qui lui sert de point de départ :

l'observation ;l'autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle :

l'expérience. Toutefois ce n'est, en quelque sorte, que comme

abstraction logique et en raison de la place qu'ils occupent qu'on

peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation du fait

expérience.

Mais, en dehors du raisonnement expérimental,

l'observation et l'expérience n'existent plus dans le sens abstrait

qui précède ; il n'y a dans l'une comme dans l'autre que des faits

concrets qu'il s'agit d'obtenir par des procédés d'investigation

exacts et rigoureux. Nous verrons plus loin que l'investigateur

doit être lui-même distingué enobservateuret en

expérimentateur ;non suivant qu'il est actif ou passif dans la

production des phénomènes, mais suivant qu'il agit ou non sur

eux pour s'en rendre maître.

§ III. – De l'investigateur ; de la recherche

scientifique.

L'art de l'investigation scientifique est la pierre angulaire

de toutes les sciences expérimentales. Si les faits qui servent de

base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout

s'écroulera ou tout deviendra faux ; et c'est ainsi que, le plus

souvent, les erreurs dans les théories scientifiques ont pour

origine des erreurs de faits.

Dans l'investigation considérée comme art de recherches

expérimentales, il n'y a que des faits mis en lumière par

l'investigateur et constatés le plus rigoureusement possible, à

l'aide des moyens les mieux appropriés. Il n'y a plus lieu de

– 23 –

distinguer ici l'observateur de l'expérimentateur par la nature

des procédés de recherches mis en usage. J'ai montré dans le

paragraphe précédent que les définitions et les distinctions

qu'on a essayé d'établir d'après l'activité ou la passivité de

l'investigation, ne sont pas soutenables. En effet, l'observateur

et l'expérimentateur sont des investigateurs qui cherchent à

constater les faits de leur mieux et qui emploient à cet effet des

moyens d'étude plus ou moins compliqués, selon la complexité

des phénomènes qu'ils étudient. Ils peuvent, l'un et l'autre,

avoir besoin de la même activité manuelle et intellectuelle, de la

même habileté, du même esprit d'invention, pour créer et

perfectionner les divers appareils ou instruments

d'investigation qui leur sont communs pour la plupart. Chaque

science a en quelque sorte un genre d'investigation qui lui est

propre et un attirail d'instruments et de procédés spéciaux. Cela

se conçoit d'ailleurs puisque chaque science se distingue par la

nature de ses problèmes et par la diversité des phénomènes

qu'elle étudie. L'investigation médicale est la plus compliquée

de toutes ; elle comprend tous les procédés qui sont propres aux

recherches anatomiques, physiologiques, pathologiques et

thérapeutiques, et, de plus, en se développant, elle emprunte à

la chimie et à la physique une foule de moyens de recherches

qui deviennent pour elle de puissants auxiliaires. Tous les

progrès des sciences expérimentales se mesurent par le

perfectionnement de leurs moyens d'investigation. Tout l'avenir

de la médecine expérimentale est subordonné à la création

d'une méthode de recherche applicable avec fruit à l'étude des

phénomènes de la vie, soit à l'état normal, soit à l'état

pathologique. Je n'insisterai pas ici sur la nécessité d'une telle

méthode d'investigation expérimentale en médecine, et je

n'essayerai pas même d'en énumérer les difficultés. Je me

bornerai à dire que toute ma vie scientifique est vouée à

concourir pour ma part à cette œuvre immense que la science

moderne aura la gloire d'avoir comprise et le mérite d'avoir

inaugurée, en laissant aux siècles futurs le soin de la continuer

et de la fonder définitivement. Les deux volumes qui

– 24 –

constitueront mon ouvrage sur lesPrincipes de la médecine

expérimentaleseront uniquement consacrés au développement

de procédés d'investigation expérimentale appliqués à la

physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Mais comme il

est impossible à un seul d'envisager toutes les faces de

l'investigation médicale, et pour me limiter encore dans un sujet

aussi vaste, je m'occuperai plus particulièrement de la

régularisation des procédés de vivisections zoologiques. Cette

branche de l'investigation biologique est sans contredit la plus

délicate et la plus difficile ; mais je la considère comme la plus

féconde et comme étant celle qui peut être d'une plus grande

utilité immédiate à l'avancement de la médecine expérimentale.

Dans l'investigation scientifique, les moindres procédés

sont de la plus haute importance. Le choix heureux d'un animal,

un instrument construit d'une certaine façon, l'emploi d'un

réactif au lieu d'un autre, suffisent souvent pour résoudre les

questions générales les plus élevées. Chaque fois qu'un moyen

nouveau et sûr d'analyse expérimentale surgit, on voit toujours

la science faire des progrès dans les questions auxquelles ce

moyen peut être appliqué. Par contre, une mauvaise méthode et

des procédés de recherche défectueux peuvent entraîner dans

les erreurs les plus graves et retarder la science en la fourvoyant.

En un mot, les plus grandes vérités scientifiques ont leurs

racines dans les détails de l'investigation expérimentale qui

constituent en quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se

développent.

Il faut avoir été élevé et avoir vécu dans les laboratoires

pour bien sentir toute l'importance de tous ces détails de

procédés d'investigation, qui sont si souvent ignorés et méprisés

par les faux savants qui s'intitulent généralisateurs. Pourtant on

n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et

lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura

expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre

ou le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie. On a dit

– 25 –

quelque part que la vraie science devait être comparée à un

plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pouvait arriver

qu'après avoir gravi des pentes escarpées et s'être écorché les

jambes à travers les ronces et les broussailles. S'il fallait donner

une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science de

la vie, je dirais que c'est un salon superbe tout resplendissant de

lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une

longue et affreuse cuisine.

§ IV. – De l'observateur et de l'expérimentateur ;

des sciences d'observation et d'expérimentation.

Nous venons de voir, qu'au point de vue de l'art de

l'investigation, l'observation et l'expérience ne doivent être

considérées que comme desfaitsmis en lumière par

l'investigateur, et nous avons ajouté que la méthode

d'investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui

expérimente. Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la

distinction entre l'observateur et l'expérimentateur ? Le voici :

on donne le nom d'observateurà celui qui applique les procédés

d'investigations simples ou complexes à l'étude de phénomènes

qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille, par conséquent, tels que

la nature les lui offre. On donne le nom d'expérimentateurà

celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou

complexes pour faire varier ou modifier, dans un but

quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître

dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la

nature ne les lui présentait pas. Dans ce sens, l'observationest

l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérienceest

l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur.

Cette distinction qui semble être tout extrinsèque et résider

simplement dans une définition de mots, donne cependant,

comme nous allons le voir, le seul sens suivant lequel il faut

comprendre la différence importante qui sépare les sciences

d'observation des sciences d'expérimentation ou

expérimentales.

– 26 –

Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu'au point

de vue du raisonnement expérimental les motsobservationet

expériencepris dans un sens abstrait signifient, le premier, la

constatation pure et simple d'un fait, le second, le contrôle

d'une idée par un fait. Mais si nous n'envisagions l'observation

que dans ce sens abstrait, il ne nous serait pas possible d'en tirer

une science d'observation. La simple constatation des faits ne

pourra jamais parvenir à constituer une science. On aurait beau

multiplier les faits ou les observations, que cela n'en

apprendrait pas davantage. Pour s'instruire, il faut

nécessairement raisonner sur ce que l'on a observé, comparer

les faits et les juger par d'autres faits qui servent de contrôle.

Mais une observation peut servir de contrôle à une autre

observation. De sorte qu'unescience d'observationsera

simplement une science faite avec des observations, c'est-à-dire

une science dans laquelle on raisonnera sur des faits

d'observation naturelle, tels que nous les avons définis plus

haut. Une science expérimentale ou d'expérimentationsera une

science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans laquelle on

raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus dans des

conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées lui-

même.

Il y a des sciences qui, comme l'astronomie, resteront

toujours pour nous des sciences d'observation, parce que les

phénomènes qu'elles étudient sont hors de notre sphère

d'action ; mais les sciences terrestres peuvent être à la fois des

sciences d'observation et des sciences expérimentales. Il faut

ajouter que toutes ces sciences commencent par être des

sciences d'observation pure ; ce n'est qu'en avançant dans

l'analyse des phénomènes qu'elles deviennent expérimentales,

parce que l'observateur, se transformant en expérimentateur,

imagine des procédés d'investigation pour pénétrer dans les

corps et faire varier les conditions des phénomènes.

– 27 –

L'expérimentationn'est que la mise en œuvre des procédés

d'investigation qui sont spéciaux à l'expérimentateur.

Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera

absolument le même dans les sciences d'observation et dans les

sciences expérimentales. Il y aura toujours jugement par une

comparaison s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de point de

départ, l'autre qui sert de conclusion au raisonnement.

Seulement dans les sciences d'observation les deux faits seront

toujours des observations ; tandis que dans les sciences

expérimentales les deux faits pourront être empruntés à

l'expérimentation exclusivement, ou à l'expérimentation et à

l'observation à la fois, selon les cas et suivant que l'on pénètre

plus ou moins profondément dans l'analyse expérimentale. Un

médecin qui observe une maladie dans diverses circonstances,

qui raisonne sur l'influence de ces circonstances, et qui en tire

des conséquences qui se trouvent contrôlées par d'autres

observations ; ce médecin fera un raisonnement expérimental

quoiqu'il ne fasse pas d'expériences. Mais s'il veut aller plus loin

et connaître le mécanisme intérieur de la maladie, il aura affaire

à des phénomènes cachés, alors il devra expérimenter ; mais il

raisonnera toujours de même.

Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les

conditions de leur existence et qui tire de ces observations des

conséquences qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d'autres

observations, ce naturaliste emploiera la méthode

expérimentale, quoiqu'il ne fasse pas de l'expérimentation

proprement dite. Mais s'il lui faut aller observer des

phénomènes dans l'estomac, il doit imaginer des procédés

d'expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans une

cavité cachée à ses regards. Néanmoins le raisonnement

expérimental est toujours le même ; Réaumur et Spallanzani

appliquent également la méthode expérimentale quand ils font

leurs observations d'histoire naturelle ou leurs expériences sur

la digestion. Quand Pascal fit une observation barométrique au

– 28 –

bas de la tour Saint-Jacques et qu'il en institua ensuite une

autre sur le haut de la tour, on admet qu'il fit une expérience, et

cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la

pression de l'air, exécutées en vue de l'idée préconçue que cette

pression devait varier suivant les hauteurs. Au contraire, quand

6

Jenner observait le coucou sur un arbre avec une longue vue

afin de ne point l'effaroucher, il faisait une simple observation,

parce qu'il ne la comparait pas à une première pour en tirer une

conclusion et porter sur elle un jugement. De même un

astronome fait d'abord des observations, et ensuite raisonne sur

elles pour en tirer un ensemble de notions qu'il contrôle par des

observations faites dans des conditions propres à ce but. Or cet

astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que

l'expérience acquise implique partout jugement et comparaison

entre deux faits liés dans l'esprit par une idée.

Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà dit, il faut bien

distinguer l'astronome du savant qui s'occupe des sciences

terrestres, en ce que l'astronome est forcé de se borner à

l'observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur

les planètes. C'est là précisément, dans cette puissance de

l'investigateur d'agir sur les phénomènes, que se trouve la

différence qui sépare les sciences dites d'expérimentation, des

sciences dites d'observation. Laplace considère que

l'astronomie est une science d'observation parce qu'on ne peut

qu'observer le mouvement des planètes ; on ne saurait en effet

les atteindre pour modifier leur marche et leur appliquer

l'expérimentation. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier

les phénomènes par des expériences ; dans le ciel, nous

déterminons avec soin tous ceux que nous offrent les

7

mouvements célestes . » Certains médecins qualifient la

6

Jenner,On the natural history of the Cuckoo(Philosophical

Transactions, 1788, ch. XVI, p. 432).

7

Laplace,Système du monde, ch. II.

– 29 –

médecine de science d'observation, parce qu'ils ont pensé à tort

que l'expérimentation ne lui était pas applicable.

Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent

au même but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi

des phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou

maîtriser ces phénomènes. Or, l'astronome prédit les

mouvements des astres, il en tire une foule de notions

pratiques, mais il ne peut modifier par l'expérimentation les

phénomènes célestes comme le font le chimiste et le physicien

pour ce qui concerne leur science.

Donc, s'il n'y a pas, au point de vue de la méthode

philosophique, de différence essentielle entre les sciences

d'observation et les sciences d'expérimentation, il en existe

cependant une réelle au point de vue des conséquences

pratiques que l'homme peut en tirer, et relativement à la

puissance qu'il acquiert par leur moyen. Dans les sciences

d'observation, l'homme observe et raisonne expérimentalement,

mais iln'expérimentepas ; et dans ce sens ou pourrait dire

qu'une science d'observation est unescience passive. Dans les

sciences d'expérimentation, l'homme observe, mais de plus il

agit sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son

profit l'apparition de phénomènes, qui sans doute se passent

toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions

que la nature n'avait souvent pas encore réalisées. À l'aide de

cessciences expérimentales actives, l'homme devient un

inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la

création ; et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites

à la puissance qu'il peut acquérir sur la nature, par les progrès

futurs des sciences expérimentales.

Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit

demeurer une science d'observationou devenir une science

expérimentale. Sans doute la médecine doit commencer par

être une simple observation clinique. Ensuite comme

– 30 –

l'organisme forme par lui-même une unité harmonique, un petit

monde(microcosme)contenu dans le grand monde

(macrocosme), on a pu soutenir que la vie était indivisible et

qu'on devait se borner àobserverles phénomènes que nous

offrent dans leur ensemble les organismes vivants sains et

malades, et se contenter de raisonner sur les faits observés.

Mais si l'on admet qu'il faille ainsi se limiter et si l'on pose en

principe que la médecine n'est qu'une science passive

d'observation, le médecin ne devra pas plus toucher au corps

humain que l'astronome ne touche aux planètes. Dès lors

l'anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées

à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela

est complètement inutile. La médecine ainsi conçue ne peut

conduire qu'à l'expectation et à des prescriptions hygiéniques

plus ou moins utiles ; mais c'est la négation d'une médecine

active, c'est-à-dire d'une thérapeutique scientifique et réelle.

Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen d'une

définition aussi importante que celle de lamédecine

expérimentale. Je me réserve de traiter ailleurs cette question

avec tout le développement nécessaire. Je me borne à donner

simplement ici mon opinion, en disant que je pense que la

médecine est destinée à être une science expérimentale et

progressive ; et c'est précisément par suite de mes convictions à

cet égard que je compose cet ouvrage, dans le but de contribuer

pour ma part à favoriser le développement de cette médecine

scientifique ou expérimentale.

§ V. – L'expérience n'est au fond qu'une

observation provoquée.

Malgré la différence importante que nous venons de

signaler entre les sciences dites d'observation et les sciences

dites d'expérimentation, l'observateur et l'expérimentateur n'en

ont pas moins, dans leurs investigations, pour but commun et

immédiat d'établir et de constater des faits ou des phénomènes

– 31 –

aussi rigoureusement que possible, et à l'aide des moyens les

mieux appropriés ; ils se comportent absolument comme s'il

s'agissait de deux observations ordinaires. Ce n'est en effet

qu'une constatation de fait dans les deux cas ; la seule différence

consiste en ce que le fait que doit constater l'expérimentateur ne

s'étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire

apparaître, c'est-à-dire le provoquer par une raison particulière

et dans un but déterminé. D'où il suit que l'on peut dire:

l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée dans

un but quelconque. Dans la méthode expérimentale, la

recherche des faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne

toujours d'un raisonnement, de sorte que le plus ordinairement

l'expérimentateur fait une expérience pour contrôler ou vérifier

la valeur d'une idée expérimentale. Alors on peut dire que, dans

ce cas, l'expérience est une observationprovoquéedans un but

de contrôle.

Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre

définition et de l'étendre aux sciences d'observation, que, pour

contrôler une idée, il n'est pas toujours absolument nécessaire

de faire soi-même une expérience ou une observation. On sera

seulement forcé de recourir à l'expérimentation, quand

l'observation que l'on doit provoquer n'existe pas toute préparée

dans la nature. Mais si une observation est déjà réalisée, soit

naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains

d'un autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on

l'invoquera simplement pour servir de vérification à l'idée

expérimentale. Ce qui se résumerait encore en disant que, dans

ce cas, l'expérience n'est qu'une observationinvoquéedans un

but de contrôle. D'où il résulte que, pour raisonner

expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et

invoquer ou provoquer ensuite des faits, c'est-à-dire des

observations, pour contrôler cette idée préconçue.

Nous examinerons plus loin l'importance de l'idée

expérimentale préconçue, qu'il nous suffise de dire dès à

– 32 –

présent que l'idée en vertu de laquelle l'expérience est instituée

peut être plus ou moins bien définie, suivant la nature du sujet

et suivant l'état de perfection de la science dans laquelle on

expérimente. En effet, l'idée directrice de l'expérience doit

renfermer tout ce qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider

plus sûrement la recherche vers les problèmes dont la solution

peut être féconde pour l'avancement de la science. Dans les

sciences constituées, comme la physique et la chimie, l'idée

expérimentale se déduit comme une conséquence logique des

théories régnantes, et elle est soumise dans un sens bien défini

au contrôle de l'expérience ; mais quand il s'agit d'une science

dans l'enfance, comme la médecine, où existent des questions

complexes ou obscures non encore étudiées, l'idée

expérimentale ne se dégage pas toujours d'un sujet aussi vague.

Que faut-il faire alors ? Faut-il s'abstenir et attendre que les

observations, en se présentant d'elles-mêmes, nous apportent

des idées plus claires ? On pourrait souvent attendre longtemps

et même en vain ; on gagne toujours à expérimenter. Mais dans

ces cas on ne pourra se diriger que d'après une sorte d'intuition,

suivant les probabilités que l'on apercevra, et même si le sujet

est complètement obscur et inexploré, le physiologiste ne devra

pas craindre d'agir même un peu au hasard afin d'essayer, qu'on

me permette cette expression vulgaire, de pêcher en eau

trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des

perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque

phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à

imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de

tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie,

en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état complexe et

arriéré de ces sciences, pourraient être appelées desexpériences

pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire surgir une

première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais

dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et

ouvrir une voie de recherche.

– 33 –

Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans

avoir une idée probable à vérifier. Cependant l'expérimentation,

dans ce cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une

observation, seulement elle la provoque en vue d'y trouver une

idée qui lui indiquera la route ultérieure à suivre dans

l'investigation. On peut donc dire alors que l'expérience est une

observation provoquée dans le but de faire naître une idée.

En résumé, l'investigateurcherche et conclut ; il comprend

l'observateur et l'expérimentateur, il poursuit la découverte

d'idées nouvelles, en même temps qu'il cherche des faits pour

en tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler

d'autres idées.

Dans un sens général et abstrait, l'expérimentateurest

donc celui qui invoque ou provoque, dans des conditions

déterminées, des faits d'observations pour en tirer

l'enseignement qu'il désire, c'est-à-dire l'expérience.

L'observateurest celui qui obtient les faits d'observation et qui

juge s'ils sont bien établis et constatés à l'aide de moyens

convenables. Sans cela, les conclusions basées sur ces faits

seraient sans fondement solide. C'est ainsi que

l'expérimentateur doit être en même temps bon observateur, et

que dans la méthode expérimentale, l'expérience et

l'observation marchent toujours de front.

§ VI. – Dans le raisonnement expérimental,

l'expérimentateur ne se sépare pas de

l'observation.

Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la

méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions

et posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables

pour atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité.

D'abord le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle

des faits ; mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui

– 34 –

servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes

et bien établis ; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois

observateur et expérimentateur.

L'observateur, avons-nous dit, constate purement et

simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir

d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs

d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou

mal définir un phénomène. À cet effet, il met en usage tous les

instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus

complète. L'observateur doit être le photographe des

phénomènes, son observation doit représenter exactement la

nature. Il faut observer sans idée préconçue ; l'esprit de

l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire ; il écoute la

nature et écrit sous sa dictée.

Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé,

l'idée arrive, le raisonnement intervient et l'expérimentateur

apparaît pour interpréter le phénomène.

L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui

qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais

anticipée des phénomènes observés, institue l'expérience de

manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle

fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à

l'idée préconçue. Pour cela l'expérimentateur réfléchit, essaye,

tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions

expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se

propose. Il faut nécessairement expérimenter avec une idée

préconçue. L'esprit de l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-

dire qu'il doit interroger la nature et lui poser les questions dans

tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont

suggérées.

Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et

mises en œuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de

– 35 –

l'esprit, il va, ainsi que nous l'avons déjà dit, en résulter une

observation provoquéeoupréméditée. Il s'ensuit l'apparition

de phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il

s'agira deconstaterd'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle

on pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a

fait naître.

Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se

manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable

observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme

toute observation, sans aucune idée préconçue.

L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se

transformer instantanément en observateur ; et ce n'est

qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience

absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son

esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si

l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces

mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus

haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la

nature ; mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire ; il doit

constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout, et, dans

tous les cas, se soumettre à ses décisions. L'expérimentateur

doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute,

l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et

en lui posant des questions dans tous les sens ; mais il ne doit

jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses

réponses en ne prenant dans l'expérience que la partie des

résultats qui favorisent ou confirment l'hypothèse. Nous verrons

ultérieurement que c'est là un des plus grands écueils de la

méthode expérimentale. L'expérimentateur qui continue à

garder son idée préconçue, et qui ne constate les résultats de

l'expérience qu'à ce point de vue, tombe nécessairement dans

l'erreur, parce qu'il néglige de constater ce qu'il n'avait pas

prévu et fait alors une observation incomplète.

L'expérimentateur ne doit pas tenir à son idée autrement que

comme à un moyen de solliciter une réponse de la nature. Mais

– 36 –

il doitsoumettreson idée à la nature et être prêt à l'abandonner,

à la modifier ou à la changer, suivant ce que l'observation des

phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera.

Il y a donc deux opérations à considérer dans une

expérience. La première consiste àpréméditeret à réaliser les

conditions de l'expérience ; la deuxième consiste àconstaterles

résultats de l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer une

expérience sans une idée préconçue ; instituer une expérience,

avons-nous dit, c'est poser une question ; on ne conçoit jamais

une question sans l'idée qui sollicite la réponse. Je considère

donc, en principe absolu, que l'expérience doit toujours être

instituée en vue d'une idée préconçue, peu importe que cette

idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie.

Quant à la constatation des résultats de l'expérience, qui n'est

elle-même qu'une observation provoquée, je pose également en

principe qu'elle doit être faite là comme dans toute autre

observation, c'est-à-dire sans idée préconçue.

On pourrait encore distinguer et séparer dans

l'expérimentateur celui qui prémédite et institue l'expérience de

celui qui en réalise l'exécution ou en constate les résultats. Dans

le premier cas, c'est l'esprit de l'inventeur scientifique qui agit ;

dans le second, ce sont les sens qui observent ou constatent. La

preuve de ce que j'avance nous est fournie de la manière la plus

8

frappante par l'exemple de Fr. Huber . Ce grand naturaliste,

quoique aveugle, nous a laissé d'admirables expériences qu'il

concevait et faisait ensuite exécuter par son domestique, qui

n'avait pour sa part aucune idée scientifique. Huber était donc

l'esprit directeur qui instituait l'expérience ; mais il était obligé

d'emprunter les sens d'un autre. Le domestique représentait les

sens passifs qui obéissent à l'intelligence pour réaliser

l'expérience instituée en vue d'une idée préconçue.

8e

François Huber,Nouvelles observations sur les Abeilles, 2

édition augmentée par son fils, Pierre Huber. Genève, 1814.

– 37 –

Ceux qui ont condamné l'emploi des hypothèses et des

idées préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de

confondre l'invention de l'expérience avec la constatation de ses

résultats. Il est vrai de dire qu'il faut constater les résultats de

l'expérience avec un esprit dépouillé d'hypothèses et d'idées

préconçues. Mais il faudrait bien se garder de proscrire l'usage

des hypothèses et des idées quand il s'agit d'instituer

l'expérience ou d'imaginer des moyens d'observation. On doit,

au contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre

carrière à son imagination ; c'est l'idée qui est le principe de tout

raisonnement et de toute invention, c'est à elle que revient toute

espèce d'initiative. On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous

prétexte qu'elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui donner

un criterium, ce qui est bien différent.

Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie

et la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait ; 2° à propos

de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3° en vue de cette idée,

il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les

conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de

nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite.

L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé

entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au

raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.

Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les

diverses opérations du raisonnement expérimental. Mais quand

tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à

l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la

médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte

de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait

impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur

mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir

en principe que l'idée à priori ou mieux l'hypothèse est le

stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller librement,

– 38 –

pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une

manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie pas

et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront

néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la

science.

L'observateur et l'expérimentateur répondraient donc à des

phases différentes de la recherche expérimentale. L'observateur

ne raisonne plus, il constate ; l'expérimentateur, au contraire,

raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en

provoquer rationnellement d'autres. Mais, si l'on peut, dans la

théorie et d'une manière abstraite, distinguer l'observateur de