Introduction aux existentialismes (annoté) - Emmanuel Mounier - E-Book

Introduction aux existentialismes (annoté) E-Book

Emmanuel Mounier

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Beschreibung

  • Texte révisé suivi de repères chronologiques.
«  Notre dessein est de rétablir ici cette tradition dans son ampleur oubliée. Aucune n’a plus à dire, en effet, au désespoir de l’homme contemporain. Mais son message n’est pas un message de désespoir. Aucune ne l’arme mieux contre ses folies. Mais elle propose mieux, contre les folies aveugles, qu’une folie lucide.
À la rigueur, il n’est pas de philosophie qui ne soit existentialiste. La science arrange les apparences. L’industrie s’occupe des utilités. On se demande ce que ferait une philosophie si elle n’explorait l’existence et les existants » .
Emmanuel Mounier.

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INTRODUCTION AUX EXISTENTIALISMES

EMMANUEL MOUNIER

Copyright © 2023 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0250-5

Table des matières

Introduction

1. Le thème du réveil philosophique

2. La conception dramatique de l'existence humaine

Premier thème : La contingence de l'être humain.

Deuxième thème : L'impuissance de la raison.

Troisième thème  : Le bondissement de l'être humain.

Quatrième thème : La fragilité de l'être humain.

Cinquième thème : L'aliénation.

Sixième thème : La finitude et l'urgence de la mort.

Septième thème : La solitude et le secret.

Huitième thème : Le néant

3. Le thème de la conversion personnelle

L'existence perdue

L'existence reconquise

4. Le thème de l'engagement

5. Le thème de l'autre

6. La vie exposée

7. Existence et vérité

8. Le royaume de l'être est parmi nous

Repères chronologiques

1813

1841

1843

1844

1846

1855

1905

1924-1927

1927

1927-1928

1930-1932

1931

1932

1938

1933-1939

1935

1936

1939

1940

1941

1943

1944

1946

1947

1948

1949

1950

Sources & ressources

Couverture

Introduction

La dernière absurdité du siècle devait être la mode de l’existentialisme : la livraison au bavardage quotidien d’une philosophie dont tout le sens est de nous arracher au bavardage.

Naguère, les étourdis avaient assez d’instinct pour ne boire que de la mousse de pensée, quand ils tenaient à griser leur étourderie de belles raisons. Les étourdis sont aujourd’hui si étourdis qu’en veine d’excitants, ils ont piqué juste sur l’essaim de doctrines qui introduit toute réflexion par une condamnation à mort de l’étourderie. Ils ne le savent même pas. La détresse du monde enfermée entre les limites d’un café où l’on cause, et voilà leurs chers cœurs apaisés. Tel est le premier malheur de l’existentialisme. Mais ce malheur grotesque éveille déjà l’intérêt : la dérision, en général, fréquente les parvis des dieux.

Un malheur ne vient jamais seul. S’il est un mot qui semblait s’annoncer par lui-même sans erreur possible, c’est bien celui d’existentialisme. Mais quand il quitte la société des philosophes pour se lancer dans le monde, il va justement désigner une vogue qui fait du néant l’étoffe de l’existence. Personne ne se doute, hors quelques cercles plus avertis, que l’« existentialisme » représentait déjà le courant le plus riche et le plus abondant de la philosophie contemporaine en un temps où le grand talent de Jean-Paul Sartre s’intéressait à la confiture sous des aspects plus immédiats que ceux de la psychanalyse existentielle.

Il n’est pas question d’user de représailles et d’exclure Jean-Paul Sartre de l’existentialisme, parce que l’aile mondaine de son influence se livre à une escroquerie d’étiquette. Mais il n’en est pas moins temps de rendre à chacun son dû et, écartant le tumulte de la mode, de ramener ce mélange d’existentialisme et d’inexistentialisme, qui constitue le sartrisme, à sa situation propre : le dernier surgeon d’une des traditions existentialistes, tradition qui, issue de Heidegger, s’est elle-même constituée en opposition radicale avec les fondateurs de la philosophie moderne de l’existence.

Notre dessein est de rétablir ici cette tradition dans son ampleur oubliée. Aucune n’a plus à dire, en effet, au désespoir de l’homme contemporain. Mais son message n’est pas un message de désespoir. Aucune ne l’arme mieux contre ses folies. Mais elle propose mieux, contre les folies aveugles, qu’une folie lucide.

À la rigueur, il n’est pas de philosophie qui ne soit existentialiste. La science arrange les apparences. L’industrie s’occupe des utilités. On se demande ce que ferait une philosophie si elle n’explorait l’existence et les existants.

Cependant, on attache plus volontiers le nom d’existentialisme à un courant précis de la pensée moderne. En termes très généraux, on pourrait caractériser cette pensée comme une réaction de la philosophie de l’homme contre l’excès de la philosophie des idées et de la philosophie des choses. Pour elle, non pas tant l’existence dans toute son extension, mais l’existence de l’homme est le problème premier de la philosophie. Elle reproche à la philosophie traditionnelle de l’avoir trop souvent méconnu au profit de la philosophie du monde ou des produits de l’esprit.

En ce sens, l’existentialisme s’adosse à une longue galerie d’ancêtres. L’histoire de la pensée est jalonnée d’une série de réveils existentialistes, qui ont été pour la pensée autant de conversions à elle-même, de retours à sa mission originelle.

C’est l’appel de Socrate opposant aux rêveries cosmogoniques des physiciens d’Ionie l’impératif intérieur du « Connais-toi toi-même ».

C’est le message stoïcien, rappelant à la maîtrise de soi, à l’affrontement du destin, ces Grecs infatigables dans les jeux légers du sophisme et de la dialectique.

C’est saint Bernard partant en croisade au nom d’un christianisme de conversion et de salut contre la systématisation de la foi par Abélard.

C’est Pascal se dressant au seuil de la grande aventure cartésienne contre ceux qui approfondissent trop les sciences et s’inquiètent à peine du tout de l’homme, de sa vie et de sa mort. Mais avec Pascal, nous voici déjà à l’existentialisme moderne. Il a tracé tous les chemins, il a frappé presque chaque thème.

Toutefois, Kierkegaard apparaît comme le père en titre de l’école. Curieux destin que celui des premiers philosophes existentiels. Ils professaient, alors, une grande pudeur devant le succès. Le succès le leur a bien rendu. Je ne sais ce que les Danois ont fait pendant cent ans avec un prophète aussi excentrique et désagréable à l’homme de bon sens que Sören Kierkegaard.

En tout cas, il a dû attendre le début de ce siècle pour être traduit en Allemagne, et les années troubles de l’entre-deux-guerres pour pénétrer en France. Semblable est le destin de son précurseur français, Maine de Biran, dont l’étoile reste encore si pâle, même dans son propre pays. Maine de Biran avait affirmé l’autorité de l’existence engagée dans l’effort contre l’aplatissement de l’homme par les philosophies sensualistes du XVIIIe siècle. Kierkegaard se dresse contre le système de Hegel, le Système absolu, systématisation du système, auquel il oppose l’Existence absolue.

Telle est la souche. À ce moment, le tronc de l’existentialisme se sépare en deux branches.

L’une se greffe immédiatement au vieux tronc chrétien. Éminente dignité, en face de la nature, de l’image de Dieu, rachetée et appelée par le Christ incarné ; primauté des problèmes de salut sur les activités de savoir et d’utilité : y a-t-il climat ontologique qui soit mieux préparé à recevoir l’exigence existentialiste ? Ne faut-il pas dire tout simplement que l’existentialisme est une autre manière de parler le christianisme ?

Telle serait sans doute la réponse de Pascal et de Kierkegaard aux journalistes en mal d’interview. Aussi bien n’ont-ils pas baptisé leur philosophie d’un nom nouveau. Ils lui étaient trop transparents. Ils se considéraient comme les témoins de l’évidence chrétienne, une évidence qui se communique par le témoignage plus que par les raisons. L’existentialisme a fait sa plus belle moisson dans l’école phénoménologique allemande. Sa branche de sève chrétienne n’y a pas suscité des chrétiens assurés et tranquilles dans leur édifice doctrinal ; c’eût été contraire à l’esprit même de leur pensée. Un Scheler est passé plusieurs fois de l’orthodoxie à l’indépendance, d’une confession à l’autre.

Un Jaspers, qui a érigé l’inachèvement en critère de l’existence humaine, ne peut même pas être dit philosophe chrétien, bien que tous les mouvements de sa pensée, sauf peut-être le dernier, se fassent en pleine pâte chrétienne. Nul n’est plus voisin que lui de Kierkegaard et de ses paysages abrupts. Paul-Louis Landsberg, dont l’oeuvre a été prématurément interrompue au camp de déportation d’Orianenbourg, continuait celle ligne. Une dérivation russe passe par Soloviev, Chestov et Berdiaeff. Une branche juive mène à Buber. Karl Barth n’a pas peu contribué à réintroduire Kierkegaard dans la pensée contemporaine, à travers sa théologie dialectique. Ceux qui ont connu dans sa fraîcheur l’appel bergsonien et nous l’ont chanté en termes lyriques y reconnaîtront, sans le nom, face à l’objectivation de l’homme par le positivisme, l’accent de l’appel existentiel, dont Péguy et Claudel furent les poètes. Cimes témoins, qui souvent s’ignoraient entre elles, mais brûlaient cependant du même feu intérieur. Il serait injuste d’oublier, comme on y tend aujourd’hui, un autre jaillissement du même jet, l’œuvre de La Berthonnière et de Blondel, dont les plaidoyers, parfois maladroits, souvent mal compris, pour la méthode d’immanence, ne sont pas différents de l’éternel appel à l’intériorité.

Se rattachant cette fois directement à — faut-il dire l’école ? — surtout à Jaspers, dont cependant il prévient le vocabulaire même dans plusieurs notations du Journal métaphysique, Gabriel Marcel représente l’existentialisme chrétien français vivant, avec certains des premiers essais de pensée personnaliste.

L’arbre existentialiste

Kierkegaard est de ces hommes qui, en toute rigueur, ne peuvent avoir de disciples, n’ayant pas laissé de système, et qui comptent cependant une nombreuse postérité.

Un autre grand isolé, Nietzsche, se dresse au départ du second courant. Symétrique de Jean Baptiste, il a voulu sonner la fin de l’ère évangélique en annonçant la mort de Dieu aux hommes qui n’osaient l’assumer après l’avoir perpétrée. Cette mort a d’abord été prise joyeusement par la famille. Jamais optimisme ne fut plus allègre, indifférence plus tranquille qu’en cette fin de siècle, si heureuse parmi ses ruines que ni la chute d’une chrétienté, ni les terribles promesses de la science, ni l’apocalypse sociale commençante n’arrivaient à l’émouvoir.

Nietzsche éclate comme un coup de tonnerre indécent dans un ciel de vacances. Le bonheur se déchirait sur l’automne de l’Occident, et s’ouvrait aux orages d’équinoxe qui balaient aujourd’hui nos toits et nos jardins.

Lui aussi, comme Kierkegaard, devait attendre, pour que sa voix porte, que le désespoir s’inscrivit dans les cœurs désolés de la présence divine et déçus des mythes de remplacement. De leur conjoncture allait se former un nouveau stoïcisme, où l’homme est exalté dans son affrontement à sa solitude fondamentale. On ne fait pas au scepticisme sa part, disaient les anciens. Aussi bien cette philosophie de la détresse totale reprocher-t-elle au rationalisme moderne, au nom d’une expérience résolue, d’avoir, par peur, conservé devant l’homme le pauvre être sans réalité du positivisme. Elle nous affronte directement au néant, fond sans fond de l’expérience. Telle est la ligne de l’existentialisme athée qui va de Heidegger à Sartre, et que l’on prend abusivement aujourd’hui pour le tout de l’existentialisme 1.

Un simple regard nous assure que la première tradition existentialiste ne le cède à la seconde ni en ampleur, ni en influence. Leur origine commune, toutefois, ne se laisse pas oublier, si précaire reste leur lien. Une certaine manière de poser les problèmes, une certaine résonance de nombreux thèmes communs au moins à l’origine font que le dialogue entre les plus opposées d’entre elles est toujours plus aisé que d’elles toutes, avec les pensées qui restent étrangères à leurs suppositions communes. Aussi bien nous a-t-il paru que c’était, parmi d’autres, une manière de nous guider dans leur domaine que de chercher leurs thèmes directeurs, quitte à examiner pour chacun les transformations qu’il subit d’une tradition à l’autre.

1Nous ne classerons pas Kafka l'inclassable. Nul ne nous laisse plus totalement suspendus dans la détresse de l'abandon, nul cependant ne nous y donne un sentiment aussi aigu d'une transcendance et d'une espérance possible. Seulement possible…

1

Le thème du réveil philosophique

Il est de tradition depuis Kant de commencer une philosophie par une théorie de la connaissance. Puisque je vais user de ma pensée, je me demande d’abord ce que vaut l’instrument dont je vais faire usage. Cette seule priorité d’ordre implique que la pensée n’est pas considérée du côté de l’être de l’homme, comme une de ses expressions, mais exclusivement du côté des choses, comme un moyen de les classer et de les utiliser, comme un instrument. Or l’instrument a son impérialisme propre. D’instrument de transformation, il tend à devenir instrument de production, puis la spéculation s’en mêle, avec ses jeux fantastiques. Qu’on note au passage le double sens des mots. Ce qui s’est passé dans la sphère économique se reproduit dans la sphère philosophique. La pensée affranchie se découpe dans un jeu de chiffres et de mots sans pesanteur, les frontières de l’irréel et de l’insensé s’y effacent, et le destin de l’homme, sens et couronnement du destin de l’univers, risque de s’y perdre.

L’existentialisme refuse de livrer l’homme à un instrument quel qu’il soit, avant de connaître l’agent qui va l’utiliser, son être, ses possibilités, sa signification. Il ne pense pas que l’homme soit plus aisé à connaître que les corps, mais qu’il est plus urgent à connaître que le monde ou les lois des idées. « Je trouve bon qu’on n’approfondisse point l’opinion de Copernic : mais ceci !... Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle1. »

Connaître est-il bien le mot premier ? Pour se connaître et connaître le monde d’une connaissance pleine et féconde, l’homme ne doit-il pas être lui-même une existence pleine et fervente ? Pour reprendre le mot de Claudel, ne doit-il pas aussi co-naître à lui-même pour exercer à hauteur suffisante son autorité sur le monde ? Le rationalisme parle comme si la connaissance, automatiquement ou laborieusement, allait toujours dans le sens d’un enrichissement de l’être humain. C’est ce que l’on conteste.

Il semble, en effet, que les philosophes se soient ingéniés, en accord avec les savants, à vider le monde de la présence de l’homme. Par une sorte de démission fondamentale dont il faudrait peut-être tenter une analyse éthique, ils ont construit la fiction d’un monde qui n’est monde devant personne, pure objectivité sans sujet pour le constater. Non contents d’y oublier l’homme, ils s’y sentaient gênés par l’existence même, comme d’une vague et honteuse survivance de la présence de l’homme. Ils se sont alors employés à développer le monde comme un système de pures essences, c’est-à-dire de purs possibles, dont il devenait somme toute indifférent qu’ils existassent ou qu’ils n’existassent pas. Pour que ce monde ne s’évanouisse pas en fumée, il fallait bien lui garder comme une pellicule d’existence, fût-ce verbale, ainsi qu’une convention entre honnêtes gens, nécessaire à la conservation d’une catégorie de métier. On vit alors la notion d’être se vider peu à peu de sa substance, et, si l’on peut dire, se remplir progressivement de néant, comme les provinces de l’Empire se saturaient peu à peu des Barbares qui allaient un jour le saper.

Ce monde où plus aucune existence, avec son opacité, sa singularité, sa spontanéité imprévisible et inépuisable, ne résistait à la réduction critique, ouvrait à la philosophie une tentation dont elle a toujours été gourmande : il pouvait se mettre en système. Et les philosophes n’y ont pas manqué. Ils convergent tous, sur cette ligne, à celui qui a bâti leur cathédrale définitive : Hegel. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. Le classement a chassé le mystère, le professeur a détrôné le héros et le saint.

C’est au moment où la décadence du sentiment de l’existence atteint dans la philosophie de Hegel cette sorte de majestueux triomphe de crépuscule que se lève un de ces prophètes qui, de temps à autre dans l’histoire, se dresse pour dire : Non ! Le Non ! de Kierkegaard, au bout de l’expérience, répond au Non ! que Pascal opposait à ses premières démarches. « Il ne peut y avoir de système de l’existence2. » Le système est une sorte de tiers abstrait qui s’interpose entre le philosophe existant et les êtres existants. Il n’est ni un être, ni même une parole « Philosopher ne consiste pas à tenir des discours fantastiques à des êtres fantastiques ; mais c’est à des existants qu’on parle3. » Et c’est toujours un existant qui parle. Voici l’omission capitale, le péché originel du rationalisme. Il a oublié que l’esprit connaissant est un esprit existant, et qu’il est tel non pas en vertu de quelque logique immanente, mais d’une décision personnelle et créatrice. Aussi bien l’existant ne se pose-t-il pas de questions en vain. Il ne cherche pas la vérité, une vérité impersonnelle et indifférente à tous, mais, dans une promesse d’universalité vivante sans doute, sa vérité, une vérité qui réponde à ses aspirations, comble ses attentes, dénoue ses problèmes. Ce caractère approprié (mais non pas appropriatif) de la vérité, souligné durement par Jaspers, nous le voyons dégagé et défendu, chez un Scheler ou un Blondel, par une passion plus douce, la passion de la compréhension et de ce que l’on pourrait appeler la discrétion éducative. Un existant n’est pas une cire sur laquelle on imprime des idées, des convictions ou des consignes, c’est un mouvement dialectique d’une pensée implicite à une pensée réfléchie, d’une volonté sourdement et obscurément voulante à une volonté voulue, et l’idée, l’appel, l’ordre, fussent-ils transcendants, doivent aller chercher au coeur de ce mouvement les dispositions qu’ils vont combler. Il faut donc que la pensée se fasse chair, chair d’existence, et en chaque homme chair de son existence. Ce n’est pas la mort qui est une question philosophique, mais que je meure. Le problème de l’immortalité de l’âme n’est pas une recherche savante réservée à une catégorie de spécialistes, mais il s’agit de savoir si je suis immortel, et toute ma vie en dépend, « Il serait raisonnable, dit Kierkegaard, qu’être penseur eût tout de même le moins de différence possible avec être un homme. »

Que l’existant fuie donc tous les refuges dont il se gare des problèmes qui le prennent à la gorge. Le refuge des systèmes n’est pas le seul. L’histoire, celle de l’univers, celle des idées ou celle des hommes peut jouer le même office. Or elle nous apporte moins de clartés qu’une réflexion intense sur notre propre vie. Même quand elle touche à l’homme, elle ne manipule que des résultats, et même des résidus de résultats. Elle ne sait rien des intentions qui ont donné aux actes leur fraîcheur et leur signification. Des Considérations inactuelles à Clio et à la phénoménologie, tout un procès existentiel de l’histoire positive se déroule et en conteste les ambitions.

Une autre manière de système est celui, à peine visible, que secrète autour de nous l’habitude quotidienne. Kierkegaard le désignait comme l’univers de l’immédiat. Chez Heidegger, c’est le monde de l’indifférence et de la préoccupation. Le premier soulignait son caractère spontané, irréfléchi, le second cette sorte d’étouffement de la vie profonde qu’il réalise. Jaspers et Gabriel Marcel découvrent le masque séduisant d’évidence par lequel il s’impose comme univers de tout naturel. Les objets qu’il constitue bouchent de toutes parts, avec leur familiarité rassurante, le mystère de l’être 4 ; les idées y vont de soi et refusent la question ; la possibilité même de l’étrange, moteur de l’inquiétude spirituelle, en est exclue. C’est encore, chez Sartre, le monde résigné et écœurant des Salauds5, monde clos, vide, désolant : l’univers léger des libertins est devenu un étouffoir.

Tous ces systèmes pédants et naïfs, tous ces réseaux qui se croient spirituels, servent un seul dessein : avoir la paix. Ce sont, disait Péguy, des systèmes de tranquillité que l’on aime parce que l’on y est assis. Barrages hâtifs ou durables contre l’avenir et ses risques, l’inconnu et ses menaces, l’aventure et ses dangers, ils conspirent tous à éliminer l’angoisse qui jaillit infailliblement, des profondeurs inquiétantes de l’être. La méfiance des systèmes d’idées va généralement de pair, chez les philosophes existentiels, avec une méfiance pour tous les appareils voués à étouffer de la même manière la spontanéité et l’inquiétude des existants : Églises, États, partis, orthodoxies diverses. Ils ne cèdent pas pour autant à une pente anarchisante. Jaspers, par exemple, qui a poussé très loin la critique des appareils collectifs, a montré parallèlement leur nécessité absolue comme intermédiaires entre le singulier et l’universel. Mais on trouvera toujours à leur égard, chez les chevaliers de l’existence authentique, une vigilance frémissante. Adhérents ou fidèles, ce ne sont pas des partisans commodes.

Il y a donc un péché originel philosophique. Si savant puisse en être l’exercice, ce péché n’est pas réservé aux philosophes. Chacun le commet quand, pour se livrer aux couvertures de tranquillité, il démissionne d’être un existant, c’est-à-dire un être fervent, libre et responsable, affrontant son destin dans la lucidité et le courage. Ces couvertures sont multiples ; il y en a pour les doctes, il y en a pour les simples, et ce sont au fond les mêmes. Car c’est encore un caractère central des pensées existentielles, que d’être l’opposé d’une gnose : l’acte philosophique, c’est l’acte le plus banal, les démarches de la pensée ne sauraient être autres que les démarches d’une vie qui se conquiert à l’existence plus riche. On essaye de nous présenter l’attitude positiviste, le désintéressement philosophique comme un mode supérieur d’existence : en vérité, il faut y voir une lâcheté fondamentale, l’acte coupable d’un existant pariant contre l’existence, pour le sommeil vital. Par cette démission, l’existant ne dissout pas seulement sa propre substance, il entraîne le monde dans le néant qu’il secrète. L’univers de Parménide, de Spinoza ou de Valéry s’évanouit dans le non-être. Le souci du monde a tué l’homme, l’homme à son tour dissipe le monde.