Islam : quel problème ? Les défis de la réforme - Razika Adnani - E-Book

Islam : quel problème ? Les défis de la réforme E-Book

Razika Adnani

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Islam : quel problème ? Les défis de la réforme est une analyse historico-philosophique de la pensée musulmane.

Razika Adnani souligne le lien étroit qui existe entre l’islam et la pensée musulmane. Si elle rappelle la richesse de cette dernière, elle précise que celle–ci se fonde sur deux questions principales : celle de la pensée comme source de connaissance et celle de la définition de l’islam. Deux questions qui ont influencé toutes les autres. Deux questions qui ont joué un rôle important dans ce qu’est devenu l’islam après qu’il a été révélé. Elle étaye ses propos avec des faits, de nombreuses références historiques, des citations coraniques dans le seul objectif d’aider commentateurs et grand public à comprendre les questions que pose l’islam, sans polémique, avec un esprit positif, ouvert et rationnel. 

Lire l’introduction, c’est comprendre d’emblée que cet ouvrage n’est pas un énième commentaire sur l’islam et sa capacité, réelle ou supposée, de s’adapter au monde moderne. Razika Adnani, pour qui la réforme de l’islam n’est plus une question de choix, mais de responsabilité, s’interroge sur les obstacles qu’il faut surmonter pour concrétiser ce projet. Ainsi les musulmans doivent-ils revoir leur position au sujet des deux questions principales. Ainsi doivent-ils se libérer d’un héritage lourd de concepts qui entravent la pensée et bloquent la raison.

L’importance de cet ouvrage réside dans les réponses qu’il donne aux questions posées par l’islam aujourd’hui. Razika Adnani est convaincue qu’il ne suffit plus d’affirmer « cela n’est pas l’islam »... Pour elle, il est essentiel d’interroger l’histoire de l’islam, de connaître les doctrines théologiques, les concepts et les idées. Avec un discours accessible, elle va au-delà d’une analyse historique classique et nous livre un diagnostic original de l’état de la pensée musulmane. Pour construire sa réflexion, l’auteur forge de nouveaux concepts comme islam révélé et islam construi t, charia pratique, salafisme traditionnel et salafisme moderne, réforme tournée vers le passé et réforme orientée vers l’avenir.

Que l’on s’intéresse ou non à la religion, ces sujets nous concernent tous. En ce sens, ce livre est indispensable.


EXTRAIT

En Occident et notamment en France, pour expliquer la montée du salafisme et du radicalisme islamique, la plupart des études pointent les difficultés sociales, politiques et économiques. Selon ces théories, ces difficultés ne favoriseraient pas l’intégration des Français d’origine étrangère. Concernant les musulmans, cette situation les conduirait à se réfugier dans le salafisme et le radicalisme.

Cette explication se heurte à la réalité : la majorité des personnes touchées par ce phénomène vivent dans les pays musulmans où l’individu vit dans son milieu culturel et historique et n’est pas confronté au problème de l’intégration. Les problèmes socio-économiques des premières générations d’émigrés musulmans ne les ont pas empêchés de ressentir le désir de s’intégrer ou de manifester leur volonté de le faire.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Razika Adnani est écrivain, philosophe et islamologue.
Elle débute sa carrière en tant que professeur de philosophie. Elle publie en 2001 et 2003 El Kafi fi el Falsafa, deux précis de philosophie destinés aux lycées, suivis chacun d’un dictionnaire de philosophie. En 2005, elle quitte l’enseignement pour se consacrer définitivement à la réflexion et à la recherche.
En 2013, elle publie La nécessaire réconciliation, essai sur la question de la violence, de la relation à l’autre et à soi...Cet ouvrage a aussi été publié en France par Upblisher.
Razika Adnani est aussi l’auteur de nombreux articles et la présidente fondatrice des Journées internationales de philosophie d’Alger.

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Razika AdnaniIslam : quel problème ? Les défis de la réforme

UPblisher.com

Le fait islamique

Si chaque époque de l’histoire se caractérise par un fait bien particulier, sans doute celui qui marque ce début de XXIe siècle est le fait islamique. Le terrorisme djihadiste qui frappe un peu partout dans le monde, au nom de l’islam, donne un retentissement international aux questions que pose et que se pose cette religion. Le fondamentalisme islamique ou le salafisme[1] dont se nourrit le djihadisme, qui se répand aussi bien en Occident que dans le monde musulman, suscite des inquiétudes toujours plus pressantes.

En Occident et notamment en France, pour expliquer la montée du salafisme et du radicalisme islamique, la plupart des études pointent les difficultés sociales, politiques et économiques. Selon ces théories, ces difficultés ne favoriseraient pas l’intégration des Français d’origine étrangère. Concernant les musulmans, cette situation les conduirait à se réfugier dans le salafisme et le radicalisme.

Cette explication se heurte à la réalité : la majorité des personnes touchées par ce phénomène vivent dans les pays musulmans où l’individu vit dans son milieu culturel et historique et n’est pas confronté au problème de l’intégration. Les problèmes socio-économiques des premières générations d’émigrés musulmans ne les ont pas empêchés de ressentir le désir de s’intégrer ou de manifester leur volonté de le faire.

Cette thèse est incapable d’apporter des réponses permettant de comprendre d’une manière fiable le radicalisme et le salafisme qui s’étendent en Europe, car elle restreint l’étude à la France ou tout au plus à l’Europe et explique par des éléments spécifiques à cette dernière un phénomène qui ne l’est pas. Le radicalisme et le salafisme qui gagnent les musulmans en Occident ne sont que le prolongement du même phénomène qui frappe les pays musulmans depuis des décennies déjà. Il s’agit d’un phénomène global mû par les mêmes causes et les mêmes objectifs et c’est ainsi qu’il faut le regarder afin d’éviter toute explication partielle ou erronée.

Toute étude restreignant le champ de recherche à un seul territoire en négligeant les autres ne peut répondre aux questions posées d’une manière crédible. C’est même une grave erreur de séparer et de différencier ce qui se passe en Europe ou en Occident dans le domaine du salafisme et du radicalisme, de ce qui se passe dans le reste du monde musulman ; et pas seulement arabo-musulman. Cette expression qui revient souvent dans les discours dès lors qu’il faut parler de l’islam, et qui révèle une autre forme de restriction.

Le radicalisme et le salafiste qui montent en Europe sont davantage une cause de la problématique de l’intégration qu’une conséquence. C’est la vague salafiste-radicaliste qui après avoir gagné les pays à majorité musulmane, en traversant la Méditerranée et en s’installant en Europe, a engendré le problème de l’intégration des musulmans dans cette région du monde. Sa stratégie consiste à les culpabiliser en leur faisant croire qu’ils vivent dans des pays qui ne leur permettent ni d’être de bons musulmans ni de pratiquer pleinement leur islam. Ce discours présentant l’intégration comme synonyme de trahison et d’impiété les empêche de s’intégrer dès lors qu’ils veulent être pratiquants. Ils se replient alors dans leur communauté et rejettent la société à laquelle ils appartiennent.

Toutefois, le fondamentalisme islamique qui crée le problème de l’intégration, l’utilise, en même temps pour se renforcer. Il fait l’éloge de la différence identitaire et conforte cette absence d’intégration en persuadant la personne que c’est elle qui rejette la société occidentale dépravée et impie. Ainsi, plus l’individu refuse de s’intégrer dans la société, plus il est une garantie pour la cause salafiste radicaliste.

La situation sociale et économique difficile n’est pas non plus la cause de l’émergence du radicalisme islamique et du salafisme comme doctrine la plus suivie dans le monde musulman. La preuve en est que ce phénomène ne concerne pas seulement les personnes dont la situation sociale et économique est difficile. Les pays musulmans pétroliers non seulement ne sont pas épargnés par ce phénomène, mais en sont mêmes les pourvoyeurs.

Que beaucoup de terroristes soient présentés comme des délinquants, des repris de justice qui n’auraient jamais lu le Coran et qui n’auraient aucune connaissance théologique de l’islam, cela n’aide pas à renforcer la thèse des problèmes sociaux économiques. Les djihadistes ne sont pas les seuls à ne pas avoir lu le Coran. La grande majorité des musulmans en ignore tout, hormis ce qu’on lui en raconte, ou n’en connaît que quelques versets ; les croyants des autres religions sont dans la même situation face à leurs textes sacrés. Quant à la théologie, c’est un domaine complexe qui les dépasse entièrement. Ils ne s’en sentent pas moins musulmans pour autant. Ils estiment que ce travail revient aux érudits et aux spécialistes de la religion et que leur propre rôle consiste à croire ce qui leur est raconté. Les radicalistes islamistes sont dans cette situation. Ils n’ont peut-être jamais lu le Coran, mais ils sont convaincus que d’autres, plus capables, l’ont fait à leur place. Cependant, si le terrorisme recrute parmi les délinquants, c’est que tous les radicalistes-salafistes ne veulent pas nécessairement mourir ; la détresse des jeunes est mise à profit pour les envoyer à la mort.

Le radicalisme contemporain – car il y a eu d’autres périodes dans l’histoire de l’islam où le radicalisme a prospéré – est dû à un discours lancé au XVIIIe siècle en Arabie. Son objectif était de ré-islamiser les sociétés musulmanes jugées trop éloignées du vrai islam. Discours qui se nourrit de doctrines, le salafisme et le littéralisme, anciennes dans l’histoire de la pensée musulmane et surtout confortablement installées dans l’esprit des musulmans. Elles déterminent le rapport qu’ils entretiennent avec les textes et influencent leur manière de comprendre l’islam et de le pratiquer ainsi que leur attitude vis-à-vis de l’autre.

C’est sur ce discours qu’il faut donc se pencher pour comprendre la montée du salafisme et du radicalisme. Cela ne peut se faire que par une compréhension des mécanismes internes des doctrines qui les nourrissent, autrement dit les idées, les concepts et les théories principales qui leur ont permis d’émerger et de se développer. Ce qui ne peut se faire sans une connaissance de l’histoire de la pensée musulmane c’est-à-dire de tout ce que les musulmans ont dit, écrit et produit lorsqu’ils ont pensé l’islam des débuts à nos jours.

Cependant, une telle connaissance ne suffit pas. Il faut procéder également à une analyse critique de ces doctrines qui montrera leur mystification, leurs failles, leurs contradictions et leurs erreurs qui sont nombreuses. Cela permettra à ceux qui sont fascinés par leurs discours de s’en rendre compte et de se libérer de leur emprise. Sans ce travail intellectuel, tous les autres efforts resteront vains.

Ainsi, ce livre se présente en trois parties : la première est consacrée à l’histoire de la pensée musulmane.

Si une part importante est réservée à sa période la plus ancienne, c’est que pendant cette dernière la pensée musulmane a connu non seulement ses problématiques les plus fondamentales et ses idées les plus novatrices, mais aussi les théories et les décrets qui continuent à s’imposer et à façonner en grande partie l’islam tel qu’il est compris et pratiqué. La pensée musulmane contemporaine est d’une part confrontée aux mêmes questions et, d’autre part, les positions, prises hier pour mettre fin aux débats, maintiennent leur emprise sur elle. De ce fait, la connaissance de cette histoire est indispensable pour comprendre les problèmes que rencontrent l’islam et la pensée musulmane aujourd’hui.

La deuxième est consacrée à l’analyse critique de ces doctrines qui se sont imposées hier et continuent de le faire aujourd’hui. Cette critique est essentielle pour montrer qu’elles ne sont qu’un produit de la pensée humaine qui n’est pas infaillible.

La troisième pose la question d’un islam nouveau qui permettrait aux musulmans de vivre entre eux et avec les autres dans la paix et la sérénité. Si la question de la réforme de l’islam est posée depuis plus de deux siècles, il est important de savoir pourquoi les musulmans ne parviennent pas à la concrétiser : quel frein bloque-t-il leur projet ? La réforme doit-elle être une exception pour les musulmans vivant en Occident comme le pensent certains ? Ou représente-t-elle une exigence pour tous les musulmans où qu’ils vivent ?

Première partie

La pensée musulmane, deux questions fondamentales

La question de la pensée

Qu’est-ce que la pensée musulmane ?

Par pensée musulmane, on désigne tout ce que la pensée des musulmans a produit lorsqu’elle prend l’islam comme sujet d’étude, de recherche et de réflexion, c’est-à-dire l’ensemble des idées, des théories et des concepts mis en place ainsi que toutes les questions et les problématiques qui ont préoccupé les musulmans et qui sont à l’origine de ces idées, concepts et théories. L’expression « pensée musulmane » inclut également les commentaires, le droit, la théologie et les différentes méthodes élaborées par les musulmans dans le domaine juridique et exégétique ainsi que dans la science du hadith[2]. Nous en déduisons qu’à cette pensée musulmane revient un rôle important dans la façon dont l’islam est compris et pratiqué.

Il est important de rappeler que les penseurs musulmans ne sont pas tous d’accord sur la définition de cette expression. Certains en élargissent le sens pour désigner toute la production matérielle et immatérielle de la civilisation musulmane : l’expression pensée musulmane devient alors synonyme de civilisation musulmane.

Or, si la pensée n’est musulmane que si elle pense l’islam, les musulmans ont excellé également dans des sciences qui ne portent pas de caractère identitaire ou religieux telles que les mathématiques, la mécanique ou la médecine. De ce fait, l’expression pensée musulmane ne désigne pas la civilisation musulmane dans sa totalité, mais une partie seulement, celle dont l’islam est objet de réflexion : les sciences de la religion et les différents domaines qui sont imprégnés de l’islam et qui n’arrivent pas encore à s’en détacher comme la politique et la sociologie.

D’autres limitent le champ de la pensée musulmane et en restreignent le sens en excluant toute philosophie, toute notion, toute façon de réfléchir qui ne respectent pas les conditions et les critères de réflexion spécifiques qu’ils considèrent indispensables pour qu’une pensée reçoive le qualificatif de « musulmane ». Leur objectif est d’exclure toute idée nouvelle qui ne s’accorde pas avec leur ligne de pensée. Pourtant, il suffit à la pensée de penser l’islam et au penseur d’être musulman pour qu’elle porte le qualificatif de musulmane qui ne désigne pas uniquement l’ensemble des productions culturelles revendiquées par les musulmans ; elle offre aussi une idée de la nature de la pensée des musulmans lorsqu’ils prennent l’islam comme sujet d’étude et de réflexion.

L’histoire de la pensée musulmane remonte au décès du prophète en 632. C’est à ce moment-là que l’islam a réellement commencé à devenir pour les musulmans un sujet de réflexion. Assurément, pendant la période prophétique, les musulmans se posaient des questions au sujet de leur nouvelle religion. Cependant, ils les soumettaient immédiatement au prophète qui y répondait soit par la récitation de versets coraniques, soit par des paroles, hadiths, soit par des actes ; il réglait ainsi régulièrement tous leurs problèmes. Le prophète était la source de leur savoir, savoir qui lui avait été révélé selon la foi musulmane ; ses réponses apaisaient les esprits et épargnaient la peine de la recherche et de la réflexion.

Il a donc fallu attendre la mort du prophète pour que les musulmans pensent leur religion et que l’islam devienne, pour eux, un sujet de réflexion proprement dit. Ils se sont retrouvés, dès l’instant où le prophète est mort, devant une situation nouvelle à laquelle ils ne s’attendaient pas : ils ont perdu subitement la source d’une science et d’une connaissance sur laquelle ils avaient toujours compté (la révélation), alors que des sujets, d’ordre politique et social, jusqu’alors totalement inconnus, surgissaient. Le problème était que le prophète n’était plus là pour les régler.

Le réflexe immédiat des premiers musulmans a été de chercher les réponses dans les textes, là encore, ils se sont trouvés confrontés à une réalité inattendue : les textes sacrés ne suffisaient pas toujours à la solution de nouveaux cas qui surgirent, comme le souligne Ibn Khaldûn, historien et sociologue maghrébin du XIVe siècle, dans sa El Muqqadima ou Les Prolégomènes. Ils se sont également rendu compte que leur connaissance du sens des textes était incomplète et ne satisfaisait ni leur curiosité ni leur désir de savoir. Si certains affirmaient que le prophète avait commenté les textes, cela ne concernait que les versets qui avaient un lien avec le quotidien des musulmans de l’époque ou à propos desquels les musulmans avaient posé des questions. Quant aux autres versets, le prophète n’en avait rien dit.

Ce nouveau climat social et politique a placé les musulmans face à la nécessité de réfléchir, par eux-mêmes, à des solutions et à des règles juridiques nouvelles capables d’organiser leur cité. Si les textes demeuraient la base de cette jurisprudence, le besoin de les expliquer se faisait davantage sentir. Situation qui n’a pas été facilement admissible pour ces premiers musulmans qui avaient fait leurs adieux au prophète avec la conviction absolue que le livre saint et les paroles laissées par le prophète contenaient toutes les lois et tout le savoir dont ils pourraient avoir besoin. Ils étaient surtout persuadés que, pour les musulmans, le savoir ne pouvait être que révélé.

L’émergence de la question de la pensée

Ainsi, les musulmans se sont retrouvés, dès la mort du prophète et l’interruption de la révélation, face à des questions très importantes : ont-ils le droit d’organiser la société selon des lois qui sont le fruit de leur propre pensée et non de la révélation ? Si l’objectif de l’interprétation est la connaissance du sens des textes, l’humain est-il capable d’expliquer la parole divine sans l’altérer ? Des questions qui interrogent toutes la légitimité d’un savoir qui serait issu de la pensée humaine : l’accepter ne revient-il pas à remplacer le divin par l’humain ? Peut-on permettre à la pensée humaine de s’introduire dans le sens du texte c’est-à-dire dans le monde du divin ?

Ainsi, des questions juridiques et politiques ont suscité une importante interrogation d’ordre philosophique et épistémologique : quelle place faut-il donner à la pensée dans le domaine du savoir concernant l’islam ? Les musulmans ont-ils besoin ou plutôt ont-ils le droit d’utiliser leur propre pensée comme deuxième source de connaissance dans le domaine juridique et exégétique après avoir reçu la révélation ? Aujourd’hui encore, cette question s’impose, dès lors qu’une relecture des textes ou qu’un amendement d’une loi est à l’ordre du jour.

Il était simple pour les musulmans de sortir de cette situation problématique lorsque les « compagnons du prophète » étaient vivants : ces hommes et ces femmes l’avaient connu et avaient partagé sa vie. À la mort du prophète, ce sont eux, ses compagnons, qui ont répondu aux questions des musulmans. Ils ont effectivement procédé non seulement à l’élaboration de nouvelles règles, mais aussi à la modification de certaines autres que les textes sacrés avaient codifiées, et cela bien peu de temps après la période prophétique. L’usage de leur pensée n’a pas posé de réels problèmes aux musulmans. Pour eux, ils étaient les personnes qui avaient le mieux compris l’esprit du livre sacré, ils puisaient leur savoir dans la connaissance et la sagesse de leur prophète. Ils considéraient le travail des compagnons comme s’inscrivant dans la continuité de la révélation, donc de la science divine.

Les partisans d’Ali, qui prendront plus tard le nom de chiites, ne réservaient ces qualités des compagnons qu’à Ali et à Fatima, gendre et fille du prophète, ainsi qu’à leurs enfants et en aucun cas aux autres compagnons. Ils considèrent aujourd’hui encore que « plusieurs d’entre les compagnons étaient des réprouvés »[3].

Le compagnon le plus cité dans ce domaine est Omar Ibn al-Khatab qui a annulé la punition de la main coupée aux voleurs, décrétée dans un verset pourtant explicite, comme nous allons le constater : « Au voleur et à la voleuse, il faut couper la main en guise de punition pour leur forfait. Ce châtiment vient de Dieu, Dieu étant le Puissant, le Sage.[4] » Pour les musulmans, l’annulation de cette loi était indispensable en raison de facteurs sociaux nouveaux qui ne permettaient plus son application. Omar a également supprimé la part de l’aumône destinée aux non-musulmans et instaurée dans le Coran : « Quant à l’aumône, elle revient aux pauvres, aux indigents, à la rétribution des percepteurs, à ceux dont les cœurs sont à gagner (à l’islam), aux esclaves en vue de leur affranchissement, ceux qui sont lourdement endettés […][5] ».

Pour les exégètes et les historiens de l’islam, qui interprètent les versets selon le contexte de leur révélation, cette part se justifiait par la nécessité d’éviter d’avoir les non-musulmans, vivant au sein de la société musulmane, pour ennemis. Quand la situation sociale et militaire des musulmans s’est stabilisée et que l’appui des non-musulmans n’a plus été nécessaire, Omar a jugé que cette aumône n’avait plus de raison d’être ; il a donc abrogé cette loi, pourtant coranique. Ils racontent que pour Omar, les lois ne se justifiaient qu‘en considération des circonstances sociales ; si ces circonstances changeaient, les lois devaient évoluer.

Cependant, malgré les ajustements de certaines lois par les compagnons du prophète, et bien qu’ils aient continué à utiliser leur pensée pour répondre aux exigences de la vie sociale et politique notamment, les premiers musulmans se sont retrouvés autour de la même idée et ont proposé la même réponse : ils avaient reçu un livre de la part du seigneur et le savoir ne pouvait être que de source divine. Que la pratique n’ait pas été conforme à la théorie ne dérangeait pas tant que personne ne soulevait le problème et, si personne ne le faisait, c’était parce que ce travail de réflexion avait été accompli par les compagnons du prophète.

Aujourd’hui encore, pour la communauté des musulmans, la réforme des compagnons, les règles qu’ils ont changées ou annulées ne représentent en aucun cas une quelconque innovation ou désobéissance aux enseignements de leur religion. Quant à l’explication qu’ils en donnaient à l’époque, et qui est toujours donnée, elle était d’une grande lucidité : les compagnons du prophète avaient agi de la sorte non dans le simple but de trouver de nouvelles règles juridiques que les textes n’auraient pas prévues, mais surtout dans un souci d’adaptation sociale : ils avaient constaté que les règles en vigueur n’étaient plus compatibles avec leurs nouvelles conditions de vie. Pourtant, cette explication mise en avant, y compris par les plus formalistes, est complètement oubliée dès qu’il s’agit d’amender une loi de la charia. Pour la majorité des musulmans, c’est à la société de s’adapter aux règles de la charia ; c’est à elle de ne pas évoluer pour demeurer conforme aux lois juridiques des premiers musulmans.

La question de la pensée divise

Nous avons vu que la position des musulmans face à la question épistémologique était en faveur de la révélation comme seule source de connaissance même si c’était en réalité davantage une posture théorique ; ils n’ont jamais pu se passer de la pensée, et ont usé de leur intellect pour répondre aux questions nouvelles qui s’imposaient à eux. Ce qui est tout à fait normal. L’être humain est un être penseur. Devant des problèmes, si les moyens dont il dispose ne répondent pas à ses questions et ne lui permettent pas de sortir de la contrainte, sa pensée est vite stimulée.

Cette situation a duré jusqu’au jour où Abou Hanifa[6], un juriste irakien, selon des sources d’origine perse, a opté clairement en faveur de la pensée en revendiquant le droit du juriste d’utiliser sa propre opinion dans le domaine du droit et de la jurisprudence. Il a ainsi créé l’école de l’opinion, madrassat era’y ou école hanafite, qui prône l’effort personnel, qui n’est autre que celui de la pensée comme deuxième source de savoir dans le domaine juridique.

La position d’Abou Hanifa est très importante, car, s’il ne nie pas que les textes sacrés sont la première source de jurisprudence, il considère que le jurisconsulte doit user de son intelligence quand les textes ne répondent pas à ses interrogations, qu’il juge nombreuses. Selon les historiens, cette position s’explique par le fait que l’Irak, cette nouvelle terre d’islam, n’ayant pas connu le prophète et n’ayant pas le souvenir de ses paroles, ne disposait que des textes coraniques et souffrait d’un grand manque de hadiths.

Pour d’autres, si Abou Hanifa a très peu utilisé les hadiths comme source de jurisprudence, cela est dû au fait que de nombreuses paroles, des compagnons du prophète et d’autres, s’étaient à tel point mélangées, consciemment ou inconsciemment à celles du prophète, qu’il était difficile de les distinguer de celles de ce dernier. Cet état de fait était, selon eux, particulièrement présent en Irak poussant Abou Hanifa à privilégier les textes coraniques. « Les docteurs de l’Irak, ne possédant que peu de traditions, firent grand usage de la déduction analogique et y devinrent très habiles ; aussi les nomma-t-on les gens de l’opinion »[7], écrit l’historien Ibn Khaldûn[8]. Il faudra attendre le IXe siècle pour que les recueils des hadiths du prophète voient le jour.

L’annonce d’Abou Hanifa s’est heurtée à une idée ancrée dans la conscience des musulmans, notamment ceux d’Arabie, selon laquelle les jugements juridiques ne pouvaient avoir d’autre source que la source divine. Toute règle, qui n’était pas issue de la révélation, était considérée comme une trahison du message coranique et de la tradition prophétique. Ainsi, les premiers musulmans marquaient leur scepticisme envers les nouveaux convertis.

La réaction des premiers musulmans a été incarnée par Malek Ibn Anas[9], contemporain d’Abou Hanifa, qui vivait à Médine[10]. Malek reprochait à Abou Hanifa de vouloir prendre l’opinion, donc la pensée humaine, comme source des lois juridiques. Selon lui, le juriste ne devait, en aucun cas, se référer à sa propre opinion, c’est-à-dire à sa propre pensée car les règles juridiques ont été révélées et les musulmans ne pouvaient se référer à leur pensée pour légiférer. Selon Malek, si Abou Hanifa n’avait pas trouvé de réponses à ses questions dans les textes sacrés, et s’il s’est trouvé en difficulté, c’est parce qu’il avait négligé les hadiths qui apportaient aux musulmans beaucoup de réponses à leurs questions. Malek créera l’école du hadith, ou l’école malikite, en réaction à l’école de l’opinion, proclamant les paroles du prophète, les hadiths, comme deuxième source de connaissance juridique en islam.

Malek se heurta cependant à une question importante : que faire si les hadiths, eux non plus, ne répondaient pas aux questions posées ? Il décida alors que si le juste ne trouvait pas de réponse à ses interrogations dans ces deux sources, il devait se référer aux traditions des gens de Médine. 

Ibn Khaldûn explique la position de Malek par le fait que celui-ci considérait les coutumes des Médinois comme des actes d’une génération qui imitait d’une manière indubitable la conduite de celle qui l’avait précédée, remontant ainsi jusqu’au temps du prophète. Elles étaient, selon lui, la meilleure représentation de la tradition prophétique nécessaire et indispensable pour tous les musulmans. Il écrit à ce sujet : « Les gens de Hidjaz[11] eurent pour chef Malek Ibn Anas al-Asbehi, grand imam de Médine. Pendant que les autres docteurs cherchaient leurs maximes de droit dans des sources universellement approuvées, Malek puisait de plus dans une autre (source) dont personne d’autre que lui ne s’était servi, je veux dire dans les coutumes de Médine (il y puisa), parce qu’il croyait que les docteurs de cette ville avaient dû suivre de toute nécessité la pratique et les usages de leurs prédécesseurs, toutes les fois qu’ils énonçaient des opinions au sujet de ce que l’on doit faire ou ne pas faire, et que ceux-ci avaient appris ces usages des musulmans qui avaient été témoins oculaires des actes du Prophète. »[12]

Le chef des imams de Médine, Malek, déclara que le seul modèle de société musulmane valable était celui de Médine. Elle était la terre où le prophète avait pu exprimer pleinement son message et où la population, selon lui, ne connaissait d’autres règles juridiques que celles qu’il leur avait dictées. Cette ville représentait donc autant un modèle destiné à protéger des égarements de la pensée et de toute altération du temps qu’un exemple à suivre et à perpétuer, car c’était celui qui interprétait le plus fidèlement les recommandations du prophète dont la parole était inspirée par Dieu. Cet honneur revendiqué en faveur de Médine a fait d’elle la ville la plus choyée par tous les musulmans après La Mecque.

En voulant faire des traditions des gens de Médine une autre source de connaissance dans le domaine juridique et de la ville de Médine un prototype de société que tous les musulmans devaient imiter, Malek a jeté, dans la pensée musulmane et dans l’histoire de l’islam, les bases du traditionalisme et du salafisme. Salafisme fondé sur l’idée que les premiers musulmans sont ceux qui ont compris le mieux le message coranique et qui l’ont pratiqué de la manière la plus juste ; les musulmans devant donc les imiter dans leur savoir et leur comportement.

Il serait cependant réducteur d’expliquer l’antagonisme entre ces deux écoles, celle de Médine et celle d’Irak, par des questions uniquement épistémologiques ou confessionnelles. Il a aussi été avivé par la rivalité politique et ethnique qui existait entre les gens de Médine et ceux d’Irak. Déplacer la capitale du monde musulman à Damas puis à Bagdad a été mal perçu par les premiers musulmans et notamment par les Médinois (Médine est la première capitale de l’État musulman). La position d’Abou Hanifa a été ressentie comme la volonté des habitants d’Irak, majoritairement non arabes, de s’affranchir, après l’autorité politique, de l’autorité religieuse de Médine, donc des Arabes, attisant davantage encore la méfiance de ces derniers qui ont réagi.

Cette distinction entre musulmans arabes et autres musulmans a eu de nombreux impacts sur les seconds, notamment ceux d’obédience malikite fondée sur l’idée d’une supériorité dévolue aux Médinois donc aux Arabes musulmans sur les musulmans non arabes. Chez ces derniers s’installa donc un complexe d’infériorité vis-à-vis des premiers résultant de la vénération des Arabes. N’étaient-ils pas ceux qui avaient des liens de sang avec le prophète et qui comprenaient le mieux le Coran écrit en langue arabe ? Au Maghreb, une grande partie des Berbères renieront leurs origines et s’inventeront des généalogies nouvelles pour accéder à cette noblesse sociale si enviée, celle d’être arabe et d’avoir même, pourquoi pas, des liens de sang avec le prophète.

Le wahhabisme, version saoudienne de l’islam, salafiste et fondamentaliste, ne s’est donc pas imposé uniquement grâce au pouvoir financier. Il faut aussi considérer la place privilégiée qu’occupent les Arabes dans la conscience des musulmans, sunnites notamment. Bien que les musulmans rapportent un hadith du prophète dans lequel il déclare que « seule la piété fait la différence entre un musulman arabe et un musulman non arabe », beaucoup continuent d’affirmer la supériorité des Arabes sur le reste des musulmans. Ainsi, le prédicateur égyptien al-Qaradaoui, dans son ouvrage écrit en arabe, Pour un éveil lucide, raconte que l’islam impose aux musulmans non arabes, en Asie et en Afrique, l’amour des Arabes et veut qu’ils préfèrent ces derniers au détriment de leur propre être.

Par ailleurs, le wahhabisme n’est pas né du néant. Il se fonde sur les mêmes principes que les autres écoles : le hanbalisme[13], déjà répandu dans le monde musulman, qui lui-même repose sur les principes du malikisme majoritaire au Maghreb. Certes, Malek n’était pas aussi formel qu’Ibn Hanbal ou encore Ibn Abdelwahhab[14] ; cependant, il a posé des fondations qui ont permis aux théories de ces deux hommes d’exister : d’une part la connaissance est dans les textes ; le rôle accordé à la pensée est minime, car elle n’intervient qu’en dernier recours. D’autre part Médine au VIIe siècle est un modèle de société à suivre pour tous les musulmans. Sur ces points essentiels, se retrouvent les principes du salafisme et du traditionalisme.

Abou Hanifa a transformé la question de la source de la connaissance en une réelle problématique épistémologique qui a divisé les musulmans en deux écoles antagonistes. D’un côté, se trouve l’école de ceux qui pensent que la révélation seule ne suffit pas et que la pensée humaine doit être une deuxième source de savoir. Pour eux, la connaissance n’est pas seulement révélée et transmise, elle doit aussi être construite et c’est à la pensée que revient cette tâche. Leur argument est que les sociétés et les cultures changent et que les textes ne répondent pas à toutes les questions que les musulmans se posent ou se poseront. Ces derniers sont donc obligés d’user de leur intelligence pour trouver d’autres réponses et d’autres règles pour administrer leur société. C’est la suite logique d’une position générale favorable à la pensée prise à Bagdad, métropole dont la richesse intellectuelle issue de sa propre histoire s’ajoutait à celle des cultures et des confessions diverses qui y cohabitaient.

En face, se dressent ceux qui refusent que la pensée joue un quelconque rôle dans le savoir lié à la religion. Pour eux, si les êtres humains aspirent à la vérité, seul Dieu la détient et l’a révélée aux fidèles. Ainsi, lorsqu’il s’agit des questions de la religion, seule la révélation est source de connaissance. Les tenants de cette position insistent sur le domaine juridique et affirment que les musulmans ont reçu un message qui leur dicte les règles à suivre et auxquelles ils doivent se référer, car la société musulmane ne peut être organisée que par des lois révélées. Tout recours à l’intellect humain altérerait la vérité divine et conduirait à renoncer au modèle prophétique de la société. Pour Malek, la pensée n’intervient que lorsque ni les textes ni les traditions du prophète et des gens de Médine ne répondent à leurs questions. Malek a donc bâti une doctrine anti-renouveau et anti-pensée, c’est l’école malikite.