J'ai rencontré Jésus dans les slums - François Laborde - E-Book

J'ai rencontré Jésus dans les slums E-Book

François Laborde

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Beschreibung

Le père François Laborde nous livre le récit extraordinaire de ses cinquante années de mission en Inde auprès des plus pauvres. Sur le ton de l'entretien, il décrit avec ferveur et spontanéité son enfance, sa vocation de prêtre du Prado, son arrivée en Inde, sa vie quotidienne dans un slum (bidonville) de Calcutta, ses rencontres avec tant de saints anonymes qui luttent et prient pour vivre, ses visites aux familles, les premiers centres pour enfants handicapés, sa mission auprès des lépreux..


Comme Antoine Chevrier, comme Mère Teresa, François Laborde s'est laissé bouleverser par l'amour des pauvres. Et il a fait le saut.. « Je suis venu en Inde pour évangéliser les pauvres, mais ce sont eux qui m'ont évangélisé. Et je pense que nous ne pouvons lire l'Évangile dans sa plénitude, nous ne pouvons saisir la révélation de ce qu'est l'amour de Dieu pour l'humanité qu'à travers les pauvres, à travers ce choc.

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François Laborde

J’ai rencontré Jésus dans les slums

Cinquante ans de mission en Inde

Ce livre a été tiré d’entretiens réalisés par Marie Blétry, transcrits et mis en forme par Edwige Fromageot.

Conception couverture :

© Christophe Roger

 

Photo couverture :

© AFP/Deshakalyan Chowdhury

 

Photos intérieures : © AFP/Deshakalyan Chowdhury (photos n° 4 et 5)

© Étienne Gaisne (photos n° 1 à 3 et 6 à 18)

 

Composition : Soft Office (38)

 

© Éditions de l’Emmanuel, 2015

89, bd Auguste-Blanqui

75013 Paris

www.editions-emmanuel.com

 

ISBN : 978-2-35389-526-7

 

Dépôt légal : 1er trimestre 2016

Sommaire

Préface

Première partie

Préparation et formation en France

1 Préparation

La jeunesse

Les grandes vacances

Une attraction particulière

2 Formation

La Grande Chartreuse

Au Prado

Le séminaire du Prado et l’ordination

Prêtre étudiant à Rome

Professeur et accompagnateur spirituel au séminaire du Prado

Dernière année à Limonest : une épreuve purificatrice

Deux années dans le Cher

Deuxième partie

En mission en Inde

3 La gestation : neuf mois de découvertes et d’enquêtes en Inde

Voyage préparatoire en Inde du Sud

Le premier accueil dans un slum

La leçon de théologie pastorale d’un rickshaw wala

Un slum de Bangalore

Chez l’homme à la jambe de bois

La prostituée qui implore une bénédiction

Gens de caste et gens hors castes : un casse-tête !

Mon arrivée à Calcutta

4 Pilkhâna

L’intégration

Banou

Les premières actions

Lucy Didi

Les grâces du slum

Les solutions des hommes et le mystère du salut

La solidarité et la prière

Une prière avec et pour les habitants du slum

Les réfugiés du Bangladesh

Alice

« Je veux aider maman »

Premier contact avec les lépreux

La hippie qui cherchait Dieu

Ce qui m’a aidé à tenir

Expulsé d’Inde…

Ne pas voler la part de Dieu

5 Andul Road

Un terrain pour les Adivasis

Le premier noviciat de sœurs

Le terrain d’à côté

Mrs Den et le handicap

Naissance du foyer pour enfants handicapés

Devi

Le foyer ne sera pas une œuvre diocésaine

L’instituteur paralysé…

… et sa femme

Le développement du dispensaire

Si on travaille bien, Dieu pourvoira

Vivre dans un slum à Calcutta

Un puits sans fond

Jalpaiguri

Le déménagement

« Cela fait du bien aux enfants »

La maison s’ouvre au handicap mental

Le quotidien

La JOC

6 La léproserie et la paroisse

Le centre des lépreux

L’environnement pastoral

La misère « jusqu’à ce que ça fasse mal »

La prière de louange

Construction de la paroisse

Le dialogue interreligieux

Ashaneer, la « demeure de l’espérance »

L’évangélisation des populations tribales

Les extrémismes religieux

Mère Teresa

La vie en paroisse

Le soutien de la prière

Des saints comme des fleurs sauvages

Des bâtons dans les roues… et des échecs

Les combats spirituels

L’abandon à la volonté de Dieu

La grâce du Prado

La grâce du père Chevrier

Épilogue

Organismes soutenant les personnes présentées dans ce livre

Biographie

Carte

Cahier photos

« Qui peut dire qui est grand et qui est petit aux yeux de Dieu ?

On ne sait pas. On ne sait pas du tout. On aura de grandes surprises au ciel !

Dans ce slum, avec tous ces petits qui ont lutté, c’est là que se trouve la sainteté. »

Père Laborde

 

« Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre,d’avoir caché cela aux sages et aux savants,et de l’avoir révélé aux tout-petits.

Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposédans ta bienveillance. »

Mt 11, 25-26

Préface

C’était au début des années 1990. Venant de Corée, j’avais passé quelques jours au carmel de Jordighee, dans le Bengale-Occidental. Le père François Laborde m’avait dit : « Je t’enverrai quelqu’un. » De fait, tôt le matin, la sœur tourière me prévient qu’un jeune homme me réclame. C’était un garçon d’à peine 15 ans, joyeux, le regard clair, bien campé sur ses jambes. Il se présente : « Je suis Babou. »

Nous voilà partis tous deux, d’un bon pas, en direction de l’un de ces quatre foyers-écoles d’Howrah South Point créés par François dans le diocèse de Jalpaiguri. J’étais si heureux à l’idée de revoir ce dernier. À notre arrivée, sur un splendide terrain où l’on apercevait des jeunes en train de jouer et de rire, Babou appela quelqu’un pour me recevoir. Puis aussitôt, je le vis, lui, repousser d’un geste la prothèse qui lui servait de jambe droite et filer à cloche-pied vers ses camarades qui le hélaient à l’autre bout du terrain. Je n’avais rien deviné !

En lisant le récit de la vie du père Laborde qu’il m’est demandé de préfacer, bien des images se sont présentées à ma mémoire. C’est, parmi toutes, celle de Babou qui s’est imposée. Elle exprime, au milieu de mille autres évoquées dans ce livre – et tout n’est pas dit –, ce que j’ai envie d’appeler le miracle de la charité dans une vie sacerdotale.

Pris sur le vif, à partir de sa mémoire orale, c’est un récit passionnant que nous offre son auteur. Il ne sacrifie rien aux images toutes faites sur l’Église, sur l’Inde ou sur les religions. Il invite souvent à puiser au fond de nous-mêmes pour communier à cette foi des pauvres qui l’a tant soutenu personnellement au long de son histoire.

Le père Laborde évoque avec bonheur son enfance à Paris dans un milieu catholique fervent. Il évoque sa violence native, confrontée à un père dont la justesse pédagogique et la sérénité le marqueront pour la vie. Puis ses années d’études et son passage à la Grande Chartreuse.

Ne l’ayant moi-même connu qu’à la fin des années 1950 au séminaire du Prado, mais sans que nos relations aient cessé depuis, je peux témoigner que les semences de cette formation n’ont cessé de germer en lui. Spontanément joyeux, capable de fous rires extraordinaires, il est resté attaché à un travail de fond, à la fois personnel et rigoureux, sur les divers domaines abordés durant sa vie déjà longue, et à la prière contemplative apprise à l’école de saint Bruno.

Pourquoi est-ce finalement la figure d’Antoine Chevrier qui l’a retenu et tourné vers une solidarité si totale avec « les pauvres de la terre », selon l’expression de l’apôtre de La Guillotière ?

Dans un article très fouillé du bulletin Prêtres du Prado sur les manuscrits du Père Chevrier, paru en 1960, voici ce que François Laborde écrivait :

Il y a [dans ces écrits] une vue sereine aux dimensions de l’histoire humaine tout entière, sans illusions sur les difficultés et les travaux à affronter, les délais à attendre patiemment, les étapes progressives à respecter humblement, bref, tout l’humain à assumer avec réalisme.

Cette appréciation, François l’a lui-même mise en pratique à la lettre, en donnant une place privilégiée à l’action, toujours l’action, aussi bien dans l’enseignement que dans la pastorale paroissiale, la réhabilitation sociale ou médicale des pauvres, des handicapés, des lépreux, faisant montre d’une capacité de collaborer avec celles et ceux que le Seigneur a placés sur sa route.

Dans le slum de Pilkhâna, il a trouvé, parmi ses voisins hindouistes, musulmans, catholiques, des personnes comme cette Lucy Didi avec qui se sont noués des liens d’amitié très forts. Sa mémoire reste aujourd’hui vivante dans le slum et au-delà.

Il leur a fait confiance. Parce que c’est là qu’au sein d’une misère sans nom, décrite avec réalisme et pudeur, il découvrit non pas seulement une résilience, comme nous disons aujourd’hui, mais une foi, poreuse au-delà des appartenances religieuses. Une source de courage et d’amour qui commence dans les familles vivant dans de minuscules espaces. Il nous fait aimer ce peuple et désirer communier un peu à son incroyable forbearance. L’initiative du Seva Sangh Samiti, autour d’un noyau interreligieux, en est le premier fruit, né sur ce terreau.

Quand François, au bout de dix ans, sentira « la tentation d’être adulé », il obtiendra de son évêque d’être déplacé pour « ne pas voler la part de Dieu ». Ce sera pour lui l’occasion de vivre dans la paroisse bengalie d’Andul Road, où il aimera exercer ses dons de pasteur, non sans tensions, en donnant la priorité aux réfugiés adivasis du Bihar. Il y encourage l’essor des Sœurs du Prado indien, en participant, avec Gaston Dayananda, frère du Prado, à la formation de laïcs consacrés parmi les déshérités.

Il faut souhaiter que ces pages, consacrées au ministère du prêtre en paroisse, soient lues dans les diocèses et les séminaires de chez nous. Tout commence par la visite des familles, le soutien spirituel donné à la mission des parents, l’attention apportée à l’éducation des enfants et des adolescents. C’est le sacrement du sacerdoce au service du sacrement du mariage. C’est le lieu le plus originel de la sainteté ordinaire :

Les familles vivent dans le monde tel qu’il est. Elles ne se retranchent pas dans un idéal. La prière familiale des petits fait souvent remonter toutes les difficultés quotidiennes, et c’est très beau.

François Laborde n’a jamais voulu « se retrancher dans un idéal ». Ses propos, sans qu’il l’ait voulu, sans doute, font écho à ce que nous enseigne par l’exemple et par la parole le pape François. Il reprend l’expression de Mère Teresa, qu’il a bien connue : « Il faut aimer jusqu’à ce que ça fasse mal. » Non pas pour s’y complaire ! Mais pour ne pas se contenter d’analyses, ni de mots, ni de prières. C’est pourquoi, avec l’audace d’un regard contemplatif, François sait remarquer l’Évangile à l’œuvre aussi dans les familles non chrétiennes qui « ouvrent leur cœur pour écouter le cri du démuni ».

Au beau milieu de sa pastorale paroissiale, l’archevêque de Calcutta vient relancer le père Laborde pour une nouvelle initiative au service des enfants et des jeunes handicapés. Par l’entremise de l’archevêque, celui-ci fait connaissance d’une Danoise qui l’initie à une thérapie originale, faisant appel au toucher, au contact, et en même temps à la spiritualité. François se forme très solidement, trouve des « Didi » pour le seconder et se lance dans ce qui va devenir Howrah South Point, avec la création de neuf foyers spécialisés, sans compter les annexes, en une trentaine d’années ! C’est dans l’un d’entre eux que j’avais rencontré Babou, dont je parlais pour commencer.

Je n’ai pas abordé la mission que François a, depuis lors, accepté de conduire parmi les lépreux de Shantinagar et la création de la paroisse Notre-Dame de Kalipathar… On a du mal à suivre son rythme !

Que ces simples lignes invitent le lecteur à entrer à fond dans ce livre, à en méditer le témoignage, les réflexions, la ferveur juvénile au service d’une communion universelle. C’est cet ouvrage qui sera le plus beau des mercis pour tous ceux qui, en Europe, ont su depuis longtemps apporter leur soutien à une telle créativité évangélique. Il contribuera à nous donner à tous un surplus d’espérance en Dieu et dans l’homme.

† Olivier DE BERRANGER,ancien évêque de Saint-Denis

Première partie

Préparation et formation en France

1

Préparation

« Je crois que l’Esprit Saint a travaillé dans le milieu familial, à Saint-Lambert-de-Vaugirard, à travers ces maîtres, à travers ces camarades. C’était l’Église de Dieu et j’étais porté… »

« Je me suis rendu compte que les pauvres ne peuvent pas venir chez les riches, c’est aux riches d’aller chez les pauvres. »

La jeunesse

Je suis né le 28 février 1927. C’était un Mardi gras. J’ai été baptisé le lendemain, à l’église Saint-Lambert-de-Vaugirard, dans le XVe arrondissement, à Paris. Ma famille était profondément chrétienne et mes parents ont voulu me mettre sous la protection de saint François de Sales, qu’ils aimaient particulièrement. Je suis très heureux d’avoir ce patron : j’avais de très grosses colères et ce patron de la douceur, qui savait accueillir la grâce de Dieu, fut bien choisi pour moi. Ce fut un bon protecteur.

Nous étions trois enfants, trois garçons. J’étais au milieu. Comme beaucoup de garçons, j’aimais m’opposer à mon père. Dans certains cas, je devenais violent et j’étais prêt à tout casser. Je me rappelle une fois, dans un hôtel, où j’ai attrapé la nappe d’une table voisine : toute la vaisselle est tombée par terre… Il me fallait quelquefois une bonne fessée pour me calmer. Après la fessée, mon père me disait : « François, si tu veux, pour se calmer les nerfs, on va aller dehors. » On sortait alors pour marcher un peu et on entrait dans la première église qu’on trouvait. Et là, on restait longtemps en silence. Mon père ne disait rien du tout. Il ne disait pas : « Demande pardon ! », il ne disait rien. On restait un bon moment en silence jusqu’à ce que tout s’apaise, et après on s’embrassait. C’était la réconciliation. Ça, c’était mon père. Il avait énormément de foi…

Mon père aimait lire l’Évangile quotidiennement dans le texte grec. Tous les soirs – c’est un des premiers souvenirs que j’ai –, après une petite histoire qu’il nous racontait, il faisait le signe de la croix en disant : « Bonsoir. Que Dieu te bénisse. Et dis un Notre Père et un Je vous salue Marie avant de t’endormir. »Dès que j’ai pu dire ce Notre Père et ce Je vous salue Marie, je les ruminais avant de m’endormir.

Tout petit, j’étais déjà croyant. J’avais clairement une attirance pour Jésus, pour la présence du Seigneur et la prière. Si j’en crois l’Évangile, je pense que cela venait du Père. J’aimais beaucoup la prière en famille qu’on faisait tous les soirs. C’était très court, très simple, mais j’aimais beaucoup cette prière.

Je suis revenu plus tard sur le lieu de mon baptême pour remercier le Seigneur de ce que sa grâce m’enveloppait petit à petit. Jésus est parvenu à rentrer dans ma forteresse un peu fermée, voire quelquefois hostile, et il est arrivé à pacifier ma nature parfois un peu violente. Quand je dis forteresse, cela veut dire que j’avais ma propre volonté, une volonté assez forte. Mais je laissais le Seigneur entrer.

J’avais un caractère pas commode, un peu rebelle. Des otites continuelles, qui me faisaient très mal à la tête dès mes premiers mois, l’ont certainement influencé aussi. J’ai été opéré d’une mastoïdite à l’âge de 6 ans. On m’a fait une espèce de trépanation. Paradoxalement, ç’a a été une grâce extraordinaire, tout particulièrement le fait d’être tout seul à la clinique, à mon aise, et d’avoir du temps pour prier tout seul. C’était peut-être aussi la grâce de l’année jubilaire 1933.

Ce contraste m’a toujours suivi : j’aime beaucoup la prière solitaire, et en même temps j’aime beaucoup la relation aux autres, la relation sociale. Ce sont comme les deux plateaux de la balance de ma vie : être avec les autres pour édifier, vivre, partager une communion ; et puis vivre le silence. Ces deux pôles m’ont toujours été nécessaires, dès mon enfance, et m’ont toujours fortifié, réjoui, et même dilaté. L’un n’est jamais allé sans l’autre.

Maman, évidemment, était un peu effrayée de cette opération qui n’était pas anodine, surtout pour un enfant de 6 ans. À ce moment-là, il n’y avait pas d’antibiotiques, alors pour nettoyer la plaie on mettait des mèches d’alcool à 90°. Cela faisait danser ! Et quand il fallait retirer ces mèches qui collaient, et dans un trou assez profond dans le crâne, cela faisait danser encore !… Mais maman et papa m’avaient appris à offrir.

Donc, il y a eu cette première « retraite » que j’ai passée à la clinique de la rue Blomet. On m’avait apporté des jeux, mais je jouais surtout quand les visiteurs étaient là. Après, je priais. Je pense que beaucoup d’enfants de 6 ou 7 ans ont une intériorité. Il y a quelque chose qui se passe à cet âge-là, quelque chose que beaucoup d’enfants vivent et que personne ne connaît. C’est la joie de Dieu. Il doit beaucoup se réjouir avec les enfants…

Ma vocation n’est pas née tôt pour autant. Mon premier dessin a quand même été une église. La paroisse était le cœur de la vie. Mon deuxième dessin représentait une maison de famille à la campagne. J’aimais beaucoup la vie sociale et j’aimais qu’il y ait du monde. Il y avait quand même une petite chapelle à l’intérieur de la maison, parce que le centre était Dieu, mais cette relation sociale aux autres était très importante pour moi. J’avais une très bonne famille. Entre cousins, cousines, oncles et tantes, il y avait de si bonnes relations !

Un autre événement m’a marqué, à l’école cette fois. Parmi mes camarades, il y avait un certain Robert Buffet. Lui aussi était un petit peu violent. Il avait un tempérament d’entraîneur, et il était passionné pour les œuvres missionnaires. Il avait du zèle pour la Sainte Enfance1, et il partageait son zèle pour ceux qui sont dans les pays de mission, et aussi pour la Croisade eucharistique. La Croisade eucharistique avait cette devise : « PRIE, COMMUNIE, SACRIFIE-TOI, SOIS APÔTRE. » Cette devise est restée gravée dans mon cœur. Elle aprofondément marqué ma vie.

Parmi les jeux d’enfants qu’on avait, il se vendait à cette époque un petit calice, une patène, un ostensoir, des choses comme cela, à côté des soldats de plomb. C’était Robert Buffet qui m’avait montré. Alors je m’étais construit un petit autel où j’aimais m’offrir avec l’offrande du Seigneur. J’avais une attirance pour cela. C’était un appel continuel.

Mon père travaillait. Au début c’était difficile financièrement, et puis il a obtenu un poste de secrétaire dans une entreprise qui gérait une mine de charbon polonaise. Ensuite, il a travaillé comme fondé de pouvoir. Je me souviens, étant enfant, qu’il fallait économiser, en particulier pour pouvoir payer les frais de scolarité – mes parents voulaient une école chrétienne – et les vacances.

Maman nous disait toujours : « Si tu veux inviter le jeudi un camarade, tu sais, ne te gêne pas. » Alors, comme nous étions bien amis, un jour, j’ai invité Robert à la maison. Il monte, il sonne, il entre et là il voit l’entrée de notre appartement. C’était un petit appartement de juste trois petites pièces, quelque chose de très modeste, mais c’était ciré, il y avait des tapis… Quand il a vu cela, il s’est mis à pleurer et il est parti. Cela m’a bouleversé. Je me suis demandé ce qui se passait. Était-il malade ?… Quinze jours après, je lui ai demandé si je pouvais aller chez lui. Il m’a dit : « Oui, viens. »

On montait par un escalier sans tapis, d’abord, et puis c’était une pièce unique au sixième étage, avec du petit carrelage jaune. Il y avait un lit pliant, une table de cuisine et un fourneau dans le coin, où se tenait la maman, absorbée et un petit peu timide. Je ne savais pas si elle était veuve. Mais j’ai pris conscience de la pauvreté pour la première fois.

C’est quelque chose qui ne m’a jamais quitté depuis. Je me suis rendu compte que les pauvres ne peuvent pas venir chez les riches. C’est aux riches d’aller chez les pauvres. Si on ne va pas vers les gens… Si je n’étais pas allé chez Robert, jamais je n’aurais découvert toute la richesse de ce garçon qui m’a entraîné aux enfants de chœur, dans cet esprit missionnaire, etc. C’est de la richesse, mais on ne peut pas la comprendre si on ne va pas vers les gens. Lui ne pouvait pas venir chez moi.

Après, cela a été comme un appel : il faut aller aux autres, il ne faut pas attendre qu’ils viennent à nous. Il faut aller aux autres si on veut comprendre, et si on veut aimer, et si on veut partager. Il faut aller aux autres. Et la richesse peut être un obstacle. Même si nous étions une famille très, très modeste, il y avait un seuil que cet ami ne pouvait pas franchir.

Dans mon enfance, d’autres événements m’ont marqué.

Il y a eu la retraite de première communion, pendant laquelle le curé de la paroisse nous a parlé de l’Évangile, de la vie de Jésus, de ce qu’est la relation à Jésus. Il nous a parlé d’une façon très profonde et convaincue. Il nous a partagé sa foi en Jésus et particulièrement la passion de Jésus.

J’ai aussi été marqué par un professeur, à l’école paroissiale où j’allais. On commençait toujours la classe par une prière. La manière de prier de ce professeur m’a beaucoup frappé. Il allumait une petite bougie, et avant de commencer à prier il se recueillait. Quand il y avait le silence complet dans la classe, il faisait une petite prière toute simple, pas longue. C’était une prière vraiment commune : il arrivait à faire prier toute sa classe. C’était aussi un excellent professeur, d’ailleurs2.

Et puis il y a eu les événements de 19363. Je voyais mes camarades partagés, les uns à droite et les autres à gauche. En allant à l’école, je voyais des bagarres de grévistes, des bagarres dans les rues, et cela m’a marqué profondément. J’ai été invité par le Seigneur, non pas à prendre parti pour l’un ou pour l’autre, mais à m’offrir pour tous ces gens.

Une nuit, j’ai fait un rêve. Je voyais le Seigneur au milieu d’une immense multitude, avec d’énormes souffrances, et Jésus s’offrait pour pacifier. Il apportait la paix et une grande communion… J’avais à la fois une appréhension de toutes ces déchirures que je sentais, qui n’étaient pas simplement des déchirures politiques, mais dans le fond tous les égoïsmes, quelque chose de très lourd à porter… Et cela se terminait, après l’offrande de Jésus, en quelque chose de pacifiant, de lumineux, une communion. Et j’étais invité à m’offrir : Jésus s’offrant à moi, moi m’offrant à Jésus.

En 1937, il y a eu l’Exposition universelle. Il y avait deux énormes pavillons : le pavillon de l’Allemagne et le pavillon de la Russie, l’un devant l’autre, qui surpassaient tous les autres. Et j’ai eu comme une prémonition que quelque chose de tragique allait se produire. Je n’avais que 10 ans. Il y avait évidemment de très belles choses, mais il y avait aussi quelque chose de très lourd…

À peu près à cette époque-là est sorti un film sur Charles de Foucauld. Cette vie du père de Foucauld cherchant Dieu et le silence dans sa petite chapelle de Tamanrasset m’a attiré. C’est curieux que cela attire un enfant…

Je crois que l’Esprit Saint a travaillé dans le milieu familial, à Saint-Lambert-de-Vaugirard, à travers mes maîtres, à travers mes camarades. C’était l’Église de Dieu et j’étais porté.

Voilà pour la première enfance, qui a été une grâce continuelle de Dieu. Quand j’y pense, cela me confond parce que je n’ai pas été fidèle. Si j’avais pu être toujours fidèle à cette grâce !…

Les grandes vacances

Pour des petits Parisiens, la grande affaire, ce sont les grandes vacances, bien sûr ! À ce moment-là elles duraient trois mois d’été. Il fallait que j’aille faire une cure pour les oreilles à La Bourboule, un mois seulement, parce que la cure était chère et l’on passait un autre mois dans un petit village d’Auvergne, Saint-Jacques-des-Blats. J’aimais beaucoup cet endroit. On pouvait aller pêcher à la fourchette avec mon frère dans un ruisseau. Et puis j’allais garder les vaches avec la fille de l’hôtel Troupel et on marchait tout l’après-midi derrière les vaches, dans une nature extraordinaire, avec un rideau de sapins à l’horizon, sur les pentes de la montagne… C’était très beau.

La fille de l’hôtel, Raymonde, était plus âgée que moi ; elle devait avoir 9 ans, et moi 6 ou 7 ans. Moi, le petit Parisien, je ne connaissais pas la campagne. Une fois, voulant aller boire en sautillant à l’abreuvoir, j’ai mis le pied sur une bouse de vache, pensant que c’était une roche ! J’avais de la bouse de vache jusqu’au-dessus du genou. Pour moi, c’était une catastrophe !… Mais Raymonde, en un tour de main, m’a lavé tout cela. J’ai beaucoup apprécié cette compagnie, cette fille qui était si bonne, si douce. Plus largement, j’ai toujours aimé la compagnie féminine. À la maison nous étions trois garçons, donc j’appréciais beaucoup les relations avec les filles au cours des vacances. On se racontait des histoires de famille.

Une attraction particulière

C’est à La Bourboule que je me suis senti attiré pour la première fois par des filles. C’étaient des filles un peu plus âgées que moi, mais j’étais très heureux de cette relation avec des camarades de la gent féminine, qui m’a toujours attiré. Quand j’étais au collège, je voulais me marier et fonder une famille, même si je sentais bien que cela allait un peu contre quelque chose en moi qui m’attirait vers les missions. Je ne peux pas dire que j’ai eu un appel direct pour être prêtre, pour partir en mission, mais par ma formation passée, par Robert Buffet, par la Croisade eucharistique, par les intentions missionnaires, par les jésuites qui parlaient souvent des pères qui étaient partis au loin, il y avait certainement un appel sourd. Cependant l’appel à me marier, à avoir des enfants, à former une famille, était très fort en moi et recouvrait le reste.

Au collège jésuite Saint-Louis-de-Gonzague, il y avait tous les ans une exposition missionnaire. Quand on était dans les classes des grands, on était invité à participer à ces expositions.

Une année – je devais être en philo –, à la fin de l’exposition missionnaire, mon père spirituel a fait l’homélie de l’eucharistie de clôture. Il nous a raconté l’histoire d’un de ses « petits gars », comme il disait, qui était parti en mission. Il nous a raconté deux ou trois faits dont je ne me souviens plus, et a ajouté cette petite phrase, que je n’ai jamais oubliée :« Si parmi vous il y en a un qui est appelé à une vie missionnaire, qu’il ne refuse pas. » Qu’il ne refuse pas… Ça a été comme s’il crevait une baudruche ! Toutes mes résistances ont été balayées d’un coup. Ça a été le coup de grâce.

On n’était pas obligé d’aller à la messe le matin, mais j’aimais beaucoup l’eucharistie. De temps en temps, à la récréation, j’arrivais à m’échapper et j’entrais à la chapelle un petit moment pour prier. Ça me travaillait toujours. Il n’y avait pas d’appel spécial mais il y avait cet attrait permanent pour l’eucharistie, pour cette présence du Seigneur dans l’eucharistie. L’offrande du Seigneur et la prière silencieuse m’attiraient beaucoup. Je n’y étais pour rien, c’était une attraction. Le bon Dieu a permis cette attraction très forte pour que les autres attractions puissent être doucement surmontées par cette attraction primordiale en moi.

Un jour, mon père spirituel, le père Bidard, me dit : « Il me semble que tu pourrais faire un essai à la Chartreuse. » Quelque temps auparavant, il m’avait parlé d’une autre institution, le Prado : « Après la mort de sa femme, un de mes “petits gars” (le père de Saint-Sauveur),que j’avais marié, est rentré dans un séminaire très pauvre où on aime bien l’Évangile. Vraiment ils aiment la pauvreté, et ils aiment l’Évangile. » L’Évangile et les pauvres, ça m’attirait très fort. Mais à présent, il medisait : « Va à la Chartreuse » !

Quand j’ai dit cela à mes parents, ils sont tombés des nues. On aurait pu penser que mon frère aîné serait prêtre, ou mon petit frère, qui était aussi très pris par les jésuites et passait de bons moments en prière. Mais personne ne soupçonnait que je pourrais avoir une vocation. Parce que j’étais très diable ! Pour vous donner un exemple, quand nous nous sommes réfugiés au Mans en 1940, nous étions logés avec nos deux grands-mères, et moi pour leur faire peur je montais sur le piano, je sautais devant elles !… J’étais très diable, avec une virulence de vie, indomptable ! Alors personne n’avait imaginé que je pouvais avoir une vocation. Encore moins à la Chartreuse !…