Je leur dirai que j’ai rêvé - Stéphanie Lambert-Mesguich - E-Book

Je leur dirai que j’ai rêvé E-Book

Stéphanie Lambert-Mesguich

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Beschreibung

De son adolescence à l’âge adulte, Julie traversera les épreuves de l’existence et affrontera les normes et diktats de notre société, l’absurdité de notre monde. Son enthousiasme, sa résilience, sa foi dans l’avenir et son goût prononcé pour les chemins de traverse constitueront, peut-être, ses meilleurs atouts pour assumer le contre-courant, agir selon ses convictions et faire de ses différences ses plus belles forces.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Au travers des arts visuels et de l’écriture, Stéphanie Lambert-Mesguich a toujours cherché à dépeindre sa vision du monde qui l’entoure. En s’appuyant sur son vécu et son sens de l’observation, elle nous propose cinq nouvelles, cinq tranches de vie, où se mêlent sensibilité, finesse et lucidité pour décrypter les dérives de notre société.

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Stéphanie Lambert-Mesguich

Illustrations : Albane Ployart

Je leur dirai que j’ai rêvé

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Stéphanie Lambert-Mesguich

ISBN : 979-10-377-3516-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Note de l’auteure

Au travers de ces cinq nouvelles, j’ai souhaité partager une vision de notre monde contemporain. Les histoires sont des tranches de vie qui se déroulent dans des lieux qui me sont chers, qui me ressourcent et qui m’inspirent.

Les nouvelles peuvent être lues dans l’ordre que vous déciderez. Toutefois, les découvrir telles que présentées dans ce recueil vous permettra, je l’espère, de reconstituer les pièces d’un puzzle et de comprendre le chemin suivi par l’héroïne.

Si mon vécu et mon goût pour l’observation furent mes meilleures sources d’inspiration, il s’agit bien d’une œuvre de fiction. Les personnages ainsi que les situations sont purement fictifs. Néanmoins, si vous parvenez à vous projeter, que ce soit dans leurs questionnements, leurs cheminements, leurs épreuves, j’en serai comblée : j’aurai alors peut-être réussi à dépeindre, à travers la fiction, des petits bouts de vérité sur notre société, avec les individus, les préoccupations, les dérives aussi, qui la caractérisent.

Nouvelle donne

« Julie le singe, Julie la guenon ! » Ces moqueries cyniques et sournoises étaient devenues le lot quotidien de Julie Singer. Bien que douloureuses et humiliantes, l’adolescente s’était presque habituée à ces flèches dans le cœur. Depuis la fin de la maternelle, elle endossait son statut de souffre-douleur dès les jours qui suivaient chaque rentrée des classes. Elle encaissait coups bas, insultes, humiliations. Mais à chaque fois, elle se relevait. De plus en plus difficilement, mais elle se relevait.

***

Tous les matins, Julie prenait le bus pour se rendre au collège. Un garçon était là, parmi les autres passagers, avec un regard à la fois sérieux, doux et rêveur, qui lui inspirait la confiance. Si elle le voyait presque chaque jour, elle était persuadée que lui ne l’avait jamais remarquée : elle se sentait, comparée aux autres, juste banale, sans intérêt, insignifiante, peut-être même transparente. Le jeune homme semblait plus âgé qu’elle et devait être au lycée, supposait-elle. Pas question donc de l’aborder. Juste l’observer, imaginer qui il pouvait être, quels étaient ses goûts musicaux, ses envies, ses aspirations, ses domaines de prédilection, ses relations avec les filles, son nom aussi. Elle se contentait de le regarder, se faire des idées, des films, peut-être même inventer des histoires à défaut de les vivre.

Une fois descendue à l’arrêt de bus, quelques rues plus loin, l’épreuve de la cour l’attendait : le passage de l’autre côté du portail du collège annonçait l’entrée dans l’arène. À partir de ce moment, elle n’était pas dupe du sort qui l’attendait : la Loi de la Jungle reprenait ses droits.

— Chuuut ! Un peu de silence, dit le professeur. Continue Patricia, s’il te plaît.

Patricia reprit sa mission avec sérieux, ouvrait les bulletins de vote un à un, clamait le nom inscrit à haute voix ; un autre volontaire, depuis l’estrade, ajoutait un bâton au tableau à côté du nom du candidat à ces élections de délégués de classe.

Deux élèves caracolaient en tête, loin devant les autres : Patricia justement, déjà très populaire seulement quelques jours après la rentrée au collège, probablement grâce à sa facilité à aller vers les autres, son apparence flatteuse et ses performances en sport ; Philippe serait certainement le second élu. En digne beau gosse de la classe. Toutes les filles n’attendaient qu’une chose : une attention, voire, mieux encore, une bise de Philippe. L’accès à un rang de popularité particulièrement envié serait ainsi presque assuré.

Julie, elle, n’avait pour le moment qu’une petite voix. La sienne probablement.

Elle espérait tellement, à défaut d’être élue, obtenir juste un semblant de reconnaissance, et ainsi amoindrir l’humiliation qui l’attendait : se présenter aux élections, c’était aussi s’exposer, prendre le risque de dévoiler sa popularité ou son impopularité. Habituée à être délaissée, rejetée des autres, elle avait conscience que son intégration serait, comme toujours, difficile ; pourtant, elle l’avait pris, ce risque, car au plus profond d’elle-même, elle avait une intime conviction : un jour, la roue pourrait tourner.

Elle avait raison : un jour, la roue tournerait. Quand ? Elle ne pouvait le savoir. Mais ce ne pourrait être maintenant. Trop tard pour cette année. Les dés étaient jetés.

Il y avait désormais davantage de bulletins ouverts que de bulletins à découvrir. Trente élèves dans la classe, deux noms par vote car il fallait deux délégués.

— Patricia !

— Philippe !

— Philippe !

— Philippe !

— Patricia !

Malgré des espoirs qui s’amenuisaient à chaque nouvelle annonce, Julie bénéficiait d’une incroyable aptitude à garder la foi jusqu’au verdict final. Son esprit rêveur et son éternel optimisme étaient plus forts que la peur. Comme dans un match de tennis, jusqu’au dernier point, la situation pouvait s’inverser. Dans le fond, elle n’avait pas tort : une balle de match contre soi constituait aussi une chance offerte de pouvoir changer le cours des choses, et, peut-être, de remporter la victoire. Aussi, elle rêvait secrètement à un deus ex machina, comme dans les films de cinéma, qui, un jour peut-être, lui offrirait soudainement une position plus confortable au sein de la classe. Comme une main providentielle qui ramènerait un Indiana Jones au bord du précipice sur la terre ferme. Comme un mal soudain qui viendrait éliminer l’envahisseur dans « La Guerre des Mondes », au moment où tout espoir semble réduit à néant.

— Julie ! annonça Patricia en ouvrant le bulletin suivant, avec un sourire mesquin qui n’échappa pas au professeur.

Une lueur d’espoir envahit à ce moment précis le cœur de la jeune fille qui, déjà, se demandait qui, parmi les élèves de sa classe, l’envisageait comme déléguée de classe. Il pourrait devenir son ami.

Depuis la rentrée, elle aurait tout donné pour avoir ne serait-ce qu’un ami ou une amie ; pour ne plus être seule dans la cour, ne plus se sentir de trop dans les groupes déjà formés lorsqu’elle arrivait au collège. Tous l’épiaient de loin d’un air moqueur, scrutant sa tenue vestimentaire, sa démarche mal assurée à cause de sa grande taille et sa maigreur avant de l’ignorer totalement lorsqu’elle s’approchait d’eux. Il fallait idéalement affronter l’épreuve de la cour juste avant la sonnerie pour éviter ce supplice : le meilleur moyen pour se joindre au troupeau sans attirer l’attention.

— Qu’est-ce qu’il y a, Patricia ? Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda le professeur.

Lorsqu’il s’approcha pour découvrir le contenu du bulletin de vote, sa colère était perceptible depuis le dernier rang de la classe.

— Qui a écrit ça ? lança-t-il d’un ton ferme et sévère.

De loin, les élèves de la classe ne pouvaient lire ce qui était inscrit : « Julie Singer, ou plutôt Julie Le Singe », complété d’un dessin grossier d’animal sensé ressembler à un singe.

— Ce bulletin est nul, comme vous le savez c’est non conforme aux règles d’un vote. Que celui qui a produit ce bulletin vienne me voir en fin de cours !

Dépitée, Julie comprenait qu’à l’instar des années passées, son entrée au collège serait compliquée. Déjà, elle devait renoncer à l’idée d’être simplement intégrée, et trouver des stratagèmes pour ne pas devenir la cible trop aisée des élèves de sa classe. Quand bien même l’idée de ne pas être aimée des autres faisait désormais partie de ses habitudes, l’absence de son amie Laure, inscrite dans un autre collège, l’affectait douloureusement. Elle se retrouvait sans alliée.

Après les premiers jours de rentrée des classes et un certain répit, elle redoutait le moment où la situation allait tourner à sa défaveur. À courte échéance, inéluctablement. La distribution des cartes, pour cette année, ne lui était pas favorable. Telle la Dame de Pique, le pire cauchemar de Julie durant l’école primaire, Christine faisait partie du jeu. Mauvaise donne.

Pour éviter l’enfer, elle priait silencieusement pour que cette dernière ne sympathise surtout pas avec Patricia. Cela reviendrait à un pacte entre la peste et le choléra.

Dans la cour de récréation, après l’épisode sans pitié de ces élections, elle avançait seule vers Patricia avec l’intention sincère de féliciter la déléguée fraîchement élue. Cette dernière était déjà bien entourée : comme des mouches sur un pot de miel, nombre d’élèves s’agglutinaient déjà autour d’elle, dans l’espoir de devenir amis avec une des figures les plus appréciées de toutes les classes de sixièmes réunies.

À distance, Julie devinait la malveillance de Christine dont les yeux semblaient lui cracher un venin mortel. Trop tard pour rebrousser chemin. Son ennemie jurée la scrutait de la tête aux pieds en ricanant.

— Ah ah ah ! Tiens ! Regardez qui voilà. Singer le singe ! Ou plutôt la guenon, c’est comme ça qu’on dit pour la femelle ? Ça va la guenon ? Tu te représentes l’année prochaine ? Regarde-toi ma pauvre ! Tu croyais quand même pas qu’on allait voter pour toi !

Elle lui tapa dans le dos avant de poser sa main sur son épaule.

— Allez, je déconne Singer ! Tiens, on a sport cet après-midi, si tu veux je te prends dans mon équipe, OK ? Vous savez, les filles, Singer a des talents cachés… Vous allez voir tout à l’heure, au basket !

Julie n’était pas stupide et ne se faisait aucune illusion : l’unique intention de Christine était de la ridiculiser, car elle détestait les sports de ballons et était nulle au basket. Mais accepter cette proposition lui permettait d’esquiver une autre humiliation, celle de se retrouver toute seule au sport car il fallait composer deux équipes et le nombre d’élèves de la classe était impair. En cela, les nombres impairs représentaient quelque chose de discriminant. Supporter la honte d’être la seule que personne ne voulait dans son équipe était sa hantise.

***

Christine et Julie se connaissaient déjà avant le collège, pendant les dernières années d’école primaire. Elles s’étaient rencontrées durant les cours de basket animés par madame Jacquemin, les mercredis après-midi. Julie n’avait eu d’autre choix que de s’y rendre après les sollicitations insistantes de sa grand-mère pour pratiquer un sport d’équipe. Cette dernière, qu’elle appelait « Mina1 », faisait de son mieux pour l’éduquer, après le grand malheur qui les frappa. La petite avait juste six ans quand ses parents furent brutalement arrachés à la vie dans un accident de voiture.

Julie adorait sa grand-mère, même si elle la trouvait parfois un peu sévère et en décalage avec son époque. Elle donnait tout ce qu’elle pouvait pour lui témoigner sa reconnaissance. À reculons, elle se rendait au gymnase chaque mercredi. Peu à l’aise avec le ballon, mal positionnée sur le terrain, pataude dans sa course, sa place était davantage sur le banc de touche que sur le terrain. Elle ne comprenait ni les règles ni l’intérêt de ce sport. Se passer un ballon pour marquer des points en visant un filet tenu par un cercle métallique n’était pour elle ni ludique ni palpitant.

— Attention Singer, sors de la raquette ! Trois secondes, pas plus ! Allez, sors ! Mais qu’elle est bête celle-là ! Mercredi prochain, s’il te plaît, reste chez toi ! criait madame Jacquemin.

— Singer, attrape ! renchérit Christine en lui faisant une passe qui ressemblait plus à un boulet de canon et qui l’obligea à s’écarter pour esquiver l’arme fatale.

La matière granuleuse du ballon de basket, le son des dribles, l’odeur du plastique qui envahissait le vieux gymnase poussiéreux et les cris hystériques de madame Jacquemin, revenaient la nuit, en cauchemar.

Madame Jacquemin était une petite femme trapue, aux épaules tombantes, à l’embonpoint mal camouflé. Pour couronner le tout, son visage disgracieux était couvert de petites veines violettes apparentes autour du nez et du menton. Le survêtement qu’elle portait était le seul indice de sa fonction de professeur de sport, en décalage complet avec une posture qui n’avait rien de sportif. Manque de chance, elle assurait les cours de sport dans l’école de Julie, et les cours de basket au gymnase le mercredi après-midi. Dès le démarrage du cours, elle abusait du pouvoir éphémère que lui conférait sa fonction : elle avait rendu obligatoire le port du short, quelles que soient les conditions extérieures. Tout manquement serait sanctionné par l’obligation de participer au cours en slip et t-shirt.

Le short était un problème pour Julie : sa grande taille, ses os saillants, ses longues jambes non épilées, sa « peau-blanche-comme-un-cachet-d’aspirine », selon les dires sournois de ses camarades de classe, lui donnaient un physique peu avantageux dont elle ne savait que faire. Elle aurait donné n’importe quoi pour avoir les jambes musclées et les mollets galbés de Fabienne. Plutôt jolie, bien proportionnée selon des standards dictés par une société prônant les normes en tous genres, cette dernière n’avait pas le moindre poil disgracieux sur des jambes halées même en hiver.

Madame Jacquemin prenait un malin plaisir à encenser les meilleurs élèves de sa discipline, et à dénigrer les autres. Tandis que ses favoris étaient appelés par leur prénom, auquel s’ajoutait parfois une qualification affectueuse comme « ma petite Fabienne » ou encore « Sophie ma championne », les moins aimés étaient désignés par leur nom de famille.

— Durand, tu vas te bouger un peu les fesses ? Non mais regardez-moi ça ! Quelle catastrophe celui-là !

— Singer, mais que tu es molle ! Et maladroite en plus ! T’as peur du ballon ou quoi ? On n’arrivera jamais à rien avec celle-là !

La prononciation du nom de famille de Julie Singer suscitait des rires moqueurs. Madame Jacquemin le prononçait à la française, exprès, alors que la bonne prononciation était à l’anglaise – bien qu’il s’agisse d’un nom juif.

Dans ce tableau peu engageant, Julie avait heureusement une alliée, la fidèle Laure. À chaque récréation, elles se retrouvaient et, parfois, se voyaient en dehors de l’école. Une belle réciprocité alimentait l’admiration que l’une témoignait à l’autre : modèle de courage, d’intelligence, de bienveillance, ainsi, Laure voyait son amie. Julie, de son côté, considérait Laure comme l’incarnation même de la gentillesse, de la confiance en soi et le pilier sur lequel elle pourrait toujours compter.

Discrètement, elles se moquaient de madame Jacquemin et l’imaginaient en posture délicate sur la poutre, en difficulté pendue à la barre fixe, ou encore à bout de souffle après trois minutes d’endurance.

— Elle mérite bien ça cette vieille peau, avouèrent-elles dans l’escalier qui menait à la cour de récréation.

— Non mais ça va pas de parler comme ça ? Je vais tout lui répéter ! hurla Fabienne qui venait de surprendre la conversation.

— De quoi tu t’occupes, toi ? Mêle-toi donc de tes affaires, on ne t’a rien demandé ! rétorqua Laure, sûre d’elle, clouant le bec à cette peste qui se retourna vers Julie, la fusillant du regard.

— Et toi Singer, tu ne dis rien ? Normal, t’as jamais rien à dire ! Pauvre fille ! Tu vas le payer !

Fabienne, sur ces mots, la poussa violemment dans l’escalier. Julie fit un vol plané et sauta au moins six marches. La directrice de l’école, qui se trouvait en bas, l’aida à se relever mais n’avait rien vu de la scène initiale. Choquée, elle s’aperçut assez vite qu’elle ne pouvait plus bouger le bras gauche et fut conduite à l’hôpital. Le bras était cassé, il fallut plâtrer un mois.

— T’inquiète, Mina, ça va aller. C’est le bras gauche, je vais pouvoir continuer à prendre les cours pour bien travailler.

Le soulagement engendré par la dispense de sport qui se profilait l’emportait sur les désagréments que Julie allait subir au quotidien à cause de son bras cassé. Plus de lancers de ballon en direction de ses lunettes, plus de vestiaires, plus de short, plus la voix criarde de madame Jacquemin, pendant au moins deux mois grâce au temps de rééducation.

— Ma petite chérie, raconte-moi, que s’est-il passé ? Ton amie Laure m’a dit qu’on t’avait poussée. C’est vrai ? demanda Mina.

La gorge de Julie se serra, sa respiration se bloqua. Elle ne parvenait plus à prononcer un mot et baissa les yeux de manière réflexe. « Détourner le regard pour esquiver, puisqu’il est impossible de disparaître », pensait-elle.

— Qui t’a fait ça ? Dis-moi !

— Je sais pas…

— S’il te plaît, dis-moi. Tu dois bien savoir, quand même !

Julie hésita un instant, envahie par des sentiments de colère et de honte mêlés.

— Fabienne, je crois. Mais ne dis rien, Mina. Elle n’a pas dû faire exprès.

— Fabienne ? La fille de la boulangère ? C’est bien ça ? Je vais aller voir sa mère, tu vas voir !

— Non ! Non, Mina, je t’en supplie…

Julie ne put éviter ce qu’elle craignait depuis le début. Mina se rendit chez la mère de Fabienne. L’entrevue fut cordiale, et pour cause : Mina découvrit une femme sincèrement désemparée, désolée des agissements de sa fille, meurtrie et désespérée à cause de graves problèmes personnels. Julie, qui craignait au départ des représailles de Fabienne, avait, après réflexion, porté quelques espoirs dans l’intervention de sa grand-mère. Celle-ci fut malheureusement vaine.

— Julie, laisse tomber pour Fabienne. J’ai parlé à sa mère. Elles vivent une période difficile. Je ne suis pas certaine que la petite se rende bien compte de ce qu’elle fait. En revanche, il faudrait que tu apprennes à te défendre ! Ne te laisse pas faire ! Tu comprends ?

— Oui, Mina, répondit juste Julie, tellement déçue de comprendre à quel point cette peste profitait d’une situation qui la rendait quasi-intouchable pour manipuler son petit monde.

Toutefois, Fabienne, consciente d’avoir franchi la ligne blanche, se montra discrète et laissa Julie tranquille durant les semaines qui suivirent l’incident. Julie, quant à elle, réalisa qu’elle aussi bénéficiait parfois d’un traitement de faveur de la part des enseignants – sauf madame Jacquemin –, en raison de sa situation particulière. Mais parmi les élèves, seule Laure savait qu’elle n’avait plus de parents. Elle n’en parlait jamais. Pour ne susciter ni pitié ni traitement de faveur. Surtout pas. Les années qui allaient suivre seraient marquées, comme les précédentes, par l’allégeance. Se faire petite malgré sa taille, raser les murs, et grandir malgré tout, tel était le programme de bon nombre d’adolescentes en mal d’affection. Exister, aimer, se faire aimer n’était pas si facilement accessible.

***

En sixième, Julie se démarquait. Brillante élève, ses excellents résultats lui procuraient la reconnaissance de ses professeurs, la fierté de sa grand-mère et une satisfaction personnelle. Mais ils attisaient aussi la jalousie de certains élèves. Philippe, le délégué de classe « beau-gosse-mais-fainéant » qui, parfois, séchait les cours, était de ceux-là. Il avait trouvé le parfait bouc émissaire.

Pour rattraper les cours manqués et assurer une note correcte au contrôle à venir, il eut un jour l’idée de demander à Julie de lui prêter les siens. Trop heureuse d’exister dans le regard du beau gosse, elle accepta sans hésiter une seconde. Or celui-ci avait bien caché son jeu. Il n’avait aucunement l’intention de lui rendre ses cours. Le piège était bien ficelé. La crédulité de son souffre-douleur l’autoriserait à sécher les cours pour consacrer son temps à des choses bien plus intéressantes : frimer, draguer les filles, traîner au bar du quartier, fumer en cachette. Elle lui procurerait un sentiment de toute-puissance, car lui aurait de bons résultats, contrairement à elle qui se planterait lourdement puisqu’elle n’aurait plus de support pour réviser. Et comme elle n’avait pas d’ami, personne ne pourrait lui prêter. Une sombre manipulation jubilatoire à observer pour ceux qui tirent les ficelles.

Conscient de la vulnérabilité de sa victime, il usait et abusait de sa popularité. Il pouvait désormais se vanter d’être suffisamment intelligent pour sécher les cours, vivre en dilettante et obtenir de bons résultats. Sans scrupules, il avait trahi la confiance que la jeune fille lui avait témoignée. Il était aussi parvenu à lui confisquer toute son énergie pour se défendre ou exprimer sa colère. Cet épisode affecta Julie bien plus profondément que sa première mauvaise note, faute d’avoir pu réviser avant le contrôle. Le risque lié à la perte d’estime de son professeur et de sa grand-mère était douloureux. Mais ce que Philippe venait de lui faire endurer était pire : c’était cruel.

Christine, qui n’avait pas manqué une miette de la croustillante situation, monta d’un cran. Elle demanda à Philippe de lui prêter les cours « empruntés ». Et lors d’une interrogation écrite en classe, alors qu’elle se trouvait sur la table juste derrière Julie, elle jeta les feuilles en sa direction.

— Tiens la guenon, tu vois bien qu’il te les avait « empruntés » ! On te les rend, tes cours pourris avec ton écriture de première de la classe !

Le fracas attira l’attention du professeur. Julie fut punie et collée pour triche, sans nier les faits. Entre la honte de la situation et le risque de représailles, elle avait choisi la première option.

Vis-à-vis de Mina, l’alternative n’était guère plus réjouissante : ressentir une nouvelle fois un douloureux sentiment de faiblesse, d’incapacité à se défendre et à récupérer son cours, ou bien la décevoir en formulant des aveux pour un acte qu’elle n’avait pas commis. Lasse des humiliations, elle opta pour le mensonge et avoua à contrecœur avoir triché. Elle s’excusa auprès de sa grand-mère. Mais, aussi, elle se jura qu’elle n’oublierait jamais cet épisode. La pire des injustices, elle venait de la vivre : être accusée à tort. Lorsqu’elle serait adulte, elle se promit qu’elle s’engagerait à lutter contre l’injustice, sous toutes ses formes. Telle serait son ambition. Que justice soit faite.

À ce stade, la jeune fille n’attendait qu’une seule chose : les vacances scolaires, un peu de répit.

Mina l’autorisa, après quelques hésitations au regard des récents événements, à voir Laure quelques fois pendant les vacances. Elle retrouvait enfin joie de vivre et sourire. Elle n’avait peut-être qu’une seule amie, mais Laure valait toutes celles de la terre.

La grand-mère accorda aussi à sa petite fille, cinéphile passionnée, de veiller un peu tard lorsqu’un bon film était programmé. Un soir, toutes deux s’installèrent dans l’obscurité. Julie se sentit happée dès les premières secondes : un petit garçon se trouvait abandonné par sa mère dans un manège, avec un mot glissé dans sa poche intérieure qui annonçait que sa maman ne pouvait s’occuper de lui. Un incroyable destin allait pourtant lui tendre la main, fruit de l’alchimie de magnifiques rencontres et de la mise en œuvre de talents et aptitudes exceptionnels. Une fois dans son lit, les pensées de Julie divaguaient. Elle s’imaginait, tout comme Sam Lion, héros du film2, vivre une vie intense et exceptionnelle. Elle se projetait, comme lui, dans quelques années, à la tête d’une entreprise florissante. Là, elle se trouverait face à Christine, ou même Patricia, qui l’imploreraient de l’embaucher. Elle imaginait cette scène :

— Asseyez-vous ! leur ordonnerait-elle.

Julie resterait debout, les bras sur la taille, en attente d’arguments de la part de ses candidates.

— Je vous écoute.

— On veut se racheter. On regrette ce qu’on a fait. On te donnera tout, on sera là tôt le matin et on partira tard le soir. On travaillera comme des dingues, répondrait Patricia.

— Alors si je comprends bien : La Julie du collège que personne n’aime, on lui met la tête sous l’eau, la Julie chef d’entreprise, on la veut dans sa poche ! N’est-ce pas Patricia ? ironiserait Julie.

— Moi j’ai pas de diplôme, plus d’argent, il faut vraiment que j’obtienne ce travail, dirait Christine.

— Christine, je ne crois pas t’avoir donné la parole. Écoutez-moi bien, toutes les deux ! Vous me faites pitié et dans le fond je ne vous en veux même pas ! Vous êtes telles que je vous ai toujours considérées : opportunistes, stupides et incapables ! Vos flatteries ne servent à rien : si vous voulez que je vous embauche, passez d’abord les tests. Vous verrez cela avec mon assistant. Moi, j’ai d’autres choses à faire bien plus importantes. Assez perdu de temps ! Sortez maintenant !

Julie s’endormit ce soir-là avec des rêves pleins les yeux.

***

— Singer, passe-moi ton cours d’histoire ! demanda Christine.

Julie fut parcourue d’un violent frisson et feignit de ne pas avoir entendu. Alors Christine, qui se trouvait juste derrière elle dans la classe, se mit à pousser sa chaise jusqu’à ce que son souffre-douleur, frêle et terrorisé, se trouve complètement coincé entre la chaise et la table. Elle avait de la force, cette brute.

— Qu’est-ce qui se passe encore ! cria le professeur. Julie, au tableau !

Alors qu’elle répondait parfaitement aux questions de sa professeur, Christine en profita pour attraper ses notes de cours à son insu.

— Rends-le-moi, s’il te plaît ! supplia Julie à la sortie du cours.

— « Rends-le-moi, s’il te plaît ! » Pauvre fille ! Alors, mets-toi à genou et supplie-moi encore ! Regardez, elle le ferait, je suis sûre ! Elle ferait tout pour plaire aux profs, la guenon !

Christine se tut quelques secondes, faisant mine de réfléchir.

— OK pour cette fois, je vais te les rendre, mais à une condition ! À partir de demain, à chaque fois que je sèche un cours, tu me passes le tien. Tu les prends si bien, reprit-elle d’un ton moqueur.

Julie se sentait prise dans un étau et n’eut pas d’autre choix que de céder au chantage de son bourreau. Pour éviter de se trouver dans la triste situation expérimentée avec Philippe, elle notait deux fois le cours sur des feuilles différentes et ainsi pouvait en conserver une version. Quelques crampes parcouraient sa main et son poignet mais son intention le lui faisait oublier. Christine comprit vite sa tactique au regard de ses excellents résultats scolaires.

— T’as pas compris, ma pauvre ! C’est pas tes cours que je veux ! Tout ce que je veux c’est que tu te plantes ! T’es qu’une polarde ! Tu me dégoûtes ! Y’en a marre de tes bonnes notes ! Alors si tu veux que je te fiche la paix, soit tu me donnes vraiment ton cours, soit tu te débrouilles pour te planter aux contrôles !

Julie acquiesça hypocritement, mais ne faisait que repousser une échéance, celle du prochain devoir surveillé, qui, heureusement, était prévu juste avant les vacances scolaires. La note serait donc connue relativement tardivement. Elle redoutait cette date comme s’il s’agissait d’une condamnation pour l’échafaud. Le jour J, Christine lui fit un clin d’œil comme pour lui signifier qu’elle comptait sur elle. Julie rendit un excellent travail, refusant d’obéir au chantage. Néanmoins, n’osant en imaginer les conséquences au retour des vacances scolaires, elle se trouvait envahie d’idées sombres, d’envies de disparaître, mais pas complètement… Elle pourrait tomber malade. Ou bien changer de classe. Pour cela, choisir Allemand en première langue à la place de l’Anglais. Elle se trouverait avec de bons élèves, comme elle – l’Allemand était souvent choisi pour ces raisons –. Elle réfléchissait aux tactiques possibles pour échapper à l’étau cruel de sa classe.

Pourtant, une force au fond du ventre la poussait à croire en la beauté du monde. Elle était bien incapable de savoir d’où elle provenait. Mais le résultat est qu’elle s’accrochait coûte que coûte à l’idée d’un avenir radieux où elle serait enfin elle-même, à sa place, respectée, vraie, aimée. Comme Jean-Paul Belmondo dans le rôle de Sam Lion, elle aussi avait droit à l’itinéraire d’une enfant gâtée.