Je pense, donc je dis ? - Nadia Geerts - E-Book

Je pense, donc je dis ? E-Book

Nadia Geerts

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Beschreibung

La liberté d'expression, tout le monde est pour. Et pourtant... Pourtant, ces dernières années, de Salman Rushdie aux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, on n'en finit pas de la questionner. Peut-on tout dire ? Et dans quel but ? S'agit-il de choquer pour le plaisir de choquer, en s'attaquant ainsi à ce que d'aucuns considèrent comme sacré ? Ou des enjeux plus fondamentaux se cachent-ils derrière des productions artistiques en apparence futiles ? Pour aborder ces questions, en particulier avec des jeunes, parents et enseignants sont bien souvent démunis. Aussi les auteurs, le comédien Sam Touzani et l'enseignante Nadia Geerts, ont-ils voulu aborder ces questions en s'adressant directement aux jeunes. Sans tabou, en langage clair, en partant de supports visuels suscitant le débat.

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Seitenzahl: 215

Veröffentlichungsjahr: 2015

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Je pense,

donc je dis ?

Je pense, donc je dis ?

Nadia Geerts / Sam Touzani

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Renaissance du Livre

@editionsrl

couverture: aplanos

corrections : catherine Regniers

photos : nadia geerts

isbn:978-2-507-05345-1

dépôt légal : D/2015/12.763/23

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

Nadia Geerts

Sam Touzani

Je pense,

donc
je dis ?

Non, Mesdames et Messieurs les fanatiques, vous ne nous ferez pas taire. Au contraire, nous serons toujours plus nombreux à vous résister, toujours plus nombreux à nous dresser contre vous qui voulez nous museler. Parce que ce à quoi vous vous attaquez, c’est ce que nous avons de plus cher. C’est la seule chose qui nous arrache à l’animalité. C’est la liberté. Et vous devrez apprendre à vivre avec notre liberté. Vous devrez apprendre à supporter nos textes, nos dessins, nos films, nos œuvres d’art qui vous choquent, vous heurtent dans ce que vous avez de plus cher. Fermez vos yeux si vous ne voulez pas voir, bouchez vos oreilles si vous ne voulez pas entendre, car nous ne nous tairons pas.

«Ami, si tu tombes

Un ami sort de l’ombre

Àta place»1

SamTouzaniet NadiaGeerts

AVANT-PROPOS

À toi qui t’apprêtes à entamer la lecture de ce livre, nous aimerions commencer par raconter en quelques mots ce qui nous a menés à l’écrire.

Le 7 janvier 2015, un attentat islamiste contre la rédaction deCharlie Hebdotue douze personnes. Des dessinateurs,des journalistes qui incarnaient les valeurs auxquelles noustenons par-dessus tout:la liberté, évidemment. Et puis l’antiracisme, la laïcité, la république. Mais aussi l’irrévérence, l’esprit potache de ceux qui savent qu’il faut rire de tout,surtout de ce qui est sérieux, surtout de ce qui est sacré.

Passée l’émotion, qui fait descendre dans les rues de nom­breuses villes d’Europe des dizaines de milliers de manifestants, vient le temps de la réflexion:comment expliquer un tel attentat?Comment, surtout, est-il possible que la liberté d’expression soit encore au centre de débats, de critiques, de mises en cause, et ce en 2015?

De par nos contacts, nous savons en effet que la gestionde l’«après-Charlie», en particulier dans les écoles, s’avèredifficile:les journaux télévisés ont relaté que des minutes de silence n’étaient pas respectées par certains ou qu’un gamin français de huit ans avait été traîné au commissariat pour avoir approuvé les terroristes. Mais surtout, nous constatons que beaucoup d’enseignants se sentent soit insuffisamment outillés pour aborder le sujet d’une manièrequi ne soit pas contre-productive, soit effrayés par la perspective d’un débat sur ce thème éminemment sensible, quand ils n’estiment pas qu’on en fait trop sur cette affaire, et que d’ailleurs,«Charlie Hebdol’a quand même un peu cherché».

Nous refusons quant à nous tout à la fois le silence et l’équidistance. Et dès lors que le débat sur la liberté d’expression et ses limites se polarise désormais entre les résolument«Je suis Charlie! »les équidistants«Je suis Charlie, mais…»et les interpelants«Je ne suis pas Charlie! », nous décidons de transformer notre chagrin et notre colère en quelque chose de positif, quelque chose qui puisse faire sens pour toi et tous ceux de ta génération.

C’est pourquoi nous avons choisi de nous adresser directement à toi, jeune lecteur, mais plus encore, de te donner la parole, car nous sommes profondément convaincus de la force de l’échange.

Avant de te livrer le fruit de ces échanges, nous aimerions te rappeler ici brièvement la genèse de ce qu’on peut appeler«l’affaire Charlie».

Tout commence en 2006. C’est en effet cette année-là que l’hebdomadaire satirique publie douze dessins censés représenter le prophète Mahomet – nous y reviendrons–et initialement parus dans un journal danois, leJyllands-Posten. L’Union des organisations islamiques de France, la Grande Mosquée de Paris et la Ligue islamique mondiale intentent alors un procès àCharlie Hebdo– procès qu’il gagnera–pour«injures publiques à l’égard d’un groupede personne en raison de leur religion».

Mais pourquoiCharlie Hebdopublie-t-il ces douze dessins?

Tout simplement parce que l’auteur de l’un d’eux, Kurt Westergaard, est alors menacé de mort pour avoir osé représenter le prophète avec une bombe dans son turban.De plus, des manifestations violentes, telles que des attentats contre des ambassades danoises, des mises à prix de la tête du dessinateur, des appels au boycott de produits danois, se multiplient depuis des mois, et ce partout dans le monde. Elles feront 139 morts selon les estimations.

LeJyllands-Postena quant à lui publié ces caricatures carpersonne ne voulait illustrer le livre pour enfants racontant la vie de Mahomet, écrit par un militant d’extrême gauche, Kare Bluitgen. LeJyllands-Postena alors mené l’enquête, demandant aux 40 membres du syndicat des illustrateurs de presse danois de dessiner Mahomet«comme ils le voient». Seuls 12 répondront. Et parmi eux, 5 ne représenteront en réalité pas Mahomet, esquivant la consigne, seuls4 dessins étant par ailleurs clairement des caricatures.

L’enquête duJyllands-Postendémontre donc que l’autocensure existe bel et bien s’agissant de l’islam, et ce depuis l’assassinat de Théo Van Gogh en 2004.

Théo Van Gogh?Un réalisateur néerlandais qui a réalisé un court-métrage sur l’islam,Submission,dont le scénario était l’œuvre de la députée d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali.

En réalité, il y avait donc déjà un«avant-Charlie».

Et cet avant-Charlie ne date pas de 2004 avec Théo VanGogh, mais de 1988, avec Salman Rushdie, lorsque cet écrivain britannique d’origine indienne publie«Les Versetssataniques». Il est alors menacé de mort et, en 1989, une fatwaen forme d’appel au meurtre est prononcée contre lui par l’imam iranien Khomeini. Plusieurs personnes, notamment des traducteurs du roman de Rushdie, seront assassinées entre 1989 et 1993.

Enfin, depuis le 7 janvier 2015, un autre attentat a eu lieu à Copenhague, visant lui aussi des individus pour les idées qu’ils exprimaient.

Tu le vois, la liberté d’expression, décidément, se porte mal ces dernières décennies. Ou plus précisément, elle est de plus en plus régulièrement et de plus en plus violemment attaquée, dans une région du monde où l’on a pourtant«bâti pierre à pierre la forteresse de la liberté d’expression, fruit d’une histoire et d’une Révolution»2.

Si tu as vu ce grand classique du cinéma que sontLes Oiseauxd’Hitchcock, tu comprendras sans peine la comparaison que fait Jeanne Favret-Saada, une anthropologue françaiseauteur de«Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins»3:

« Personne n’a vu la fatwa comme le début d’un conflit plus large, on y percevait une anomalie farfelue. C’est comme dansLes Oiseaux, d’Hitchcock. Il y a d’abord un oiseau qui apparaît, et vous vous dites : “C’est juste un oiseau !”. C’est seulement plus tard, quand le ciel est rempli d’oiseaux furieux, que vous pensez : “Ah, oui, cet oiseau annonçait quelque chose, il n’était que le premier”. ».

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus ignorer ces oiseaux. Aussi nous a-t-il paru urgent de nous adresser directement à toi, comme à tous ceux de ton âge. Nous voulons pour toi un monde aussi libre – au moins!–que celui dans lequel nous avons grandi. Nous ne voulons pas que tu puisses penser un jour que c’était tellement mieux, du temps de tes parents, lorsqu’on pouvait encore s’exprimer librement sur toute une série de sujets. Nous croyons au progrès de l’humanité, mais nous savons qu’y croire ne suffit pas, qu’il faut y travailler d’arrache-pied. Ce livre est une petite pierre que nous apportons modestement à cet édifice. Car nous sommes profondément convaincus que la liberté ne saurait être négociée avec les fanatiques de tous bords, mais doit au contraire être portée haut en ces temps troublés, parce qu’elle est ce qui fait notre dignité, donc notre humanité.

les auteurs

Sam par Nadia:

Sam Touzaniest comédien, danseur, auteur, passeur, libre penseur.

Homme de spectacle, mais aussi de cœur, de lettres et de parole.

Un homme orchestre qui jongle avec les mots, les idées, la vie. Entre le rire et la tendresse, entre la rage et la raison.

Lucide, engagé, révolté, mais aussi profondément généreux, débordant d’optimisme et de confiance en l’humanité.

Républicain, laïque, féministe, bref résolument progressiste, il a croisé ma route il y a près de 15 ans. Depuis, nous faisons route ensemble, en toute amitié, en toute fraternité, pour porter haut les principes qui nous sont chers.

Nadia par Sam:

Agrégée en philosophie et enseignante,Nadia Geertsest bien plus qu’une militante républicaine, laïque, antiraciste et féministe:elle est une accélératrice à la compréhension du monde.

Œuvrer à la progression d’une humanité plus juste et plus éclairée, et donc lutter contre les régressions religieuses intégristes, le racisme, l’homophobie, l’antisémitisme, cesont des combats qu’elle mène sans relâche. Au marathondes idées, c’est une coureuse de fond qui affronteles terrains idéologiques les plus politiquement incorrects. Pertinente par nature et intelligente par choix, elle évite,dans sa course vers la liberté, les pièges sournois du glissement sémantique, ceux que nous tendent les tenants du relativisme culturel et ceux qui rationalisent un discours de haine.

Son pays, c’est la laïcité, sa langue, la citoyenneté, sa religion, la liberté. Bref, une universaliste bien de chez nous…

remerciements

Ils sont 21.

Ils ont entre 12 et 18 ans.

Ils ont, avec beaucoup d’enthousiasme et de gentillesse, accepté de participer à notre projet, lisant nos textes, formulant des questions, énonçant leur propre point de vue.

Ils nous ont réellement permis d’écrire ce livre, nous envoyant dans des directions que nous n’avions pas toujours imaginées, et nous permettant d’aborder quantité de sujets sur ce ton particulier que l’on a lorsqu’on s’adresse non pas à un lecteur imaginaire, mais à un véritable interlocuteur.

Adil, Alix, Ambre, Anahita, Anton, Clara, Coline, Dylan, Elisa,Émilie, Jeanne, Kelly, Léo, Lola, Lukas, Massimo, Mégane, Mélissa, Sarah, Shirine, Sophie,

soyez ici chaleureusement remerciés!

L’antiracisme

« Le mal est à prendre à la racine et non à la race, qu’on se le dise ! »

Cette petite main, tu es sans doute trop jeune pour la connaître. Mais pour moi, elle fait partie de mon adolescence, comme sans doute de celle de tous les gens de ma génération.

Cette petite main, comme la photo ne le montre pas, est jaune. Et en 1985, lorsqu’elle apparaît, elle indique«Touchepas à mon pote ! ». C’est le mouvement français SOS Racisme qui en a eu la géniale idée : c’est alors l’époque des « pin’s », « badges » ou « épinglettes », généralement ronds et en métal, qu’on accroche sur un vêtement ou un sac à dos pour exprimer qu’on aime tel groupe de rock, ou qu’on est pacifiste, par exemple. Et SOS racisme va avoir l’idée de fabriquer ces petites mains jaunes qui symboliseront la lutte contre le racisme : Touche pas à mon pote, qu’il soit noir, arabe, juif, on s’en fiche ! C’est mon pote ! La petite main symbolise la paix et la fraternité, et quantité de gens l’arboreront dès lors en signe de protestation contre le racisme.

Moi, j’avais 15 ans, et cette petite main a bien vite rejoint les pins « Anarchie », « Peace & Love » et bien sûr, celui à l’effigie de mon chanteur préféré, au revers de mon blouson de cuir.

Alors, revoir cette petite main jaune dans la manifestation de soutien àCharlie Hebdom’a vraiment fait quelque chose. Le slogan avait changé, ce n’était plus « Touchepas à mon pote! »mais«Touche pas à ma liberté d’expression ». Une manière de dire qu’en s’attaquant à un journal satirique, les terroristes avaient touché une autre valeur phare de notre société, outre l’égalité des hommes : le droit de dire ce qu’on pense, le droit d’écrire, de dessiner, de caricaturer, de se moquer.

Nadia

J’ai toujours été contre le racisme, mais il y a une chose que je me suis un jour demandée : Est-ce que les propos racistes ne feraient pas partie de la liberté d’expression ? Puis on m’a dit que la liberté d’expression n’incluait pas les propos haineux et je suis d’accord. Mais alors, comment savoir précisément où commence ce droit et où il s’arrête ? (Coline, 15 ans)

Nadia:Il est vrai que la loi limite la liberté d’expression, notamment lorsque les propos tenus nuisent à la réputation de quelqu’un ou incitent à la haine. En effet, aucun des droits fondamentaux garantis par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme n’est absolu:chacun est limité par le respect des autres droits fondamentaux. Ainsi, les propos tenus au nom de la liberté d’expression ne peuvent aller à l’encontre du droit fondamental de chacun à la dignité de sa personne ou à la sécurité.

La première affaire des caricatures du prophète Mahomet débute en 2006, lorsque le journalCharlie Hebdoa publié un dessin de Cabu représentant Mahomet se lamentant, la tête entre les mains, en disant«C’est dur d’être aimé par des cons! ». Certains ont alors estimé que le dessin insultait les musulmans, et donc bafouait leur droit au respect de leur personne, voire pouvait inciter à la haine envers eux. Ils ont donc déposé plainte.

Mais la Cour européenne des droits de l’homme admet que la liberté d’expression surpasse la liberté de croyance à deux conditions:il ne peut y avoir d’attaque contre lesconvictions religieuses et il doit s’agir d’un débat de société. Les deux conditions étaient ici réunies:en effet,le dessin était surmonté de la légende«Mahomet débordépar les intégristes», ce qui permettait clairement de comprendre que ce n’étaient pas les musulmans qui étaient traités de«cons»mais les intégristes:ceux qui avaient menacé de mort un dessinateur coupable d’avoir dessiné le prophète d’une manière qui ne leur plaisait pas. Et la procureure a en outre argué que«le débat sur la face guerrière de l’islam est bien un débat de société».4

Aussi le Tribunal de grande instance de Paris donna-t-il tort aux plaignants.

Évidemment, la question demeure:a-t-on le droit de traiter les intégristes de cons?

Tu te doutes de ma réponse…

Oui, bien sûr!D’abord parce qu’on ne vise personne en particulier. Si quelqu’un se sent visé, après tout, c’est son problème. Et puis parce que les intégristes en question, ce sont quand même des gens qui menacent des individus de mort pour un petit dessin. Les traiter de cons, c’est encore gentil, je trouve, finalement…

Cela dit, tu as raison, c’est parfois difficile de trouver la limite entre liberté d’expression et appel à la haine. À ce sujet, permets-moi d’ouvrir une parenthèse:ce n’est pas le racisme qui est condamné par la loi, mais l’incitation à la haine raciale. Ce qui intéresse le législateur, en d’autres termes, ce n’est pas ce que nous pensons – encore heureux!– mais les conséquences que l’expression de notre pensée peut avoir sur les autres.

À ce sujet, il y a un cas intéressant:celui des propos tenus par le romancier Michel Houellebecq dans le magazineLireen 2001:il avait en effet dit ceci:

« Je me suis dit que le fait de croire à un seul Dieu était le fait d’un crétin, je ne trouvais pas d’autre mot. Et la religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré… effondré ! La Bible, au moins, c’est très beau, parce que les juifs ont un sacré talent littéraire… ce qui peut excuser beaucoup de choses. […] L’islam est une religion dangereuse, et ce depuis son apparition. »

Comme tu t’en doutes, ces propos n’ont pas plu à tout le monde et le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) et la Ligue française des droits de l’homme lui ont intenté un procès. Mais ils ont été déboutés par le tribunal qui a considéré que ces propos faisaient partie du droit à la critique des doctrines religieuses et ne pouvaient être confondus avec du racisme.Et je m’en réjouis, car je pense que c’est aux croyants de s’habituer à ce que leurs croyances soient critiquées, moquées, tournées en dérision, et pas aux autres de se bâillonner pour éviter de les choquer.

Je trouve que la liberté d’expression, c’est très important, et qu’il faut des limites. Il ne faut pas injurier ou blesser les gens par des propos. Après les attaques terroristes, j’y ai bien réfléchi, et je me suis dit : sans la liberté d’expression, que serait le monde ? Tout le monde ne pense pas et ne dit pas pareil, donc il faut que tout le monde s’exprime. (Mégane, 13 ans)

C’est vrai qu’il y en a beaucoup qui confondent le racisme et la critique envers les religions. Mais moi, je trouve qu’on ne devrait pas avoir le droit de critiquer les différentes religions, que ce soit la religion catholique, islamique, juive, etc. Qu’est-ce que l’État belge et l’État français vont faire pour changer la loi sur la critique envers les religions ?(Massimo, 13 ans)

Sam:Mon cher Massimo, la première partie de ta réflexion est capitale … et la seconde me désole tellement que je presse mes doigts sur mes tempes pour vérifier si ma tête est bien en place.

Comme l’a rappelé Nadia, la liberté d’expression est un principe consacré par plusieurs textes fondamentaux enEurope;on y apprend que cette liberté d’expression n’est pas totale, mais encadrée par des lois, notamment l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Et la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans un arrêt capital du 21 janvier 1999, que:

«La liberté d’expression vaut non seulement pour les“informations”ou“idées”accueillies avec faveur ou con­sidérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent:ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de«société démocratique».»

En d’autres termes, tu as le droit de critiquer toutes les religions ou idéologies et de t’exprimer librement, de sorte que tes critiques–même si elles sont irrespectueuses, et y compris les caricatures!–ne sont pas un délit du point de vue du droit commun.En revanche, tu n’as pas le droit à l’injure, à la diffamation et à tenir des propos qui incitent à la haine! Good deal, non?

C’est pourquoiCharlie Hebdoa été relaxé en 2007 pour son procès dit des caricatures:le juge en charge du dossier a estimé queCharlie Hebdone s’était pas rendu coupable d’«injure publique»envers les musulmans. En effet, si la caricature en cause – le prophète se lamentant en disant«C’est dur d’être aimé par des cons! »était outrageante, elle l’était uniquement pour les intégristes qui n’ont pas leur place dans nos sociétés démocratiques.

Charlie Hebdo, qui représente à mes yeux la liberté d’expression dans ce qu’elle a de plus irrévérencieux, n’a fait qu’exercer son droit à la critique en résistant aux intégristes. Ils ont gagné leur procès en 2007, mais huit d’entre eux ont perdu la vie aujourd’hui, lâchement assassinés par des islamistes d’un nouveau genre.

Comme toi ou moi, ces derniers sont Belges ou Français. Ils n’ont ni barbeni saroual afghan. Imprévisibles, assoiffés de violence, ils agissent dans la perspective d’une dou­ble rétribution:humilier l’Occident de leur vivant et mériter 72 vierges au paradis.

La résistanceface à ces terroristes, ces coupeurs de têtes et ces circonciseurs de liberté commence par le fait de critiquer l’intégrisme sous toutes ses formes. Dire non à la barbarie c’est bien,éviter qu’elle ne se reproduise c’est mieux, mais ce n’est certainement pas en bâillonnant la liberté d’expression qu’on y arrivera. 

La difficulté, c’est qu’on est pris en sandwich:d’un côté, il y a des«mystico-pétés»qui ont sacralisé l’image du prophète, et de l’autre les populistes, nationalistes et autres racistes qui considèrent la simple présence de musulmans en Europe comme une insupportable invasion:Jean-Marieet Marine Le Pen en France, Geert Wilders aux Pays-Bas,Viktor Orban en Hongrie, Beppe Grillo en Italie, NikólaosG. Michaloliákos en Grèce, Oskar Freysinger en Suisse, NickGriffin au Royaume-Uni et, plus proche de nous, Bart de Wever en Flandre. Sans parler de Jörg Haider en Autriche, aujourd’hui décédé. 

À cela s’ajoute une autre difficulté:deux minorités religieuses – les juifs et les musulmans–sont toutes les deux victimes du discours d’extrême-droite mais ne parviennent pas à mener des luttes communes tant elles sont emprisonnées dans leurs propres grilles de lectures du conflit israélo-palestinien.

Comment sortir de ce clivage pour constituer tous ensem­ble unfront commun contre ceux qui pratiquentle rejetde l’étranger pour être élus?Amour des siens, haine des autres:la frontière est ténue… Le patriotisme, c’est de la bienveillance envers les siens, le nationalisme, c’est la haine des autres!

Si mes parents, qui sont venus sans papiers en Belgique en 1964-1965, débarquaient aujourd’hui au cœur de la plupart des capitales d’Europe, ils seraient expulsés comme des criminels. Or, comme la majorité des personnes issuesde l’immigration, ils contribuent à l’économie, à la vie sociale, politique et culturelle de notre pays. Pour mes parents comme pour les primo-arrivants, je trouverais leur expulsion du territoire inacceptable. Le mal est à prendre à la racine et non à la race, qu’on se le dise!

Une société plus juste en droits et en devoirs, plus citoyenne, plus égalitaire, plus libre, plus solidaire, plus respectueuse envers la vie alimente la racine qui permettra de voir fleurir le vivre ensemble.

De plus, on ne peut pas complètement et raisonnablement faire évoluerles questions du vivre ensemble localement,sans une vision globale du monde, des enjeux internationaux et des rapports de forces existants. En effet, ils influentsur le local que d’aucuns utilisent à tort ou à raison:tantôt comme levier pour soulever une problématique,l’élever à hauteur des sciences modernes, la décortiquer et enfinl’analyser sérieusement;tantôt pour accentuerles crispations entre les citoyens et fomenter des thèsescom­plotistes. Les affectsse frottent au détriment des intellectsqui devraient s’affronter, le débat d’idéesn’a pas lieu et chacun baigne dans sa frustration. Quel dommage!

Tu n’étais probablement pas né lors de la seconde guerre en Irak, en 2001:le président américain de l’époque, le très croyant George W. Bush, a envahi l’Irak sous prétexte que le dictateur Saddam Hussein cachait des armes de destruction massive–que les experts en armement n’ont d’ail­leurs jamais retrouvées puisqu’elles n’existaient pas!Officiellement, ce combat a été mené au nom de la démocratie et contre la barbarie, mais en réalité il s’agissait surtout d’une guerre pour mettre la main sur les puits de pétrole irakiens.

Comme souvent, le discours sur le triomphe du bien rime mal avec les droits bafoués des civils. On l’a encore vu dans l’alliance contre nature de grandes puissances occidentales avec l’Arabie Saoudite ou le Qatar qui, comme tout le monde sait, sont des théocraties où les femmes n’ont pas le droit de conduire et où l’on pend les homosexuels et les apostats5…

Sais-tu que sur les 19 terroristes du 11 septembre 2001,16viennent d’Arabie Saoudite?Tout ça parce que lemonde des ténèbres détient le pétrole qui éclaire le monde des lumières. CQFD!

La réalité, c’est que les pays musulmans sont exploités et instrumentalisés par les grandes puissances sous les yeux de nos jeunes musulmans de Belgique ou d’ailleurs. Cela génère de terribles frustrations, et on voudrait que cela n’ait aucune incidence sur le local, quant aux motifs qui poussent certains Belges à s’engager aujourd’hui sur le front en Syrie?

Mon propos n’est évidemment pas ici de justifier ces départs mais de tenter de comprendre ce qui peut mener des jeunes, nés ici, à tout quitter pour mourir là-bas, souvent dans les premières semaines de leur arrivée.

Quant à moi, je suis fermement convaincu que c’est lacitoyenneté, et non la religion, qui permet d’accéder à l’émancipation. La moralité n’est pas définie par la religion et les livres sacrés, qui, au contraire, la figent. Non, on n’a pas besoin de recourir à un Dieu quelconque pour discerner le bien du mal et être un humaniste!

Je refuse donc que soit promulguée une loi qui viendraitappuyer telle ou telle obédience. Que les religions restent dans la sphère privée d’où elles n’auraient jamais dûsortir!

D’ailleurs, pourquoi être critique vis-à-vis d’un dogme, quel qu’il soit, devrait-il constituer un délit?

Les absurdités, dogmes et interdits religieux sont légion pour les trois monothéismes:on peut en remplir des tomesentiersque les neuf boules de l’Atomium ne suffiraientpas à contenir!Il y a vraiment des raisons d’avoir lesboules…

N’est-il pas grand temps, à l’heure où les savoirs se propagent de plus en plus vite, de moderniser les religions,plutôt que de prétendre christianiser, judaïser ou islamiser la modernité?

Pour celui qui a le courage intellectuel de ne pas se voiler la face, force est de constater qu’en dehors de quelques affichettes faites à la va-vite clamant:«Pas en mon nom! »,«Not in my name! », on ne l’entend pas beaucoup se manifester, le milliard et demi de musulmans… Et ce ne sont certainement pas les dictatures du monde arabe qui vont se battre pour condamner l’extrémisme religieux et défen­dre la liberté d’expression alors que ces pays utilisent le religieux pour s’acheter une légitimité qu’ils n’ont pas!

Où sont-ils, tous ces musulmans, lorsqu’il s’agit de dénoncer ceux qui ternissent vraiment l’image d’un islam desLumières?Qu’attendent-ils pour dénoncer la lapidation, l’excision, le mariage forcé, la polygamie, la pendaison pour homosexualité, l’apostasie et le terrorisme aveugle commis au nom de l’islam?

Oui, aujourd’hui, je me méfie tout autant du silence des babouches que du bruit des bottes. 

Face à ce silence assourdissant et à ce manque d’autocritique du monde musulman, ils sont trop peu nombreux ceux qui continuent sans relâche à s’impliquer dans la forcede l’échange pour un dialogue des cultures, la défense de la laïcité et la liberté de conscience, comme Leila Babès, Taslima Nasreen, Nawal Saadawi, Djemila Benhabib,Ghaleb Bencheikh, Malek Chebel, Abdelwahab Meddeb,