Journal de Jules Renard de 1893-1898 - Jules Renard - E-Book

Journal de Jules Renard de 1893-1898 E-Book

Jules Renard

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Beschreibung

Où l'on découvre le génie de Jules Renard. Un journal littéraire unique où les phrases en pointe sèche croquent toute une époque. Jules Renard parle de lui, des autres, du temps qui passe, de ses contemporains, avec une douce ironie, une tendre férocité. Dérision, humour sont les palettes de cet auto-portrait unique. Le chef-d'oeuvre qui permet de redécouvrir l'auteur de Poil de carotte.

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Journal de Jules Renard de 1893-1898

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Journal de Jules Renard de 1893-1898

 Jules Renard

Jules Renard (1864-1910), membre de l’Académie Goncourt, auteur de romans (Ragotte), de nouvelles (Histoires naturelles) et de pièces de théâtre (Poil de Carotte, Le Pain de ménage), est particulièrement connu pour son « Journal », reflet de la vie littéraire et sociale de son époque.

1893

5 janvier.

Ses gestes surtout le distinguaient. Il prenait des mots à même sa bouche et, les enlevant, les faisait miroiter un moment entre ses doigts, comme des bagues.

7 janvier.

Docquois me dit :

— Ce que vous faites, ce sont des feuilles qui tombent d’un arbre. Ceux qui ne comprennent pas se demandent où est l’arbre.

Lire toujours plus haut que ce qu’on écrit.

Le sourire est le commencement de la grimace.

11 janvier.

La volupté du mensonge.

Quand il fait l’éloge de quelqu’un, il lui semble qu’il se dénigre un peu.

Il s’endettait, dans la mesure de ses ressources.

Dévisager les gens pour se faire l’œil.

16 janvier.

Il ne recevait que des critiques et disait à chacun d’eux : « Vous seul me comprenez. »

— Et comment va madame ?

— Mais je vous remercie : elle va très bien… Ah ! qu’est-ce que je dis là ! Elle est morte.

On pouvait voir à travers sa barbe combien il eût été laid sans barbe.

22 janvier.

Garde-toi de sourire quand un marchand de papier, avec lequel tu fais affaire, risque un mot d’esprit, sur la poésie.

Il s’amusait pour se considérer, à rechercher les tares, les maladies, les soucis des gens riches.

Un écrivain très connu l’année dernière.

Quand il a fait une belle phrase, c’est un pêcheur qui vient de prendre un poisson.

Le peintre qui s’apprête à peindre le soleil fait des théories, et, quand il veut commencer, le soleil n’est plus là.

Couple assorti : ils riment bien, tous les deux.

Mais, au bouillon Duval, quelqu’un lui demandant carte « après lui », il salua, sourit et dit :

— Mais comment donc, monsieur ! C’est un très grand honneur pour moi.

Les journalistes, vous savez, ces messieurs qui écrivent, pour avoir des passes sur les chemins de fer.

— Double bonheur ! dit-il, j’ai reçu une bonne nouvelle, et j’ai fait pleurer quelqu’un.

Pierre se baignant :

— Papa, on dirait que c’est une robe qui est dans l’eau : ça empêche de marcher.

D’un monsieur qui a chaud, il dit qu’il a du beurre sur le front.

Sera-ce un roman ou une cuvette ? Je compte sur un gros succès, sur une vente de plusieurs douzaines.

Je tâcherai d’y mettre de l’herbe, beaucoup d’herbe. Assez mangé de psychologie ! Je ne vous parle pas de théâtre. Il ne faut parler d’une pièce de théâtre que lorsqu’elle a rapporté 100 000 francs.

La nostalgie des pays labourés.

Contes de l’âne gris.

Fantec appelle l’aiguillon d’une guêpe sa petite épingle.

Tout le temps qu’il écrivit son livre, il eut les yeux injectés de sang.

Dame, oui ! Avec des concessions, je fais tout ce que je veux de ma bourgeoise.

Des souvenirs d’enfance dessinés comme avec une allumette.

Il était heureux et, chaque fois qu’il respirait, le bord de la table et le bord de son ventre se touchaient.

Que deviendra Poil de Carotte ? Un être bon jusqu’à paraître bête. Il sera bon papa, bon mari. Il n’aura pas la cruauté de pêcher ni de chasser. En mangeant bien, il songera à ceux qui ne mangent pas. Il donnera un sou aux pauvres. Je vous dis qu’il sera bête. C’est si difficile de savoir ce qu’on aime !

Promets-moi une chose ! Promets-moi que, si plus tard tu te remaries, tu feras ton mari cocu.

Un vieux professeur maigre qui avait l’air d’un serpent à lunettes.

Douleur endormie qui ronfle.

Des pommettes d’api.

Banville se bouchant l’œil chez Buloz pour tâcher de prendre l’esprit de la maison.

Au moment où nous les débinions, les B… arrivent avec une bourriche.

Ah ! les braves gens !

Vous vous préoccupez d’être relus ? Tâchez donc, d’abord, d’être lus.

Ce portrait extraordinaire : on dirait qu’il ne va pas parler.

Par ordre de mérite alphabétique.

Verlaine attaqué par une bête dans la Forêt-Noire : il a reconnu Rimbaud. Et, si ce n’était pas la Forêt-Noire, elle était peut-être plus noire qu’elle.

L’homme distrait. Il ne s’aperçut qu’il brûlait que lorsqu’il eut poussé un grand cri de douleur.

J’ai envie de casser la faïence de la tête de chien qu’il fait.

L’un :

— Je me vends, donc j’ai du talent.

L’autre :

— Je ne me vends pas, donc, j’ai du talent.

Les deux amoureux. Ils sont séparés par la route, et marchent chacun le long d’un fossé.

24 janvier.

Écrire sur un ami, c’est se fâcher avec lui.

IL s’apprêtait à dire : « Je viens de la part de Monsieur Un tel », mais il vit une mine si rébarbative qu’avant d’être assis, il se releva, se couvrit et dit, tournant le dos :

— Je m’en vais de la part de Monsieur Un tel.

L’assassin se lava les mains et fit des bulles de savon.

Le pays du rêve où l’on plaindrait les gens heureux

Toute sa vie il fut assis sur un strapontin.

Le monde m’a blessé la vue, et je vais devenir aveugle

Le grincheux :

— Votre couvert est toujours mis.

— J’aime mieux que vous me fixiez un soir, tenez ce soir, si vous voulez.

Les vrais amis. Ils se faisaient des confidences, les pieds gelés, sous un bec de gaz.

Comme des confetti, les étincelles jaillissaient du tuyau. Le premier monsieur dit :

— On a dû prévenir.

Le second :

— Ce monsieur-là a dû prévenir.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la maison fût toute brûlée, avec les pompiers qu’on croyait dedans.

Et, s’étant coupée, et ayant sucé le sang de sa blessure elle s’empoisonna.

— Une bonne femme, dit Léon parlant de sa femme. Elle ne bouge pas. Il n’y a qu’à la fin qu’elle remue.

Barrès ami des chiens, ennemi des lois et des usages, ce qui est plus grave.

25 janvier.

Ma plume fait un bruit comme une oie qui mange

Claudel, l’antifigariste génial.

Il avait une sœur insupportable, qui lui écrivait sans cesse :

— Je suis fière de toi. On dit que je te ressemble.

Anatole voit un objet et demande au marchand qu’il ne connaît pas :

— Combien ?

— Pour vous, monsieur, ce sera quinze francs.

— Comment, pour moi ? Qu’est-ce que c’est que ces familiarités-là ? Voici vingt francs. Je ne vous donnerai pas un sou de moins.

Papa Bulot.

Quand elle se présenta, la servante ne vit que son dos. Il était enfoui dans la cheminée, un foulard noué autour de la tête.

— Je vas arroser avec un peu d’eau, dit-elle.

— De l’eau ? Pour quoi faire ? On arrose avec ça !

Et, sans se détourner, il jeta en éventail, derrière lui sur le sol battu, ce qu’il avait pissé dans son pot de chambre.

— Faut-il pas, d’abord, que je balaie un peu ?

— Pour quoi faire ? dit Bulot sans détourner la tête. Tu n’es pas au château, ici.

— Tout de même, il y a de la poussière, et du fumier que vous avez apporté de la rue avec vos sabots.

— Balaye si ça te plaît, dit-il. Moins on nettoie l’auge des cochons, plus ils engraissent.

Il rentra dans la nuit des suies.

Paralysé des cuisses, il avait son pot de chambre près de lui. Sa chaise levait les deux pieds de derrière.

Le premier jour, elle demanda :

— Qu’est-ce que je vas donc vous faire cuire pour votre goûter ?

— Une soupe aux pommes de terre.

Le lendemain, elle demanda :

— Qu’est-ce que je vas donc vous faire cuire ?

— Une soupe aux pommes de terre, je te l’ai déjà dit.

Le troisième jour, elle demanda et il répondit la même chose.

Alors, elle comprit, et elle lui fit désormais, chaque jour, de son propre mouvement, sa soupe aux pommes de terre.

27 janvier.

Il n’est pas plus difficile à un gros homme d’avoir de pensées délicates qu’à une grosse main d’avoir une fine écriture.

— Vous êtes trop aimable.

— Zut !

Le suis-je encore trop ?

— Oui, dit-elle, j’y songe souvent. J’ai toujours prié Dieu, mais avec la même prière. Je lui demandais mon pain quotidien : il me le donnait.

Mais je ne lui demandais pas de nous faire bien vendre notre vache, et je l’ai vendue pour rien. Ce doit être « de » notre faute.

Elle répéta :

— Oui ! Ce doit être « de » notre faute. Je prie de tout mon cœur, mais je m’explique mal, et il ne me comprend pas.

Tu m’agaces comme si tu mangeais une pomme verte.

29 janvier.

Hier, chez Léon Daudet. Barrès :

— C’est ce qui fait ma force. À vous, Schwob, je peux dire que ce dernier mois, vous avez été préoccupé par Wyzewa et Mirbeau. Je peux dire que France vous a d’abord charmé, étonné, et que maintenant vous commencez d’en avoir assez. Je sais, d’autre part, que si France et Renard se rencontraient, ils n’auraient rien à se dire. C’est ce qui fait ma force.

— En France, dit Léon Daudet, dans ce pays de centralisation, on peut tout faire. Moi, je me charge de tout faire…Avec quatre hommes, je m’empare du gouvernement. Les obstacles, on les méprise. On casse des têtes, mais les têtes sont les œufs.

Barrès :

— J’évolue. Je suis fatigué d’idées générales, et je voudrais faire du théâtre sous une forme concrète

Léon Daudet, une jolie intelligence qui se retient à chaque instant, de sauter par la fenêtre :

— Ça ressemble au Bœuf à la mode.

Barrès :

— Qu’est-ce que vous avez contre le Bœuf à la mode ? Vous m’inquiétez. J’y suis peut-être allé.

Léon Daudet :

— Je donnerais tout Flaubert pour deux sous.

— Je trouve Tribulat Bonhomet, et même tout Villiers stupide, dit Schwob.

— C’est extraordinaire. C’est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre !

Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse.

Elle rencontra dans l’escalier un chien qui avait l’air terrible Elle baissa les yeux. Le chien baissa la gueule et passa.

Conseils à Pierre. Quand tu auras dit superbement d’un monsieur que tu ne lui parles pas, que tu ne lui tends pas la main, qu’il n’existe pas pour toi, ajoute au moins que c’est réciproque.

Hier, on parlait de singes si intelligents qu’ils peuvent servir à table.

Aussitôt les domestiques cravatés de blanc dressèrent l’oreille et firent un nez entre leurs honorables côtelettes, flairant la concurrence.

1er février.

Pierre et Paul.

Bien qu’il ait déjà des élèves, on ne saurait appeler Jules Renard « cher Maître ». Il est trop jeune. Né le 22 février 1864, il a fait ses études dans plusieurs lycées dont il a oublié jusqu’aux noms.

Ses projets ? Il n’en a pas, opportuniste en littérature.

Ses procédés de travail ? Chaque matin il se met à table et attend que ça vienne. Il prétend que ça vient toujours.

Les uns disent : « C’est un cœur sec », d’autres : « C’est un sensible qui s’efforce de paraître cruel », d’autres : « Je le connais, moi : il est bon », d’autres : « Quel misérable ! Ah ! Je ne le croyais pas comme ça ! »

La vie l’amuse le matin, l’ennuie le soir.

Tout le monde en ferait autant.

Il fut applaudi comme poëte par Charles Cros.

Un monsieur, « fervent admirateur », me demande si je ne suis pas l’auteur de l’Épouvantail. Mon étonnement.

— Oui, dit-il. C’est un pauvre qui vole les habits d’un épouvantail, et soudain, pris de scrupule, lui met ses propres habits.

Allier la plus plate réalité à la plus folle fantaisie.

Il eut un duel avec Mendès pour entrer à L’Écho de Paris.

3 février.

Il dit toujours oui et fait toujours non.

13 février.

À Genève. Pissoires : défense de s’arrêter ici.

Ernest Tissot a la voix double.

Un ministre à Taine : « S’il fait froid ici, c’est à cause des ultramontains. »

Un autre monta sur une chaise et se mit à chanter une chanson badoise.

Édouard Rod est le grand homme. On le dit : il le joue. Après le dîner, il nous demanda la permission de nous faire une lecture, et, avant sa lecture, il nous dit quelques mots qui ressemblaient fort à un morceau de conférence. Il a le cou très court et incline sa tête en arrière. Il a les cheveux rejetés, et il aime fort un portrait où il ressemble à Zola. Il voudrait bien se vendre à cent mille.

— Mettons dix mille.

Duchosal, une sorte de Scarron haineux qui fait des vers suaves.

J’aime Maupassant parce qu’il me semble écrire pour moi, non pour lui. Rarement il se confesse. Il ne dit point : « Voici mon cœur », ni : « La vérité sort de mon puits. » Ses livres amusent ou ennuient. On les ferme sans se demander avec angoisse : « Est-ce du grand, du moyen, du petit art ? »

Les esthètes orageux, prompts à s’exciter, dédaignent son nom, qui ne « rend rien ».

Il se peut que, Maupassant une fois lu tout entier, on ne le relise pas.

Mais ceux qui veulent être relus ne seront pas lus.

18 février.

Je ne tiens pas tant que ça au bonheur.

20 février.

Il faut, pour soutenir une conversation en société, savoir une foule de choses inutiles. Il faut se tenir au courant. Je ne sais pas courir. Reste donc chez toi.

Refuser de prêter à quelqu’un, et lui dire : « Je suis désolé, mon cher ami. Ah ! vous me mettez dans un état !… J’ai passé une bien mauvaise nuit ! Je vous en veux de bouleverser ainsi ma conscience. »

Tristan Bernard me dit que j’ai beaucoup de Dickens. Encore un qu’il va falloir lire parce que je lui ressemble. S’il est aussi ennuyeux que les autres !

21 février.

Il commençait par tutoyer les gens, les jugeant tous de mince importance, et, quand il les connaissait, qu’il pouvait les estimer, soudain grave, il leur disait « vous ».

1er mars.

Il y a une mesure pour tout : dès qu’on en sort, on la dépasse.

4 mars.

Elle fourbit ses enfants.

Je promets rarement, mais

Quand je promets je ne tiens jamais.

10 mars.

Les gros vers de Guy de Maupassant.

11 mars

Forain quête comme un chien dans la foule. Il regarde un homme, une femme, et dit : « Oh ! la belle putain !… Tiens, celui-là qui fume… » Il leur rit à la face, et il ne craint pas les aventures. D’ailleurs, il ne lui arrive jamais rien.

Il appelle Poil de Carotte « Poil de Brique ».

13 mars.

Vu Maeterlinck montré sur le boulevard par Camille Mauclair. Un ouvrier belge qui s’est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges. Le génial Claudel reste un moment découvert. Quand on lui présente quelqu’un, Maeterlinck a soudain un agrandissement d’yeux et un balancement du corps qui sans doute signifient : « Ah ! chouette ! »

16 mars.

Nulla dies sine linea. Et il écrivait une ligne par jour, pas plus.

Mais pourquoi Claudel écrit-il d’une façon Tête d’Or, La Ville, et d’une autre ses compositions pour obtenir le poste de vice-consul à New York ? L’artiste doit être le même quand il prie et quand il mange.

17 mars.

Claudel parle comme la machine à parler de Schwob. Ses lèvres se soulèvent comme de lourdes tentures à de violents courants d’air. Il parle avec un système de ; palettes.

La gloire, c’est d’abord une belle plage. On se roule dans son sable fin, puis, bientôt, on sent une odeur mauvaise, celle des poissons que les femmes viennent vider sur le bord.

Surmenons-nous, surmenons-nous pour vivre vite et mourir plus tôt.

21 mars.

Il ne tient pas à son argent, il ne tient qu’à l’argent des autres.

24 mars.

Il portait sa couronne de lauriers sur l’oreille.

27 mars.

Des yeux bien fendus qu’on aurait plaisir à enlever avec un tournevis.

Ils ne me lisaient pas tous, mais tous étaient frappés.

La haine soutenant mieux que l’amitié, si l’on pouvait haïr ses amis on leur serait plus utile.

Vraiment, je ne pourrais avaler votre livre que si toutes ses lettres étaient en pâtes d’Italie.

Il n’était tantôt méchant et tantôt bon que pour le plaisir de l’être.

Ce matin, je suis allé voir Papon qui fauchait sa luzerne. Jamais il ne se dérange de travailler quand il me voit.

Il a près de soixante-dix ans.

— Allez ! dit-il. Si j’étais tant seulement bien nourri, j’irais encore loin.

Il s’arrêta de faucher, prit par terre, sous sa blouse, une bouteille d’eau, but à même, et dit :

— Avec un litre de vin de temps en temps, je vous garantis que je ne crèverais pas facilement.

La belle affaire, Papon !

Et moi, parce que j’ai un peu d’argent, que je lis beaucoup de livres et que, même, j’écris, parce que je me lave et que, le soir, je regarde les étoiles du ciel, j’ai pitié de cet homme qui me croit supérieur. Ah ! je ne vaux ni mieux ni moins que lui.

C’est surtout le dimanche que Léon et sa femme s’aiment. En semaine, ils n’ont guère le temps. Le dimanche, après la messe, ils déjeunent vite, se couchent, ne se relèvent que pour aller aux vêpres. Puis ils se couchent encore jusqu’au lendemain matin quatre heures. Ils se séparent alors, retournant, lui à ses bêtes, elle à ses pots.

Il faut aimer la nature et les hommes malgré la boue.

28 mars.

Quand un ami de collège vient taper sur le ventre de Barrès et lui dire : « Te rappelles-tu ? » Barrès répond :

— Oui, oui ! Nous nous sommes rencontrés sur le trottoir.

À propos de L’Ennemi des Lois, Valentin Simond ayant demandé à Barrès ce qu’il voulait :

— Oh ! dit-il, je n’entends rien aux questions d’argent. Vous me donnerez ce que vous donnez à Anatole France et nous n’en parlerons plus.

— Mais, Maurice, cette histoire que tu racontes n’est pas de toi !

— Oh ! ma chère, répond Barrès à sa femme, quand je trouve une histoire amusante, je serais bien sot de ne pas me l’approprier.

— Vous êtes, parmi les jeunes, le plus fort analyste, me dit Léon Daudet. Goncourt me disait : « On ne peut pas aller plus loin. » Vous prenez l’amour, et vous dites :

« Tenez ! Voilà comment ça se passe. Je vais vous montrer. » Vous devez aimer Taine.

— Pas du tout ! dis-je. Il m’est aussi indifférent que Zola.

— Enfin, vous êtes très sûr de vous. Vous avez une méthode infaillible, et vous vous appliquerez constamment à décortiquer l’univers.

— Je suis un inquiet, dis-je, un troublé, et, si je savais ce que je dois faire demain, je chercherais tout de suite autre chose.

— Le goût est tout en art, qui nous retient d’écrire une chose moins bien que telle autre.

30 mars.

Il faudrait faire du théâtre satirique avec la netteté d’un Beaumarchais et l’abondance d’un Rabelais.

Il y a des gens qui, toute leur vie, se contentent de dire : « Évidemment ! Parfaitement ! C’est horrible, admirable, extravagant, bien curieux. » Par eux-mêmes ils n’ont aucune valeur, mais ils sont d’un grand secours à autrui : ils lui servent de verbes auxiliaires.

— Votre santé est bonne ?

— Je ne sais pas. Attendez ! J’ai mon thermomètre sous le bras : nous allons voir ça.

Mon ami ne me sert qu’à embêter ceux de mes ennemis qui sont ses amis.

1er avril.

Le monsieur qui cherche toujours son porte-monnaie trop tard, et qui dit :

— C’est vilain, de me prendre ainsi en traître !

Comprendre tout, c’est n’égaler rien.

Quand enfin, au moyen d’une bonne lunette, on aura vu les habitants de la lune, on cherchera à les entendre.

Il se promène dans le monde avec son air de « mortellement frappé ».

L’opération du décollage en amour, où les lèvres se soulèvent de la peau, difficilement, comme les timbres-poste des vieilles enveloppes. Les baisers ont laissé une pâte.

Toute sa vie il eut l’esprit gros, mais il n’en naquit jamais rien.

Éloi dit au soleil ;

— Va ! Enflamme-toi, brille toujours ! Tu n’as que l’air de monter : tu ne bouges pas, et, de nous deux, c’est moi qui me lève.

5 avril.

C’est un auteur, celui-là, n’est-ce pas ? J’ai vu ça à sa tête.

À Genève. Schwob et moi, nous avions l’air d’être venus passer notre bachot en province.

Liste Capus. Vingt livres à emporter dans une île déserte :

1. Candide. 2. Molière : Mariage forcé. 1/4 grosses farces. 3. Le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro. 4. Robinson Crusoé. 5. Gulliver . 6. Histoire universelle, de Bossuet 7. Les Brigands, de Schiller. 8. Falstaff. 9. Madame Bovary. 10. Eugénie Grandet. Un ménage de garçon. 11. Musset. 12. Légende des siècles. 13. Précis d’histoire contemporaine, de Michelet. 14. Un volume de Dumas. 15. Un volume de Labiche, un d’Augier. 16. Traduction de L’Ecclésiaste, de Renan. 17. Un volume de Jules Verne. 18. Origine des espèces. 19. (pas lu, pour la surprise). 20. Les Fables de La Fontaine.

Dans son enfant de quatre ans il sentait déjà un ennemi.

— Voulez-vous un cigare ?

— Non.

— Vous n’avez pas de défauts.

— Si.

Il raconte une histoire de lièvre

— Pourquoi faites-vous signe que non ?

— Pourquoi faites-vous signe que oui ?

— Pourquoi tournez-vous la tête ? Par sensibilité ?

— Mais laissez donc votre tête tranquille !

— Si vous croyez que c’est agréable de recevoir dans le nez la fumée de votre cigare !… Je fais mon possible pour l’éviter.

La politesse exige que deux personnes qui se croisent lèvent ensemble leurs parapluies et s’accrochent.

18 avril.

— Comment trouvez-vous Peints par eux-mêmes ?

— J’aime mieux Les Liaisons dangereuses, dit Schwob.

— Mais vous avez écrit une belle lettre à Paul Hervieu.

— Oui.

— Alors, dis-je, ce que vous avez écrit, et rien…

— Ça dépend.

— Oui ! On ne sait jamais.

Je sais bien que je ne suis qu’une bourgeoise, mais les bourgeoises ont du bon.

20 avril.

L’humide fraîcheur qui se répand par nos membres a une violente surprise, comme si tout notre sang prenait un bain froid.

La critique tombe, tout simplement parce qu’on ne veut plus parler des autres.

C’est aujourd’hui la mode, en conversation, de terminer tout portrait au crayon noir par :

— D’ailleurs, il est bien gentil.

24 avril

Un frisson agite les petites feuilles de son âme.

Monter au ciel par une corde de pendu.

Le hasard ne veut pas jouer avec moi.

25 avril.

Titre de livre : Grandeur et décadence d’un ami.

— Tu fais un roman. Quel est le sujet ?

Bosdeveix :

— C’est un homme qui…

— Oui, je vois ça de loin, dit d’Esparbès.

Bosdeveix :

— Ça se passe à la frontière…

— Chic, alors ! Parce que, tu sais, moi, mon vieux, tout ce qui passe sur la frontière… Mais, ce qui passe en France, je m’en fous. Moi, je ne suis pas intelligent. J’aime mieux avouer à Barrès que je n’ai pas lu ses livres que de lui dire des bêtises. Des fois, je dis à ma femme : « Hein ? Crois-tu que nous n’avons pas encore eu les Renard à déjeuner ! »

Bosdeveix :

— À la frontière du réel et de l’idéal.

J’ai perdu deux mois, février et mars. J’aurais peut-être fait un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre que je ne ferai jamais.

Il voulait faire des articles de combat, après lesquels le monde tout entier ne serait plus que du verre pilé.

Et, aussi, vous m’embêtez bien un peu, avec votre inconscient qui prend conscience !

26 avril.

Les faux naïfs. Vieux jeu, je le sais, mais beau jeu.

Capus nous raconte l’histoire d’un monsieur tellement saoul qu’il mettait ses bottines dans sa table de nuit et son pot de chambre à la porte de sa chambre d’hôtel, pour le faire cirer.

Plus on lit, et moins on imite.

27 avril.

Le père de d’Esparbès, qui avait été soldat sept ans, qui avait remplacé son frère, en reçut, quand il revint, ce remerciement :

— As-tu faim ? Veux-tu déjeuner ?

Barrès, ou le plus obsédant sujet de conversation qui soit. On se demande s’il a du talent ou s’il n’en a pas, s’il est sincère ou s’il ne l’est pas, s’il aura de l’autorité ou s’il ne jouera aucun rôle, etc. C’est à inventer un système d’amendes.

28 avril.

Quand je veux être homme d’action, je lis la vie de Balzac, par Théophile Gautier. Ça me suffit. Pendant une heure, j’ai la fièvre, le désir des grandeurs. Je suis cheval rouge, et rien ne résistera à l’impétuosité de mon élan. Puis je me calme, je n’y pense plus, et j’ai été homme d’action autant qu’un autre.

Oui, je sais. Tous les grands hommes furent d’abord méconnus ; mais je ne suis pas un grand homme, et j’aimerais autant être connu tout de suite.

29 avril.

On ne devrait travailler que le soir quand on a pour soi l’excitation de toute la journée.

1er mai

Il se fait vieux, il a déjà la préoccupation de ressembler à Voltaire.

Raconter la première communion, le genou sur le banc, l’autre par terre, l’oubli des titres d’actes, la pensée toute au déjeuner et à la sortie du soir, et montrer que le mystère ne m’a rien fait. Seul, l’échange d’image a laissé un souvenir doux.

3 mai.

Tout glorieux de s’être mis le monde à dos, Poil de Carotte se sauve. Il quitte sa famille. Il arrive au bois, hésite, un peu effrayé devant cette masse ténébreuse qui lui cache le ciel, l’avenir.

— Au moins, si je suis malheureux, dit-il, j’aurai fait mon malheur moi-même.

— J’aime bien à vous voir, dis-je. Avec vous je sens qu’on n’a pas besoin de faire le fort.

Pottecher :

— Ce que vous me dites est peut-être une grave injure, mais cela me fait plaisir.

L’œil doux, la voix douce, la peau douce, se grattant les doigts, frottant sa bague, Veber, un jeune homme de dix-sept ans, nous comparait avec tranquillité le monde réel à l’irréel, et il nous semblait qu’il venait de quitter Platon qu’il eût rencontré aux arcades de l’Odéon en feuilletant des livres, et que le maître lui avait ensuite exposé, sous les marronniers du Luxembourg, ses dernières théories.

4 mai.

La nature m’émeut, parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête quand je la regarde.

Et les heures où, se sentant un peu serin, on aime les oiseaux.

— Monsieur, dit-il, si mon admiration vous paraît exubérante, c’est que je vous suppose déjà mort, et qu’ainsi, vainquant ma timidité, je vous parle à mon aise. Je regretterais plus tard de ne pas l’avoir fait.

Et la plume vite prise pour écrire à l’auteur d’un livre qui m’enthousiasme, et la plume vite tombée à la première lettre de « mon cher maître », parce qu’on n’ose pas, parce qu’on dédaigne, ou parce qu’on se dit : « À quoi bon ? »

5 mai.

Déjà, il se préoccupait de devenir un symbole.

9 mai.

Si l’on ne m’avait pas fait croire que j’étais un grand artiste, j’eusse fait de belles choses.

11 mai.

D’Esparbès nous disait l’autre jour :

— J’ai fait deux lâchetés dans ma vie : j’ai dédié deux contes, l’un à Coppée, l’autre à Theuriet.

Or, ce matin, Coppée vient de payer royalement la première par un article de tête du Journal. Theuriet ne se fera pas attendre.

12 mai.

Bosdeveix nous invite à aller dans une campagne ou il y a tout ce qu’il faut pour jouer au bouchon.

Il prendra ma valise à la gare, et il connaît une vieille grange brûlée où il nous introduira. Entrez d’abord. On s’arrangera toujours.

Dis quelquefois la vérité, afin qu’on te croie quand tu mentiras.

Le monde n’a peut-être été créé que pour réaliser le mal. Si, au lieu de contrarier le mouvement, nous le suivions, on obtiendrait un bon résultat.

Pourquoi ferait-il le connaisseur ? Les tableaux n’ont jamais été pour lui que des images.

13 mai.

Je lui trouve une mine d’animal intelligent : il n’a en trop que la parole.

Parfois, déjà, il écoutait, sous sa tombe, les discours des « délégués » littéraires.

Mendès me raconte que Sarcey avoue avoir dit, dans une conférence en Belgique, à un public de jeunes filles et de leurs mères :

— Le jeune homme la baisa…

Puis, se reprenant :

— Je dois vous dire, mesdames, que le mot n’avait pas encore le sens qu’on lui prête aujourd’hui.

16 mai.

L’amusant, au théâtre, c’est de sortir aux entractes, de saluer, de serrer des mains, d’entendre des opinions et de s’en faire une moyenne, avec toutes les extrêmes, sans effort, sur la pièce.

Le genre est de s’aborder dans les couloirs en disant : « Etes-vous content ? Là, bien vrai ? » La réussite d’une pièce est comme celle d’une affaire de cœur.

— Oh ! comme vous êtes belle !

— Mais, ma chère, c’est ma vieille robe que j’ai traîné tout l’hiver !

19 mai.

Comme je venais de plaisanter un peu D’Esparbès, il me dit :

— Pour moi, tu es le premier écrivain de l’époque

Tout de suite je le crus, et regrettai mes plaisanteries.

Des jeunes gens de vingt ans m’ont dit :

— Vous êtes plus fort que La Fontaine.

Quand je répète cela, je dis :

— Ils sont jeunes et candides, mais extraordinairement intelligents pour leur âge.

Comme Jules Huret faisait signe à Maeterlinck de venir s’asseoir à la terrasse de Tortoni, Scholl se leva et dit :

— Je ne pourrais pas lui faire de compliments.

Il rentra dans l’intérieur du café.

L’esprit français reculait devant l’esprit belge.

Passer sa vie à se juger soi-même, c’est très amusant et, au fond, ce n’est pas bien malin.

20 mai.

Tous les partis qu’on rate sont « magnifiques ».

La plus extraordinaire femme qu’on ait jamais rencontrée est celle qu’on vient de quitter.

Il faut voyager pour agrandir la vie. Les plus hauts artistes, n’est-ce pas ? se trouvent dans le monde des commis-voyageurs.

24 mai.

Gandillot, un gros, siffle en parlant, dessine, et dit :

— C’est étonnant, comme c’est difficile de dessiner quand on ne sait pas !

Il fait même un peu de peinture.

— C’est rigolo, dit-il.

— Que ma bonne aille où elle voudra, dit-il, encore, pourvu qu’elle ne m’emmène pas !

Il joue au jacquet et compte les points avec ses doigts, comme s’il trottait sur le tapis, comme s’il passait un ruisseau sur des pierres.

Vivre sa pauvre petite vie d’animal un peu privilégié.

25 mai.

Daudet me dit :

— Vous avez fait d’étonnants progrès en langue française. Maintenant, chaque mot de vous est poinçonné.

Le fatigant supplice de dire non pendant une heure à un monsieur qui voudrait vous faire dire oui.

27 mai.

La gloire lui valut d’être quelquefois invité à dîner par des vieilles femmes, incapables même de devenir enceintes.

La tête de Bernard Lazare qui remue sans cesse comme un dos d’animal frileux.

— Ce qu’on appelle le génie de Claudel, dit-il, n’est que de l’aphasie. Il profère avec force des sons dont quelques-uns sont justes, et les autres inintelligibles. Il emplit nos oreilles de vacarme qui, çà et là, a un sens. Un homme de génie doit savoir composer. Sinon, mieux vaut un homme de talent.

Comme exagération, ça n’est pas exagéré.

Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une autre pour la musique, etc. En trois ou quatre cents ans, on pourrait peut-être se compléter.

31 mai.

Le socialisme au théâtre, c’est comme si l’on priait l’empereur d’Allemagne, afin qu’il nous rende l’Alsace, de vouloir bien assister à nos expériences de tir sur le champ de Vincennes.

Si le mot cul est dans une phrase, le public, fût-elle sublime, n’entendra que ce mot.

Que de gens, au sortir des Tisserands, ont dit : « Et maintenant, allons souper ! » Nous voulons que la misère des autres nous émeuve. C’est bon, ça fait du bien. On se sent meilleur, grandi, tout chose ; mais, de là à donner deux sous…

— J’ai faim, dis-tu.

Moi, je n’ai pas faim, et ma vie ne vaut pas mieux que la tienne. Parce que tu as faim, tu te crois plus intéressant que moi, tu te vantes.

C’est par humilité que tu n’aimes pas les misérables. Tu ne t’abaisses pas jusqu’à eux, mais tu les grandis jusqu’à toi. Ensuite tu dis : « Nous sommes frères. » Mais le misérable pourrait te répondre :

— Qu’y a-t-il de commun entre ma misère à moi et les quelques petites difficultés que tu rencontres dans la vie ? Tu t’ennuies un peu. Ta femme t’agace aujourd’hui. Le directeur de ton journal t’a croisé sans te sourire. Tu crois que tu souffres. Mais en vérité, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ?

9 juin.

C’est gentil, cette nuque découverte des femmes. Quelques-unes ont même de petits poils dessus.

10 juin.

C’était un peintre original qui, malgré ses succès, n’avait jamais voulu se faire payer sa peinture plus de 0 fr. 75 l’heure, prix que demande un bon ouvrier.

11 juin.

Celui-ci, chauve, parlait de se semer du blé sur la tête.

14 juin.

Il lui interdisait de mettre des rideaux aux fenêtres, afin qu’il pût voir sans cesse le beau rideau de son jardin.

L’inerte égoïsme qu’on appelle campagne.

Elle me fit expliquer ce que c’est qu’une étoile filante et comprit si bien que, le soir, venue la nuit, elle prit son panier et s’en alla par la campagne chercher des étoiles tombées.

En arriver à causer avec les gens et à prendre des notes pendant qu’ils parlent.

15 juin.

Il ne fut vraiment payé qu’à « l’article » de la mort.

Elle disait : « Je respecte les idées des autres. » Cependant, sans relâche, elle poussait ses idées, devant elle, chez les autres, comme les pions d’un jeu de dames.

Elle dit :

— Chaque fois que j’éprouve une émotion, ça me gonfle, ça me gonfle ! Je crois que je vais m’envoler.

Elle dit :

— Je regrette de ne pas savoir faire la poésie. Je sens bien, mais je ne peux pas rendre ce que je sens. Je trouve que la campagne, c’est plein de charme ; mais, si on regardait toujours les étoiles, le dîner ne serait jamais cuit.

C’est joli, des plates-bandes de fleurs, mais un plant de salade qui vient bien, c’est utile, et, l’utile, voyez-vous, on ne peut pas s’en dispenser.

Il était si sale que, quand un chien le léchait, on pouvait penser que c’était pour le nettoyer.

Elle laisserait échapper un secret qu’elle n’a pas.

20 juin.

Heureux dans un coin pas plus grand qu’une étoile.

Et le ruisseau murmure sans cesse contre les cailloux qui voudraient l’empêcher de courir.

23 juin.

Ils prennent ma Lanterne sourde pour un travail de serrurerie.

Et la noire fille me dit :

— J’aime le taureau qui frappe du pied la terre grillée.

29 juin.

Le vieux qui retrouve dans une armoire les jouets riches avec lesquels on n’a pas voulu qu’il s’amuse autrefois. Yeux tendres, sourire triste, il les regarde, et on les lui a tant défendus que, même à son âge, il n’ose encore pas y toucher.

1er juillet.

Bouderie : une grève de gamins.

2 juillet.

Un jeune homme que je ne nommerai pas, parce qu’il s’appelle Roguenant, me disait hier :

— Je ne connais Virgile que par la traduction, mais, j’en suis sûr, vous lui ressemblez, et vous avez en vous quelque chose de grec.

Et il insistait de façon à me prouver qu’il ne se trompait pas.

3 juillet.

Contre la douceur, pas de résistance.

4 juillet.

François Coppée m’appelle son « cher enfant ». C’est très gentil de sa part, mais on a l’air de deux hommes saouls.

8 juillet.

De l’utilité des marées. La mer va d’un rivage à l’autre pour boucher les trous de sable que font les enfants sur la plage.

Elle jeta son bonnet par-dessus les vagues.

Sur une mer de cambouis, un ciel charbonneux, sale, indigne de la Providence.

13 juillet.

Victor Hugo seul a parlé : le reste des hommes balbutie. Quelques-uns peuvent lui ressembler par la barbe, la largeur du front, les cheveux indéracinables et casseurs de ciseaux, effroi des barbiers, et la préoccupation de jouer un rôle comme grand-père ou comme homme politique. Mais, si j’ouvre un livre de Victor Hugo, au hasard, car on ne saurait choisir, je ne sais plus. Il est alors une montagne, une mer, ce qu’on voudra, excepté quelque chose à quoi puissent se comparer les autres hommes.

Les petits jeux de la plage.

La mer étant haute, s’avancer sur le bord de la digue, braver la vague qui s’écrase contre les pierres et rejaillit en éclaboussures, se sauver en poussant de petits cris. Si l’on s’est fait un peu mouiller, C’est la gloire. Suivre de l’œil, sans en avoir l’air, le manège d’un crabe qui s’enfouit dans le sable comme un enfant frileux se cache sous ses draps, puis dire d’un air dégagé :

— Je parie qu’il y a un crabe là.

Étonnement sympathique des baigneurs qui accourent et font cercle.

Du bout de votre canne, vivement, vous déterrez le crabe et le faites sauter en l’air.

— Vraiment, vous avez l’air d’un observateur, dit quelqu’un.

Ne répondez pas. Restez modeste.

Et si vous donnez deux sous à un pauvre pour son tabac (vieux loup de mer, 96 ans, Dieu sait ce qu’il fait), cachez-vous adroitement, afin qu’on vous voie bien.

14 juillet.

Location.

— Mais votre maison n’est pas au bord de la mer !

— Pas au bord de la mer ! Mais on la boirait d’ici !

— Votre dernier prix, ma brave femme ?

— Tenez, monsieur, regardez donc ces plats au bord de l’armoire.

15 juillet.

Fier d’avoir remarqué que, quand une femme pète, tout de suite après elle tousse.

17 juillet.

Et M. Vernet expliquait la mer :

— Non, mes enfants. Quand cette plage-ci se découvre, l’autre ne se couvre pas ainsi que vous pourriez le croire. La mer se gonfle comme votre petit ventre si vous respirez fort, comme vos deux joues si vous imitez le phoque. Elle se soulève comme une soupe au lait. Elle monte vers la lune qui est au ciel, et vous avez la mer haute. Puis elle s’affaisse, s’accroupit, fait le chien couchant, se met en carboulot comme vous, dans vos draps, les nuits d’hiver. Et vous avez la mer basse.

Pourquoi cet air d’étrangère qui vous revient à chaque instant, femme que j’aime le plus ? J’ai envie de vous faire un grand salut et de vous demander : « Qui êtes-vous ? »

Comme deux bouillottes qui, contraintes de passer la journée côte à côte, se fâchent et se calment aux mêmes heures.

Le petit bonhomme auquel vous demandez : « Combien ce bouquet ? » et qui vous répond : « Cinq centimes » au lieu de « Un sou », est déjà pris de vanité littéraire.

Tourmenter une femme et lui dire :

— J’avais ça sur le cœur. Ne valait-il pas mieux partager ma peine avec toi ?

— Tu n’as pas besoin de pleurer.

— Si, si ! J’en ai besoin.

— Les larmes ne prouvent rien.

— J’aime mieux que tu raisonnes tout seul, pendant que je pleurerai.

— Tu es femme, donc tu ruses.

— Non, je t’assure !

— Alors, tu n’es pas femme, et c’est froissant pour moi.

Elles ont l’air, les baigneuses, de poser, à petits coups, culotte dans la vague.

Sa bouche n’était plus qu’une caverne où puaient des os rangés.

Va ! Vide un bon coup ton cœur où l’amour a déposé.

Imitez, imitez le plus servilement que vous pourrez : je relirai bien encore une fois Le Neveu de Rameau.

19 juillet.

Elle disait : « Il ne faut pas être grand clerc de notaire pour comprendre. »

20 juillet.

Quand la mer monte et couvre la plage, Pierre dit :

— La mer m’a chipé ma place.

Incapable d’aller chez le dentiste, il serait monté sur la voiture d’un charlatan, et, entre la musique et la foule simiesque, bravement, il aurait ouvert la bouche.

22 juillet.

Une belle fille avec des membres considérables.

26 juillet.

Avec l’œil désintéressé du lynx.

Son âme : une bulle d’air dans une boule de chair.

2 août.

Il me dit :

— Ah ! monsieur, j’ai connu un homme rouge, rouge, presque aussi rouge que vous !

5 août.

Tristan Bernard suait en souriant. Des gouttes perlaient à ses beaux poils noirs de barbe. Heureusement, nous étions arrivés. Il n’avait plus qu’à monter un petit perron de quelques marches. Discrètement, comme si tout à coup, je m’étais senti pris d’une vive sympathie, je lui offris mon bras, pour l’aider à monter. Demander à Tristan Bernard ce qu’il juge le plus extraordinaire en vélocipédie, en course hippique, en lawn-tennis, etc.

— Je ne dis pas que Chevillard soit imbattable au coup de bouton, mais il me séduit. Il a des retraits de corps d’une grâce imprévue. Tout son jeu est une composition de haut style. Sa phrase d’armes est presque littéraire.

— Vous avez souvent tiré avec lui ?

— De ma vie je n’ai touché un fleuret. Je ne me sers de l’épée que pour tenir ma cravate. J’attends un costume rare que j’emplirai, comme l’eau une éprouvette. C’est dangereux, de jouer aux courses : on peut y perdre son argent… Pour qui me prenez-vous ? Je ne joue jamais.

— Cependant, vous ne courez pas ?

— Je n’ai jamais approché un cheval à plus de cent mètres. Entre eux et moi, il y a toujours une palissade.

9 août.

Le beau rôle que pourrait jouer Malherbe en ce moment ! « D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir » Et jeter dans la boîte aux rebuts tous les autres mots, qui sont flasques comme des méduses mortes.

Étudier le rôle de Malherbe et Régnier.

Une amusante chosette à écrire.

Un tout jeune homme se sent troublé par une jeune femme et, maladroitement, le montre. Le mari s’en aperçoit, et prend la chose au tragi-comique. Il crible l’enfant de traits dans ce goût-ci.

Comme un étranger vient de faire à la jeune femme un compliment excessif, le mari dit à l’enfant :

— Comment ! Tu étais là, et tu n’as pas défendu notre honneur ?

La complicité du mari et de la femme contre l’enfant.

Du plus loin qu’il nous voyait, il se mettait à courir, et passait comme une balle, sans s’arrêter. Ainsi, il voyait madame dans un éclair et il n’était pas indiscret.

Il s’acheta une canne et se fit faire des cartes de visite, et il dit à sa mère qu’il ne voulait plus être habillé comme un collégien pauvre.

12 août.

— Monsieur, voulez-vous me permettre une légère indiscrétion ?

— Non, monsieur.

Il connaissait la jouissance de faire la bête avec un imbécile.

18 août.

Pourquoi nous lirions-nous entre jeunes.

Nous n’avons rien à apprendre les uns des autres.

Nous n’avons qu’à nous admirer de confiance, et sans réserve.

Je répétais :

— Combien, votre maison ?

Mais elle répétait :

— Monsieur sait-il combien je l’ai louée l’année dernière ?

Le rôle de quelques pères est de se venger, sur leurs enfants, de ce qu’ils sont embêtés à cause d’eux.

Il désirait l’orage, et, tout tremblant encore de la peur qu’il avait eue, il disait, le regardant s’éloigner :

— Hein ? Est-ce embêtant. Le manquer de si peu ! Je suis sûr qu’il n’a pas passé à cent mètres.

25 août.

Il se précipita dans l’abîme, laissant, pour s’immortaliser, sa pantoufle sur le bord.

Mais personne jamais ne retrouva la pantoufle.

Je fus sauvé, comme si une guêpe avait piqué le doigt du Destin.

Et, vivement, le doigt du Destin s’était retiré.

5 septembre.

Tout de même, un jour, je l’ai vu passer, le bonheur, passer devant moi, à l’horizon, en express.

Comment dire ce qu’il arrive de délicat quand une mouche éclatante se pose sur une fleur ? Les mots sont lourds et s’abattent sur l’image comme des oiseaux de proie.

Je ne m’embête nulle part, car je trouve que, de s’embêter, c’est s’insulter soi-même.

Je dis à Éloi :

— Pourquoi avez-vous écrit cela de Martel ? Je ne vous parlerai plus, ni ne vous saluerai.

Aussitôt vint Martel, qui lui baisa la main.

Son renom n’est plus à faire : aussi, il ne fait plus rien.

— Monsieur, me dit le chef de bureau, je vais vous envoyer mon garçon.

— Oh ! je ne voudrais pas déranger votre fils.

Démontrer qu’au fond il faut autant d’intelligence pour réussir en épicerie qu’en littérature.

Prendre un air modeste et dire : « Parbleu, c’est évident ! »

Si l’on estimait sa famille on voudrait lui plaire, et, si l’on voulait lui plaire, on serait fichu.

Il met de petits monocles à ses œils-de-perdrix.

Il travaille de la tête à la manière d’un bœuf.

Un hameau où les arbres seuls sont capables d’émotion.

Et les nuages, le ventre gonflé de pluie, rampent comme de noires araignées sur le bois.

Rire à chaudes larmes, pleurer à se tordre.

Les feuilletons doivent être lus par petits bouts, aux cabinets.

Fréquemment, il portait la main à son chapeau comme pour saluer, et pour me faire croire qu’il connaissait des tas de gens.

Il eût aimé marcher, courir debout sur la mer, devant quelques marins effarés.

Il y a là dix mètres d’eau, et vous pourriez perdre pied.

Du soleil coupé par la mer il ne reste qu’une calotte de cardinal, puis qu’une rognure d’ongle rose.

Un monsieur rouge avec une barbe de crevette.

Sa tête ! On dirait qu’il la couche sur un oreiller rembourré avec de la plume d’oies du Capitole.

Il me dit que, lui aussi, il aime beaucoup les livres, et qu’il vient même d’acheter un atlas de géographie.

Je juge peu courtois ce procédé du bernard-l’hermite.

Le style, c’est le mot qu’il faut. Le reste importe peu.

Faites bien attention de ne pas faire attention à lui.

Éloi emporta une boîte au lait, pleine de lait parisien, et tenta de le faire boire à un veau, un vrai veau, pour voir si le lait était falsifié.

— Nous verrons bien ! disait-il.

Enfin, un petit soleil blanc se montra. Il s’élargit comme un derrière qui s’ouvre, et, toute la brume enlevée comme une chemise, le village apparut.

Couchers de soleil ! Mais vous n’avez donc jamais vu un feu de Bengale !

M. le comte du château. Autrefois, il y allait seul. Maintenant qu’il est vieux, un domestique l’accompagne.

Il s’arrête au pied d’une haie, dans les fleurs.

En hiver, on le voit de loin, à travers les ronces dégarnies.

Quand il pleut, le domestique tient sur M. le comte un parapluie ouvert. Il reste droit près de lui, le nez haut, les narines immobiles.

Quand M. le comte a fini, il l’aide à se relever.

Il trouvait si embêtant d’embêter les gens qu’il n’arrivait à rien.

6 septembre.

— Si j’épousais un chauve, dit la jeune fille, je l’embrasserais partout, excepté sur le crâne.

Quand on annonça à cet homme de gouvernement : « Votre femme est morte », il demanda :

— Est-ce officiel ?

Il semble qu’il y ait entre nous un tas d’aiguilles. On se pique à chaque instant. Ce n’est pas douloureux, mais le sang vient tout de même.

Heureux quand nous connaissons une famille où nous pouvons nous plaindre de notre famille.

Ayant quelques sous, je me suis dit : « Si je cherche à en gagner d’autres, les gens me blâmeront, puisque j’en ai déjà. Et, si je me contente de ce que j’ai, les gens ne me trouveront aucun mérite à faire de l’art pour l’art, puisque je n’ai pas besoin de gagner ma vie. » Et, après ce raisonnement un peu dur, j’ai fait ce que j’ai voulu.

Il faut avoir de grosses illusions bien grasses : on a moins de peine à les nourrir.

La sauterelle de bronze. Je la mettais sur la feuille blanche où j’allais écrire. J’en arrivai à ne plus pouvoir travailler sans elle. Je la voyais vivante.

Un jour, elle me gêna. Elle était sous mon nez. Elle couvrait une ligne commencée. Je la piquai un peu fort avec ma plume.

Si je vous disais qu’elle s’envola, me croiriez-vous ?

11 septembre.

La solitude où l’on peut enfin soigner son nez avec amour.

Vraiment, amis Barrès, Paul Adam, Bernard Lazare, etc., pourquoi acceptez-vous le jugement de la foule en politique quand vous ne l’admettez pas en art ?

La règle pour faire les liaisons, c’est de ne pas avoir l’air d’un serin.

Pour être un journaliste remarquable, il ne manque à Henri Fouquier que de l’esprit. Lemaitre en a toujours, Bergerat, quelquefois, Sarcey, souvent. Fouquier n’en a jamais.

Voici que, pendant un mois, en France, ça va sentir le « russi ».

14 septembre.

Hier, dans la forêt de Fontainebleau, j’ai croisé M. et Mme Carnot. Ils étaient en voiture. M. Carnot porta la main à son chapeau, et Mme Carnot commença de sourire. « Tiens ! » me dis-je. « Voilà des gens qui me connaissent. » Mais, comme je ne les connaissais pas, très réservé, je n’ai pas répondu.

S’enfuir dans un village pour en faire le centre du monde.

Il arriva à construire l’édifice social avec des pierres qui n’étaient pas angulaires.

15 septembre.

Il semblait dormir en écoutant les femmes, mais parfois remuait ses longues oreilles de chasseur de bêtises.

Son esprit trop tendu éclata comme une peau qui pète, et l’on aurait pu voir, au-dessus de sa tête, un léger nuage qui se dissipa dans l’air.

Serrez, serrez votre porte-plume ! Le style se lâche. La phrase s’en va comme une folle. Vous allez verser.

La seule odeur de l’encre fait mourir mes rêves.

Il faut feuilleter les mauvais livres, éplucher les bons.

18 septembre.

Pour moi, je pense que, travailler quand on n’a pas de génie, c’est comme si on chantait.

Petites poses.

— Je ne travaille, dis-je, que tous les deux ans. Tous les deux ans, c’est assez.

— Oh ! moa, dit Moréas, je ne travaille jamais. Alors ?

Il dit encore :

— Huysmans est un philistin.

Pauvre grive nuancée, élégante et fine qu’on compare à un homme saoul !

19 septembre.

Tire, traîne ton filet : tu ramèneras peut-être dedans quelques menus bonheurs.

Les critiques ont droit à de l’indulgence, qui parlent tout le temps des autres et dont on ne parle jamais.

Les dîners de La Plume sont des casse-croûte où une cinquantaine de jeunes gens réunis se paient, pour cent sous, la tête d’un président chaque fois renouvelé.

Elle souffre.

Elle a un petit épanchement au cœur.

Ils écrivent pour ceux qui n’ont pas de Larousse.

Il aimait mieux une mauvaise théorie qu’une bonne action.

20 septembre.

— Je n’ai jamais d’entrain, dit-elle. Je symbolise l’amour qui bâille.

21 septembre.

Le style, c’est ce qui fait dire au directeur, d’un auteur : « Oh ! c’est bien de lui, ça ! »

22 septembre.

En tombant, elle montra son derrière, et un chien qui passait se mit à hurler.

25 septembre.

Comme homme, accepter tous les devoirs, comme écrivain, s’accorder tous les droits, et même celui de se moquer de ses devoirs.

26 septembre.

Fantec, qui apprend à lire, dit à sa maman :

— Souffle-moi, tout bas, rien qu’un petit peu.

27 septembre.

Son ambition était d’écrire dans les almanachs.

29 septembre.

Oh ! on peut lui dire que c’est un garçon ! elle est si bonne mère qu’elle ne vérifiera pas !

Un mot entendu, c’est-à-dire pas naturel.

Elle n’a d’original que son odeur.

30 septembre.

Un coin du monde.

Je vis une écurie ouverte. Il y faisait noir. Elle semblait abandonnée. La litière n’était plus en paille, mais en fumier.

La vache était sortie et paissait toute seule dans les champs.

Je vis une pauvre vieille femme. Elle était assise devant sa porte. Aveugle, elle ne roulait pas ses yeux blancs. On ne l’entendait point se plaindre, pas même respirer. Elle ne remuait pas, et pourtant elle avait un bras qui semblait encore plus immobile que le reste de son corps.

Je vis un chat qui, d’un bond, traversa la rue. Je dis que c’était un chat, mais je n’en suis pas bien sûr, tant la chose me parut sale et chiffonnée.

Pas de fumée sortant des toits, pas de claquement de portes.

Je vis un large noyer. Le vent le faisait bouger. Parfois deux ou trois feuilles, les autres restant muettes, chuchotaient entre elles, et, un moment, elles s’agitèrent toutes. Peut-être que ce noyer concentrait en lui seul la vie du hameau, que, seul, il sentait, que, seul, il était capable d’un sentiment de sourde terreur ou d’ennui.

S’il ne pense guère, il pense plus que les hommes.

Dur pour lui, dur pour les autres, parfois il s’échappait. Il suivait l’enterrement d’un inconnu pour avoir le droit de pleurer.

Il avait fait peindre, au fond de son tub, des herbes, des feuilles mortes, des branches cassées, pour se donner l’illusion de se baigner « dans l’onde pure d’un ruisseau. »

— J’éprouve cette impression sans pouvoir l’analyser.

— Alors ne m’en parlez plus. Ce serait du remplissage. Traiter le même sujet jusqu’à ce qu’il donne une fortune.

Tu as l’air d’une poule qui dirait : « Tiens ! Je crois tout de même que j’ai pondu ! »

4 octobre.

Vous ne vous préoccupez que d’être sincère. Mais ne trouvez-vous pas un peu fausse et mensongère cette constante recherche de la sincérité ?

Si, à votre gré, je n’ai pas encore assez de talent, supposez que je sois mort, et tout à coup votre estime et mon talent seront au pair.

Il faut faire d’abord volontairement, avec plaisir, ce qu’on fait. Le résultat importe peu. On ne le prévoit pas, et on l’apprécie mal. Mais l’auteur s’est satisfait lui-même : c’est toujours ça.

5 octobre.

Il s’est toujours encombré d’inutiles amitiés.

7 octobre.

Dans les vélodromes de province, ils chronométraient les records avec leur pouls. On vendait un cheval : il monta jusqu’à 200 000 francs.

Quand on prononça ce chiffre fantastique, le cheval, comme pris de fierté, leva la tête.

9 octobre.

Schwob, de passage à Épinal, et en officier, fait appeler Descaves à la caserne.

Et il le voit boutonnant sa veste, et inquiet, car, à cause de son livre et de sa dégradation, les sous-offs ne font que lui marcher sur les pieds. Et il gémit et s’écrie :

— Je me demande toujours en vertu de quel règlement on m’a dégradé. Et, aujourd’hui, je suis de piquet d’incendie, et on m’a nommé instructeur, de sorte que j’ai les inconvénients du grade sans en avoir les bénéfices.

— Et c’était bien amusant, me dit Schwob.

Dès son entrée, il donnait un coup de canne sec sur la tapisserie d’un fauteuil pour voir si les gens étaient propres et si la poussière n’allait pas s’envoler.

Verlaine appelle « corriger des épreuves », barrer des virgules, chercher les puces de sa copie.

10 octobre.

Hier soir, Schwob et moi, nous étions désespérés, et j’ai cru, un moment, que nous allions nous envoler par la fenêtre comme deux chauves-souris.

Nous ne pouvons faire ni du roman, ni du journalisme. Le succès que nous méritons, nous l’avons eu. Est-ce que nous allons recommencer éternellement de l’avoir ? Les éloges qui nous faisaient plaisir maintenant nous laissent froids.

On nous dirait « Voici de l’argent : retirez-vous trois ans quelque part pour écrire un chef-d’œuvre, et vous êtes sûrs de l’écrire, si vous voulez » : nous ne le voudrions pas. Alors quoi ? Est-ce que nous piétinerons jusqu’à quatre-vingts ans ?

Nos paroles nous donnaient une sorte de fièvre noire.

Schwob se leva et dit qu’il voulait s’en aller.

Il dit aussi que, ce qu’il y a de plus rare au monde, c’est la bonté.

— Cher directeur, dit-il, si vous hésitez encore à prendre ma copie, supposez un instant que je sois mort.

Schwob raconte :

— Un jour, Henri Monnier, invité à un enterrement, arrive en retard, entre dans la chambre du mort déserte, et, mettant ses gants, demande à un domestique : « Alors, il n’y a plus d’espoir ? »

Et cet autre mot :

Un homme qui suit un enterrement demande à un autre monsieur :

— Savez-vous qui est mort ?

— « Je ne sais pas. Je crois que c’est celui qui est dans la première voiture.

Faire quelque chose avec le mot de Demerson me frappant sur l’épaule à minuit, après cinq jours d’absence illégale, au moment où il allait être déclaré déserteur.

— Est-ce qu’on s’est aperçu de mon absence ?

D’Esparbès :

— Je suis fort moi ! J’ai des biceps, moi ! Je suis une brute, moi ! Je ne suis pas intelligent, moi ! Mais j’ai de l’instinct, moi, et, moi, sans le savoir, je fais tout de même de belles choses.

— Que fait Louis de Robert ?

Docquois :

— Depuis qu’il cherche à ne plus vous imiter, il ne fait rien de bon. En attendant, il met du persil autour d’une douzaine de nouvelles pour faire un livre : Un tendre.

Les seins que je vous vois n’empliront point ma bouche.

12 octobre.

Ils s’embrassaient comme deux coqs.

Ils avaient vu leurs deux papas faire de grands gestes, parler avec des éclats de voix, devenir rouges, en un mot : discuter.

Quand les papas furent partis, les deux enfants se battirent jusqu’au sang, « pour imiter papa ».

Pourtant, je rencontrai un monsieur, aussi triste que moi, si triste que, dans cette rue où il y avait foule, comme deux égarés en pleine campagne, nous nous saluâmes.

Un fagot de devant les bouteilles.

14 octobre.

Oh ! critique, je comprends très bien votre critique. Vous savez, entre nous, moi, je ne me plais pas toujours, non plus.

Un joli mot tombé de la bouche de Courteline :

— Ne vous amertumez pas, Renard.

À quoi bon dire : « Il a » ou « Il n’a pas de talent ? » Quoi qu’on dise, il n’y a pas de preuves.

Mais, comme tout de suite on s’entend, et comme la conversation devient intéressante, et comme bientôt on s’anime, dès que, au lieu de traiter seulement de l’art, on traite de l’argent qu’il rapporte !

L’un raconte que Zola gagne 400 000 francs par an, et qu’un journal lui a offert 10 000 francs par article hebdomadaire, et que Daudet doit enrager, et que Vandérem, dressé par Capus, est en train de gagner ce qu’il veut.

Comme tout cela est clair et captivant !

15 octobre.

Aujourd’hui, quand on a une situation régulière, on gêne tout le monde. Et les gens qui ont des maîtresses ne nous saluent pas.

Poil de carotte, libre drame.

Premier acte : il s’en va.

Eugénie :

— Mais, je suis heureuse. Poil de carotte, fais-tu ta prière ?

Poil de carotte :

— Non.

Eugénie :

— Moi, je la fais.

Je fais la dînette, etc., etc. Et je suis heureuse.

Poil de carotte :

— Quel est le plus important pour toi, de la dînette ou de la prière ?

Le premier acte se passe dans la cour. Mme Lepic paraît sur l’escalier :

— Qu’est-ce que j’entends ?

— Maman, c’est Poil de carotte qui veut s’en aller.

— Qu’il s’en aille !

Ses parents s’éloignent. Il dit : « Zut pour eux ! Me voilà libre. Je m’en vais ! Je m’en vais ! »

Deuxième acte.

Poil de carotte, grisé, rencontre des gamins.

— Je suis libre ! Je suis libre !

On veut le suivre.

— Non ! Ne venez pas avec moi. Vous n’êtes pas libres, vous !

Il rencontre un paysan qui veut le remmener chez sa mère, un mendiant qui lui refuse la moitié de son pain, un chien qui veut le mordre. Il rencontre son père.

— J’aime mieux le chien.

M. Lepic :

— Brave homme, avez-vous vu mon enfant ?

Le paysan :

— Votre enfant, Monsieur Lepic ? Vous l’avez donc perdu ? Non, il doit se promener par là…

17 octobre.

— Je crois que, voulant faire un chapeau, tu n’as réussi qu’un abat-jour. À présent, mets-le sur la lampe, sur le verre de la lampe. Il me semble que je jugerai mieux de l’effet.

Une vieille bonne femme disait dans la rue :

« Oh ! mais l’Espagne ne vaut pas la Russie ! »

19 octobre.

L’homme disait : « Ton mari est un maquereau et, toi, une sale vache. » Et il poussait la porte qui cédait un peu.

Et l’on voyait la femme qui se cramponnait et, derrière elle, une tête pâle et un marteau qui se levait, prêt à s’abattre si la porte cédait.

26 octobre.

Goncourt et Pottecher passent ensemble une saison à Vichy. Quand ils se quittent, Goncourt, par peur de l’ennui, effroi de la solitude, embrasse son jeune ami et pleure.

Dès que Pottecher suppose que Goncourt est revenu à Paris, il va le voir. Il trouve un homme de marbre, veiné de rouge, qui met longtemps à fondre, qui ne redevient qu’au dessert l’homme de Vichy.

Fantec :

— Maintenant que je suis grand, on va me prendre pour un journaliste.

Faire un volume avec des contes de plus en plus courts, et intituler ça Le Laminoir.

27 octobre.

— Un acteureau me dit qu’il devait jouer un rôle dans une pièce de…, mais qu’il aurait fallu coucher avec lui, et qu’au premier attouchement de ce monsieur il lui aurait montré qu’il n’était pas de ces gens-là, lui !

Quel talent il faut pour écrire dans un journal !

1° Prendre garde de glisser sur les épluchures et graillons de l’escalier qui monte au bureau de rédaction.

2° Plaire au garçon.

1er novembre.

Comme un taureau qui s’en irait frapper, de ses cornes, le soleil rouge.

S’il y avait une Parque qui coupait le fil des jours, il y en avait une qui faisait les reprises.

3 novembre.

Ces morceaux de glace que nos pères appelaient des « peintures voluptueuses ».

— Enfin, tout de même, n’est-ce pas ? Tout de même.

— Oui, oui ! Tout de même.

4 novembre.

En général, rien de plus insipide que les conversations des voyageurs. Ils ont changé de place, non d’idées.

De temps en temps, il glissait adroitement dans la conversation une idée que les autres développaient.

Goncourt se plaint des temps.

— Maintenant, il faudrait faire un chef-d’œuvre par an pour qu’on ne vous oublie pas. Aussi, je vais me décider à republier encore de mon Journal, mais pas ce qui me concerne, ce qui serait si intéressant. Venez donc me voir le dimanche. Ça me fera grand plaisir.

Nous nous quittons et, comme nous allons du même côté, nous passons chacun sur notre trottoir, et, pour ne pas nous rencontrer, j’attends que le maître, qui ne va pas vite, prenne les devants.

Il y a du marbre, aujourd’hui, entre les vieux et les jeunes.

Vu Scholl, entouré de petits chiens gros comme des souris. Cordelière rouge. I| passe son temps à se lever et s’asseoir pour leur ouvrir et fermer la porte. Parle d’escrime et démontre, prend une colichemarde et enseigne le coup infaillible, un roulement de contre de quarte, le bras étendu en marchant, est très fier d’un livre que lui envoie je ne sais quel comte de Dino, descendant de Talleyrand Périgord.

6 novembre.

Elle pleurait tellement qu’on l’eût pu croire affligée.

Comment pouvez-vous, vous qui êtes si distingué, être si commun ?

— Je suis fichu, dit le mécanicien.

Et il s’assit.

Il savait sa généalogie, connaissait ses aïeux sur le bout du doigt, mais il n’était pas sûr de son père. Arrivé là :

— Ah ! disait-il, je ne réponds plus de rien.

7 novembre.

Ollendorff me dit :

— Nous reprendrons L’Écornifleur. Quand il a paru, l’éducation du public n’était pas encore faite.

Édouard Cadol, décoré, un peu sinistre, se plaint que Daudet, très gentil avant la guerre de 70, ne le salue plus que distraitement. Alors, si ça l’ennuie, cet homme n’est-ce pas ? Comment ! Son fils écrit aussi ? Mais, alors, la femme de son fils écrira bientôt !

— Vous ne vous en doutez peut-être pas, dit-il, mais j’ai été, un moment, très, très intelligent ; et, si la vie ne m’avait pas pris, j’aurais pu faire quelque chose.

Sa douleur me faisait pitié, quand tout à coup elle leva les bras en l’air et s’écria :

— Je suis maudite !

Je redevins froid.

Dans un nuage qui avait la forme d’un cœur, un peu d’azur parut, qui semblait une petite fleur bleue.

Poilpot, ou le Panorama fait homme.

Il faudrait avoir toujours le cerveau pur comme l’air par un temps froid.

Le soleil, roi des chrysanthèmes.

8 novembre.

Si vieux, qu’il ne sort de sa bouche que des mots qui ont l’air historique.

Fortune ne me brusque pas trop. Prends-moi par la douceur. De toutes petites leçons me corrigent. Je comprends les demi-reproches à demi-mot. Ne t’acharne jamais, va. Garde tes meilleurs coups pour les asséner sur des têtes plus dures que la mienne.

11 novembre.

Et, tandis que Tailhade lançait ses plaisanteries desséchées sur la famille Daudet, sur Sarcey, sur les Russes, et donnait, sans risque, des preuves de bravoure, le chevelu Roinard criait :

« Sales bourgeois ! », le pâle Carrère, notre jeune et intéressant tribun, criait : « Peuple ivre ! » et, manœuvrant sa main comme une nageoire, invitait l’univers au calme. Et l’on disait : « Voilà de l’art, au moins !… »

Le mot de « liberté » enthousiasmait tous ces esclaves qui criaient : « Vive l’anarchie ! Vive le socialisme ! Vive l’élite !… » (quelle élite ? Sans doute la nôtre, celle des spectateurs), et dont pas un n’eût été capable, en sortant, de passer sans un frisson poli devant un sergent de ville.

M. Tailhade ne saura jamais la vérité sur la valeur de ses conférences ; car les élogieux ne le loueront sans doute que par peur, et les critiques ne le blâmeront que par esprit de vengeance. Et puis, ce contempteur des médiocrités présentes qui trouve qu’Armand Silvestre est un grand écrivain, qui lui dédie ses livres, et qui se met sous sa protection ! Il n’est vraiment pas assez seul pour jouer ce rôle.

Bernard tient cette anecdote de Heredia.

Au moment de se marier, Bergerat dit à Gautier :

— Vous savez que je suis un enfant naturel.

— Nous sommes tous plus ou moins des enfants naturels.

— Je dois vous avouer aussi que ma mère vit maritalement avec un prêtre.

— Avec qui de plus honorable voudriez-vous qu’elle vécût ?

— Je ne sauverais jamais quelqu’un, dis-je. J’aurais trop peur qu’on me donne une médaille de sauvetage.

— Moi, dit Tristan Bernard, j’ai vu, une fois, une femme dans les pattes d’un cheval. Je n’ai pu que crier et me sauver dans une pissotière.

12 novembre.

Bernard à un corbillard :

— Cocher, êtes-vous libre ?

13 novembre.

Le langage des fleurs qui parlent patois.

L’écriture de Courteline, de ses manuscrits : il semble écrire avec des pâtes d’Italie.

Enfin, s’il parvenait à travailler, la montagne de sa paresse accouchait d’une souris.