L'Écornifleur - Jules Renard - E-Book

L'Écornifleur E-Book

Jules Renard

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Beschreibung

Voici l'histoire d'Henri, un parasite, qui parvient à se rendre indispensable à une famille de bourgeois crédules, les Vernet, en vacances au bord de la Manche. Texte délicieux, drôle et impertinent.

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L'Écornifleur

L'ÉcornifleurL'ŒuvrePage de copyright

L'Écornifleur

 Jules Renard

À

MARINETTE

I MONSIEUR VERNET

C’est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement vêtu. On sent qu’il n’a pas lui-même soin de sa personne, qu’il ne s’habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l’épingle, le peigne. Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse, et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de « revenir sur sa toilette », et il semble, pour cette raison, plus distingué le matin que le soir.

Le peu qu’il montre de ses yeux est d’un bleu tendre. Ses paupières pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs.

En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les derrières des chevaux lourdement secoués. « Le pavé de Paris use les meilleures bêtes. » Suivant les recommandations du préfet de police, Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu’elle ne soit immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l’empêche de « demander le cordon » au conducteur pour lui seul : il attend qu’une dame fasse arrêter, et profite de l’occasion. Sinon, il s’entête, dépasse le but, va jusqu’à la station prochaine et retourne sur ses pas.

II DE LA PRUDENCE

Oh ! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m’a rendu sévère. Je viens de « quitter » certaine famille honorable que j’aimais beaucoup, un peu trop, et je frissonne au souvenir de l’outrage. Je ne me livrerai pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l’aventure tourne mal, je puisse dire, hautain et bref, à cet homme :

– « Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me tendre la main ? »

À ses reproches, je répondrai :

– « C’est vous qui m’avez cherché ! »

Dès qu’on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l’instant où nous serons giflés.

Je l’épie et le vois venir.

Ce n’est d’abord, entre nous, qu’un échange de nos deux cartes :

VICTOR VERNET

DIRECTEUR DES CHANTIERS DE L’USINE CASE

Passy

HENRI     

Monsieur Vernet me regarde :

– « Est-ce tout ? »

– « Oui, dis-je, j’ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes : c’est commode. »

Monsieur Vernet sourit et dit :

– « J’aime tout ce qui est original ! »

Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d’autre renseignement.

Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de l’omnibus.

III BOUTON PAR BOUTON

À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de la précédente. Expérimentés, nous n’allons pas vite. Une fois, Monsieur Vernet dit son âge ; une autre fois, le chiffre de ses appointements : 15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont bien. Mais « ce qu’il y a d’agréable » c’est qu’il a droit à deux mois de congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd’hui il m’apprend le petit nom de sa femme : Blanche. Elle a oublié de lui changer ses manchettes. Il serait plus expansif si j’étais moins discret. Mais je n’ai pas l’habitude de me jeter à la tête des gens.

Je ne le fais que par exception.

Tantôt, obstinément silencieux, j’affecte de ne rien entendre ; tantôt je coupe net une confidence, en toussant.

Si Monsieur Vernet me demande :

– « Vous avez sans doute quelque emploi ? »

je réponds :

– « C’est peu de chose : j’élève trois petits lapins. »

Monsieur Vernet feint de comprendre, « puisqu’il aime tout ce qui est original ».

– « Et vos petits lapins vont bien ? »

– « Ils sont charmants et forment un triple étage. L’aîné a la tête de plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les prête tous les matins. »

– « Je vois : vous êtes professeur libre. »

– « Oh ! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. Voilà qu’ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage ! j’avais comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi, ce qui me permettait de travailler. »

Je répète le mot « travailler » en exagérant la voix et le geste. L’heure est-elle venue de dire à quoi ?

IV ENCORE UN HOMME DE LETTRES

MONSIEUR VERNET

Vraiment, je n’achète le journal que pour ma femme, car je n’ai pas le temps de le lire. Je jette à peine un coup d’œil sur les faits-divers et la Bourse.

HENRI

Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant ?

MONSIEUR VERNET

Vous écrivez donc dans les journaux ?

HENRI

Des fois.

MONSIEUR VERNET

Lequel ?

HENRI

Oh ! n’importe lequel. Dans l’un ou dans l’autre. Un peu partout.

MONSIEUR VERNET

Je n’ai jamais vu votre nom.

HENRI

Cela ne m’étonne pas. J’écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et n’ose pas me lancer. Il y a la famille.

MONSIEUR VERNET

Mais ces pseudonymes, quels sont-ils ?

J’en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet fait des signes d’ignorance. Il reconnaît les derniers :

– « Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part. »

Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du professeur libre n’est plus à ses yeux banale : il y a peut-être un article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de pair.

MONSIEUR VERNET

Je voudrais bien lire quelque chose de vous.

HENRI

Ce que j’ai fait jusqu’ici ne mérite pas d’être offert. Attendez au moins que j’aie terminé mon roman.

MONSIEUR VERNET

Comment ! vous écrivez aussi des livres ?

HENRI

Des livres ! c’est beaucoup dire. Je barbouille du papier.

MONSIEUR VERNET

Je serais empêché de soutenir qu’un livre est bon ou mauvais. Je ne m’y connais pas et n’y entends rien. Mais j’affirme que pour faire un roman, quel qu’il soit d’ailleurs, pour mener à bien l’histoire, pour se retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre avec Paul, il faut avoir de la tête !

Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous cordeler, nous nouer.

Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur Vernet ma vraie carte, une plaquette d’une centaine de vers luxueusement éditée aux frais de cette honorable famille que j’ai « quittée ». J’en ai toujours un exemplaire sur moi. C’est un en-cas préparé pour liaison immédiate. Monsieur Vernet l’ouvre sans un mot. La dédicace est flatteuse, l’hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la première fois de sa vie, une chose imprimée qu’il n’a pas achetée. Il m’offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte fort. On m’attendra.

Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne ainsi qu’une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir donne bien.

V ENTRÉE

Je m’attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois, c’est-à-dire au milieu de gens qui n’ont pas mes idées.

Le bourgeois est celui qui n’a pas mes idées.

J’ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J’allais chez eux avec le plaisir d’avoir à poser un peu et la crainte de n’être pas compris. Je me promettais de faire de l’effet, repassant mes citations, cherchant des noms d’auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me ferait honneur. N’avais-je pas, dans la collection de mes gestes, quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en arrière, qui seraient à mes phrases d’élite ce que les projections lumineuses sont aux conférences scientifiques.

Ai-je fait mes frais ?

Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.

Nous avons pris du café. J’ai déclaré qu’il était bon, mais un peu chaud. Monsieur Vernet m’a parlé de sa cave. J’ai trouvé cela naturel, « puisqu’il avait du vin dedans ». Inhabile à distinguer la fine-champagne de l’eau-de-vie de marc, j’ai cependant affirmé que la liqueur de mon petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins.

VI MADAME VERNET

Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se tut.

– « Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs ? »

Je disais « donque », et en général j’exagérais les liaisons, le soin avec lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu’on nous en impose.

– « Je lis un peu », dit-elle.

Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle m’avoua qu’elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j’eus la lâcheté de dire :

– « Tant mieux pour vous ! » la lâcheté de le répéter et de commencer l’éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet :

– « Une femme doit avoir au moins quelques notions d’histoire et de géographie. »

– « Sans doute, dis-je, et d’arithmétique. »

– « Et de musique », dit-elle.

– « Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt. »

Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez correctement, en disant « mélieur » au lieu de meilleur. Elle aimait la peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par hygiène. Aux beaux endroits d’un livre, elle ne s’en cachait pas, ses yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des coupes, et la façon dont elle parla de l’amertume des choses me fit comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.

VII SYMPTÔMES

Ils n’ont pas d’enfants et s’ennuient. J’arrive au bon moment. Ils gardent à l’endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, c’est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore d’être original et exceptionnel. S’il travaille, ils se signeraient et disent :

– « Il travaille ! »

S’il ne pense à rien, ils disent :

– « Laissons-le rêver ! »

Ou, le doigt tendu vers son front :

– « Que peut-il se passer dans cette tête-là ? »

Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d’aplomb une auréole.

Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari :

– « Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l’art ! »

Elle entend vraiment que je voue ma vie à l’art, la lui dédie et sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.

Faut-il lui dire que je n’en ai pas ? que je « compose » des vers aux heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, et que j’entretiens habilement ses illusions ? Il veut faire de moi quelqu’un, et se saigne jusqu’à ce qu’il découvre en son fils un paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.

– « D’ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie la mienne, le devoir d’un père n’est-il pas de s’ôter le pain de la bouche pour ses enfants ? »

C’est juste, mais répugnant, et si le mien s’ôtait le pain de la bouche pour me l’offrir, je le prierais poliment de l’y rentrer.

Monsieur Vernet fume une cigarette, las d’avoir travaillé une journée de dix heures à l’usine qu’il dirige. Ses paupières battent comme des volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L’effort qu’il fait pour les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de noix. Sa cigarette s’éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se meurt. C’est une lutte. Il a l’air de manger des allumettes.

MADAME VERNET

« Ce n’est pas poétique de coudre des boutons ! »

C’est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle reprendre l’argutie de l’autre jour ? Elle fait, dans le tas des choses qu’elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est poétique, mais manger de la soupe ne l’est plus. Dire « Monsieur Vernet » est distingué, et dire « Mon mari » commun. Elle pique, avec l’adresse d’un chiffonnier, le mot « chaise » et le jette là, « côté prose », puis le mot « siège », qu’elle dépose ici, « côté vers ».

Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, annonce :

– « Vous arriverez ! »

Je l’espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont je frise les glands entre mes doigts. J’ai bien dîné, et j’éprouve le besoin d’intéresser quelqu’un à mon avenir. Mes jambes s’allongent, prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d’un chien qu’on flatte.

Je ne fume pas. On me dit que je n’ai point de défauts, et on pense que si je crains le tabac et l’alcool, c’est non par délicatesse de femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes mains blanches pour que le sang n’ait pas la force d’y monter. On me demande des vers.

– « Mes vers n’ont que le mérite de s’en aller tout de suite loin de ma mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort ? »

Enfin j’ai un idéal : la pâleur de mon teint et ma tristesse en répondent.

Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.

– « Cher ! cher ! » lui dit Madame Vernet.

Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns s’échappent, tombent, s’accrochent comme des insectes à son gilet. On ne sait plus s’ils viennent de sa bouche ou de son nez.

– « Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose ! »

– « Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train ! »

Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l’agite. Le derrière se gonfle comme s’il y avait quelqu’un. Étourdi par la chaleur et le peu que j’ai bu, je me le figure empli pour de bon. J’y entre moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l’ennui d’être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l’air, ou croisées sur mon ventre. Vainement je dis :

– « C’est bon ! »

et veux m’en aller à mes affaires : Madame Vernet s’obstine, rentre le caleçon dans les chaussettes, s’écarte un peu pour voir, sans trouble, assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.

– « Je vous demande encore pardon d’avoir terminé ce petit travail devant vous, mais Monsieur Vernet n’a plus rien à se mettre. »

Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes, digère et s’empâte.

VIII DÉVIATION

Ils disent, l’un :

– « Ma femme m’adore ! »

Et l’autre :

– « Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes. »

Ils n’avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari ne vit complètement que dans son usine. L’invention du téléphone lui a paru un événement immense. D’abord il redoutait de s’aboucher avec l’appareil, disant au premier employé venu :

– « Téléphonez donc pour moi : je n’ai pas le temps. »

Et tandis que l’employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait autour de la cage, ainsi qu’un dompteur déjà mordu, n’osant jamais et se promettant d’oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en lui-même la répétition d’une pièce. Enfin il est entré, et maintenant voilà qu’il regarde l’appareil comme un confident. Ils sont toujours ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l’écho des conversations qu’ils ont eues se répercute encore.

– « Imagine-toi, Blanche, que j’ouvre la cage. J’entre, je dis « Allô » – rien. – « Allô, allô » – rien. – Croirais-tu qu’elle m’a fait attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main ! »

Elle ! l’Ennemie !

Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un petit doigt en accent aigu, répond :

– « Mâtin ! »

Elle a couru par les grands magasins toute la soirée :

– « Oui, je prendrais cela, mais ce n’est pas pour moi, c’est pour une amie qui habite la province ! »

Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu’elle garde est d’occasion. Le bon marché seul la tente.

– « Je puis vous affirmer qu’elle a été rudement bien », me dit Monsieur Vernet.

Il s’encourage à l’aimer, fier qu’elle me plaise, et quand je fais à Madame Vernet l’offre d’une civilité saupoudrée comme une gaufre, il sourit :

– « Ah ! ce Monsieur Henri ! »

Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l’estomac, et il me raconterait des saletés.

Et Madame Vernet s’excite de son côté.

Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de « papillons noirs, – qui n’en a pas ? » – elle s’appuie sur la force et se confie en la franchise de ce brave homme.

Leurs cœurs allaient s’éteindre, ne plus former que des boules de cendres froides. J’ai soufflé, et voilà qu’à la grande surprise de tous, des étincelles profondément enfouies s’enflamment, s’élancent.

Je m’excite, à mon tour.

J’ai été jusqu’à ce jour un petit monsieur désœuvré, qui se glorifiait ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose : je renoue l’une à l’autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.

À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C’est un rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s’offrir du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.

Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au vestiaire sa canne et son chapeau.

Si je lui dis :

– « Vous avez l’air fatigué ! »

il me répond :

– « C’est que j’ai mal dormi cette nuit. »

Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de la langue.

Sa femme l’arrête par un :

– « Voyons, chéri ! » très tendre.

Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure :

– « Oh ! vilain ! »

C’est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille bien.

IX C’EST BON ! C’EST BON !

Et pourquoi ne s’aimeraient-ils pas ? Vais-je m’imaginer que Madame Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée par coquetterie ? Il faut que je perde l’habitude de dire, enveloppant, comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression dédaigneuse :

– « Je connais la femme : c’est un logogriphe, un écheveau ! »

Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la papa.

Monsieur Vernet a d’énormes biceps, roulants et grondants presque, quand il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix, faire péter une balle élastique, et m’y briserait, si j’avais la maladresse de me laisser pincer.

Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d’un vigoureux coup, sur l’angle d’une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie et par impuissance, je prétends qu’il me trompe avec des trucs.

Pour l’intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de rien. Il a fait sa situation seul. À quinze ans, il gagnait sa vie.

– « Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide à ma famille : je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille d’argent dans un concours de bébés. »

Il sait qu’on peut se vanter, sans ridicule, d’être travailleur. Afin qu’on ne l’accuse pas d’immodestie, il prend les devants. Parle-t-on d’un imbécile, il dit :

– « Le pauvre me ressemble ; est, comme moi, sans malice ! »

On l’entend déclarer :

– « Je ne suis qu’une bête, mais j’ai fait ce que j’ai pu, et quand on fait ce qu’on peut… »

Madame Vernet proteste :

– « Mon ami, tu as tes mérites. Combien d’autres, à ta place, seraient restés en chemin ! »

Flattée d’être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle ajoute :

– « Tu es si bon ! »

Ah ! la bonté ! la bonne bonté, que c’est bon ! Madame Vernet s’anime, s’échauffe, fait des gestes comme si, d’un ébauchoir, elle sculptait la statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pêle-mêle, sous son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres petites vertus. Je m’abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties, et prie l’excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein milieu de la figure, pour lui faire le nez.

Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu’il ne le croit, tel apparaît Monsieur Vernet.

Toutefois ce qu’il a contre lui et pour moi, c’est un commencement d’eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses vésicules rouges, agaçantes et brûlantes.

X MISÈRE DE MISÈRE !

Le calme appartement des Vernet m’attire. La régularité de leur vie m’engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de joyeux répond en moi. On m’attend. Mon couvert est toujours mis, c’est-à-dire qu’on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J’enlève mon pardessus avant de dire bonjour, et je m’arrête un instant afin de m’emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes poches, feins de m’accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant sur la poussière de mes bottines ; je laisse à Madame Vernet le temps de faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas :

– « Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes ! »

À la vérité, j’arrive en intrus ; mais, comme on ne me le fait pas sentir et qu’un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d’un air dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans la journée.

Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame Vernet me dit :

– « Bonjour ! poète ! »

J’ai voulu lui baiser la main. Elle ne s’y attendait pas ; son bras que je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de le rattraper.

En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s’adaptent et s’entrecroisent avec netteté, je me sens à l’aise pour la soirée. Au contraire, je suis pris d’inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle ne m’accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le creux de ma main, de la façon qu’on soupèse des pièces d’or, pour voir si elles ont le poids.

Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture « saine et abondante » descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin, l’étouffe.

– « Quel excellent potage ! dis-je. Il n’y a que chez vous qu’on sache manger ! »

Je cite des noms connus de restaurants, comme si j’en sortais. Leurs prix sont un peu forts ; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui coûte cher.

À chaque nom, Monsieur Vernet me demande :

– « Vous y êtes allé ? »

– « Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole ; mais tout autre poisson y est détestable. »

Je jouis de mentir et regarde l’étonnement de Monsieur Vernet monter comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un mensonge. À tel autre, il est bon que je m’arrête. Tout à l’heure, quittant la table, n’irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary ?

Mais au moment où je redoute qu’on ne me croie plus (car à la manie de mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et réclame mon indulgence :

– « Ah ! dis-je, plût aux cieux que j’en eusse tous les jours autant ! »

Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).

Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et Madame Vernet m’écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m’enviaient : ils vont me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de source, semble-t-il.

– « Que de fois, absorbé par mon travail, il m’est arrivé d’oublier de dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile ! Si jamais j’ai fait quelque chose de passable, ç’a été ces jours-là. Mes moins mauvais vers, je les dois à ma faim négligée. »

Je ne soutiens pas aujourd’hui que le pauvre seul a du talent, mais peu s’en faut. Ce sera pour une autre conférence.

– « Ne vous attristez pas », me dit Madame Vernet.