L'Art de la Prudence - Gracián Baltasar - E-Book

L'Art de la Prudence E-Book

Gracián Baltasar

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Beschreibung

"L'Art de la Prudence est un petit chef-d'oeuvre dans son genre. Il est destiné à tout un chacun. Mais surtout, il est susceptible de devenir le manuel de tous ceux qui vivent dans le grand monde, en particulier des jeunes gens qui sont à la recherche de leur bonheur et auxquels il donne, en une fois et par avance, un enseignement qu'ils ne gagneraient qu'après une longue expérience. Une lecture unique est à l'évidence tout à fait insuffisante, il est plutôt fait pour jouer le rôle d'un véritable compagnon de vie." (Arthur Schopenhauer)

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Table des matières

L’Art de la Prudence

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXXIX

XL

XLI

XLII

XLIII

XLIV

XLV

XLVI

XLVII

XLVIII

I

Tout est maintenant au point de sa perfection, et l’habile homme au plus haut.

Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple.

II

L’esprit et le génie.

Ce sont les deux points où consiste la réputation de l’homme. Avoir l’un sans l’autre, ce n’est être heureux qu’à demi. Ce n’est pas assez que d’avoir bon entendement, il faut encore du génie. C’est le malheur ordinaire des malhabiles gens de se tromper dans le choix de leur profession, de leurs amis, et de leur demeure.

III

Ne se point ouvrir, ni déclarer.

L’admiration que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. De ne se pas déclarer incontinent, c’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la conversation, il ne faut pas toujours parler à cœur ouvert. Le silence est le sanctuaire de la prudence. Une résolution déclarée ne fut jamais estimée. Celui qui se déclare s’expose à la censure, et, s’il ne réussit pas, il est doublement malheureux. Il faut donc imiter le procédé de Dieu, qui tient tous les hommes en suspens.

IV

Le savoir et la valeur font réciproquement les grands hommes.

Ces deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme n’est grand qu’autant qu’il sait ; et, quand il sait, il peut tout. L’homme qui ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne.

V

Se rendre toujours nécessaire.

Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants. Tenir les gens en espérance, c’est courtoisie ; se fier à leur reconnaissance, c’est simplicité. Car il est aussi ordinaire à la reconnaissance d’oublier, qu’à l’espérance de se souvenir. Vous tirez toujours plus de celle-ci que de l’autre. Dès que l’on a bu, l’on tourne le dos à la fontaine ; dès qu’on a pressé l’orange, on la jette à terre. Quand la dépendance cesse, la correspondance cesse aussi, et l’estime avec elle. C’est donc une leçon de l’expérience, qu’il faut faire en sorte qu’on soit toujours nécessaire, et même à son prince ; sans donner pourtant dans l’excès de se taire pour faire manquer les autres, ni rendre le mal d’autrui incurable pour son propre intérêt.

VI

L’homme au comble de sa perfection.

Il ne naît pas tout fait, il se perfectionne de jour en jour dans ses mœurs et dans son emploi, jusqu’à ce qu’il arrive enfin au point de la consommation. Or l’homme consommé se reconnaît à ces marques : au goût fin, au discernement, à la solidité du jugement, à la docilité de la volonté, à la circonspection des paroles et des actions. Quelques-uns n’arrivent jamais à ce point, il leur manque toujours je ne sais quoi ; et d’autres n’y arrivent que tard.

VII

Se bien garder de vaincre son maître.

Toute supériorité est odieuse ; mais celle d’un sujet sur son prince est toujours folle, ou fatale. L’homme adroit cache des avantages vulgaires, ainsi qu’une femme modeste déguise sa beauté sous un habit négligé. Il se trouvera bien qui voudra céder en bonne fortune, et en belle humeur ; mais personne qui veuille céder en esprit, encore moins un souverain. L’esprit est le roi des attributs, et, par conséquent, chaque offense qu’on lui fait est un crime de lèse-majesté. Les souverains le veulent être en tout ce qui est le plus éminent. Les princes veulent bien être aidés, mais non surpassés. Ceux qui les conseillent doivent parler comme des gens qui les font souvenir de ce qu’ils oubliaient, et non point comme leur enseignant ce qu’ils ne savaient pas. C’est une leçon que nous font les astres qui, bien qu’ils soient les enfants du soleil, et tout brillants, ne paraissent jamais en sa compagnie.

VIII

L’homme qui ne se passionne jamais.

C’est la marque de la plus grande sublimité d’esprit, puisque c’est par là que l’homme se met au-dessus de toutes les impressions vulgaires. Il n’y a point de plus grande seigneurie que celle de soi-même, et de ses passions. C’est là qu’est le triomphe du franc-arbitre. Si jamais la passion s’empare de l’esprit, que ce soit sans faire tort à l’emploi, surtout si c’en est un considérable. C’est le moyen de s’épargner bien des chagrins, et de se mettre en haute réputation.

IX

Démentir les défauts de sa nation.

L’eau prend les bonnes ou mauvaises qualités des mines par où elle passe, et l’homme celles du climat où il naît. Les uns doivent plus que les autres à leur patrie, pour y avoir rencontré une plus favorable étoile. Il n’y a point de nation, si polie qu’elle soit, qui n’ait quelque défaut originel que censurent ses voisins, soit par précaution, ou par émulation. C’est une victoire d’habile homme de corriger, ou du moins de faire mentir la censure de ces défauts. L’on acquiert par là le renom glorieux d’être unique, et cette exemption du défaut commun est d’autant plus estimée que personne ne s’y attend. Il y a aussi des défauts de famille, de profession, d’emploi, et d’âge qui, venant à se trouver tous dans un même sujet, en font un monstre insupportable, si l’on ne les prévient de bonne heure.

X

Fortune et renommée.

L’une a autant d’inconstance que l’autre a de fermeté. La première sert durant la vie, et la seconde après. L’une résiste à l’envie, l’autre à l’oubli. La fortune se désire, et se fait quelquefois avec l’aide des amis ; la renommée se gagne à force d’industrie. Le désir de la réputation naît de la vertu. La renommée a été et est la sœur des géants : elle va toujours par les extrémités de l’applaudissement, ou de l’exécration.

XI

Traiter avec ceux de qui l’on peut apprendre.

La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérêt propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutôt les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité. Il y a des hommes qui, outre qu’ils sont eux-mêmes des oracles qui instruisent autrui par leur exemple, ont encore ce bonheur que leur cortège est une académie de prudence et de politesse.

XII

La nature et l'art ; la matière et l’ouvrier.

Il n’y a point de beauté sans aide, ni de perfection qui ne donne dans le barbarisme, si l’art n’y met la main. L’art corrige ce qui est mauvais, et perfectionne ce qui est bon. D’ordinaire, la nature nous épargne le meilleur, afin que nous ayons recours à l’art. Sans l’art, le meilleur naturel est en friche ; et, quelque grands que soient les talents d’un homme, ce ne sont que des demi-talents, s’ils ne sont pas cultivés. Sans l’art, l’homme ne fait rien comme il faut, et est grossier en tout ce qu’il fait.

XIII

Procéder quelquefois finement, quelquefois rondement.

La vie humaine est un combat contre la malice de l’homme même. L’homme adroit y emploie pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre avoir envie de faire ; il mire un but, mais c’est pour tromper les yeux qui le regardent. Il jette une parole en l’air, et puis il fait une chose à quoi personne ne pensait. S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitôt ce qu’ils ne pensaient pas. Celui donc qui veut se garder d’être trompé prévient la ruse de son compagnon par de bonnes réflexions. Il entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur. Celui qui l’observe, et qui a de la pénétration, connaissant l’adresse de son rival, se tient sur ses gardes, et découvre les ténèbres revêtues de la lumière. Il déchiffre un procédé d’autant plus caché que tout y est sincère. Et c’est ainsi que la finesse de Python combat contre la candeur d’Apollon.

XIV

La chose et la manière.

Ce n’est pas assez que la substance, il y faut aussi la circonstance. Une mauvaise manière gâte tout, elle défigure même la justice et la raison. Au contraire, une belle manière supplée à tout, elle dore le refus, elle adoucit ce qu’il y a d’aigre dans la vérité, elle ôte les rides à la vieillesse. Le comment fait beaucoup en toutes choses. Une manière dégagée enchante les esprits, et fait tout l’ornement de la vie.

XV

Se servir d’esprits auxiliaires.

C’est où consiste le bonheur des grands que d’avoir auprès d’eux des gens d’esprit qui les tirent de l’embarras de l’ignorance en leur débrouillant les affaires. De nourrir des sages, c’est une grandeur qui surpasse le faste barbare de ce Tigrané qui affectait de se faire servir par les rois qu’il avait vaincus. C’est un nouveau genre de domination que de faire par adresse nos serviteurs de ceux que la nature a fait nos maîtres. L’homme a beaucoup à savoir, et peu à vivre ; et il ne vit pas s’il ne sait rien. C’est donc une singulière adresse d’étudier sans qu’il en coûte, et d’apprendre beaucoup en apprenant de tous. Après cela, vous voyez un homme parler dans une assemblée par l’esprit de plusieurs ; ou plutôt ce sont autant de sages qui parlent par sa bouche, qu’il y en a qui l’ont instruit auparavant. Ainsi, le travail d’autrui le fait passer pour un oracle, attendu que ces sages lui dressent sa leçon, et lui distillent leur savoir en quintessence. Au reste, que celui qui ne pourra avoir la sagesse pour servante tâche du moins de l’avoir pour compagne.

XVI

Le savoir et la droite intention.

L’un et l’autre ensemble sont la source des bons succès. Un bon entendement avec une mauvaise volonté, c’est un mariage monstrueux. La mauvaise intention est le poison de la vie humaine, et, quand elle est secondée du savoir, elle en fait plus de mal. C’est une malheureuse habileté que celle qui s’emploie à faire mal. La science dépourvue de bon sens est une double folie.

XVII

Ne pas tenir toujours un même procédé.

Il est bon de varier, pour frustrer la curiosité, surtout celle de vos envieux. Car, s’ils viennent à remarquer l’uniformité de vos actions, ils préviendront et, par conséquent, ils feront avorter vos entreprises. Il est aisé de tuer l’oiseau qui vole droit, mais non celui qui n'a point de vol réglé. Il ne faut pas aussi toujours ruser, car, au second coup, la ruse serait découverte. La malice est aux aguets, il faut beaucoup d’adresse pour se défaire d’elle. Le fin joueur ne joue jamais la carte qu’attend son adversaire, encore moins celle qu’il désire.

XVIII

L’application et le génie.

Personne ne saurait être éminent, s’il n’a l’un et l’autre. Lorsque ces deux parties concourrent ensemble, elles font un grand homme. Un esprit médiocre qui s’applique va plus loin qu’un esprit sublime qui ne s’applique pas. La réputation s’acquiert à force de travail. Ce qui coûte peu ne vaut guère. L’application a manqué à quelques-uns, et même dans les plus hauts emplois. Tant il est rare de forcer son génie ! Aimer mieux être médiocre dans un emploi sublime qu’excellent dans un médiocre, c’est un désir que la générosité rend excusable. Mais celui-là ne l’est point, qui se contente d’être médiocre dans un petit emploi, lorsqu’il pourrait exceller dans un grand. II faut donc avoir l’art et le génie, et puis l’application y met la dernière main.

XIX

N’être point trop prôné par les bruits de la renommée.

C’est le malheur ordinaire de tout ce qui a été bien vanté, de n’arriver jamais au point de perfection que l’on s’était imaginé. La réalité n’a jamais pu égaler l’imagination, d’autant qu’il est aussi difficile d’avoir toutes les perfections qu’il est aisé d’en avoir l’idée. Comme l’imagination a le désir pour époux, elle conçoit toujours beaucoup au delà de ce que les choses sont en effet. Quelque grandes que soient les perfections, elles ne contentent jamais l’idée. Et, comme chacun se trouve frustré de son attente, l’on se désabuse au lieu d’admirer. L’espérance falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir. Certains commencements de crédit servent à réveiller la curiosité, mais sans engager l’objet. Quand l’effet surpasse l’idée et l’attente, cela fait plus d’honneur. Cette règle est fausse pour le mal, à qui la même exagération sert à démentir la médisance ou la calomnie avec plus d’applaudissement, en faisant paraître tolérable ce qu’on croyait être l’extrémité même du mal.

XX

L’homme dans son siècle.

Les gens d’éminent mérite dépendent des temps. Il ne leur est pas venu à tous celui qu’ils méritaient ; et, de ceux qui l’ont eu, plusieurs n'ont pas eu le bonheur d’en profiter. D’autres ont été dignes d’un meilleur siècle. Témoignage que tout ce qui est bon ne triomphe pas toujours. Les choses du monde ont leurs saisons, et ce qu’il y a de plus éminent est sujet à la bizarrerie de l’usage. Mais le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice.

XXI

L’art d’être heureux.

Il y a des règles de bonheur, et le bonheur n’est pas toujours fortuit à l’égard du sage ; son industrie y peut aider. Quelques-uns se contentent de se tenir à la porte de la fortune, en bonne posture, et attendent qu’elle leur ouvre. D’autres font mieux, ils passent plus avant, à la faveur de leur hardiesse et de leur mérite, et tôt ou tard ils gagnent la fortune, à force de la cajoler. Mais, à bien philosopher, il n’y a point d’autre arbitre que celui de la vertu et de l’application ; car, comme l’imprudence est la source de toutes les disgrâces de la vie, la prudence en fait tout le bonheur.

XXII

Être homme de mise.

L’érudition galante est la provision des honnêtes gens. La connaissance de toutes les affaires du temps, les bons mots dits à propos, les façons de faire agréables, font l’homme à la mode ; et, plus il a de tout cela, moins il tient du vulgaire. Quelquefois un signe, ou un geste, fait plus d’impression que toutes les leçons d’un maître sévère. L’art de converser a plus servi à quelques-uns que les sept arts libéraux ensemble.

XXIII

N’avoir point de tache.

À toute perfection il y a un si, ou un mais . Il y a très peu de gens qui soient sans défauts, soit dans les mœurs, ou dans le corps. Mais il y en a beaucoup qui font vanité de ces défauts, qu’il leur serait aisé de corriger. Quand on voit le moindre défaut dans un homme accompli, l’on dit que c’est dommage, parce qu’il ne faut qu’un nuage pour éclipser tout le soleil. Ces défauts sont des taches, où l’envie s’attache d’abord pour contrôler. Ce serait un grand coup d’habileté de les changer en perfections, comme fit Jules César qui, étant chauve, couvrit ce défaut de l’ombre de ses lauriers.

XXIV

Modérer son imagination.

Le vrai moyen de vivre heureux, et d’être toujours estimé sage, est, ou de la corriger, ou de la ménager. Autrement, elle prend un empire tyrannique sur nous, et, sortant des bornes de la spéculation, elle se rend si fort la maîtresse que la vie est heureuse ou malheureuse selon les différentes idées qu’elle nous imprime. Car il y en a à qui elle ne représente que des peines, et dont la folie la fait devenir leur bourreau domestique ; et d’autres à qui elle ne propose que des plaisirs et des grandeurs, se plaisant à les divertir en songe. Voilà tout ce que peut l’imagination, quand la raison ne la tient pas en bride.

XXV

Être bon entendeur.

Savoir discourir, c’était autrefois la science des sciences ; aujourd’hui cela ne suffit pas, il faut deviner, et surtout en matière de se désabuser. Qui n’est pas bon entendeur ne peut pas être bien entendu. Il y a des espions du cœur et des intentions. Les vérités qui nous importent davantage ne sont jamais dites qu’à demi. Que l’homme d’esprit en prenne tout le sens, serrant la bride à la crédulité dans ce qui paraît avantageux, et la lâchant à la créance de ce qui est odieux.

XXVI

Trouver le faible de chacun.

C’est l’art de manier les volontés et de faire venir les hommes à son but. Il y va plus d’adresse que de résolution à savoir par où il faut entrer dans l’esprit de chacun. Il n’y a point de volonté qui n’ait sa passion dominante ; et ces passions sont différentes selon la diversité des esprits. Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui. Il faut aller au premier mobile : or ce n’est pas toujours la partie supérieure, le plus souvent c’est l’inférieure ; car, en ce monde, le nombre de ceux qui sont déréglés est bien plus grand que celui des autres. Il faut premièrement connaître le vrai caractère de la personne, et puis lui tâter le pouls, et l’attaquer par sa plus forte passion ; et l’on est assuré par là de gagner la partie.

XXVII

Préférer l’intension à l’extension.

La perfection ne consiste pas dans la quantité, mais dans la qualité. De tout ce qui est très bon, il y en a toujours très peu ; ce dont il y a beaucoup est peu estimé ; et, parmi les hommes même, les géants y passent d’ordinaire pour les vrais nains. Quelques-uns estiment les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les bras, plutôt que pour exercer les esprits. L’extension toute seule n’a jamais pu passer les bornes de la médiocrité ; et c’est le malheur des gens universels de n’exceller en rien, pour avoir voulu exceller en tout. L’intension donne un rang éminent, et fait un héros si la matière est sublime.

XXVIII

N’avoir rien de vulgaire.

Ô que celui-là avait bon goût, qui se déplaisait de plaire à plusieurs ! Les sages ne se repaissent jamais des applaudissements du vulgaire. Il y a des caméléons de goût si populaire qu’ils prennent plus de plaisir à humer un air grossier qu’à sentir les doux zéphyrs d’Apollon. Ne te laisse point éblouir à la vue des miracles du vulgaire. Les ignorants sont toujours dans l’étonnement. C’est par où la folie commune admire que le discernement du sage se désabuse.

XXIX

Être homme droit.

Il faut toujours être du côté de la raison, et si constamment que ni la passion vulgaire, ni aucune violence tyrannique ne fasse jamais abandonner son parti. Mais où trouvera-t-on ce phénix ? Certes, l’équité n’a guère de partisans, beaucoup de gens la louent, mais sans lui donner entrée chez eux. Il y en a d’autres qui la suivent jusqu’au danger, mais quand ils y sont, les uns, comme faux amis, la renient, et les autres, comme politiques, font semblant de ne la pas connaître. Elle, au contraire, ne se soucie point de rompre avec les amis, avec les puissances, ni même avec son propre intérêt ; et c’est là qu’est le danger de la méconnaître. Les gens rusés se tiennent neutres, et, par une métaphysique plausible, tâchent d’accorder la raison d’État avec leur conscience. Mais l’homme de bien prend ce ménagement pour une espèce de trahison, se piquant plus d’être constant que d’être habile. Il est toujours où est la vérité, et s’il laisse quelquefois les gens, ce n’est pas qu’il soit changeant, mais parce qu’ils ont été les premiers à abandonner la raison.

XXX

N’affecter point d’emplois extraordinaires, ni chimériques.

Cette affectation ne sert qu’à s’attirer du mépris. Le caprice a formé plusieurs sectes, l’homme sage n’en doit épouser aucune. Il y a des goûts étrangers qui n’aiment rien de tout ce qu’aiment les autres. Tout ce qui est singulier leur plaît. Il est vrai que cela les fait connaître, mais c’est plutôt pour être moqués que pour être estimés. Ceux mêmes qui font profession d’être sages doivent bien se garder de l’affecter ; à plus forte raison ceux qui sont d’une profession qui rend ses partisans ridicules. On ne nomme point ici ces emplois, d’autant que le mépris que chacun en fait les fait assez connaître.

XXXI

Connaître les gens heureux, pour s’en servir ; et les malheureux, pour s’en écarter.

D’ordinaire, le malheur est un effet de la folie ; et il n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus grands qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter ; la plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente. Dans le doute, il n’y a rien de meilleur que de s’adresser aux sages ; tôt ou tard on s’en trouvera bien.

XXXII

Avoir le renom de contenter chacun.