L'économie du futur - Beat Burgenmeier - E-Book

L'économie du futur E-Book

Beat Bürgenmeier

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  • Herausgeber: Mardaga
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2024
Beschreibung

Nos sociétés semblent poursuivre imperturbablement leur course, comme si la voie choisie était immuable et forcément la bonne. Elles sont pourtant en pleine mutation et doivent faire face à de nouveaux enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

Alors que ces problématiques sont essentielles et deviennent vitales, comment faire évoluer le système économique et social pour y répondre ? Quelles voies choisir pour réussir cette transition ?

Beat Bürgenmeier vous propose une réflexion sur ces problématiques et sur le chemin à parcourir pour arriver à une société plus durable. Il explore le futur économique par le biais de trois scénarios.

Sur la base de ces projections, il formule des propositions et recommandations concrètes pour atteindre une économie durable : cohésion sociale, mobilisation citoyenne, défense du bien commun, changement dans les mentalités, innovations vertes, dialogues entre sciences et politique, réformes discales,... Mais le temps presse et les choses doivent évoluer rapidement !

Un plaidoyer convaincant en faveur d'une politique économique, sociale et environnementale durable



À PROPOS DE L'AUTEUR

Beat Burgenmeier est professeur émérite d'économie de l'Université de Genève. Il a notamment été directeur du Centre d'Ecologie Humaine et des Sciences de l'Environnement et expert auprès de plusieurs instances gouvernementales et non gouvernementales en Europe. Il s'est engagé depuis des années pour une ouverture de la science économique aux problèmes environnementaux et sociaux et est l'auteur de nombreuses publications sur l'économie et le développement durable.













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Couverture

Page de titre

Pour Alice et Lucia

« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. »

Rapport Brundtland, 1987

AVANT-PROPOS

Ce livre complète la trilogie que j’ai commencée il y a quelques années pour thématiser le lien entre l’économie, l’environnement et le social, ce lien qui fournit une clé pour la compréhension de la plupart de nos problèmes actuels. Au lieu de faire la part belle au « tout économique », il aurait été sage de l’étudier sans préjugés et de le comprendre comme une référence incontournable dans les décisions politiques. Or, les jeux de pouvoir auxquels nous assistons depuis plusieurs décennies l’ont voulu autrement : les intérêts économiques doivent être prioritaires et défendus bec et ongles contre des revendications sociales et des préoccupations environnementales.

Le premier livre, L’économie au pluriel (2019), dénonçait l’isolation de l’analyse et de la pratique économiques de leur contexte sociétal et l’idée que l’économie, étudiée pour elle-même, serait le meilleur garant de notre prospérité future. Dans cette optique, nous devrions tout à l’économie. Ce rétrécissement borné sert les intérêts économiques, mais explique en grande partie la réticence qu’ont nos sociétés à agir avec vigueur face aux défis contemporains. Il s’appuie sur une modélisation rigoureuse qui traite aussi bien le social que l’environnement comme des variables externes, légitimant des courants politiques qui satisfont les doléances des entreprises comprises comme seules créatrices de richesse. Le résultat est un lobbying parlementaire intense des différents groupes d’intérêt économique qui retarde, voire bloque, toute politique résolument active et intelligemment coordonnée dans les domaines environnementaux et sociaux. Ce premier livre était un plaidoyer pour l’interdisciplinarité et proposait un agenda de réformes.

Le deuxième livre, L’économie parasitaire (2022), insistait sur une des conséquences de ce lobbying. Les pratiques économiques se voyaient de plus en plus confrontées à un enlisement bureaucratique qui favorisait le gestionnaire et pénalisait l’entrepreneur, pourtant si nécessaire pour faire face à de nouveaux défis. C’est ce dernier qui prend des risques. Son profit est une récompense en cas de réussite, comme sa perte est une pénalité en cas d’échec. Le gestionnaire, en revanche, est avant tout intéressé par la recherche d’une rente qu’il défend d’autant plus facilement qu’il s’est lui-même constitué en groupe de pression pour se rendre soi-disant indispensable au bon fonctionnement de l’économie. La différence entre profit et rente est de taille. La rente provient d’une situation privilégiée et érode le principe de méritocratie, propre à la doctrine libérale. Elle favorise le parasitage dans de nombreux domaines, comme celui de la sphère privée, par l’économie de plateformes, de l’économie réelle, par une finance tentaculaire, et de l’environnement, par une économie basée sur l’exploitation sans vergogne de ressources naturelles.

Ce troisième livre, L’économie du futur, explore les conséquences à la fois des analyses réduites à leur seule dimension marchande, de l’enlisement bureaucratique et de la recherche de rentes. Comme ma discipline n’est pas une science de prévision, je propose une approche du futur par trois scénarios. Le premier suppose la poursuite des pratiques actuelles débouchant sur une régulation par contingentements et interdictions connus, notamment en période de guerre. Le deuxième explore une voie nébuleuse qui attribue la dégradation de l’environnement et la persistance des inégalités sociales au capitalisme qu’il faudrait dépasser. Enfin, le troisième scénario discute des facteurs qui pourraient s’avérer cruciaux pour réussir l’indispensable conversion de nos pratiques économiques actuelles vers un développement véritablement durable.

INTRODUCTION

Notre avenir est nié

Et il n’y a nulle part où se cacher.

Maintenant que rien n’est vrai,

Tout est possible.

Enter Shikari,Waltzing off the Face of the Earth (2020)

Une simple question est à l’origine de ce livre : face au réchauffement climatique, croyons-nous que l’économie puisse continuer à fonctionner selon les règles et les théories issues de la science économique actuellement en vigueur ? Ma réponse est non. Si, au contraire, vous répondez par l’affirmative, vous pouvez vous épargner la lecture de ce livre. Vous manquerez ainsi un des tournants majeurs qui nous attendent. La transformation de notre économie dans le sens du développement durable est engagée à l’heure actuelle, mais n’a pas produit suffisamment de résultats. Or, plus nous tergiversons, plus nous nous contentons d’effets d’annonce, plus elle sera radicale.

Cette transformation bouscule non seulement l’ordre établi, mais remet également en cause le fonctionnement de nos sociétés sous toutes ses facettes, qu’elles soient économiques, sociales, culturelles ou religieuses. Nos croyances et nos certitudes sont remises en cause à grande échelle. Face à ce bouleversement, les réactions divergent : les uns se rassurent en faisant l’autruche ou se culpabilisent et rêvent d’un retour à une vie simple en harmonie avec la nature. D’autres, révolutionnaires dans l’âme quelle que soit la cause, ne voient le mal que dans le capitalisme et dans l’ordre établi. « À bas le bourgeois ! » est leur slogan, comme si ce dernier était pire que les marxistes, les anarchistes, les communistes ou les aristocrates.

La nature n’a cure de ces distinctions. Le climat réchauffe tout le monde, il est universel, frappe le capitaliste comme le socialiste, le riche comme le pauvre, le juste comme l’escroc, l’étranger comme l’autochtone, l’humaniste aussi bien que le raciste, le démocrate ou le fasciste. Il a tout pour mettre tout le monde d’accord. Or, la politique climatique est devenue un sujet parmi les plus conflictuels qui soient. Son objectif est pourtant simple : il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre et sortir rapidement de la dépendance énergétique aux hydrocarbures. Facile à dire.

L’opposition vient avant tout de milieux économiques puissants qui tirent des rentes exorbitantes de l’extraction du charbon, du pétrole et du gaz et ont massivement investi dans les industries qui en dépendent. Les intérêts en jeu sont colossaux et touchent pratiquement toutes les activités économiques, de l’industrie chimique et pharmaceutique, de la fabrication de plastiques, d’automobiles, jusqu’à l’informatique et la communication, incluant de nouvelles formes de paiement comme le bitcoin, basées sur la technologie de la blockchain particulièrement gourmande en énergie.

Il fut un temps où l’économie n’était pas aussi complexe, diversifiée et dévoreuse d’énergie. Durant des siècles, la principale activité a été le travail de la terre. L’agriculture dominait. Elle était régulée par la nature d’une manière implacable : mauvais temps, mauvaise récolte, diminution de la production, famine, diminution de la population ; beau temps, bonne récolte, augmentation de la production, abondance, augmentation de la population.

Le rapport entre la production agricole et la population restait donc constant, quelle que soit la situation. Il n’était pas question de croissance, mais de simple survie. Elle dépendait de la météo. L’image biblique des sept vaches grasses ou maigres apparue dans le rêve d’un pharaon soutient l’idée que l’abondance dure sept ans et qu’elle est suivie de sept ans de disette. Elle représente l’une des toutes premières théories économiques, celle d’un cycle conjoncturel imposé à l’homme par la volonté divine. Elle est à l’origine de tout régime politique ayant besoin d’une légitimité religieuse pour affirmer son pouvoir. Elle exclut donc d’emblée le recours à la démocratie et consolide les puissants que la Bible dote d’une sagesse et d’une clairvoyance salutaires, selon l’adage « gouverner c’est prévoir ». La prescription est simple : il faut économiser durant les années fastes pour pouvoir survivre lors des années maigres.

Hélas, l’histoire de l’homme a rarement connu de tels dirigeants. Elle fournit plutôt le triste récit de régimes despotiques intéressés par la recherche de pouvoir, pratiquant la domination et la discrimination. Les puissants de ce monde recourent, aujourd’hui comme hier, au servage, voire à l’esclavage, pour faire fonctionner l’économie, comme si c’était la chose la plus normale du monde. Sous l’Ancien Régime, dès ses origines féodales, les paysans étaient astreints aux travaux forcés, au service militaire et au paiement d’impôts. Ce sort est toujours celui de ceux qui, aujourd’hui, vivent dans des sociétés autoritaires. L’opinion, selon laquelle le sens moral d’une personne diminue au fur et à mesure que son pouvoir augmente, se vérifie trop souvent. Elle culmine dans l’idée que « le pouvoir absolu corrompt absolument », comme observait laconiquement Lord Acton, politicien britannique, au XIXe siècle, alors qu’un nouvel ordre économique et social émergeait.

Dans le sillage de la révolution industrielle du même siècle, les règles ont brutalement changé. L’industrie a rapidement détrôné l’agriculture et imposé un changement radical dans la manière de penser l’économie. Cette « grande transformation », comme l’appelle Karl Polanyi, a rompu avec les habitudes prises pendant des siècles et impose d’autres mentalités. Les nouveaux maîtres se recrutaient parmi les ingénieurs et les investisseurs, relayés plus récemment par les banquiers qui ont perdu de vue l’économe réelle.

Or, malgré des résistances observables jusqu’au XXe siècle, l’Ancien Régime a vécu. Il a cédé la place à une guerre idéologique sans précédent entre une économie libérale marchande et une économie socialiste planifiée. Cette opposition n’est qu’apparente. Aujourd’hui, seul le capitalisme règne en maître, sous forme de capitalisme de marché, d’une part, et de capitalisme d’État, d’autre part. Ces variantes fournissent le prétexte à des luttes d’influence auxquelles se livrent actuellement les grandes puissances, chacune prisonnière de sa propre logique impérialiste. Elles se nourrissent, à leur tour, d’un courant corporatiste qui traverse l’économie à l’échelle mondiale et confond efficacité avec pouvoir.

Cela ne peut durer. Nous sommes à la veille d’une nouvelle transformation majeure, la troisième sans doute après l’économie agraire et industrielle, qui va modifier en profondeur le fonctionnement de nos sociétés pour les orienter résolument vers les objectifs du développement durable. Comment y parvenir ? Ce livre esquisse un chemin.

Répertoriant succinctement ce que nous connaissons actuellement sur l’état de l’économie, du social et de l’environnement, il part d’un constat. On peut s’étonner que celui-ci ne débouche pas sur une action à la hauteur des enjeux. Nos sociétés semblent poursuivre imperturbablement leur course, comme si la voie choisie était la seule voie capable de résoudre les problèmes sociaux et environnementaux. Cette foi inébranlable dans la logique économique est le résultat d’une erreur de jugement : la science économique n’est pas une science de prévision. Ce qui a fonctionné hier ne fonctionnera pas forcément demain. La course folle vers le profit pourrait prendre des bifurcations surprenantes à l’avenir, lesquelles échappent à notre imagination. Le mieux que nous puissions faire, c’est d’explorer le futur à l’aide d’un raisonnement par scénarios. Ce livre en propose trois :

–le premier scénario pose la question : quelle sera la politique économique de demain si nous poursuivons le trajet actuel ? La réponse est simple : nous allons tout droit vers des interdictions et un régime de contingentement connu en période de guerre ;

–le deuxième, très en vogue dans les courants militants minoritaires omniprésents dans tout débat politique, désigne le capitalisme comme coupable de nos problèmes sociaux et environnementaux actuels. Il suffirait de le dépasser, voire de le remplacer par une alternative dont les variantes populaires vont de la décroissance au rêve romantique dans lequel l’homme vit en harmonie parfaite avec la nature et ses semblables. Ce scénario flirte avec des solutions autoritaires dont l’écoterrorisme nous donne un avant-goût à l’heure actuelle ;

–le troisième se demande quelles conditions doivent être réunies pour que nous puissions échapper à des pratiques d’économie de guerre et à de nouvelles formes de fascisme, sur lesquelles les deux premiers scénarios débouchent logiquement. La réponse dépend de notre capacité à penser le fonctionnement économique actuel en intégrant des contraintes sociales et environnementales autrement qu’en termes de coûts. Des indicateurs tels que la cohésion sociale, la pauvreté, la capacité de charge et les empreintes environnementales devront dès lors redéfinir les pratiques économiques du futur.

PARTIE 1

État des lieux

Vestige de l’Ancien Régime, le château de Sully dans la vallée de la Loire a servi durant l’été 2022 de décor à une exposition sur le changement climatique. Témoin de la puissance d’une petite minorité s’imposant à une large majorité moins fortunée, il est toujours vénéré par bon nombre de nostalgiques contemporains. Il devrait plus inviter à une réflexion sur la tolérance, si bien résumée dans « Paris vaut bien une messe », que permettre à un photographe d’exposer ses clichés, lesquels cherchent à convaincre le visiteur que la beauté de la Terre ne sera bientôt plus, tant la pollution fait des ravages, surtout quand sa propre empreinte CO2, liée à un activisme combinant photographie et spectacle et utilisant tout ce qui vole, est considérable.

La référence à la publication la plus récente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), autorité scientifique incontournable, donnait du poids au message : l’heure est grave et le point de non-retour proche. Si nous n’agissons pas tout de suite, notre planète se réchauffera, ce qui menacera de plus en plus la vie sur Terre. En attendant reste un photographe aux prétentions vertes, sponsorisé par des banques et consorts.

Combien de fois avons-nous entendu ce récit et combien de belles photos seront-elles encore nécessaires pour nous convaincre qu’il faut agir vite et fort ? Qu’est-ce qui est plus lassant, le constat de l’inaction ou la répétition de plus en plus stridente de l’appel à sauver enfin notre planète ? Nous le savons depuis belle lurette. Les plus attentifs parmi nous le savent depuis les années soixante, quand une scientifique courageuse est partie en croisade contre l’utilisation d’un des insecticides les plus puissants, en prédisant un printemps silencieux, sans chants d’oiseaux. Nous étions encore plus nombreux au moment où la Commission mondiale sur l’environnement et le développement a publié, en 1987, son rapport se référant explicitement au concept de développement durable. Au fil des ans, les rangs de ceux qui savent n’ont fait que grossir, au point que la communauté internationale a pris des mesures à deux reprises, en comptant plus sur un effet d’annonce que sur une action concrète.

Ni le protocole de Kyoto en vigueur depuis 2002, ni l’accord de Paris signé en 2015 n’ont réussi à réduire significativement les émissions de CO2. Au moment où j’ai écrit ce livre, aucun État signataire n’avait rempli ses engagements portant sur une limitation de la température « bien au-dessous de 2 °C » et sur « la poursuite des efforts pour limiter la hausse à 1,5 °C par rapport au niveau antérieur à la révolution industrielle ». Quelques pays scandinaves sont moins éloignés de la cible, mais aussi longtemps que les grands émetteurs de CO2 verront leur priorité dans la lutte soit contre le communisme soit contre le capitalisme, il n’y aura pas d’espoir que cet accord ait un effet positif quelconque. Les objectifs publiés en été 2022 par les géants du pétrole s’avèrent par ailleurs incompatibles avec ceux retenus dans l’accord de Paris. Ils dépassent allègrement la limite fixée à 1,5 °C.

Au fur et à mesure que les citoyens prennent conscience des enjeux, des groupes d’intérêt de plus en plus bruyants, minoritaires, mais puissants, se mettent en place, afin de nous convaincre que tout cela n’est que propagande gauchiste et que la poursuite du modèle d’affaires courant serait le meilleur moyen d’assurer la prospérité future. Tous les moyens leur semblent bons pour diffuser ce message, pourvu que les intérêts et les rentes économiques existants restent préservés.

Parmi les ardents défenseurs du statu quo, les représentants de l’orthodoxie en sciences économiques figurent en bonne place. Les plus dogmatiques parmi eux prêchent les vertus du marché, tandis que les plus modérés, en reconnaissant un échec de marché, favorisent les instruments économiques de la politique environnementale. Or, lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre leurs recommandations, leurs frères engagés politiquement réussissent chaque fois à faire obstruction, car les modalités d’application de ces instruments leur paraissent inacceptables. Le résultat est net : la crise environnementale est présente dans la conscience collective, mais personne ne semble être en mesure d’en tirer les conséquences pour mener efficacement une politique à la hauteur des enjeux.

CHAPITRE 1

POLITIQUES ENVIRONNEMENTALES RÉCENTES

Les politiques environnementales récentes sont basées sur la croyance que la poursuite de la croissance économique fera baisser la pollution grâce au progrès technique. Elles sont le reflet de pratiques économiques courantes nostalgiques des performances réalisées durant les Trente Glorieuses. Ces années après la Seconde Guerre mondiale n’ont pas seulement permis de mettre sous le tapis la question de la responsabilité d’une élite qui a cru que la guerre lui permettrait de sauvegarder ses acquis – un des plus grands industriels allemands, Alfred Krupp, souhaitait, face au fascisme, pouvoir continuer à « travailler tranquillement. » –, mais ont également été marquées par une formidable foi dans le progrès.

Cette volonté de poursuivre des pratiques économiques courantes, quoi qu’il advienne, est magnifiquement illustrée par Luchino Visconti dans Les Damnés (1968). Son film met en scène le destin d’une famille d’industriels allemands convaincue qu’elle réussira à amadouer les nazis. Le contraire a eu lieu. En fin de compte, les nazis contrôlent entièrement son empire industriel. Toute la dynastie, qui se sentait si sûre et moralement supérieure, est anéantie. Ce film culte dénonce l’opportunisme d’une partie de l’élite économique qui n’a qu’une seule idée en tête face au danger : sauvegarder ses privilèges.

Le titre original La caduta degli dei faisait explicitement référence au Crépuscule des dieux, le dernier des quatre opéras de Richard Wagner formant L’Anneau des Nibelungen. Selon la mythologie nordique, cette Götterdämmerung désigne la lutte finale entre les dieux et les géants, à l’issue de laquelle un monde disparaît et un autre se construit. On connaît les affinités de Wagner avec les penseurs du IIIe Reich ; l’avenir nous dira si le visionnaire, pour qui ce nouvel ordre devait se fonder sur l’amour, avait raison.

Un demi-siècle plus tard, le film a donné lieu à une pièce de théâtre dans la cour d’honneur du palais des Papes lors du Festival d’Avignon de 2016. Si le récit et le message initial sont restés les mêmes, la pièce montre avec force qu’ils sont universels et peuvent être racontés aujourd’hui dans un tout autre contexte, où le fascisme n’a pas besoin de se montrer en uniformes bruns. Aujourd’hui comme hier, la cupidité ne craint pas le pacte avec le diable qui désigne n’importe quel régime autoritaire engagé dans sa lutte pour le pouvoir.

L’association d’idées est peut-être brutale, mais pertinente : pour contrôler l’accès aux ressources naturelles, notamment au pétrole, de tels pactes sont aujourd’hui fréquents et créent des dépendances, selon la logique impérialiste observable aux quatre coins du monde. L’exemple du Président américain qui serre la main d’un potentat d’un pays producteur de pétrole et le sourire impénétrable d’un dirigeant chinois serrant la main de son homologue russe sont des images diffusées presque chaque jour, suscitant constamment un sentiment de malaise face à ce type de Realpolitik. En tout cas, force est de constater que les pays parmi les plus richement dotés en ressources naturelles ne sont guère des démocraties, un fait dont la théorie du libre-échange basé sur des marchés concurrentiels mondialisés fait pudiquement abstraction.

La poursuite des pratiques économiques actuelles signifie donc que seuls les marchés comptent pour assurer notre bien-être matériel et non les régimes politiques. Or, ce sont ces derniers qui fixent les conditions dans lesquelles les marchés opèrent. Selon que les règles fixées démocratiquement sont respectées ou non, il y a plus ou moins de corruption, de discrimination et de justice sociale. L’idée du progrès est le résultat de plusieurs facteurs, dont le cadre institutionnel et politique est primordial. Ce n’est donc pas exclusivement à l’économie de l’incarner et de faire croire qu’il s’exprime par un bien-être matériel en constante augmentation, mais aux citoyens. Dans ce sens, la politique a toujours priorité sur l’économie, ce que l’histoire des damnés mise en scène par Visconti illustre avec force.

La poursuite des pratiques économiques actuelles, malgré les avertissements environnementaux et sociaux alarmants, est fondée sur une science économique qui cherche à la justifier par la promotion d’une sorte de loi immuable, alors que ces pratiques sont plutôt l’expression d’une volonté politique changeante.

Depuis 1987, année de la parution du mythique rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, qui a servi de base au premier sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, il est devenu courant d’analyser l’économie dans un contexte plus large. S’intéresser à de nombreuses interactions entre l’économie, le social et l’environnement, réunies dans le concept de développement durable, est défini comme un mode de développement répondant aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de répondre à leurs propres besoins.

Le développement durable, petit à petit, a donc gagné son droit de cité. Dans certains cas, il est devenu une nouvelle tâche constitutionnelle. Lors de sa dernière révision en 1999, la Constitution de la Suisse, par exemple, a inscrit sous l’article 2 ce concept comme objectif et a précisé son contenu à l’article 73, malgré le fait qu’il ait été critiqué dès son introduction. Pour les uns, ce concept était libérateur, dans le sens qu’il semblait enfin briser la référence exclusive à l’économie pour résoudre des problèmes mondiaux. Pour les autres, ce concept ne faisait qu’ajouter à la confusion analytique et n’était qu’un autre fleuron inutile du jargon onusien. Cette dernière critique émanait surtout des économistes craignant pour leur influence auprès des décideurs, mais d’autres voix critiques se sont fait également entendre, dénonçant le ton conciliant d’un concept pas à la hauteur d’une situation de plus en plus conflictuelle.

Malgré la critique, le développement durable est entré dans les mœurs. Il connaît des variantes surprenantes dans les débats politiques actuels où tout est devenu durable : la croissance, la finance, même nos casseroles, comme si leur obsolescence n’était pas programmée. Pourtant, le message est simple : les problèmes contemporains s’analysent d’une manière interdisciplinaire et doivent être étudiés en termes d’inter et de rétroactions entre les dimensions économiques, sociales et environnementales.

Dimension économique

La poursuite des pratiques économiques courantes se veut rassurante en prétendant être la seule à garantir notre prospérité future. Si problème il y a, tôt ou tard, le génie humain trouvera la parade. Le progrès technique devient ainsi synonyme de progrès tout court. Il suffirait d’investir massivement dans la recherche et le développement, ou plus généralement dans le capital humain, notion floue, car, en tant qu’une des nombreuses composantes possibles du capital, il désigne tout investissement dans l’éducation et dans les qualifications professionnelles capable de générer des innovations. La même logique veut nous faire croire que le capitalisme ne connaît qu’un carburant, capable, à lui seul, de surmonter tous les problèmes qui se posent en dehors de l’économie : sans argent, pas de progrès.

Cette tranquille assurance a connu de nombreux chocs. Le premier, après la Seconde Guerre mondiale, s’est manifesté par l’arrêt brutal des Trente Glorieuses et une récession de 1973 à 1975, dont la cause fut sans aucun doute le doublement du prix du pétrole, décidé par l’Organisation des pays producteurs du pétrole (OPEP), afin de financer une guerre insensée contre Israël.

Au lieu d’en tirer les conséquences et de comprendre ce choc comme un avant-goût des crises énergétiques à venir, les pays consommateurs de pétrole se sont empressés de tourner la page aussi rapidement que possible pour renouer avec la croissance économique dès 1976, comme si de rien n’était. Le doublement du prix du pétrole, une décennie plus tard, a suscité une réaction similaire, mais a commencé à alerter les observateurs les plus perspicaces, en leur suggérant que la sortie de la dépendance énergétique des hydrocarbures ne serait pas une mauvaise idée. Ils n’ont malheureusement pas été écoutés par les politiciens, qui ont continué à courtiser les puissants pétroliers.

D’autres chocs ont suivi. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 était une autre occasion de repenser la dépendance occidentale des sources énergétiques venant de pays autoritaires. Plus de trente ans plus tard, lorsque l’information de l’agression russe de l’Ukraine tombe comme une colombe morte en plein vol sur des têtes incrédules, les regrets de cette occasion manquée ne sont guère sincères. Trop tard, c’est trop tard, et cela a son prix : la diminution de la dépendance de l’approvisionnement russe en hydrocarbures se paie maintenant bien plus chèrement.

C’est ainsi que les pays les plus polluants poursuivent leurs pratiques économiques bien rodées, en ajoutant une décennie de perdue à l’autre, pour remettre à plus tard la lutte contre le réchauffement climatique. En 2007, la crise financière et en 2020 la pandémie fournissaient le prétexte pour ne pas s’occuper sérieusement des enjeux environnementaux. En 2022, c’est la guerre en Ukraine qui a fourni l’événement servant à justifier la prochaine décennie perdue.

Des choses plus urgentes et plus importantes seraient à régler : restaurer les pratiques économiques courantes, en promettant une fois de plus progrès et prospérité : il faudrait renouer avec la croissance économique au plus vite et nourrir l’espoir qu’un jour le découplage de la pollution deviendra possible comme par enchantement. Ce rêve, selon lequel la poursuite de la croissance économique finit par faire baisser la pollution, fait partie des récits courants des économistes représentant le courant principal de l’histoire de la pensée. Selon eux, il faut constamment mener des réformes dans le sens de plus de marché, de plus de mobilité et de plus de flexibilité des prix, pour que la prospérité soit assurée et la pollution maîtrisée.

Afin de trouver une majorité pour une telle prescription, quoi de plus tentant que de mobiliser l’électorat avec des arguments populistes ? Le recours aux arguments xénophobes et racistes et au vocabulaire antisémite est un moyen éprouvé pour mobiliser une partie des citoyens tentés de remplacer les raisons économiques par des émotions, faisant ainsi la part belle à des courants politiques qui cyniquement n’hésitent pas à cacher leurs véritables intérêts derrière un discours discréditant l’élite dont ils prétendent pourtant faire partie. Au nom du sauvetage des emplois et de la défense du pouvoir d’achat, la tolérance pour des régimes autoritaires est également un moyen de discréditer toute politique environnementale et sociale.

Cette tactique trouve son application dans plusieurs pays, où les véritables enjeux sont noyés dans un océan émotionnel sur lequel souffle sans cesse une presse en quête de lecteurs, créant des vagues sans dévoiler les intérêts économiques bien compris des géants du pétrole. Pendant que le débat public s’agite autour de thèses mobilisatrices comme celle du remplacement de notre culture par une autre, des négociations entre des gouvernements sur le partage de l’Arctique vont bon train. Une fois que la calotte glaciaire aura fondu, l’Arctique sera le nouvel eldorado des consortiums privés actifs dans l’extraction de l’or, du pétrole, du gaz et du zinc, qui se rencontrent déjà à l’heure actuelle dans l’idyllique ville norvégienne de Bergen pour négocier les futurs droits d’exploitation.

La poursuite des pratiques économiques actuelles n’a donc aucune peine à intégrer le réchauffement climatique dans son modèle d’affaires habituel, sans que cela émeuve le citoyen occupé ailleurs. Qui dit croissance dit pétrole, et ce pétrole, grâce au réchauffement climatique, continue à couler à flots en provenance de l’Arctique dégelé. Il suffit d’être malin pour renverser la causalité : tout à coup, l’émission de CO2 ne provoque plus le réchauffement climatique, mais serait sa conséquence bénéfique. Parallèlement, l’affirmation maintes fois répétée par des compagnies pétrolières, selon laquelle il est possible de forer partout tout en préservant l’environnement, est censée rassurer l’opinion publique. Dès lors, pourquoi se gêner d’exploiter des ressources naturelles libérées par la fonte des glaces ?

Dimension sociale

Si la croissance doit obligatoirement avoir priorité, c’est parce que c’est elle, et non pas la protection de l’environnement, qui est censée générer les moyens financiers pour couvrir les dépenses sociales en constante augmentation, ce qui se vérifie aisément dans tous les domaines du social. L’étendue de la couverture sociale dépend, certes, également des primes d’assurance et des impôts dont la progressivité des taux est un bon indicateur de solidarité, mais à leur tour, ces sources de financement dépendent de la croissance économique en général, dont les fruits devraient profiter à tous par des mécanismes de redistribution.

La politique sociale se comprend donc à la lumière d’une justice redistributive, qui se manifeste par de nombreux transferts financiers entre différents groupes sociaux, comme entre les jeunes et les vieux, les bien portants et les malades, et entre les employés et les chômeurs. Théoriquement, ces transferts font partie du capital social, notion qui peut être étendue à tout effort visant la cohésion sociale et les conditions du vivre ensemble, mais son utilisation dans ce contexte n’est qu’une nouvelle manière de soumettre le social à la seule logique économique.

Les économistes ont eux-mêmes de la peine à définir le capital, ainsi que toutes ses composantes imaginables. Dans l’évolution de la pensée économique, et pas seulement depuis Karl Marx, la profession a toujours tenté de trouver une réponse à la question « qu’est-ce que le capital ? », sans jamais être unanime sur sa définition. Le plus bas des dénominateurs communs est de le comprendre comme un facteur de production, ce qui ne fait que déplacer le problème de définition d’une notion abstraite à une autre.

En tout cas, cela semble être suffisant pour affirmer la priorité que l’on accorde généralement à l’économie, ce qui reflète sans doute une hiérarchie : Le « capital », compris comme une ressource productive, est indispensable à l’économie. En l’investissant dans les innovations, il est également crucial à la croissance qui, à son tour, est indispensable au financement du social. En adage populaire, cette hiérarchie s’exprime simplement : il faut d’abord produire avant de pouvoir distribuer. L’économie d’abord, le social ensuite. La générosité doit s’incliner devant la logique des affaires.

Cette logique n’est pas dépourvue de bon sens. Elle est contenue dans le message subliminal de Max Weber, un des économistes les plus cités, lorsqu’il évoque l’éthique protestante du capitalisme, mais la justice (re)distributive n’est qu’un aspect du domaine social. La priorité accordée aux contraintes de production ne peut légitimer des pratiques économiques discriminatoires, autoritaires et irrespectueuses des droits de l’homme. La justice sociale est également procédurale et se manifeste par la manière dont l’économie est organisée.

Le progrès ne peut donc être uniquement défini en termes de capital humain ou de capital social, il est forcément lié à la promotion de la justice tout court. Le progrès social ne se manifeste pas seulement par des mécanismes de redistribution, mais également par la morale publique et par son attachement à des principes d’équité et de non-discrimination. Dans ce sens, la promotion de la démocratie et du respect des règles d’un État de droit en fait intégralement partie et va de pair avec celle du développement durable qui se réfère aux mêmes valeurs.

La prise de conscience croissante du réchauffement climatique renforce ce point de vue et me permet d’affirmer avec force qu’il ne peut y avoir une politique environnementale efficace sans réduction significative des inégalités sociales dans le monde. En fait, il s’agit d’une vérité de La Palice : souvent répétée, pas vraiment comprise et jamais appliquée, puisque tout le monde est convaincu que le pollueur c’est l’autre, et que le pauvre est responsable de son sort.

Cette affirmation s’appuie sur un constat : partout, les défavorisés et les pauvres se trouvent les plus exposés à des sources de pollution. Ils se trouvent aussi bien sur les déchèteries du tiers-monde, espérant y extraire le nécessaire pour survivre, que dans les logements de pauvres dans les pays développés, dans des zones souvent exposées à la pollution de l’air et du bruit.

Dimension environnementale

Ce sont les pays développés qui sont les plus grands pollueurs, tandis que les pays pauvres contribuent le moins aux émissions de CO2 par habitant, comprises comme principale cause du réchauffement climatique. Ce constat rend tout traité international conflictuel, car il mélange les problèmes de pollution avec ceux du développement. Il contribue notamment à expliquer pourquoi l’accord de Paris sur le climat conclu en 2015, pourtant loué comme un succès, reste si peu respecté, ce qui rend visible la confusion qui provient de l’amalgame des problèmes environnementaux et du développement. Le développement, souvent abordé dans l’esprit de la croissance économique comprise comme l’unique remède contre le sous-développement, serait mieux servi par des investissements massifs dans l’exploitation des ressources naturelles sans trop se soucier de la pollution.

Cette approche relie à nouveau l’environnement à la croissance économique par une notion floue et sommaire, le « capital », dont l’une des composantes est définie comme capital naturel, ce qui soumet la protection de l’environnement également à la logique économique. Or, l’environnement devrait plutôt être relié non pas à la croissance économique, mais au concept de développement qui est plus vaste, car il implique la prise en compte du choc de cultures et la réduction des inégalités sociales. La politique de protection de l’environnement ne peut donc se servir uniquement des instruments économiques. Elle doit également compter sur des actions concrètes dans les domaines culturels et sociaux, montrant une voie de sortie de la misère pour la population concernée. Le lien entre politique environnementale et politique sociale est donc devenu une évidence.

Les pays en voie de développement réclament des pays développés le paiement de mesures antipollution, tandis que les pays développés font valoir un argument implacable : il faut dépolluer au moindre coût. Au nom de l’efficacité économique, il faudrait donc prioritairement prendre des mesures dans les pays en voie de développement où les coûts des mesures antipollution sont plus bas, et non pas là où la pollution par tête est la plus élevée.

Cet argument est bien connu sous le raccourci NIMBY (Not In My Back Yard), ce qui signifie littéralement traduit : « Pas dans mon arrière-cour ». Il n’est rien d’autre que l’expression d’une égocentricité collective, selon laquelle c’est aux autres de fournir des efforts. Quant à soi, rien ne doit perturber ses propres habitudes. Au nom de la logique économique, cette attitude est parfaitement rationnelle. Elle a inspiré les compagnies aériennes à proposer à leurs clients un supplément de prix pour compenser les émissions de CO2 causées par leur vol. Ces montants ainsi encaissés financent ensuite des projets environnementaux dans le tiers-monde. Au niveau individuel, des oppositions locales farouches à l’implantation d’éoliennes se servent également de cet argument et des pays entiers songent à dépolluer au moindre coût à l’étranger, afin que leurs citoyens ne doivent pas changer leurs habitudes.

Les économistes sont convaincus de l’importance des prix. Les prix de tout ce qui pollue devraient augmenter, et les prix de tout ce qui ne pollue pas devraient baisser. Ce raisonnement est simple et net : un changement relatif des prix serait la meilleure manière d’obtenir un changement comportemental, mais chaque fois que cette recette est mise en place, le monde politique obéit à son réflexe électoraliste et installe vite un plafonnement. À peine l’invasion russe de l’Ukraine avait-elle commencé que les députés européens voulaient des mesures plus fortes pour lutter contre les prix élevés de l’énergie. La défense du pouvoir d’achat des consommateurs continue à avoir priorité sur le réchauffement climatique. En même temps, cela retarde la transformation de l’approvisionnement énergétique des sources renouvelables. Les rentes provenant de l’exploitation des hydrocarbures sont ainsi défendues avec succès.

Cela ajoute aux décennies d’inaction passées, sans doute une autre décennie perdue. En attendant, faut-il se réjouir que, dans les contrées du centre et du Nord de l’Europe, un climat méditerranéen devienne courant ? Il serait d’autant plus agréable à supporter si tout le monde installait des climatiseurs en toute insouciance, sans s’interroger sur la provenance de l’électricité supplémentaire nécessaire pour les faire fonctionner. Après tout, elle est une énergie propre, comme la publicité ne cesse de nous le répéter, de quoi éteindre toute éventuelle mauvaise conscience naissante.

Les conséquences sont répertoriées dans le dernier rapport du GIEC. La poursuite des pratiques actuelles augmente les émissions de CO2 – après un léger repli dû à la Covid, laquelle a entraîné un ralentissement mondial des activités économiques – et repousse la réalisation de l’objectif de plafonnement au-dessous de 2 °C aux calendes grecques. Pas besoin d’attendre, il est déjà devenu illusoire aujourd’hui.

Interactions

Les liens entre les dimensions économiques, environnementales et sociales créent des interactions, dont une approche centrée sur les seuls enjeux économiques fait abstraction. Cette approche s’impose à la politique de régulation du développement durable. Cette exclusivité n’est pas sans arrière-pensée : une fois de plus, le « tout économique » est un argument au service des groupes d’intérêt qui aspirent aux commandes de nos sociétés avec force et beaucoup de moyens. Les relations entre l’économie, l’environnement et le social ne sont peut-être pas complètement niées, mais sont traitées comme quantités négligeables ou externes à la logique économique. Ce qui compte, ce sont les intérêts les mieux exprimés, au niveau d’une firme par des profits substantiels, et au niveau global par des taux de croissance élevés.

La combinaison des dimensions économique, environnementale et sociale permet de définir trois leçons pour la conduite d’une politique environnementale :

–l’interaction entre l’économie et l’environnement devrait inciter à une politique qui ne compte pas seulement sur le progrès technique. Au lieu de continuer à traiter l’environnement comme une variable exogène au marché afin de pouvoir, une fois de plus, le soumettre à la seule logique économique, elle nous invite à réfléchir également sur un renversement possible de causalité. Au lieu de traiter l’environnement comme variable exogène à l’économie, c’est l’économie qui est traitée comme variable exogène à la nature. Ce renversement est à l’origine de nombreuses études des écosystèmes et donne lieu à de nouveaux concepts, comme la capacité de charge ou les empreintes écologiques des activités économiques courantes. Il a notamment inspiré une nouvelle législation qui exige une étude d’impact environnemental préalablement à la réalisation de projets d’investissements d’envergure ;

–l’interaction entre l’économie et le social devrait conduire à mettre en œuvre une politique s’inspirant des deux. Au lieu de prétendre que la croissance est indispensable pour financer le social, il faudrait également accepter que, dans certains cas, la causalité soit inverse. Le respect des principes de justice sociale renforce la motivation de chacun pour contribuer au mieux à l’effort productif. Enfin, les instruments économiques, comme une taxe sur les carburants, doivent être impérativement accompagnés par des mesures sociales compensatoires, afin d’atténuer l’effet d’exclusion exercé par la hausse de prix ;

–l’interaction entre le social et l’environnement devrait conduire à une politique active contre la famine, l’illettrisme, la maladie et toutes formes de discrimination dont les pauvres sont victimes. Ces mesures doivent donc être prises impérativement en complément d’une prescription qui ne compte que sur la promotion économique pour traiter les questions environnementales et sociales.

Ces trois interactions, prises dans leur ensemble, contribuent à délimiter le concept du développement durable, qui devrait dès lors remplacer la croissance économique comme principale référence utilisée dans les débats publics. Nous en sommes loin. De nombreux politiciens ont, sans crier gare, préféré remplacer ce concept par celui de croissance durable, qui est un non-sens par excellence. La croissance est un concept exclusivement économique, tandis que le développement durable, se référant à plusieurs dimensions, conteste radicalement cette exclusivité.

Cet état des lieux ne serait pas complet si je ne mentionnais pas les efforts qui ont été entrepris pour adapter les pratiques actuelles à ces défis largement reconnus. De nombreuses entreprises ont compris les enjeux et s’efforcent de promouvoir des mesures antipollution. Elles ont donc, l’une après l’autre, surmonté leur premier réflexe de « faire comme si » et de dépenser, parfois sans compter, des montants considérables pour la publicité verte.

Cet écoblanchiment se pratique peut-être de moins en moins, mais, comme les entreprises cherchent continuellement à augmenter leur chiffre d’affaires, leurs efforts pour mieux protéger l’environnement restent souvent insuffisants. C’est peut-être le taux de croissance de leurs émissions de CO2 qui diminue, mais pas leur volume. Ce résultat est toujours mieux que rien, mais il est trop souvent utilisé comme alibi dans la lutte contre la pollution.

Je me souviens d’un entretien, il y a bien des années déjà, avec le responsable d’une multinationale pharmaceutique, pourtant sensibilisée très tôt aux problèmes environnementaux à la suite d’un grave accident chimique, qui me confiait que les problèmes environnementaux avaient été traités avec négligence dans le passé. Il m’avoua en toute franchise que son engagement était sans cesse contré par la volonté d’expansion de sa firme. Tout en poursuivant ses efforts vers une transition verte, son entreprise est engagée dans une course où elle pare au plus pressé à court terme, tout en comptant à long terme sur de futures innovations pour réduire le niveau absolu des émissions polluantes. La transition écologique est donc sans cesse remise à plus tard.

Le monde politique sait pertinemment que l’objectif de l’accord de Paris, qui vise à maintenir le réchauffement climatique au-dessous de 2 °C., nécessite des émissions négatives. Des expériences pilotes allant dans ce sens existent pour le captage et le stockage de CO2 dans le sous-sol par exemple, mais nos connaissances actuelles sont encore insuffisantes pour mettre de telles mesures en pratique à large échelle. Au niveau d’une firme comme au niveau macroéconomique, le salut est attendu du progrès technique, le mieux servi par des marchés concurrentiels.

Ce potentiel sauveur s’avère peu opérant dans le domaine social. Nombreux sont ceux qui attendent du progrès technique qu’il réduise les inégalités sociales, mais, si c’était le cas, cela se saurait. Qu’il alimente sans cesse la croissance économique est le seul fait établi. Le lien causal entre croissance et diminution des inégalités sociales reste, malgré de nombreuses études disponibles pour tenter de le prouver statistiquement, un récit de ruissellement vers le bas qui relève du conte de fées et qui n’existe qu’aussi longtemps que l’on y croit.

Les raisons pour lesquelles ce ruissellement n’a pas lieu dans de nombreuses situations concrètes tiennent à la fois à la mobilité internationale des capitaux, déplaçant les fruits de la croissance d’un pays à l’autre sans que les pauvres en bénéficient, au blocage de la mobilité sociale, conséquence d’un accès non garanti pour tous à l’éducation, de la persistance de pratiques discriminatoires et du poids des habitudes tributaires de cultures différentes.

Les pratiques actuelles ne résolvent donc ni la crise environnementale ni les tensions sociales croissantes qui s’observent dans de nombreux pays. De toute évidence, elles ne peuvent se poursuivre. Se pose alors la question lancinante de notre capacité à prévoir, sachant que « ce qui était hier sera demain » n’est qu’une extrapolation trompeuse pour rassurer les dupes.

CHAPITRE 2

UNE SCIENCE OCCULTE : LES PRÉVISIONS

Depuis ses origines, la science économique s’est interrogée sur sa nature, ses objectifs, ses méthodes et ses instruments. Elle n’a jamais réussi à convaincre qu’elle était une science dans le sens des sciences naturelles, où des résultats peuvent être reproduits dans les mêmes conditions, indépendamment du lieu et du temps. Elle fait partie de la grande famille des sciences sociales et humaines et doit composer avec le fait qu’elle se meut sur un terrain d’observation vague, sans cesse ballottée par des événements sociaux et historiques changeants.