L'Égypte éternelle - Jehan d' Ivray - E-Book

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Jehan d' Ivray

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Beschreibung

La première impression ressentie par l’Européen d’il y a trente ans, en arrivant à Alexandrie, était un sentiment de surprise. Cette surprise dégénérait vite en stupéfaction. Dès que le paquebot avait jeté l’ancre dans le port, une nuée de farraches (portefaix) vêtus du large pantalon de toile serré aux chevilles, coiffés du tarbouche à forme de chéchia propre aux Alexandrins, se précipitaient sur le malheureux voyageur. Ils criaient tous de si bon cœur que les coups de bâton des drogmans accourus en hâte parvenaient à peine à leur imposer silence. L’arrivant, devenu leur proie, devait lutter avec la même énergie pour défendre à la fois et sa personne et ses bagages.

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JEHAN D’IVRAY

L’ÉGYPTE ÉTERNELLE

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833192

A JEAN DE BONNEFON

AVANT-PROPOS

Le temps n’est plus où, sur la foi du vieil Homère, Hérodote s’écriait au IIe livre de son histoire : « Aller en Égypte ; voyage long et difficile ! »… De nos jours, rien ne s’oppose à ce que la traversée, jadis périlleuse et interminable, ne s’accomplisse avec la rapidité et le confort souhaités par les plus exigeants de nos modernes touristes.

Sans la guerre, dont les effets se manifestent encore dans toutes les branches, on pourrait, à L’heure présente, se rendre de Marseille à Alexandrie en moins de trois jours.

Malgré les retards apportés aux améliorations projetées, il n’en demeure pas moins que ce « voyage long et difficile » ne constitue plus qu’une promenade.

Bientôt, on ira plus vite, et plus volontiers, visiter les Pyramides, que l’on ne se rend aux Pyrénées ou au Mont-Blanc.

Alors, insensiblement, se déchirera le voile mystérieux et charmant derrière lequel s’abrite encore la vieille terre pharaonique ; le passé de ce pays merveilleux n’aura plus rien qui nous étonne et nous attire. Déjà, l’Égypte des Ptolémées et celle des Khalifes, si proche de nous, semblent faire partie de notre histoire. Il en reste bien peu de choses. Pourtant, les Latins que nous sommes ne peuvent, sans émotion, contempler ces lieux où se déroulèrent les plus belles, les plus ardentes phases de la vie d’Antoine et de celle de César. Les Français ne sauraient non plus fouler avec indifférence le sol brûlant où coula le sang des soldats de Bonaparte.

Ils ne pourront regarder les yeux secs, la demeure branlante mais encore debout où vécurent les savants amenés par le général en chef et qui, les premiers, étudièrent sur place et répandirent dans le monde cette science connue depuis sous le nom d’Égyptologie.

Pour cela, il est bon de se hâter et de regarder l’antique patrie de Menès et d’Aménophis avant qu’elle ait perdu tout à fait ce cachet spécial qui, si longtemps, fit d’elle la nation privilégiée dont chacun parle et que tous ignorent ; terre de beauté dont le plus infime grain de poussière portait une gloire, terre de grandeur où naquit, dans un âge que notre imagination rapproche du rêve, la première civilisation africaine.

L’Égypte, plus qu’aucun pays, mérite d’être connue. Les événements extraordinaires de ses trois époques, si parfaitement distinctes : époque pharaonique, époque gréco-romaine, époque des Khalifes, la parent d’un nimbe unique. Au milieu des difficultés sans nombre qui lui furent créées par les différents usurpateurs, le malheureux indigène s’est constamment débattu sans faiblesse. Il a su garder non seulement ses coutumes ancestrales et sa proverbiale sérénité, mais le type même de sa race s’est conservé parmi ceux que les races étrangères n’ont point approchés. Il suffit de parcourir les villages du Delta ou de la Haute-Égypte pour se rendre compte que tels vous accueillent les paisibles habitants de l’Isbeh perdue dans la vaste plaine, tels les contemporains de Ramsès durent aussi venir sur le pas des portes recevoir l’hôte envoyé par Amon ou par Osiris.

L’Islam, malgré sa puissance, n’est point parvenu à changer l’âme de ce peuple essentiellement agriculteur.

Nulle part comme en Égypte ne s’accuse la différence existant entre le Fellah, le véritable homme des bords du Nil, et le citadin, qu’il soit commerçant, employé ou fonctionnaire, ce dernier ayant pris aux différents colons qui l’entourent, un peu des idiomes et des manières de tous les pays.

Le Fellah est demeuré semblable à ses pères, humbles sujets des Osortasen, des Aménophis et des Seti. Celui qui pourrait en douter encore n’a qu’à parcourir les salles du Musée des Antiquités au Caire, ou plus simplement celles du Louvre. Il retrouvera non seulement sur les momies dont les traits ont gardé leur forme, mais sur les innombrables statuettes de pierre ou de bois, le même front large, les mêmes méplats un peu saillants, les mêmes oreilles placées plus haut que les nôtres, la même bouche sensuelle et bonne. Il remarquera en outre la beauté des mains et l’extrême petitesse des pieds chez les femmes, les attaches d’une finesse parfaite, enfin les grands yeux lumineux auxquels les anciens artistes surent si bien imiter la vie en plaçant dans l’orbite de leurs statues un globe de quartz, au milieu duquel était un clou sombre imitant à s’y méprendre la pupille humaine. Mais plus que tout, le curieux remarquera l’altitude d’abandon et de passivité absolue que les figures rendent à merveille. La reproduction du Cheick-el-Beled se rencontre en Égypte encore fréquemment parmi les hommes de la génération actuelle. J’ajouterai que moi-même ai pu cent fois reconnaître dans les harems, le visage des princesses d’autrefois sur celui des femmes qui m’entouraient. Il ne leur manquait que le pschent hiératique et les innombrables petites tresses pour faire d’elles autant de Hofert-Hari ou d’Isénophré.

Les classes élevées offrent, au contraire, un mélange extraordinaire de races. Ce fait doit être attribué aux alliances avec des femmes étrangères, turques, circassiennes ou grecques des Iles, autrefois esclaves ou seulement issues de mères esclaves et légitimées par la suite. Quelques Abyssines sont venues aussi de leurs montagnes lointaines, apporter dans la famille égyptienne le contraste de leur sang noir. Seul, le peuple demeure immuable, et si forte est là-bas la puissance du sol, qu’après trois ou quatre générations, l’étranger vivant au village prend, lui aussi, les coutumes et les allures du véritable Égyptien. Ceux qui de père en fils n’ont pas quitté l’Égypte depuis un siècle, ne la quitteront jamais.

L’Égyptien lui-même, contrairement à tant d’autres, ne s’acclimate pas en Europe. Il y fait volontiers ses études, y retourne souvent quand ses moyens le lui permettent. L’idée ne lui viendra pourtant pas de s’y fixer. Toujours, sur les bords de la Tamise comme sur les rives de la Seine, dans les plus aimables villes de Suisse ou d’Italie, n’importe le lieu où il essaie d’oublier son ennui ou de distraire son habituelle nonchalance, l’Égyptien regrette le Nil. Il soupire après ses terres toujours vertes, les plaines grasses, les dattiers généreux et le ciel éternellement pur de sa patrie enchanteresse.

Cet horizon sans bornes, cette terre presque toujours pareille pour des yeux européens, qui très vite s’en lassent, résument pour l’indigène l’axe du monde. La montagne, les collines, les arbres séculaires de notre Europe déplaisent à l’Égyptien, qui n’est heureux qu’alors que ses regards embrassent toutes les terres qui l’entourent et qu’il peut voir se lever, au ras du sol, les astres qui amènent invariablement le retour du jour ou de la nuit. Ce n’est pas impunément que ses pères consacrèrent le culte d’Ammon-Râ, dieu solaire. En vérité, aucun peuple n’a gardé ce culte aussi bien que lui. Le Fellah a horreur de l’arbre qui « cache la lumière » et retarde la maturité de la récolte. Si quelque sycomore s’avise de pousser trop vite dans son champ, créant de l’ombrage, immédiatement il l’arrache… quitte à aller s’étendre sous celui de son voisin à l’heure de la sieste, quand la chaleur devient trop ardente. Un archéologue musulman, Aly-bey-Bahghat, qui s’est occupé particulièrement de la période arabe, m’a affirmé que d’immenses forêts recouvraient l’Égypte au commencement du moyen âge et que les Fellahs, peu à peu, les avaient détruites. L’existence de ces forêts expliquerait l’amour que les anciens portaient à la chasse dont on retrouve des scènes nombreuses sur les peintures et les bas-reliefs du temps. Aujourd’hui, seuls les Européens risquent quelques modestes coups de fusil à l’époque du passage des cailles et des canards sauvages. L’indigène, lui, ne se sert guère de son arme (quand il en possède) que pour les voleurs ou les animaux nuisibles. La plupart du temps il prend le gibier au piège et à la glu. Les cailles sont vendues vivantes, en cage de dix ou de vingt-cinq.

J’ai dit que l’Égyptien aime passionnément son pays. Il l’aime sans chercher à raisonner ses sentiments, uniquement parce que depuis toujours ses aïeux ont comme lui contemplé ce sol et ce fleuve béni entre tous et qui, grâce à ses inondations régulières, lui donne le blé d’où il retire son pain, le coton qui l’a rendu riche, le trèfle qui nourrit ses bufflesses, le maïs et la canne à sucre, sources de tant de biens. Un jour, on est venu lui dire que ce pays était menacé, on a éveillé en lui l’idée de patrie, et voici qu’une pensée nouvelle a germé sous ce front paisible. Ce qui pour les hommes turbulents des villes s’appelait nationalisme est devenu, chez ces simples, le patriotisme le plus pur.

On a vu d’humbles femmes fellahas donner sans hésitation pour « la cause » leurs économies et leurs bijoux. Des notes que j’ai eues sous les yeux, il résulte que les recettes les plus fructueuses réalisées par le parti sont venues de ces paysans qui, assez avares d’ordinaire, se sont dépouillés sans un regret pour subvenir aux frais d’entretien de la délégation envoyée en Europe.

Et si étonnante que la chose puisse paraître, ce ne sont pas ceux-là qui ont fait les révolutions. Ils les ont subies, voilà tout. L’expérience m’a montré qu’à chaque émeute, le Fellah n’avait qu’un désir : s’échapper, fuir les coups de feu et les mitrailleuses. Essentiellement pacifique, il sait que les soulèvements ne mènent à rien, il demande seulement qu’on lui laisse ce qu’il possède, le peu de bien qu’il hérita de ses pères et qu’il souhaite transmettre de même aux enfants issus de sa chair.

La femme fellaha, essentiellement travailleuse et économe, reste la forte tête du ménage, comme ses sœurs de l’époque pharaonique. Elle achète, vend, trafique à sa guise, et si le sort veut qu’un petit commerce lui échoie dans quelque bourg important, elle réalise des gains appréciables, tient boutique aussi bien que l’homme le mieux averti. La polygamie, qui d’ailleurs de plus en plus tend à disparaître, n’est même pas un obstacle à son bonheur. Le plus souvent, le mari ne prend une seconde épouse que quand la première a vieilli. Alors celle-ci goûte, dans l’orgueil de demeurer la maîtresse absolue du logis ou de la boutique, une joie qui compense ce partage dont elle ne voit que l’utilité. La seconde épouse est une aide, plus jeune, plus forte, sur laquelle elle se décharge des fonctions pénibles. Si « l’ancienne » a eu la chance de donner au ménage un ou plusieurs garçons, son autorité demeure pour toujours assurée. Même désirable et belle, la nouvelle venue sera Sa servante.

Évidemment, il y a des jalouses. Quelques crimes de temps à autre se commettent dont la justice est le plus souvent impuissante à dénouer la trame ténue. Mais ne s’en commet-il pas chez nous ? A balances égales, même avec le partage, la femme égyptienne se montre moins révoltée, uniquement parce qu’elle est aussi plus croyante que la majorité de nos paysannes modernes. Elle se soumet au sort qu’elle ne peut éviter et, dans l’espoir de mériter une vie meilleure, elle supporte la vie présente sans récrimination ni colère.

Étonnamment assimilable, elle donne les satisfactions des plus rapides, sitôt qu’on entreprend de la dégrossir et de l’instruire, et provoque l’étonnement et la fierté de celles qui consentent à entreprendre cette tâche. Elle apprend ce qu’on veut et ne l’oublie point.

Les événements qui se sont succédé en Égypte durant le cours de ces dernières années, ont prouvé que la femme égyptienne, de la plus humble paysanne à la plus grande dame, savait comprendre les aspirations du peuple, les défendre au besoin avec cette éloquence qu’on ne saurait, sans injustice, lui dénier.

Le jour, lointain peut-être, mais que chaque heure rapproche, où l’instruction, en pénétrant davantage dans le cœur de la nation, aura fait de cette femme, encore ignorante, l’égale de ses compagnons et de ses frères, une surprise profonde nous sera réservée.

Il faut avoir vu comme moi l’application des petites filles sur les bancs des écoles chrétiennes ou israélites, il faut aussi avoir constaté la facilité extraordinaire avec laquelle elles s’accoutument, en quelques mois, tant à la pratique des langues européennes qu’à nos mœurs, — cependant si différentes de celles de leur famille, — pour comprendre ce que l’on peut obtenir de pareils sujets.

J’ai connu des jeunes filles élevées chez nos religieuses, mariées à peine nubiles, et luttant de toutes leurs forces contre les préjugés de la famille qui voulait les obliger à vivre en esclaves, sous la tutelle de la mère de l’époux. Vivre seule avec son mari, avoir un appartement ou une maison que l’on gouverne, constitue encore une licence blâmable. Eh bien ! mes petites amies ne craignaient point d’affronter les foudres de la société en essayant de se créer un foyer à l’instar des Européennes. J’en sais qui, fortes de l’appui de leur mari, sont parvenues à faire de leur maison de véritables nids confortables que n’encombrent plus les parasites d’antan. Même, ô stupeur ! elles accompagnent parfois leur seigneur et maître soit à la promenade, soit en quelque « home » où règne le même esprit de modernisme et où les attend un autre jeune ménage, avide comme le leur d’indépendance et de civilisation. J’ajouterai que l’épreuve a parfaitement réussi.

Il est impossible de mesurer la somme de courage, l’effort magnifique de volonté que de tels actes représentent parmi la majorité des femmes égyptiennes. Quand viendra le temps où les exceptions seront généralité, l’Égypte du siècle dernier aura disparu. Une autre âme se lèvera de ce peuple longtemps courbé sous le joug qui le fit esclave. Avec ou sans les Anglais, ce peuple trop mal connu est en train de marcher si rapidement vers le progrès qu’il aura tôt fait de l’atteindre. Il est même à souhaiter qu’il n’y parvienne point trop vite. On ne saurait assez répéter à la jeunesse égyptienne qu’elle demeure la gardienne sacrée du passé de son pays ; elle se doit de ne point faillir à la lourde tâche qui lui incombe. Détruire peut sembler parfois utile, conserver est mieux. Le jour où les enfants des bords du Nil connaîtront comme il convient l’histoire merveilleuse de leurs anciens rois, leur orgueil goûtera une joie profonde et ils prendront soin de rendre à leur patrie la gloire et la grandeur d’autrefois. Mais ce jour-là aussi, beaucoup de ces choses qui nous rendirent si captivante la vallée du Nil et ses villes inattendues, le désert et les villages si curieux à observer, les intérieurs si intéressants à visiter, tout cela aura disparu. C’est pourquoi il faut se hâter de tracer ces lignes où j’ai essayé de mettre un peu de toutes mes impressions d’une époque qui n’est pas encore le passé, mais qui n’est déjà plus le présent de l’Égypte.

 

L’Égypte éternelle

L’ÉGYPTE QUI S’EN VA

La première impression ressentie par l’Européen d’il y a trente ans, en arrivant à Alexandrie, était un sentiment de surprise. Cette surprise dégénérait vite en stupéfaction. Dès que le paquebot avait jeté l’ancre dans le port, une nuée de farraches (portefaix) vêtus du large pantalon de toile serré aux chevilles, coiffés du tarbouche à forme de chéchia propre aux Alexandrins, se précipitaient sur le malheureux voyageur. Ils criaient tous de si bon cœur que les coups de bâton des drogmans accourus en hâte parvenaient à peine à leur imposer silence. L’arrivant, devenu leur proie, devait lutter avec la même énergie pour défendre à la fois et sa personne et ses bagages.

La ville, très peuplée, très animée, montrait déjà de larges artères parées d’immeubles européens. De beaux attelages parcouraient les rues Mais l’œil demeurait quand même amusé par une suite de tableaux aussi pittoresques qu’inattendus : longues charrettes indigènes garnies à se rompre d’une troupe de femmes du peuple, hermétiquement enveloppées dans leur habara de cotonnades teintes à l’indigo ; porteurs d’eau traînant leurs pieds nus, l’échine ployant sous le faix de la peau de bouc gonflée jusqu’au bord et arrosant doucement les trottoirs sur leur passage ; nègres couronnés de plumes d’autruche, le front pourvu d’un morceau de miroir où le soleil allumait de courtes flammes, le torse entouré d’une sorte de tutu parsemé de coquillages… Tout cela a complètement disparu. La ville d’Alexandrie, la capitale des Ptolémées, a pris aujourd’hui l’apparence d’une cité quelconque, plus italienne qu’égyptienne, assez semblable aux autres ports de la Méditerranée.

Pour le Caire, le changement s’accentue encore. L’ancien siège du Khalifat gardait, vers les premiers mois de 1890, un cachet d’orientalisme intense. Si les romantiques tels que Flaubert, Théophile Gautier et Jules Janin n’eussent point reconnu la place de l’Esbekieh de 1850, du moins se fussent-ils immédiatement retrouvés dans les innombrables ruelles bordant les nouveaux quartiers. La gare même ne les eût point surpris ; à peine franchi le seuil de ce monument plus que modeste, les regards de l’étranger étaient immédiatement attirés par la diversité des spectacles qui se multipliaient tout le long du jour devant la station. Alors, les bourriquiers étaient rois. Les ânes se voyaient partout. Malgré d’assez nombreuses voitures de louage, le joli baudet du Caire demeurait le mode de locomotion préféré. Seuls, les pachas et les femmes de grande famille s’offraient le luxe des coupés de prix ; tous les autres allaient tranquillement au trot rythmé de leurs montures. Même les Européens ne dédaignaient point cette façon archaïque de promenade. On pouvait voir de doctes professeurs traverser les places, haut perchés sur les selles de velours, tandis que l’ânier, plein de prévenances, tenait gentiment le parasol de soie écrue, invariablement doublé de vert, au-dessus de la tête du cavalier mal protégé du soleil par la calotte rouge qui est de rigueur pour les employés du gouvernement.

On retrouvait les porteurs d’eau et les danseurs nègres d’Alexandrie avec, en plus, d’innombrables processions de confréries musulmanes, dont la gravité était coupée par la gaîté des circoncisions et des mariages, cortèges bruyants et presque continus.

Enfin, même dans les quartiers les plus neufs, on sentait battre le cœur ardent de la vieille cité musulmane. Il n’était pas besoin d’aller au fond des antiques venelles de Saïda-Zénab, ou de Darb-el-Gamamiz pour en respirer les odeurs. Oh ! ces odeurs du Caire ! mélange subtil de cannelle, de clous de girofle, de poivre et de santal confondus, fragrances bizarres de fleurs ignorées de nos contrées, anbars et fohls dont, après tant d’années, je crois encore retrouver l’arôme… tout cela joint aux exhalaisons des fruits trop mûrs, à l’infect parfum de la helba dont les femmes du peuple demeurent imprégnées, à l’étrange relent du tamra-hena (henné frais), compose à la ville des Toulounides une atmosphère spéciale que l’on ne peut oublier quand on l’a une seule fois connue.

Si l’extérieur étonnait le nouvel arrivant, l’intérieur devait encore le surprendre davantage.