Au cœur du Harem - Jehan d' Ivray - E-Book

Au cœur du Harem E-Book

Jehan d' Ivray

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

J’ai ressenti ma première impression d’exil dans le port de Naples. J’ai souvent revu cette rade merveilleuse. Sous de brûlants midi de juillet, par de paisibles soirs de mai, en octobre alors que sous le vélum d’un ciel azuré, d’un ciel sans nuages, les arbres secouaient au vent du large leurs branches légères, alors que le parfum troublant des fleurs innombrables et l’odeur forte des algues marines passaient en effluves violents et délicieux… Ces jours-là, j’ai connu, sous ce ciel et dans ce port, la douceur de vivre.
Mais à mon premier passage, après l’émouvante anxiété du péril à peine évité, dans la surprise de mon ignorance, mes dix-sept ans s’épouvantèrent devant l’inconnu de cette ville, où nous abordions à la nuit noire et par une mer démontée.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



JEHAN D’IVRAY

AU CŒUR DU HAREM

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833307

A Monsieur G. Maspéro

A l’évocateur magnifique de l’Égypte ancienne je dédie cette étude de l’Égypte moderne en témoignage de haute estime et de grande admiration

Jehan D’IVRAY

Au Cœur du Harem

I

J’ai ressenti ma première impression d’exil dans le port de Naples. J’ai souvent revu cette rade merveilleuse. Sous de brûlants midi de juillet, par de paisibles soirs de mai, en octobre alors que sous le vélum d’un ciel azuré, d’un ciel sans nuages, les arbres secouaient au vent du large leurs branches légères, alors que le parfum troublant des fleurs innombrables et l’odeur forte des algues marines passaient en effluves violents et délicieux… Ces jours-là, j’ai connu, sous ce ciel et dans ce port, la douceur de vivre.

Mais à mon premier passage, après l’émouvante anxiété du péril à peine évité, dans la surprise de mon ignorance, mes dix-sept ans s’épouvantèrent devant l’inconnu de cette ville, où nous abordions à la nuit noire et par une mer démontée.

Grandie à Cette, je ne craignais guère les ennuis physiques de la traversée ; tangage et roulis n’étaient point pour surprendre celle dont les premiers plaisirs avaient été les dangereuses promenades en youyou, qu’elle ne dédaignait point de conduire.

Mais je n’avais jamais été plus loin que Marseille et je n’avais non plus jamais essuyé de véritable tempête, sur un grand vaisseau, et par un gros temps.

Déjà, un accident de machine nous avait immobilisés quinze heures à La Ciotat. L’Ebre qui nous emportait était trop endommagé pour continuer sa route ; il fallut transborder sur le Peluse.

Ici se place le premier événement curieux parmi le chapelet de mes souvenirs. Durant le temps qu’on déchargeait les marchandises, nous avions pris la route des champs, en ce pays que nous ignorions. Nous suivîmes un petit sentier fleuri d’aubépines et tout à coup, nous nous trouvâmes dans le cimetière de La Ciotat.

Le soir tombait. Une brise légère passait sur nos têtes, charriant le parfum des premières fleurs du printemps. Cher printemps de mon doux pays de France, que je n’ai plus revu, jamais…

Nous nous assîmes sur une pierre tombale, l’âme noyée d’une tristesse infinie. Sur un mûrier, tout près de nous, le rossignol égrenait ses trilles, l’heure était à la fois si profondément douce et si voluptueusement mélancolique, que je ne savais plus si j’étais heureuse, ou si je détestais la vie, dans ce champ de mort qui semblait un jardin de rêve.

Et voici qu’une chose extraordinaire se produisit. Autour de nous, des oiseaux bizarres passèrent. Toutes les couleurs du soleil couchant brillaient sur leurs plumes ; et de chaque arbre et sur chaque tombe, un perroquet s’envolait en poussant des cris aigus. Je me crus le jouet d’une subite hallucination. La vérité était bien plus simple. Un navire marchand, chargé de ces bêtes qu’il emportait d’Anvers, avait fait naufrage, la veille, sur nos côtes et les perroquets peuplaient la contrée… Avec eux, la Magie de l’heure s’était évanouie…

Le lendemain, le Peluse nous recevait ; il devait nous conduire à Alexandrie…

A peine étions-nous en route, le vent nous prenait de côté, et jusqu’à Naples les violons ne quittèrent plus les tables.

Deux heures du matin sonnaient à bord, quand, à la lueur fulgurante des éclairs, j’entrevis la vieille Parthénope. Le Vésuve lançait dans le ciel obscur, de minces fusées lumineuses et de hautes colonnes de fumée que l’opacité des ténèbres ne permettait pas d’apercevoir. Tous les passagers raisonnables demeuraient sagement dans leurs couchettes ; mais mon mari pas plus que moi, n’étions de ceux-là…

Notre jeunesse étouffait sur ce navire, et nous voulions en sortir coûte que coûte : aussi acceptâmes-nous avec enthousiasme la proposition du docteur, qui, en bon confrère, s’était offert à guider mon mari et moi-même, dans la ville inconnue.

J’ai souvent pensé depuis à cette promenade originale sur les quais de Naples, et dans la rue de Tolède en pleine nuit, sous une pluie diluvienne…

Nous avions d’abord voulu marcher pour nous dégourdir les jambes, mais le roulis nous avait trop éprouvés, nous ne savions plus… La pluie qui nous fouettait, et le vent qui faisait rage, rendaient notre équipée si désagréable, qu’il nous fallut accepter les bons offices d’un cocher noctambule : il dut nous trouver grotesques, mais l’appât d’un gros pourboire le rendait obséquieux.

Le jour nous surprit sous les colonnades de l’église San Ferdinando qui fait face au théâtre San Carlo.

Ah ! le triste matin !…

Malgré que l’on fût dans la semaine pascale, on eût dit la brume grisâtre d’une aube hivernale. Le soleil ne se décidait pas à se montrer… Et de cette aurore sur la terre italienne, à mon premier réveil hors du joyeux pays natal, une mélancolie profonde m’enveloppait… Je m’étais fait une Italie de rêve dans mon cerveau de petite fille, et voici que je retrouvais les brouillards glacés des cités du Nord, avec la note si vulgaire du peuple de Naples, note originale et amusante, sous un clair soleil, mais triste à mourir par ce temps des contrées boréales. Aux fenêtres, des loques sordides pendaient lamentables… dans les rues encore salies par la boue de plusieurs jours, des immondices traînaient, écorce d’orange, pelure de pommes et de courges, résidu de tomates écrasées ; un relent pestilentiel se dégageait de ces détritus et, dans le jour naissant, sous le ciel livide, les voix nasillardes des premiers marchands ambulants montaient étrangement monotones et grossières à la fois.

Nous errâmes jusqu’à midi. Le soleil décidément ne voulait pas se montrer ; et ce fut sous la pluie encore qu’il nous fallut regagner le bord, où nous fûmes accueillis par les railleries de nos compagnons de route.

Ceux-ci bien reposés par la première nuit tranquille depuis Marseille, lestés d’un lunch copieux, et chaudement couverts, nous regardaient d’un œil ironique… Et je me figure que nous devions en effet faire triste mine avec nos vêtements trempés, nos cheveux ruisselants d’eau et nos visages défaits de promeneurs nocturnes. Mais c’est le miracle de la jeunesse que les plus violentes fatigues s’effacent sur des fronts d’adolescents, après quelques minutes de délassement et un bon repas. Une courte sieste, une tasse de thé, une tranche de rosbif, suffirent à nous rendre nos forces. Quand, vers quatre heures, le Peluse leva l’ancre, nous avions oublié notre mauvaise nuit et nous pouvions admirer la ville, par une coquetterie bizarre, elle se montrait à nous dans sa beauté souveraine, à l’instant précis où nous la quittions. Les nuages s’étaient dissipés, la mer était redevenue d’un bleu de turquoise et le ciel n’était plus sur nos têtes qu’un vaste manteau de lumière ; le Château de l’Œuf se dressait superbe sur la hauteur et les jolies maisons multicolores descendaient en ribambelles gracieuses jusqu’au rivage. Une véritable flottille d’embarcations nous faisait cortège, chargées de musiciens aux voix chaudes, murmurant des cantilènes napolitaines, avec accompagnement de violons, de mandolines et de guitares.

Ah ! le charme de Mandolinata et la douceur de Santa Lucia écoutés ainsi, comme dans le dernier cri de la terre que l’on quitte avant le départ sur l’inconnu de la haute mer !…

Cela ne ressemble à rien de connu et je ne pense pas qu’on le puisse oublier, après l’avoir une fois entendu.

Les Iles heureuses cependant nous entouraient, Ischia, Procida, Castellamare, charriant vers nous la fragrance délicieuse des chemins en fleurs, nids de verdure, coins ignorés, où l’âme des dieux semble demeurer encore, et planer, mystérieuse et dominatrice, autour des êtres.

Et ce fut le large… Journées monotones et magnifiques, soirées interminables, où le passager semble traîner sa vie, dont les minutes comptent double…

Dormir, manger, faire les cent pas autour des cages à bêtes, visiter les machines, feuilleter des romans ou des revues qu’on ne lit point, la vie du bord dans sa régularité animale et reposante…

Le troisième jour, des cris sauvages me firent bondir hors de ma couchette. On avait veillé tard par extraordinaire et nous entrions dans le port d’Alexandrie de grand matin.

Les passes d’Alexandrie sont peuplées d’écueils rendant très difficile la navigation à qui ne connaît point parfaitement ces parages. L’aide du pilote est indispensable ; et ce n’est pas une des moindres curiosités de l’arrivée, que cette prise d’assaut du navire par le plus étrange bandit qui se puisse voir.

Enveloppé de son burnous, le chef ceint du tarbouche ou du turban des ancêtres, le pilote grimpe par les cordages, avec une agilité de bête féline.

Et ce sont aussitôt des hurlements, des imprécations s’adressant aux frères demeurés dans la barque, ou des ordres en langue baroque, donnés à pleine voix aux hommes du bord.

Le pilote est le prototype de l’Alexandrin, mélange hétéroclite de Grec, d’Italien et d’Arabe des frontières de Libye, être spécial, composé de toutes les races diverses qui ont traversé la ville d’Alexandre et la capitale des Ptolémées, fils d’Égypte pourtant, mais dont les veines ne charrient que bien peu de sang égyptien et qui n’a presque rien du paisible homme rouge, gardien fidèle de la vieille lignée pharaonique, roi incontesté des rives du Nil.

* * *

Après le pilote, les innombrables Fachini et Farraches[1] qui envahirent nos cabines dès l’arrivée, achevèrent de me donner une idée terrifiante de ma nouvelle patrie.

[1] Portefaix, commissionnaires.

A peine vêtus d’un court caleçon de cotonnade, la galabieh relevée autour des reins, le turban en bataille sur leurs têtes rasées, ils apparaissaient à chaque écoutille, en proférant des phrases incohérentes, gesticulant et criant de telle sorte qu’une invincible peur me saisit. Oh ! ces cris de l’arrivée !…

Je me serrais craintive contre le bras de mon mari, qui, déjà repris par l’ambiance, répondait comme il fallait aux nombreuses sollicitations dont nous étions l’objet. Coups de canne par ci, coups de poing par là, le tout accompagné de terribles éclats de voix auxquels je n’étais guère habituée.

J’avais le cœur lourd, les yeux brûlés de soleil et de larmes mal retenues.

II

Je fus bien surprise, quelques instants plus tard, quand débarrassés enfin des formalités de la douane, arrivés à l’hôtel et reposés par une première toilette sérieuse en terre ferme, nous nous retrouvâmes dans notre chambre d’hôtel, mon mari et moi… Il avait repris sa bonne figure souriante, je retrouvais mon ami de toujours. Ainsi, en ce pays d’antithèse, les plus fortes colères ne sont guère qu’en surface. On crie, on tape pour se faire respecter et se mettre à l’unisson, et telles gens qui nous semblent au paroxysme de la fureur et se traitent de chiens, de voleurs, d’assassins et de fils de teigneux (sic), s’embrasseront en riant aux éclats quelques minutes après, ou se tapoteront l’épaule amicalement pendant dix minutes, en se faisant des protestations de tendresse.

Mon étonnement d’ailleurs commençait…

Tandis que, dans la chambre, je faisais connaissance avec les grands lits de fer à colonne peints en couleur voyante, vert, bleu, rouge, les divans trop hauts pour être confortables, recouverts de cotonnade garnie de dentelles au crochet, les moustiquaires de tulle relevés par de larges rubans, la rue m’attirait aussi, par les mille choses nouvelles que j’y devinais.

Notre hôtel était situé dans une rue très couleur locale et bien faite pour me donner, du premier coup, une idée précise du pays où j’abordais.

Quand, après tant d’années écoulées, je cherche à rassembler mes souvenirs de ce matin d’arrivée, deux choses surtout surgissent de ma mémoire : le bruit persistant des soucoupes de cuivre qu’agitait sous les fenêtres un marchand d’arghissouss[2] et le son d’un orgue de barbarie jouant le Miserere du Trouvère…

[2] Jus de réglisse glacé, qui se vend dans des cruches de grès.

A cela vient se joindre le souvenir de deux odeurs bien différentes pourtant. Le parfum troublant des guirlandes de Fohls[3] (les premières que je voyais) que présentait une marchande indigène, aux nombreux passants de cette petite rue et un arome violent de marée, provenant d’un étalage de coquillages tout proche. Les jours pourront passer, je deviendrai peut-être une très vieille femme, dont le cerveau peu à peu perdra la mémoire des heures de sa jeunesse, mais le spectacle de ce matin ne s’effacera point ; et de ces sons et de ces odeurs que j’ai gardés si présents, je conserverai jusqu’au dernier souffle, la note et la senteur, car ils furent l’impression première de ma nouvelle existence, et résument pour moi les sensations de mon premier matin d’exil.

[3] Sorte de gardenias à fleurs petites et très parfumées.

Le marchand d’arghissouss montrait une belle face bronzée, dont les traits semblaient taillés dans quelque matière antique, par un artiste du vieux passé grec. Il riait d’aise dans sa barbe noire et sa bouche en s’ouvrant découvrait des dents voraces, d’une admirable blancheur. Ses reins étaient ceints d’une vaste écharpe, rayée de couleurs vives où le rouge et le jaune dominaient, et son turban, posé très en arrière, laissait voir un front où la sueur perlait. Il portait une longue robe blanche, des babouches jaunes et des bracelets de laine. Un large anneau d’argent pendait à son oreille droite. Et il tenait haut sa cruche de grès, dont le goulot laissait échapper un gros morceau de glace et des feuilles d’oranger…

La marchande de Fohls pouvait avoir mon âge, dix-sept ans… Elle me sembla très mince, très brune ; sur son corps de toute jeune femme la galabieh moulait des formes pures, une gorge dure, des hanches souples, des jambes fuselées, dont chaque mouvement était une grâce. Sur sa poitrine à demi nue ; d’innombrables guirlandes de fleurs formaient collier, et faisaient à cette créature charmante, une atmosphère embaumée qu’elle traînait après elle comme un voile enivrant, dont les passants se grisaient. Elle avait d’étranges yeux, lourds de passion, la bouche un peu grande, un profil de chèvre sauvage, et ses courts cheveux bruns s’envolaient en frisons raides, sur ses tempes et sur son cou. Un balancement rythmique agitait sa taille à chaque geste de ses bras, qu’elle tenait élevés, les mains chargées de fleurs qu’elle présentait, en chantonnant :

— Fohl gamyl ! (les jolies Fohls !)

La marchande de coquillages se reposait juste sous les fenêtres de mon hôtel… Énorme matrone, croulante de graisse, vautrée sur le trottoir, un bras négligemment jeté sur sa marchandise, elle dormait lourdement en attendant la pratique. Elle avait la bouche ouverte, et de ma fenêtre assez basse, je pouvais distinguer le chapelet de mouches glissant autour de ses paupières et aux commissures de ses lèvres.

La journée se passa à visiter les rares curiosités de la ville. Alexandrie n’offre qu’un intérêt très médiocre au point de vue de ses monuments ; le plus grand reproche qu’on puisse faire à cette ville, c’est de n’avoir aucun cachet personnel.

Trop de peuples la conquirent, trop de gens divers l’habitèrent ; elle n’est plus qu’un port sans beauté, où se coudoient toutes les races, où se parlent tous les idiomes, où surtout dominent l’Italien et le Grec mâtinés d’oriental, n’ayant plus gardé de la patrie d’origine, que le mercantilisme et la souplesse.

Les femmes pourtant y sont belles. Je parle des femmes de la société, essentiellement cosmopolite d’ailleurs, mais formant un bouquet de fleurs vivantes, du plus séduisant aspect, pour les yeux surpris du voyageur. Extrêmement élégantes, très coquettes, elles savent mieux qu’aucune, imposer les modes outrancières de nos grands couturiers parisiens. Et tandis que les maris occupés pour la plupart à parfaire ou à ruiner le budget du ménage dans un téméraire coup de bourse, les laissent libres de leurs journées, elles passent charmantes et parées dans les calèches somptueuses[4], étalant sous le clair soleil d’Égypte leurs grâces d’idoles et leur beauté de statues.

[4] Des superbes attelages d’alors il ne restera bientôt plus en Égypte que le souvenir, car déjà les grandes dames Musulmanes ont donné l’exemple, et l’auto remplace partout la voiture démodée.

La plage élégante de Ramleh et la plage familiale du Mex n’existaient pas encore. On n’avait pas non plus demandé aux archéologues les secrets de Kom-el-Chougafa et la basilique de Saint-Théonas gardait son mystère…

Pour l’instant, le touriste, avide de choses nouvelles, devait se contenter de la visite traditionnelle à la colonne de Pompée et aux catacombes.

La colonne de Pompée, faussement attribuée au tribun, faisait autrefois partie intégrante du Sérapéum, d’origine bien plus ancienne. Le Sérapéum ou Temple de Sérapis, élevé par Ptolémée Soter, dans l’acropole de Rhacotis et sur l’éminence aujourd’hui très diminuée qui porte la grande colonne, était un édifice auquel on parvenait par cent degrés de marbre. Selon la description du rhéteur Aphtonius, qui vit le Sérapéum au IIIe siècle de notre ère, la colonne monolithe était alors située au milieu d’une cour entourée de portiques et de salles renfermant des livres. C’est qu’en effet, vers l’an 140 avant Jésus-Christ, sous le règne d’Évergète II, la bibliothèque du Muséum ou bibliothèque mère, s’étant trouvée tout à fait remplie, le Sérapéum lui servit de succursale et renferma une seconde collection, la bibliothèque fille, évaluée au nombre de 300,000 volumes (Nitschlop).

Il ne faut pas oublier qu’Alexandrie fut longtemps la ville lumière de l’ancien Monde. Les goûts délicats, les instincts élevés des premiers Lagides, si grecs de nature et d’habitude, déterminèrent ce grand mouvement qui fit se précipiter vers la cité d’Alexandre tout ce que la société d’alors contenait d’artistes, de rhéteurs et de savants.

Ptolémée Soter, ami et condisciple d’Aristote, et lui-même historien remarquable, apporta le premier à Alexandrie les traditions intellectuelles de la Grèce. Par lui fut fondé le Muséum, qui donna bientôt naissance à la première école d’Alexandrie, appelée divine par les anciens.

Le palais des rois et le Muséum devinrent une agglomération immense d’édifices magnifiques et de jardins qui couvraient près du quart de la superficie totale de la ville, dans cette région aujourd’hui déserte et en partie envahie par la mer, qui s’étend de l’obélisque de Thoutmès III (aiguille de Cléopâtre) au promontoire Lochias.

Il ne faut pas oublier que de cette école d’Alexandrie sortirent les hommes les plus fameux de l’époque gréco-romaine : Théocrite, Apollonius de Rhodes, Lycophron, Philétas de Cos parmi les poètes ; Zénodote, Aristarque, Callimaque, Eratosthène, Hipparque, Apollonius de Perga, Archimède, Euclide, fondateur de la géométrie, Hérophile et Erasistrate qui, les premiers, enseignèrent l’anatomie, Gallien, Démétrius de Phalère ; et enfin beaucoup plus tard, Théon et son admirable fille Hypatie, qui mourut lapidée par la foule, sur le conseil des moines fanatiques, sous le patriarchat de Cyrille.

De toutes ces grandeurs disparues, il ne reste que quelques pierres et la colonne dite de Pompée, autour de laquelle se pressent les tombes effritées d’un cimetière musulman.

Sur l’emplacement des mosaïques multicolores et des superbes dalles de marbre, les sépulcres de terre et de chaux se serrent lamentablement ; là, où croissaient les térébinthes et les chèvrefeuilles, l’aloès pousse ses tiges épineuses, et ce n’est plus que mélancolie et que tristesse en ce lieu sauvage, où seuls le croassement des corbeaux et l’aboiement rauque des chiens troublent le silence.

III

Après la colonne de Pompée, je voulus voir les catacombes…

On me conduisit là-bas au Mex, près du palais, détruit aujourd’hui, où campèrent quelques semaines les soldats de Bonaparte. Dans les excavations des rochers bordant la mer, nous nous faufilâmes à grand peine, mon mari, deux officiers du bord, trois guides indigènes et moi la dernière et la plus intrépide, avide de tout voir et de tout connaître, avec cette belle curiosité de la jeunesse qui ne se retrouve plus jamais dans la suite…

Ce n’était pas chose facile de se diriger dans le labyrinthe de couloirs et de boyaux qu’offrent les ruines des catacombes. Creusées sous le règne de Dioclétien, ces catacombes partaient du cœur de la ville, pour aboutir à la mer, où, plusieurs fois par semaine, les chrétiens s’embarquaient afin d’échapper aux persécutions ou porter plus loin la bonne parole. On sait que cette période marqua l’apogée des persécutions en terre égyptienne. Le nouveau culte avait donné naissance à différents schismes, qui, rapidement, s’étaient propagés en haute et moyenne Égypte. Les prêtres des anciens dieux luttaient eux-mêmes éperdument, pour le maintien de la foi et des coutumes ancestrales.

Les patriarches et les préfets, de races souvent distinctes, ne s’entendaient guère ; les Juifs qui maintenaient une partie des richesses du pays, fomentaient le trouble si facile à faire naître en ces âmes tourmentées, et les empereurs romains, excédés par les multiples ennuis que leur donnait cette province de l’Empire, ne demandaient qu’à sévir. Dioclétien avait déclaré qu’il ferait couler tant de sang à Alexandrie, que son cheval en aurait jusqu’au poitrail. Il tint parole ; durant huit jours, les ruisseaux de la ville furent rouges…

Les catacombes devinrent donc nécessaires, mais contrairement à celles de Rome, elles ne furent jamais, pour les adeptes de la religion nouvelle, qu’un asile temporaire.

Il en reste d’ailleurs bien peu de choses. A part la salle centrale, où se voit encore au plafond une colombe aux ailes déployées, et où, sans doute, devaient se célébrer les offices, le reste n’est qu’une suite de voies très étroites, — presque impraticables, peuplées d’insectes et de chauve-souris, — dont chaque jour la visite devient plus difficile et plus dangereuse à mesure que le sable se creuse et que la mer se rapproche. Pour moi, je sais bien que je ne me risquerais plus aujourd’hui à suivre cette route périlleuse que nous fîmes alors presque à quatre pattes, à demi étouffés et plongés à chaque instant dans l’obscurité, car le vent qui circule assez librement dans ces caves, éteignait constamment les bougies dont s’étaient munis nos guides.

Aussi, quelle ivresse de revoir la lumière après quatre heures de marche dans ces ténèbres !… comme l’air semblait plus léger, et le ciel plus pur…

IV

En parcourant à nouveau la ville, notre attention fut attirée par la vue d’un personnage extraordinaire. C’était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, à la barbe inculte, aux yeux étranges, aux gestes déments. Pour tout vêtement, il portait un gilet rouge brodé d’or, et un chapeau tricorne orné d’une plume blanche. Des bottes à l’écuyère et un parapluie vert complétaient ce costume sommaire. Personne ne regardait l’étrange individu, dont la seule vue eût ameuté tous les agents d’une ville européenne. Pour lui, insouciant et superbe dans sa demi-nudité, il allait, la tête haute, en prononçant des phrases incohérentes. J’appris que ce malheureux était un grand seigneur autrichien, qui, ruiné au jeu en une nuit et abandonné par une femme adorée, avait subitement perdu la raison et se croyait l’Empereur François-Joseph…

Vers le soir nous allâmes, accompagnés du docteur et du commissaire du bord, dîner à Ramleh, banlieue d’Alexandrie où devait s’écouler une partie de ma jeunesse et où naquirent mes deux filles. C’est sur l’emplacement et la prolongation du camp de César, sur la route d’Aboukir, une immense étendue désertique, plantée de rares palmiers, dont les Alexandrins sont parvenus à faire une succursale d’Asnières ou de Viroflay.

Un chemin de fer spécial concédé à une compagnie anglaise en faisait alors le service.

Aujourd’hui, les stations de Ramleh se sont multipliées et c’est un train électrique qui les dessert. Par un miracle de culture, à coups de guinées, les propriétaires sont arrivés à créer une suite innombrable de jardins merveilleux, parmi lesquels se dressent d’élégantes villas de tous les styles et de tous les âges, depuis le château Louis XIII, jusqu’à l’horrible maison modern-style. Le casino de la plage peut rivaliser avec les plus somptueux kursaals des villes d’eaux européennes, on y retrouve les mêmes tables fleuries d’orchidées et rutilantes de globes électriques, les mêmes garçons suisses parlant toutes les langues, les mêmes menus cosmopolites. Les repas sont accompagnés des mêmes airs entendus chez Maxims ou dans les différents palace où les hommes de la bonne société ont coutume d’ingurgiter des nourritures indigestes, en tenue de soirée, et de cet air lassé dont les viveurs de haute marque croient devoir accomplir les moindres actes de leur vie inutile.

Mais, lors de mon arrivée en Égypte, le casino n’existait pas et la plage appartenait à tout le monde.

Les parcs étaient moins nombreux et les façades moins prétentieuses. De vulgaires lampes au pétrole posées dans de jolies lanternes en verres de couleur, éclairaient à peine la porte principale des habitations et les routes mal tracées. Mais ces demeures n’étaient pas toutes modestes, et la verdure épaisse qui les abritait, les innombrables arbres à fleurs qui garnissaient leurs pelouses, les jasmins, les roses, les Fohls, croissant sur les murs de briques roses et jusque sur les balcons de pierre ou de bois, les rendaient charmantes. Et puis, c’était, à quelques mètres de la maison, le mystère du grand désert… Les palmeraies offraient aux promeneurs égarés dans ces parages la surprise de leurs ombrages. Tout à coup, parmi l’immensité sablonneuse, un nid de verdure épaisse attirait les yeux et, sous les dattiers chargés de fruits couleur d’or ou de sang, les blés poussaient leurs hautes tiges, le trèfle mettait une nappe tendre, c’était à la fois inattendu et délicieux.

Ma première visite à Ramleh demeurera dans ma mémoire comme un de mes meilleurs souvenirs. Après le repas, nos hôtes proposèrent une petite excursion au désert. On partit joyeux vers ces plaines qui, pour moi, représentaient l’inconnu. Il faisait ce soir-là un temps d’été de France, bien qu’on ne fût qu’en avril. Le ciel, libre de nuages, mettait sur nos têtes un voile de lumière, presque transparent, et là-bas, vers la mer, la lune montait radieuse. Bientôt elle atteignit les hautes touffes des palmiers et ce fut dans ce coin paisible une heure de souveraine beauté. Des enclos voisins, un parfum violent de jasmin s’échappait, embaumant l’espace… très loin, d’une tente de bédouin dressée dans le sable, un bruit de chanson arabe venait jusqu’à nous, et tout à coup, de l’autre rive, vers les lacs, une petite flûte égrena ses notes mélancoliques. Des herbes, des plantes, une odeur vivifiante se dégageait, emplissant l’espace, pénétrant en nous comme une caresse, un air léger flottait sur nos têtes, une paix profonde émanait des choses environnantes… Et, dans la nuit claire, un cavalier arabe fendit l’espace sur un cheval magnifique, nous frôlant dans la fuite éperdue de sa course. Son burnous blanc autour de lui semblait le mouvement de deux grandes ailes lumineuses, et l’on entendit un instant le hennissement de son cheval grisé lui aussi par cette volupté du désert qui nous gagnait à notre tour… C’était l’Orient, dans sa troublante majesté, et nos âmes insensiblement s’abandonnaient à son charme.

Le lendemain, les officiers du bord qui reprenaient la mer dans la soirée, nous accompagnaient à la gare. En route pour le Caire… En disant adieu aux chers compagnons qui avaient si bien su adoucir pour moi les tristesses du premier grand voyage, mon cœur se serrait un peu… Il me semblait que je quittais une seconde fois la patrie. Mais quand le train s’ébranla, la belle confiance et la joie débordante de mon mari finirent par me gagner. Il était si heureux de se retrouver chez lui, si fier de m’y ramener et de m’en faire les honneurs, que mon chagrin de petite transplantée ne put tenir contre son bonheur.

J’avais aussi à mes côtés pour parler des miens demeurés en France, ma fidèle servante Émilie, qui m’avait suivie et dont le dévouement ne m’a jamais fait défaut aux heures mauvaises. Vraie Languedocienne au cœur fidèle, au caractère joyeux, prête à tous les événements de notre vie aventureuse, elle se trouvait aussi à l’aise dans ce wagon de chemin de fer égyptien, que dans notre petit jardin de la rue Baume à Montpellier, où elle passait ses après-midi à coudre les vêtements de mes petits frères, une chanson aux lèvres et de la gaîté plein les yeux… C’est une remarque que j’ai, depuis, faite bien souvent. L’exil n’existe guère pour les âmes simples. Surtout pour les âmes méridionales. Pourvu que leur activité trouve son emploi et que le soleil brille, elles sont heureuses.

 

V

Pour moi, maintenant, tout était nouveau dans le pays que nous traversions.

Immédiatement après Damanhour, le site devenait autre. Ce n’était plus les plaines sablonneuses, les terrains amers des lacs, et les vastes étendues salines que nous venions de quitter, mais l’Égypte, la vieille patrie des races pharaoniques qui, à chaque tour de bielle, se montrait un peu plus à nous, dans sa robe d’émeraude. Tandis que dans notre terre Cévenole, les blés commençaient à peine à montrer leurs petites tiges vertes, ici, en sol Égyptien, la moisson future s’étalait déjà, superbe et touffue comme une forêt en miniature. Encore quelques rayons de soleil semblables à celui que nous avions ce jour-là, et les épis commenceraient à jaunir. Dans les jardins cultivés, les arbres à fruits n’avaient plus de fleurs, et les abricots, les pêches, les pommes un peu sauvages montraient sous les feuilles leurs têtes dures.

Des buffles maigres passaient sur les chemins, le mufle baissé, et leurs pas pesants laissaient une empreinte dans la terre grasse. De rares chameaux chargés d’herbages traversaient les routes, suivis par quelque gamin à demi nu.

Dans les champs, ma surprise fut grande en voyant, parmi les cultures, les Fellahs occupés à leurs travaux coutumiers, la galabieh simplement relevée autour des reins, leurs minces caleçons de cotonnade, précieusement posés à côté d’eux. Je sortais depuis peu de mois d’un couvent rigide, et ce spectacle me confondait d’autant plus que, loin d’être le moins du monde gênés par le passage du train dont les nombreux voyageurs les regardaient, ces simples fils de la nature se levaient en riant et étalaient complaisamment leurs formes avec des gestes dont l’impudeur ne pouvait avoir d’égale que l’ignorance de ceux qui les exécutaient.

Hélas ! vingt années ont passé, et si la civilisation moderne est parvenue à faire du Caire la rivale des plus belles villes de la Riviera, il faut dire que rien n’a changé dans les habitudes rurales. La même inconscience et les mêmes gestes obscènes se reproduisent chaque jour encore au passage des grands rapides. Si les nombreux touristes qui, chaque année, hivernent sur les bords du Nil, en éprouvent de la gêne, ils doivent se tenir enfermés dans leurs wagons et ne point lever les yeux.

Et ce n’est pas tout… Sur les bords du fleuve et des nombreux canaux qui en dérivent, le nombre des baigneurs ne se compte pas, ces baigneurs ignorent la gêne du vêtement exigé par les peuples civilisés. Ils se baignent simplement dans leur nudité sombre, tranchant sur le fond clair du paysage, et de loin, à les voir s’agiter dans l’eau bourbeuse avec leurs grands bras maigres et leur tête rasée, on dirait de grands coléoptères, flottant au ras des ondes, parmi les herbes de la rive.

Une des choses qui m’étonnèrent aussi dans ce voyage, ce fut la quantité de pigeons rôtis, de petits pains, de salades et d’œufs durs, que nous présentaient à chaque station des vendeurs indigènes. Les buffets des gares étaient encore inconnus. Les marchands d’oranges et de fruits secs ne chômaient guère, et, plus qu’eux tous, les petites marchandes d’eau fraîche arrivaient à placer leur marchandise.

Elles accouraient minces et légères, au trot de leurs pieds nus, vêtues de l’éternelle robe Fellaha teinte à l’indigo, leur frêle poitrine découverte, un lambeau de voile tenant à peine à leurs jeunes fronts bombés, mais traînant majestueusement dans la poussière. Les mains au-dessus de la tête, elles tenaient la gargoulette, dont le goulot laissait dépasser quelques feuilles de menthe ou d’oranger… Et de leur voix stridente, on les entendait crier leur cri toujours le même :

— Moïja ! Moïja !…[5]

[5] Eau, eau !…

Puis c’était encore les débitants de limonades, les pâtissiers d’occasion offrant leurs sémitt taza[6] ou leur pan di Spagna, gâteaux de miel saupoudrés de cumin, ou sitôt-fait italiens, vendus sous des noms pompeux… Et les voyageurs ajoutaient au spectacle déjà si étrange. Ce n’était que longues robes de soie aux couleurs vives, larges ceintures et vastes turbans. Les femmes, drapées dans leur habaras de taffetas noir, suivies de tout un peuple d’esclaves noires et blanches, traînaient presque toutes un enfant par la main et portaient d’innombrables paquets noués de façon barbare, dans de larges mouchoirs bariolés. Des eunuques les précédaient, faisant écarter les importuns sur leur passage et se faisant ouvrir d’office les portières de wagons spéciaux, où, autoritaires et paternels à la fois, ils entassaient tout le monde.

[6] Petits pains, saupoudrés de grains de mil.