L’enchanteresse - Tome I - Aliénor de Bellefonds - E-Book

L’enchanteresse - Tome I E-Book

Aliénor de Bellefonds

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Beschreibung

Karen Leaf est une jeune femme de vingt et un ans vivant en 2205. Comme tous ceux de son âge, elle passe un test d’aptitudes physiques identifiant des personnes ayant des capacités singulières. Alors qu’elle pensait être une jeune adulte tout à fait ordinaire, vivant une vie banale dans un monde ravagé par des guerres, elle est propulsée dans un univers… particulier.
Rivalité, pouvoir, conquête, trahison… tout ne tient qu’à un fil, un fil qui s’effrite.

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Aliénor de Bellefonds

L’enchanteresse

Tome 1

L’éveil des dragons

Roman

© Lys Bleu Éditions – Aliénor de Bellefonds

ISBN : 979-10-377-3512-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Un nouveau départ

Mon très cher Journal,

Une fois de plus, je me plonge au travers de tes pages pour coucher mes insignifiantes pensées sur ton papier. Tu es le seul à qui j’ai toujours pu me confier sans que jamais tu ne viennes à me trahir. Je trouve que le monde est au plus mal, même si notre présidente Alma Hill fait de son mieux pour nous aider à remonter la pente. Oui, depuis la dernière Grande Guerre tout va de travers, nous étions des milliards d’humains et, aujourd’hui, en 2205… plus que deux millions, l’espèce est loin d’être éteinte mais toutes nos villes ont désormais une allure fantomatique. Nous sommes tous réunis dans cinq grandes villes, du moins ceux qui ont décidé de s’adapter au nouveau gouvernement. Il existe toujours des marginaux qui n’ont pas été recensés, ils vivent dans les ruines, loin de tout, ils ne sont pas bien méchants tant qu’on les laisse tranquilles dans leurs territoires. La présidente Hill les tolère et n’hésite pas à leur envoyer des vivres lors des temps les plus rudes.

Contrairement à certains qui doivent vivre dans les ruines de ce qui reste des grandes villes de jadis, j’ai la chance d’être dans ce qui reste de Strasbourg. J’aurais aimé savoir à quoi elle ressemblait avant la guerre, j’aurais aimé la voir autrement que sur de vieilles photographies, de même que le reste du monde. On disait tellement de mal des industries que je me dis parfois que cette guerre, à défaut de sauver les Hommes, aura contribué à sauver la planète. D’ailleurs, je déteste sortir et aller au centre-ville, ils n’ont toujours pas voulu déblayer les ruines, personne n’a le courage d’aller de l’avant et de balayer ce qui avait autrefois été.

Depuis cette catastrophe et ce drame humain, le Nouvel Ordre Mondial a su rebâtir un semblant de société en découvrant que les affres de la guerre avaient changé les nouvelles générations. Changé dans le sens où certains d’entre nous ont développé des capacités incroyables, que ça soit une force surhumaine, ou encore des choses bien plus mystérieuses. C’est en partie pour cela que chaque année, tous les jeunes hommes et femmes doivent se rendre au cœur de Paris, dans le complexe Hill, afin de passer le test de capacités. Sept catégories qui vont déterminer à quel degré ces dons sont exacerbés. Il n’existe pas beaucoup de ces surhommes et la plupart de ceux-là ne sont que dans les premières catégories, une quinzaine seulement se trouvent classés dans la dernière et sont l’élite du gouvernement dans la recherche de nouvelles formes d’énergie. L’humanité ayant abandonné le nucléaire, ils sont à l’œuvre pour produire une énergie infinie et durable.

Ah oui, j’oubliais, j’ai eu vingt ans la semaine dernière, le vingt-neuf janvier 2205… ça veut dire que je dois passer le fameux test. Il déterminera si je suis un « surêtre » comme ils le disent si bien. Peut-être que j’aiderai à rendre le monde meilleur, ou du moins meilleur qu’à cet instant précis, de toute façon ça ne peut pas être pire.

Justement, c’est aujourd’hui que les pacificas, les soldats du Nouvel Ordre Mondial vont venir me chercher afin de passer le test à Paris. J’ai peur je l’avoue, j’ai rarement quitté la maison, mais après, ça ne doit pas être si terrible, tout le monde passe par là et ma mère aussi en est revenue vivante. Ce n’est qu’une série de simulations après tout. J’ai essayé d’obtenir des informations sur les épreuves de cette année, mais mon ami Sébastian a refusé de me dire quoi que ce soit, c’est confidentiel, et il refuse de trahir la parole des pacificas. Il n’en est pas encore officiellement un alors le moindre faux pas est méchamment sanctionné. Je ne tiens pas à lui attirer des ennuis non plus.

Il est huit heures, les pacificas viennent me chercher dans deux heures, je dois encore me préparer. Je n’arriverai pas à prendre de petit déjeuner, j’ai l’estomac trop noué pour avaler la moindre chose. Je suis beaucoup trop stressée, je n’aurais jamais été aussi loin de chez moi.

Je pense pouvoir encore écrire une dizaine de pages à cet instant précis. Je ne veux pas voir le temps qui passe. Il faut pourtant que je m’habille, je ne peux pas y aller en t-shirt et socquettes roses. Je vais donc te laisser et espérer te retrouver dès que possible pour continuer à écrire dans tes pages. Mon ami, souhaite-moi de revenir en un seul morceau. J’emporte avec moi mon portable et mon casque pour m’occuper tout au long du trajet. Merci d’avoir accueilli ces lignes, mon cher journal. On se revoit bientôt, cher journal, je te confierai mon sentiment sur ce test.

Elle posa son stylo à plume tout en refermant délicatement le petit carnet déjà bien rempli avant de le ranger dans l’armoire où une vingtaine d’autres comme lui étaient déjà complets. Elle se leva alors et fit le tour de sa chambre pour ramasser ses affaires afin de prendre une bonne douche et commencer cette journée sur un bon pied, ce qui était une bonne chose en soi. Elle se rendit à la salle de bain et alluma le radiateur. Elle contempla son reflet dans le miroir, ses longs cheveux châtains, légèrement ondulés tombaient sur sa petite poitrine. Ses yeux perçants or foncé observaient avec minutie chaque partie de son corps fin et dénudé. Belle… elle était belle, une petite jeune femme d’un mètre soixante avec un caractère bien trempé, un peu comme sa mère, la seule personne à qui elle pouvait se comparer, étant donné que son père était mort avant sa naissance. Il ne subsistait de lui que quelques photos, des petits morceaux du passé, une fraction de seconde figée pour l’éternité. Elle ne savait pas grand-chose sur lui, ce sujet avait toujours été un tabou, elle connaissait les grandes lignes mais dans l’ensemble, la vie de son père était plus que floue. Ce grand homme blond, barbu aux yeux assez ternes, d’un gris triste. Il ressemblait à n’importe quel homme, il était d’apparence assez banale contrairement à sa fille qui avait des yeux brillants, presque luisants dans la nuit.

Sa famille n’avait jamais été bien grande, pas de grands-parents ni de cousins ou cousines, seulement des amis très proches qui étaient semblables à des frères et sœurs. Parfois, elle se sentait seule mais elle se résignait et trouvait toujours des choses auxquelles penser qui lui permettaient de s’évader loin de ce monde morne et sombre. Le fait d’être seule était une habitude et elle avait créé des univers dans lesquels elle aimait se promener. Son plus grand rêve était de donner vie à ces mondes fantastiques peuplés de créatures étranges et d’habitants merveilleux vêtus d’habits colorés et brodés de motifs complexes et harmonieux. La beauté de ses mondes intérieurs était impossible à retranscrire tant à l’écrit que par des dessins plus élaborés les uns que les autres. Souvent, elle créait des héros hauts en couleur qu’elle guidait dans des aventures fantasmagoriques, parfois dans le futur, ou parfois dans le passé. Dotée d’une imagination sans limites, elle laissait exploser cette dernière en de nouveaux fragments de nouveaux univers.

Sans s’arrêter de penser, elle se glissa sous la douche et fredonna quelques mélodies douces à entendre, quelque peu déformées par le bruit des gouttes qui tapaient sur les parois de verre transparent de la douche. Elle prit soin d’elle et de ses cheveux épais et soyeux, la mousse fine et blanche glissait le long de son corps jusqu’au siphon. Une fois qu’elle eut terminé, elle se sécha dans une large serviette et s’habilla. Une chemise blanche et un jean bleu faisaient largement l’affaire. Elle laissa ses cheveux libres, puis descendit l’escalier en compagnie de Jasper, son chat. Un beau matou aux poils longs et roux. Elle le porta jusqu’à la cuisine ou attendait sa mère en peignoir, un café au lait encore fumant entre les mains. Sa chevelure ébouriffée par une nuit assez agitée retombait en partie dans ses yeux sombres. De temps en temps, elle trempait le bout de ses lèvres dans le café avant de reculer la tête en fronçant le nez : « Boh… encore trop chaud ce jus de chaussette… ». Même s’il était mauvais, elle était déterminée à boire ce fichu café. Sa tasse à l’effigie d’une licorne contrastait avec son apparente mine bougonne. Elle souffla quelques fois sur sa tasse fumante, goûta encore et ajouta un sucre pour adoucir cette chose.

Cessant de se concentrer sur son café qui ne ressemblait plus trop à ce qu’il devait être initialement, elle levant les yeux vers sa fille et son visage s’illumina d’un seul coup, un sourire s’étira le long de son visage, elle paraissait soudain si sympathique. Elle se leva et pencha sa tête sur le côté tout en resserrant son peignoir sur sa taille :

— Coucou ma puce, comment as-tu dormi cette nuit ? Pas trop stressée pour le grand jour ? Ne t’inquiète pas, je ressentais la même chose à ton âge quand les pacificas sont venus me chercher pour m’emmener à Paris. Tout va bien se passer.

— Plus ou moins, j’ai dormi correctement, mais de là à dire que j’ai bien dormi, mouais, en tout cas, ça va, je me sens un peu bizarre vu que je vais me retrouver dans un coin inconnu. Tant que je reviens ce soir tout va bien.

— Je suis rassurée de te voir comme ça, j’avais peur que tu ne sois malade à force de te torturer l’esprit. Si tu te sens bien alors tout va bien et puis sur place il y aura Sébastian, tu ne seras pas seule. Il pourra certainement se libérer si tu lui envoies un petit message pour lui dire que tu as besoin de lui. Il viendra tout de suite, j’en suis certaine.

— Non, c’est mieux que j’apprenne à me débrouiller toute seule, ça me forcera à faire des efforts, ça me fera du bien. Mais j’avoue que je ne sais pas comment je vais réagir si jamais je me retrouve dans une de catégories, je vais être obligée de travailler là-bas ?

— Pas du tout, c’est seulement un genre de recensement, tu verras, rien de bien sorcier ni d’alarmant. On a dix pour cent de la population qui est classée, dont la plupart sont sans les deux premières catégories. Tu as peu de chances d’être classée.

— Si je le suis, je serais un peu comme un super héros.

— Mais bien sûr, mon petit super héros, pas si super quand il s’agit de faire du ménage ou ranger ta chambre.

— Maman !

— C’est vrai, tu veux que je te dise quoi ? Il faut bien le dire de temps en temps, un jour tu y penseras peut-être.

— Tu viens de casser mon délire, maman.

— Tu en auras bien d’autres, ce n’est pas la fin du monde. Allez, va te préparer avant d’être en retard, le gouvernement est ponctuel et ne tolère aucun retard. Tu as juste encore le temps de t’habiller. Et surtout, je t’en supplie, tu ne portes pas tes rangers, tu mettras tes bottes de neige, vu la chance que tu as ces derniers temps tu vas encore te casser une patte sur le verglas.

— Encore autre chose, mon général ?

— File avant que je te mette moi-même ton manteau.

— C’est bon, j’ai compris, je me mets en route. Pas besoin d’avoir l’air agacé comme ça, je suis toujours à l’heure, tu le sais bien.

Quand elle leva les yeux pour vérifier l’heure, elle vit qu’il lui restait dix bonnes minutes pour enfiler son manteau et ses épaisses bottes blanches qui ressemblaient à des bottes de cosmonaute. Il avait abondamment neigé durant la nuit, la couche blanche recouvrait toute la rue sur plusieurs dizaines de centimètres et la boîte aux lettres dépassait à peine. Il faisait moins quinze degrés dehors, un vrai froid de canard. Le chasse-neige était en train de déblayer la rue, mais pour l’instant il n’y avait pas d’autre signe de mouvement. Les pacificas n’étaient certainement plus très loin. Elle fixait frénétiquement l’horloge du couloir. L’aiguille tournait péniblement sur son cadran, le tic-tac battait si fort que c’en était assourdissant. Devenant nerveuse, elle tordait la bretelle de son sac qu’elle venait de ramasser dans l’entrée. Son cœur frappait ses tempes aussi violemment que l’aurait fait un marteau sur un misérable clou. Ce fut une torture insupportable. Ce fut pareil que d’attendre des bourreaux qui venaient la chercher. La neige se remettait à tomber en silence dans un paysage déjà enfoui sous cette dernière.

Lorsque la sonnette retentit, elle eut un vif mouvement de recul, la voiture n’avait fait aucun bruit, et on n’avait pas non plus entendu les pas des pacificas craquer dans la neige fraîche. On frappa ensuite vigoureusement et avec une grande insistance à la porte avant qu’elle eût le temps de l’ouvrir. Un grand homme vêtu de gris avec des insignes du Nouvel Ordre se planta sur le pas de la porte. Elle fut obnubilée par son insigne sur sa poitrine, cette étoile d’argent à neuf branches sur un fond bleu sombre, ce n’était pas commun et le gouvernement avait toujours été très vague sur la signification des neuf branches. Oui, pourquoi neuf ? On aurait très bien pu avoir une étoile à cinq ou à sept branches. En tout cas, ce symbole était bien beau et facilement reconnaissable. Comme elle paraissait ne pas prêter attention à ce qui se passait devant elle, le pacifica dut se racler la gorge à deux reprises afin de pouvoir capter son attention. Il tenait un dossier entre ses mains où figurait une liste de plusieurs noms dont certains avaient été rayés et d’autres, cochés. Il dévisagea cette jeune fille qui se trouvait devant lui avant d’empoigner son stylo noir et de prendre la parole :

— Bien le bonjour, mademoiselle, je me présente, je suis l’agent pacifica qui vous escortera jusqu’à la gare, vous n’avez pas besoin de connaître mon matricule, vous devez seulement me suivre et rester dans le rang, vous serez en compagnie d’autres jeunes gens, je vous prierai de rester calme et de ne créer aucune agitation. Bien, je vais maintenant devoir vous demander de me présenter une pièce d’identité, mademoiselle… Karen Leaf.

— Oui, il s’agit bien de moi, tenez, j’ai toujours mes papiers sur moi.

— Parfait, laissez-moi vérifier tout cela, et donnez-moi aussi votre sac, je doute que vous portiez une arme blanche mais on n’est jamais trop prudent, vous savez.

— Faites. De toute façon, avec ou sans arme blanche, il est possible de tuer. Rien qu’à mains nues on peut faire des atrocités.

— Plaît-il ?

— Oh, rien du tout, faites votre travail, je n’ai rien dit.

— Je préfère ça.

— Après, je n’ai aucunement l’intention de commettre un crime, évoquer ce genre de choses ne fait pas de moi une criminelle, sinon nous en serions tous. Et heureusement, la plupart des gens ne sont pas de ce bord.

— Cessez de discuter et suivez-moi, le train n’attendra pas et nous avons encore d’autres personnes à chercher. Gardez vos forces pour la simulation, vous en aurez plus que besoin, je vous conseille de vous concentrer là-dessus et de ne pas faire la maligne.

— Ne vous inquiétez pas, je sais me montrer sérieuse quand il le faut, mais si je peux vous dire une chose, la simulation ne m’empêchera pas de faire le moulin à paroles. J’aime bien commenter mes exploits, comme mes échecs. Je n’ai absolument aucune crainte sur ce qui m’attend aujourd’hui.

— Vous devriez quand même vous préparer psychologiquement, celle de cette année est particulièrement dure, ça ne sera pas une partie de plaisir et on verra tout de suite comment vont réagir les fanfarons, les meilleurs passeront au moins la première épreuve.

— Je suppose que vous ne m’en direz pas plus ?

— Non, c’est strictement confidentiel. Je n’ai pas le droit d’en dire davantage, mais il me plaît d’admirer les réactions de ceux qui ont peur de ce qui les attend. Pauvres jeunes gens, de toute façon il n’y a rien de dangereux dans cette simulation.

— Alors, allons-y.

— Suivez-moi, mademoiselle Leaf.

Karen se tourna vers sa mère pour lui faire un petit signe de la main avant de partir dans l’allée. La neige craquait sous ses bottes, mais pas sous celles du pacifica, ce qui sembla tout à fait étrange, mais il devait simplement voir des chaussures spéciales. Elle suivit l’homme jusqu’à la voiture, une voiture noire aux vitres teintées, elle était tellement propre qu’absolument tout se reflétait dans ses vitres et sa carrosserie. Le pacifica lui tint la porte jusqu’à ce qu’elle fût bien installée à l’intérieur. Les fauteuils étaient plus que confortables, un peu comme au cinéma, c’était comme s’asseoir dans son fauteuil après une longue journée de dur labeur. Il y avait beaucoup de place à l’arrière, assez pour mettre quatre personnes si on comptait les ceintures de sécurité. Karen s’installa confortablement, se laissant aller dans le fauteuil avant de s’attacher et d’ajuster le repose-tête pour que tout soit parfait. La voiture démarra alors et prit le chemin du centre-ville, là où les ruines et les maisons modernes se mélangeaient de manière hasardeuse.

Jamais Karen n’était allée aussi loin dans le centre-ville de Strasbourg, c’était un lieu qui ne lui plaisait guère, tellement de ruines que c’en était dangereux de se promener, certaines bâtisses continuaient encore de s’écrouler. Au lieu de les rénover ou d’en achever la démolition, ils laissaient le tout se dégrader naturellement. Des ébauches d’arbres poussaient çà et là, donnant un air plus ou moins poétique à ces structures anarchiques. Si seulement la ville avait pu rester aussi resplendissante que ce qu’elle voyait dans les livres, les livres merveilleux qui montraient le passé. Karen s’imaginait marcher dans les vieilles rues, se demandant quelle aurait été la sensation des vieux pavés sous ses pieds. Les odeurs mêlées à la vie grouillante de milliers de personnes qui déambulaient dans les rues désormais quasiment désertes. Dommage de n’avoir plus que des monceaux de pierres informes et des bris de verre à peine balayés pour former la route.

Au plus profond du centre-ville, là où l’Ill était entièrement asséché, laissant à l’air libre de vieilles carcasses de bateaux qui servaient à faire visiter les touristes, on distinguait des silhouettes fantomatiques qui glissaient derrière les fenêtres. Des ombres noires d’animaux errants dont le souffle faisait sursauter les moins aguerris. Karen fixait le paysage désolé, un désert de pierres dressées comme des tombes, un désert de tombes qui s’étendait à perte de vue. Ici et là, on voyait quelques vieux squelettes de tramways qui pourrissaient, le lierre sauvage avait recouvert ces silhouettes creuses, les faisant ressembler à des genres de vers de terre géants qui desséchaient. Ces bêtes rampantes transportaient des centaines de personnes d’un bout à l’autre de la ville, mais jamais on n’avait reconstruit le réseau, il n’y avait pas assez de monde pour les utiliser et puis à quoi bon quand il y avait bien d’autres moyens de traverser la ville. Le plus fou était ce contraste entre le passé grouillant de vie et le présent presque stérile qui tentait de guérir de ses blessures. Personne ne se souciait d’un effondrement de la société jusqu’au jour où tout avait fini par partir dans le chaos, des guerres civiles, des bombardements, des meurtres de masse. Un soulèvement fou, pour une humanité tombée malade, à l’agonie depuis trop longtemps. Quatre ans de souffrance durant lesquels la majorité des humains a disparu. Ensuite vint la période du grand rassemblement où tous les survivants qui ne voulaient plus de ces atrocités se sont réunis pour tenter de reconstruire un monde dans lequel l’Homme pourrait à nouveau vivre.

Longtemps, les humains restants ont pleuré, longtemps ils ont voulu rendre hommage aux disparus, trop nombreux pour pouvoir à tous leur donner un nom et encore moins une sépulture. Il existait une place dans chacune des cinq grandes villes habitées, une place où il y avait un champ de stèles immenses et larges sur lesquelles étaient gravés des noms, des tas de noms, ils n’y étaient pas tous, mais c’était un endroit pour se recueillir et qui était important pour le souvenir. Toujours, l’humanité répétait qu’il ne fallait pas répéter les erreurs passées et que c’était pour cela que l’on prenait des cours d’histoire. Finalement, il y aura eu un drame plus terrible encore que les horreurs commises par leurs ancêtres. À ce jour, le temps de la reconstruction était terminé et tout semblait à peu près stable, même si de temps en temps il y avait quelques petits soucis. On n’avait pas énormément de mauvaises nouvelles le soir aux informations, ce qui faisait que le journal était assez court, alors il fallait combler avec les avancements dans les technologies et le progrès.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les médias étaient très peu présents, les journalistes étaient peu nombreux mais ils avaient le droit de parler de sujets très variés, ce qui donnait une idée de tout ce qui se passait. Si l’on voulait une information, on pouvait aisément la trouver, peu de choses étaient tenues strictement confidentielles et la transparence était l’un des maîtres mots dans le gouvernement de la présidente Hill. Ses ministres n’étaient pas toujours de son avis mais elle parvenait toujours à les convaincre du bien-fondé de son idéologie. Pour elle, dire la vérité et se préoccuper des personnes en dehors du complexe gouvernemental était important pour un maintien sûr de la sécurité et d’un gouvernement stable. Chaque réunion était retranscrite et disponible pour le public et des rencontres étaient parfois organisées afin de rapprocher la présidente des personnes qui se trouvaient méfiantes et pouvaient donc les rassurer. Tout le monde n’approuvait pas la présidente Hill mais la grande majorité était en accord avec cette dernière.

Elle en était à son second mandat de dix ans, elle était à la tête du Nouvel ordre Mondial depuis l’âge de trente-deux ans et avait été réélue trois années auparavant. Et pour l’instant, elle était la meilleure présidente connue à ce jour, paraissant à la fois humaine, forte et un brin autoritaire. Dans un certain sens, Karen l’admirait, car elle faisait ce que peu avaient le courage de dire. Dure était cette vie qui repartait de loin, mais tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir, un maigre espoir, mais quel espoir quand tout continuait de filer entre les doigts ? La vie était futile et passagère, mais mieux valait essayer de vivre heureux que de se morfondre jusqu’à la mort.

Et tandis que la voiture remontait le Boulevard de la Victoire, au travers de ce qui avant avait été le centre du corps universitaire, là où des centaines, des milliers d’étudiants allaient et venaient des semaines durant. Tellement de monde, de tous des horizons, un brassage immense de cultures au sein de ce complexe qui fut merveilleux. Les soirées entre étudiants et les évènements, tout cela n’existait plus au vu du peu d’étudiants. Tout était appris par correspondance et certaines filières avaient tout simplement disparu, plus personne ne s’y intéressait ou alors plus personne n’était là pour l’enseigner. Karen avait fait quelques études en mécanique et en physique, elle en savait assez pour bricoler quelques gadgets, mais rien de bien impressionnant. Cela lui permettait de passer le temps et de réparer des objets ou d’autres choses plus complexes que son ami Sébastian lui rapportait de temps en temps du complexe Hill.

Aussi, elle avait pu copier un modèle de communicateur assez sophistiqué qui se fixait derrière l’oreille et devenait presque invisible une fois posé. Elle s’en était fabriqué quelques-uns sans en parler à personne, seulement pour les essayer, c’était assez drôle de s’amuser avec des technologies avancées, en tout cas des technologies inoffensives comme celles-là. Ces appareils s’apparentaient un peu à des talkies-walkies, mais en plus petit et plus discrets. En fait, ils possédaient une petite tige qui se plantait légèrement sous la peau et qui se reliait en quelque sorte au système auriculaire, permettant d’entendre directement à l’intérieur de l’oreille et aussi de ne pas chuchoter pour répondre, il suffisait de murmurer du bout des lèvres. Plutôt pratique quand on y pensait, mais assez inutile pour un civil.

De toute façon, Karen n’avait pas le droit de parler de ce qu’elle faisait sur les appareils et les machines qu’elle trafiquait, sinon elle risquait de mettre son ami Sébastian dans un immense embarras et même de l’envoyer directement en prison. Les lois étaient très claires sur ce point. Même si la communication était totalement libre, le fait de détenir du matériel gouvernemental restait totalement interdit. Heureusement pour elle, Karen savait rester discrète et personne ne s’était jamais rendu compte du peu de matériel manquant de temps à autre, après, il ne manquait jamais réellement, cela s’apparentait plus à des emprunts de très courte durée et non pas à un vol, il ne fallait pas non plus s’alarmer et dramatiser sur ce sujet, Karen aimait bien jouer les hors-la-loi.

Dans la voiture, le silence était total, on pouvait presque s’entendre penser tellement l’on n’entendait rien à part le vrombissement constant du moteur. Karen tapotait le bord de la fenêtre du bout de ses doigts fins, l’ennui s’installait peu à peu et elle se mettait à bâiller à chaque intersection. Si elle avait pu, elle se serait endormie sans demander son reste, mais le fait d’être avec un pacifica la perturbait grandement. Elle se sentait observée, avec raison, l’intérieur de la voiture était sous vidéo surveillance et elle ne savait pas où se situaient les caméras. Ah ça, pour sûr, elles étaient parfaitement bien cachées. Karen s’enfonça un peu plus dans son siège tandis que tout autour d’elle, des immeubles flambants neufs commençaient à se dresser et appuyaient leur modernité face aux vieilles ruines de grès rose. Ce contraste frappant soulevait un peu plus la transition vers cette époque que personne n’aurait su imaginer.

Les beaux quartiers, des appartements de plusieurs centaines de mètres carrés, des dizaines de pièces avec une décoration épurée, tellement épurée qu’elle en devenait atrocement fade. Et c’est justement de là que venait la personne qui allait accompagner Karen dans la voiture jusqu’à la gare, un jeune homme apparemment, à en juger par sa photo que Karen avait entrevue, il était fin, les cheveux gras et filasses, avec un immense grain de beauté pile poil entre les sourcils, un peu comme un troisième œil bien noir qui ne clignait jamais. Un frisson lui parcourut le dos quand elle le vit en train de fixer le véhicule depuis sa fenêtre tout en haut de son appartement. Derrière lui, on distinguait clairement papa et maman qui étaient tirés à quatre épingles, de vrais aristocrates qui se croyaient encore à l’époque d’avant la guerre. Une scène, assez comique tout de même, que Karen s’amusait à tourner en ridicule au fond de sa tête. Ce type de personne était devenu tellement rare qu’on aurait dit qu’ils venaient d’une galaxie lointaine. Ils en avaient eu de la chance de survivre dans ce conflit, la sélection naturelle avait oublié de les chercher, ceux-là.

D’ailleurs, lorsqu’il parvint enfin à la voiture, ce dernier exigea qu’on lui ouvre la porte, il n’envisageait pas que l’on puisse le laisser toucher une surface souillée par ces pauvres gens qui avaient les doigts et les mains sales et souillées par tout ce qu’elles avaient pu toucher tout au long de la journée. Il sortit même un mouchoir plus blanc que blanc du fond de sa poche pour le mettre sur son siège car son postérieur ne devait pas toucher le cuir crasseux que trop de derrières avaient connu. Karen se tourna vers sa fenêtre, horripilée par ce comportement, espérant qu’il ne lui adresse pas la parole. De toute façon, il ne semblait pas vouloir faire acte de sympathie avec une gueuse dans son genre. Il tenait un genre de tube de gel entre ses mains dont il s’en versait frénétiquement une noisette à chaque fois qu’il constatait que la couche avait séché.

Il empestait le gel hydroalcoolique, et cela embaumait tout l’habitacle. Le nez de Karen se retrouvait irrité par cette odeur qui devenait de plus en plus insupportable à la longue, au point qu’elle voulait lui arracher son tube des mains. Elle lança un regard noir, si intense au jeune homme qu’elle crut qu’il allait se souiller de peur. Une vraie mauviette, qui se mettait à claquer des dents au moindre regard. Lui il n’allait pas faire long feu dans la simulation, il était trop trouillard, trop fragile. Karen ferma les yeux en priant que la gare serait la prochaine destination, espérant fortement retrouver certains de ses camarades une fois arrivée sur place. Elle prit son téléphone portable et déverrouilla l’écran, aucun message pour l’instant, pourtant elle avait envoyé des messages à tout le monde la veille, normalement ses amis devaient aussi se retrouver à la gare. Il devait certainement encore y avoir des problèmes de réseau, les messages avaient tendance à ne pas s’envoyer, ce n’était rien de grave après tout, cette journée n’était pas faite pour s’amuser, dans le cas où elle ne les verrait pas, rien ne l’empêchait de passer un coup de fil rapide.

Pour l’instant, Sébastian était injoignable, il devait encore être en train de dormir, comme à chaque fois qu’il avait un jour où deux de repos, une vraie marmotte, rien ne pouvait le réveiller. Il ne travaillait pas trop, loin de là, il était tout simplement flemmard quand il n’avait pas à endosser de responsabilité. En revanche, lorsqu’il travaillait, il était un leader né, capable de mener une équipe de cinquante personnes sans l’aide de personne, une qualité rare pour son jeune âge. Depuis tout petit, Sébastian avait naturellement de l’autorité et c’est justement à l’école, alors qu’il surveillait sa salle de classe, qu’il fit la connaissance de Karen, la fauteuse de trouble par excellence. Elle prenait toujours un malin plaisir à déranger les salles de classe voisines lorsqu’elle se retrouvait mise à la porte par son institutrice. Pendant cette période, elle avait fait tout ce qu’il était possible d’imaginer, et le jour de sa rencontre avec Sébastian, elle avait emporté des bombes à eau dans son école et lui en avait jeté une en plein visage alors qu’il était en train de surveiller ses camarades.

Ça, on pouvait le dire, elle avait su marquer les esprits de tout le monde, cependant, elle n’était pas une mauvaise élève, elle était capable d’avoir de très bonnes notes, ce qui avait le don d’énerver tous les enseignants, considérant qu’il était impensable d’avoir de bons résultats en étant une élève trop agitée. Heureusement, cette période n’avait duré que les trois premières années d’école primaire, elle avait commencé à se calmer le jour où elle avait fait la connaissance de son ami Sébastian, d’ailleurs ils ne s’étaient plus quittés depuis, malgré le fait qu’il ait un an de plus, il avait toujours du temps à consacrer à cette petite Karen qui aimait tant jouer de mauvais tours. Son petit sourire plein de malice était si attachant qu’il ne pouvait pas rester fâché bien longtemps avec elle, et ce fameux sourire, elle l’avait gardé.

Toujours aussi adorable selon son ami. Mais elle se sentait un peu seule depuis qu’il était parti pour la capitale. Elle avait à peine pu le voir quelques heures ces six derniers mois, les messages échangés étaient certes agréables, mais ils ne remplaçaient pas une présence physique. Le jour du test d’aptitudes était une chance pour elle de le voir, surtout qu’il avait promis de prendre un jour de congé pour lui consacrer du temps. Karen était impatiente. Elle regardait son téléphone, essayant d’estimer l’heure à laquelle ils allaient arriver à la capitale. Le train était de loin le moyen de transport le plus courant et un des plus rapides, certes certains avions volaient encore mais ils étaient rares et réservés aux grosses marchandises, il n’existait plus tellement de transports de touristes depuis la fin de la guerre. En effet, les loisirs se faisaient rares, partir en vacances à la mer ou dans des îles paradisiaques n’était pas une priorité, de plus personne n’y pensait, il y avait tellement à faire pour reconstruire un monde se rapprochant de la normalité, de toute façon les côtes étaient quasiment désertes et il n’y avait plus d’hôtels fastueux, ces derniers étant délabrés et pour la plupart détruits. Karen n’avait effectivement jamais vu la mer de sa vie, et se demandait quelle odeur avait le sable et si les vagues de la mer étaient aussi belles et aussi grandes que dans les anciens reportages qu’elle visionnait en boucle quand elle le pouvait. En se plongeant dans son imagination, elle imaginait une odeur de sel qui lui piquait le bout du nez, un air frais chargé d’iode qui lui soulevait les cheveux et ses orteils qui s’enfonçaient dans du sable si fin qu’il se retrouvait partout dans ses vêtements. Elle se voyait écarter les bras et courir vers l’eau grise d’écume, pas à pas elle se rapprochait de la mer, plus que quelques mètres avant de tremper ses chevilles. Sentant déjà que le sable devenait de plus en plus humide, elle voyait tout cela comme si c’était réel.

Mais soudain, un éclair déchira le ciel avec une lueur étrange, brillant si fort que le conducteur de la voiture fit un écart et manqua de faire une sortie de route. Karen fut brusquement ramenée à sa place de passagère au moment où le tonnerre rompit le silence, il gronda avec tant de force que les vitres du véhicule tremblèrent. En levant les yeux au ciel, elle vit que les nuages étaient fendus, le trou laissé permettait d’entrevoir le bleu du ciel, et comme une cicatrice laissée, il ne se referma pas immédiatement. Jamais encore, elle n’avait vu pareille chose se produire, cela semblait impossible que cela se produise lors d’un orage et encore plus lorsqu’il n’y avait qu’un seul et unique coup de tonnerre. Fendre ainsi les nuages était physiquement improbable. Karen semblait si intriguée par ce phénomène, et en même temps légèrement effrayée. Le temps était de toute façon devenu complètement fou et les orages en plein hiver étaient monnaie courante, ce n’en était qu’un de plus parmi les dizaines qui s’étaient déjà produites çà et là. Son regard ne s’attarda pas plus longtemps sur le ciel marqué car la voiture s’arrêta déjà devant la gare, son majestueux dôme à demi effondré qui laissait la façade nue et devenue noire être consumée par les intempéries. La place sur laquelle elle donnait était totalement bétonnée et l’entrée du tramway était condamnée depuis si longtemps qu’elle tombait en ruines. Dire que dans le passé, des milliers de personnes marchaient là chaque jour, se promenant, allant travailler. Cet espace si grouillant de vie, n’était plus qu’une place fantôme qui ne gardait plus aucune marque de ce qui avait été. Triste, oui, c’était le seul mot qui décrivait cet endroit, désormais transformé en parking pour les véhicules du gouvernement accompagnant les jeunes hommes et femmes pour leur épreuve. On pouvait compter six voitures, noires, se fondant dans le décor morne et gris. Les vitres tout aussi sombres et réfléchissantes comme des miroirs ne laissaient pas entrevoir combien il y avait d’occupants à l’intérieur de chacune.

Avant de sortir et de se diriger vers la gare, on donna une carte magnétique à Karen, afin qu’elle puisse accéder au quai. Elle regarda attentivement ce bout de plastique noir avec une puce dorée au dos. Elle se serait crue dans un film de science-fiction. Après quelques secondes, elle glissa la carte dans la poche de son manteau et sorti doucement de la voiture, et presque immédiatement, une bourrasque glacée vint lui brûler les joues qui devinrent instantanément rouges. Elle remonta son col jusque sous ses yeux et trottina en direction de l’entrée principale, facilement reconnaissable car deux agents en blanc attendaient devant, leurs badges arborant des étoiles à neuf branches fièrement accrochées au niveau de leur cœur. Ils se tenaient droits et si immobiles qu’ils ressemblaient à des statues. Ils ne semblaient pas gênés par le froid mordant, ils portaient un simple costume, sobre, tout en finesse. Cependant, chacun possédait une arme, non létale certes, mais cela servait surtout à neutraliser. Il ne restait que quelques mètres entre Karen et ces agents, quand ils s’avancèrent de deux pas, afin de la regarder de la tête aux pieds. L’un lui demanda sa main, qu’elle tendit sans poser la moindre question. On lui appliqua un appareil au niveau du poignet, et elle ressentit presque immédiatement une piqûre, cette sensation lui parut très désagréable mais elle ne tenta pas de se dégager. On lui avait imprimé un matricule sur la peau. Ce n’était pas indélébile, fort heureusement car elle n’aimait pas spécialement les tatouages, mais cela prouvait qu’elle participait bien à cette journée si particulière. D’ailleurs, elle fut surprise que seul un quai fût en service, mais au moins, pas de risque de se tromper.

Le sol était si propre que l’on pouvait y voir son reflet. Karen s’attarda un peu sur le hall au dôme effondré, le verre était bien brisé et les barres de métal étaient comparables à des côtes qui se retrouvaient à l’air libre. Une carcasse en éternelle décomposition, c’est ce à quoi Karen pensait en levant ses yeux. Elle entendait le vent hurler en s’engouffrant dans les souterrains de la gare dont il ne restait que des tunnels vides. Les escaliers avaient aussi été condamnés, mais on pouvait toujours entendre crier les spectres du passé, coincés là, sous la chape de béton, ils étaient partout, ils rampaient dans les couloirs délaissés, portant sur eux le poids des années, les atrocités de la guerre, ils hantaient les lieux où des tas de gens avaient péri. Dans cette gare, ils étaient des milliers à mourir. On raconte que chaque jour on amenait des centaines de personnes pour les exécuter, hommes, femmes, enfants, leur seul crime avait été de ne pas plier devant une autorité devenue totalitaire. Karen marchait lentement, son pas résonnait dans le hall vide, ou il manquait la cohue, les heures où il n’y avait plus qu’une marée humaine, une cacophonie incessante et des bousculades à tout va.

Après la coupole venait le bâtiment en lui-même qui restait bien conservé mis à part la façade noircie. L’intérieur était si sombre et les points de restauration n’étaient que des coquilles vides fermées au public. À ce niveau, il aurait mieux fallu condamner tout le bâtiment et en faire un site historique et en reconstruire une flambant neuve à côté. Mais de ce côté-là, le gouvernement n’avait pas de budget à accorder, trop d’affaires à traiter en priorité, tant qu’un quai était capable de fonctionner, il n’était pas question d’entamer des travaux. Karen observait les écrans noirs qui étaient tous hors service, il n’y avait qu’un maigre et ridicule panneau numérique avec un affichage qui indiquait l’heure de départ du train à grande vitesse, et il n’y avait aucun hasard à ce que cela soit au niveau du premier quai. Dans tous les cas, aucun moyen de se tromper. De grandes portes de plexiglas laissaient entrevoir l’escalier qui menait au dit train, portes qui s’ouvraient grâce à la carte magnétique. Karen s’avançait toujours à petits pas, détestant entendre son écho dans les longs couloirs. En d’autres circonstances, elle se serait bien amusée à crier et jouer les fantômes, surtout en compagnie de Sébastian, il l’aurait à tous les coups suivie dans ses jeux farfelus. D’ailleurs, elle reçut au même moment un message de ce dernier, qui lui disait qu’il allait l’attendre sur le quai d’arrivée, ce qui la ravit au plus haut point, enfin elle allait le revoir et en plus dans sa toute nouvelle tenue.

Tout excitée par cette nouvelle elle sautilla sur place avant d’accélérer en tendant sa carte vers le détecteur afin d’ouvrir les portes de plexiglas. Karen arborait un sourire en coin, et on l’entendait presque glousser. C’était d’un ridicule, mais elle ne faisait pas attention à ce que l’on pensait d’elle. Plus elle montait les marches qui la séparaient du quai, plus elle voyait qu’il n’y avait qu’une trentaine de personnes et plus son sourire s’effaçait. Il y avait donc si peu de monde pour un si gros train. Au moins, il y avait assez de place pour tout le monde, et même pour que chacun puisse être assis seul. Enfin, c’était ce qu’espérait Karen qui détestait que l’on vienne perturber sa bulle. La trentaine de jeunes gens se retourna, jeta un œil à cette dernière avant de se remettre à discuter entre eux. Aucun, elle n’en connaissait aucun, tous étaient de parfaits étrangers à ses yeux, pas même une connaissance vague. Aucun non plus ne lui adressa la parole ni ne la salua, la politesse et le respect semblaient absents du rassemblement. En les observant de plus près, on voyait à quel point le niveau semblait bas, de jeunes hommes guidés par leurs pulsions malsaines qui entouraient les deux plus belles filles du groupe sans lui laisser l’opportunité de respirer ou de partir, d’autres rivés sur leur téléphone dernier cri et encore d’autres qui réinventaient la langue française avec des mots volés à d’autres langues, créant un mélange indigeste et incompréhensible de sonorités disgracieuses.

Jugeant qu’aucun ne valait la peine d’être abordé, Karen marcha vers une extrémité du train, sachant qu’il lui restait dix minutes pour s’installer confortablement à l’intérieur et espérer le calme. Calme qui n’arriva pas, car au moment où elle voulut reprendre sa marche, on lui attrapa les épaules à pleines mains. Elle bondit en avant, et d’une manœuvre habile, fit basculer la personne en avant, la faisant tomber dos au sol. Karen fut alors surprise de voir un visage qui lui sembla tout sauf agressif. Il s’agissait d’une jeune femme, légèrement ronde, les courbes généreuses, la peau bronzée, les cheveux noirs et frisés, mais ce qui marqua Karen furent ses yeux verts, un vert profond, comme de splendides émeraudes. Elle semblait un peu sonnée après la manœuvre de Karen et ne savait pas comment réagir, tandis que celle-ci était mal à l’aise, elle voulut s’excuser mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Se contentant de l’aider à se relever, n’osant pas la regarder dans les yeux. Elle prit l’initiative de se présenter en premier : « Alors si je m’attendais à ça, désolée si je t’ai surprise. Moi c’est Aïda, Aïda Leroy. Et toi comment tu t’appelles ? »

Quelques secondes s’écoulèrent entre le moment où la question fut posée et le moment où elle répondit : « Leaf, Karen Leaf ». Elle tendit la main, vers Aïda, s’excusant au passage de l’avoir mise à terre :

— Écoute, je ne sais pas comment me faire pardonner pour ça, je ne sais jamais vraiment comment je vais réagir quand on me surprend. Je n’aurais jamais dû réagir de cette manière, c’était débile.

— Oh, t’inquiète. Je m’arrête pas à ça, on va dire que c’est une manière comme une autre de faire connaissance. Je venais d’arriver et après avoir vu cette bande de têtes de nœuds je me suis dit que tu étais la seule à qui il valait la peine de parler. Vu que t’allais pas vers eux, je me suis dit que j’allais trouver un moyen original de t’aborder. Et effectivement, le premier contact le plus original que j’ai jamais eu.

— Tu abordes toujours les gens comme ça ?

— Plus ou moins. Disons que j’opte toujours pour la spontanéité. Mais toi tu es plus réservée non ? Enfin, tu en as l’air. On a le temps de discuter, mais si jamais, je peux te laisser et partir de mon côté si je te dérange. Je suis capable de le comprendre, ça m’arrive assez souvent de me prendre des vents.

— Non, tu ne me déranges pas, tu me fais juste penser au psychopathe dans les bouquins que je lis, c’est toujours la personne qui paraît la plus sympathique qui s’avère être le tueur. On ne se doute jamais que c’est celui-là. Mais je ne pense pas que tu aies déjà tué quelqu’un, tu as l’air sympathique.

— Merci ? Wow, t’es un peu bizarre sur les bords toi, j’aime bien, c’est mieux que tous ces crétins qui s’entassent autour du même wagon. Viens, on va se mettre au fond, ça va être super, je te jure, c’est là qu’on sera le mieux. J’ai déjà pris le train une fois, tu peux me croire, c’est l’endroit où personne ne veut aller, et pourtant. En plus sur ce train y a un wagon panoramique, ça va être le feu.

— Attend un peu laisse-moi le temps respirer encore un peu avant d’être enfermée dans cette boîte. En plus, ça va filer à une de ces vitesses, je ne suis pas prête, même si j’ai très envie de me retrouver à Paris. C’est super excitant de me rendre dans une ville que je ne connais pas. J’espère que ça ne ressemble pas autant à une ruine qu’ici.

— Paris c’est encore pire qu’ici niveau ruines, mais après ils ont plus de nouveaux bâtiments, et pas mal de super appartements ultra luxueux. C’est ultra moderne, j’adore, c’est vraiment le top du top.

— Tu as l’air de bien connaître la ville.

— Oh ça oui, j’ai de la famille qui est partie s’y installer, ils en avaient les moyens. Ça fait bizarre de se dire que même après tout ce foutoir, le prix de l’immobilier a à peine baissé, c’est vraiment de la merde. On vit dans un monde de merde. Je donnerai tout pour pouvoir en changer pas toi ? Tu voudrais pas te tirer d’ici ?

— Non, j’aime bien ce monde, même s’il est en piteux état. On pourrait tout reconstruire, et on a la chance de pouvoir vivre et de nous améliorer, ne plus refaire cette erreur et de manquer de tout détruire à nouveau. J’aime ce monde, même s’il ne sent pas la rose.

— Franchement, t’aimes cette Terre qui pue la merde ? Il reste plus rien. Faudrait trouver une autre planète pour repartir de zéro. On ferait tout proprement cette fois.

— Pour moi, je pense que nous devons nous débrouiller avec ce que nous avons, l’humanité a toujours su faire des merveilles quand elle n’avait plus rien, nous connaissons notre monde, à quoi bon aller en pourrir un autre. En revanche, si on pouvait changer de sujet. On a déjà essayé de trouver une autre planète mais ça a été des échecs, on n’a pas su aller plus loin que Mars, et la coloniser a été la pire chose jamais faite, des centaines de morts, c’est tout ce qu’on a rapporté.

— Tu me fous le cafard.

— Et toi, tu m’énerves.

— J’adore ça. Vas-y raconte des trucs noirs. T’as été gothique quand t’étais ado ? Me dit rien, tu t’es teint les cheveux en noir, t’as maquillé tes yeux et mis du fond de teint blanc pour ressembler à un vampire ?

— Est-ce que ça t’est déjà arrivé de la fermer ?

— Seulement quand je suis malade.

— Le trajet va être long.

— Pas assez justement. Je voulais tout savoir de ma nouvelle copine.

— On n’est pas copines, ça fait cinq minutes qu’on se parle.

— Oh, ça va pas tarder. On va devenir inséparables, je le sens bien, t’as l’air d’être une personne parfaite. Enfin dans ma définition de la perfection. T’es pas un peu stressée par le test d’aptitudes ?

— Pas du tout, vu qu’on aura pas de notes je m’en fiche un peu.

— Et on aura un test de français tu penses ? Je suis naze en français…

— Je pensais plus à des tests sur nos aptitudes physiques, nos capacités d’adaptation, des choses utiles pour le gouvernement quoi. Après, c’est sûr que de faire travailler ton cerveau est primordial. On va sûrement devoir réfléchir vite et bien.

— Comment tu fais pour paraître aussi calme ?

— Je parais, c’est exactement ce que tu dis. C’est une chose importante dans certaines circonstances, crois-moi.

— T’as appris ça comment ?

— J’ai grandi seule. Un père qui n’est plus de ce monde et une mère au travail, je me suis élevée quasiment seule. Ça t’apprend à faire la part des choses. Pour autant, je n’ai pas manqué d’attention de la part de ma mère, j’ai très vite compris que ça ne changeait rien à l’amour qu’elle me portait. Je sais juste que je dois faire preuve de jugeote.

— T’es un peu asociale sur les bords quand même.

— Je n’ai aucun mal à être en contact avec des personnes. Discuter est même quelque chose que j’apprécie beaucoup.

— Tu as l’air tellement inaccessible. C’est ce que tu dégages là. Tu as l’air tellement au-dessus de tout que je ne saurais pas comment t’aborder.

Elles continuèrent de discuter un moment, jusqu’à ce qu’il ne reste que deux minutes avant le départ du train. Elles entrèrent ensemble dans la dernière voiture, là où l’on pouvait avoir la vue panoramique. Ce qui était relativement sympathique car il était en principe impossible de voir le paysage à l’arrière du train. Aïda avait raison quand elle disait qu’il s’agissait de la meilleure place. Les seuls sièges étaient collés contre les murs, laissant une place immense au centre pour se déplacer à sa guise et profiter du spectacle environnant, sachant que Karen n’avait jamais pris le train auparavant. Cette première expérience se devait d’être la meilleure, on ne prenait que rarement le train. Elle ne sut d’ailleurs pas exactement où s’asseoir, tout ce qui l’entourait était si splendide. Son choix se porta finalement sur une place tout au fond, d’où elle pouvait admirer les rails et la gare. Cela l’intéressait autant que cela l’intriguait. Aïda s’assit un peu plus loin laissant à Karen le loisir de venir lui reparler si elle en avait envie, la forcer ne servant à rien, cette dernière semblant légèrement réfractaire à l’idée de se faire une amie à cet instant. Karen s’installa bien confortablement et enleva son manteau, le déposant sur la place juste à côté d’elle.

Au même moment, on entendit le signal sonore singulier qui annonçait le départ du train retendit, un cliquetis mécanique s’en suivit et le train commença sa course très lentement d’abord, puis mètre après mètre, il accéléra, encore et encore tandis que la gare s’éloignait de plus en plus. Ce fut assez impressionnant de se retrouver à regarder le paysage s’éloigner à une vitesse vertigineuse c’en était tellement grisant que Karen eut la nausée durant plusieurs minutes, son visage vira au blanc, ne se sentant pas extrêmement bien. Elle leva les yeux au ciel, ne pouvant plus regarder les rails défiler à plus que trois cents kilomètres par heure, une minute de plus et elle allait vomir. Elle prit ses écouteurs et mit de la musique dans ses oreilles afin de se concentrer sur autre chose. Ce qui améliora presque immédiatement la situation, elle ne s’attendait pas à filer aussi vite, c’était cette sensation de vitesse auquel elle ne s’était guère attendue qui l’avait rendue malade sur le coup. Reposant sa tête sur l’accoudoir rembourré à côté d’elle, elle n’osa pas immédiatement rouvrir les yeux.

Le train cessa d’accélérer, ayant atteint sa vitesse de pointe, Karen put alors s’habituer lentement au mouvement de la voiture qui n’était en rien comparable avec ce qu’elle avait déjà pu connaître. Il y avait un léger balancement de droite à gauche comme si on venait bercer la voiture dans laquelle elle se trouvait. Cela commençait à la relaxer, devenant même agréable, elle se fit même assez confiance pour rouvrir les yeux, sentant que sa nausée s’en était presque allée. Alors qu’elle commençait à battre des paupières, le temps qu’elle s’habitue à nouveau à la lumière environnante, elle aperçut une grande forme noire à l’extérieure du train, la faisant sursauter. Quand ses yeux furent grand ouverts, elle ne vit rien, la forme avait disparu. Son cœur s’était mis à battre à une vitesse folle et de la sueur avait même perlé à son front. Sa respiration était aussi devenue plus forte, elle ressentait l’envie de fuir mais ne sut pas pourquoi, elle n’en avait pas besoin, ici elle était en sécurité. Elle soupira se tournant dans l’autre sens, ce n’était rien de bien dangereux, personne ne pouvait se trouver à l’extérieur du train.

Pour autant, Karen se sentait observée, mais ce n’était pas Aïda, qui avait attrapé un livre dans son sac. Elle s’était mise à lire un roman policier et ne portait à cet instant aucune attention à Karen. Les deux jeunes femmes étaient seules dans la voiture, et personne ne semblait venir, de plus, aucune caméra de surveillance n’était visible. Elle tenta de se calmer un peu en faisant le tour du wagon panoramique, tout était si calme et pourtant quelque chose d’étrange flottait dans l’atmosphère. Quelque chose de lourd et de froid, si froid que dehors il faisait chaud. Aucun courant d’air ne passait, pourtant le froid se rapprochait d’elle, comme une personne invisible qui se mettait à respirer contre son cou. Un souffle glacial qui venait lui caresser la nuque avec une certaine sensualité. Incapable de savoir ce qui se passait, elle se tourna lentement, mais rien, absolument rien, il n’y avait rien, personne. Elle recula et bondit en butant contre un des sièges, ne s’attendant pas à en être déjà si proche, perdant alors l’équilibre, elle se laissa tomber dessus. Le plus étrange arriva, elle sentit qu’on lui enlevait un écouteur avant de susurrer à son oreille : « Bientôt… ». Ce à quoi elle ne répondit rien, secouant sa tête dans tous les sens. Elle se remit à sa place. Persuadée de n’avoir pas assez dormi cette nuit pour entendre des voix dans sa tête. Pour autant, la sensation d’être observée ne s’était pas arrêtée, elle avait même redoublé d’intensité, et elle se décida à refermer les yeux jusqu’à la fin du trajet, étant donné que le train allait directement s’arrêter sous le complexe du Nouvel Ordre.

Chapitre 2

Exceptionnelle

Sans surprise, Karen avait fini par s’endormir profondément sur son siège tandis que le train terminait son trajet, arrivant doucement en gare. Gare dont le quai était situé dans les sous-sols du gigantesque complexe gouvernemental. Le tunnel s’enfonçait sous terre quelques kilomètres avant la ville, car tous les chemins ferroviaires intra-muros n’existaient plus, il fallait pénétrer dans Paris par le dessous. Cela aurait coûté bien trop cher de tout faire restaurer, Paris avait été une ville si immense que l’on aurait pu y rassembler toute l’humanité restante au centre-ville. Une idée fort intéressante, mais voilà, il restait des gens attachés à leurs foyers, refusant à tout prix de déménager. Paris était une des dernières villes encore en état satisfaisant, l’Europe fut un des continents les plus épargnés lorsque les bombes furent lâchées. L’Océanie, l’Amérique du Nord… il en restait des bribes, quelques morceaux qui n’ont pas été stérilisés par les armes. La statue de la Liberté a coulé quelque part dans la baie de New York, parfois on peut apercevoir sa flamme dépasser de l’océan, la flamme d’une liberté perdue dans les flots. Le souvenir d’un passé explosif et corrompu qui ne pouvait que s’effondrer. Depuis le ciel, on filmait des vues sur les terres noires et arides balayées par des vents infernaux. Des déserts radioactifs s’étendaient à perte de vue sur des milliers de kilomètres et il n’y avait plus rien, pas le moindre microorganisme, plus la moindre plante. Une cicatrice laissée sur une terre désolée, les hivers devenaient plus rudes et tout avait tellement refroidi que des étés en maillot de bain étaient presque une chance inouïe.

Malgré les années passées, la nature prenait du temps à reprendre ses droits, et les champs de fleurs sauvages étaient loués et acclamés au printemps. On attendait avec impatience le retour des oiseaux. Les cimes verdoyantes des arbres, que l’on avait cessé d’apprécier et qu’on ne regardait plus, devenaient à nouveau un objet d’admiration. Chaque jour qui passait, Karen était heureuse de la chance qu’elle avait de voir un monde renaître. La politique était en accord avec le respect des énergies renouvelables et une transition écologique avait enfin fini par avoir lieu, une véritable chance et plutôt simple à réaliser lorsque le monde ne compte plus que quelques millions d’Hommes. Les idéalistes se voyaient déjà dans un monde parfait, un monde qui n’était que douce rêverie, rêverie de laquelle Karen eut du mal à émerger. Sa bouche était toute pâteuse et ses yeux avaient du mal à visualiser l’espace environnant. Un léger filet de bave avait coulé sur son menton et sa crinière rebelle se dressait en mèches indomptables sur le haut de son crâne. Merveilleux. Oui, c’est exactement ce que son ami Sébastian aurait dit à cet instant sur un ton moqueur tout en prenant une photo afin de la ressortir plus tard et lui rappeler cette situation fort gênante. Des photos compromettantes, chacun en avait des tonnes de l’autre et parfois ils les partageaient en riant très fort.

Tandis que le train s’arrêtait en gare, Karen se frottait les yeux avant de remettre son épais manteau. Aïda avait décroché de son livre depuis une bonne dizaine de minutes et avait passé son bras derrière le siège, guettant les dizaines d’agents accompagnés de Pacificas. Quel comité d’accueil, on ne pouvait pas rêver mieux. Ils formaient une ligne solennelle, au milieu se tenait une femme en tailleur rouge, les cheveux blonds coupés à la garçonne. Son rouge à lèvres marron lui allait à merveille et adoucissait ses traits anguleux et ses sourcils sévères, son menton haut et fier trahissait sa soif d’ambition et pourtant elle ne semblait pas être une personne antipathique. Sur sa poitrine, on pouvait discerner une broche d’or et bordée d’argent d’étoile à neuf branches. Perchée sur ses hauts talons, cette femme paraissait immensément grande et intimidante, les hommes de part et d’autre de sa personne semblaient minuscules et fragiles. Elle souriait, se réjouissant de voir toutes ces nouvelles têtes. Karen se rapprocha de la fenêtre, sa mâchoire tomba, et ses yeux s’écarquillèrent pendant qu’elle murmurait : « Madame la présidente… ». Alma Hill se tenait là en personne, et avait bien plus de prestance que dans les émissions de télévision.