L'homme qui voulait imiter Zorro - Joël Pelé - E-Book

L'homme qui voulait imiter Zorro E-Book

Joël Pelé

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Beschreibung

Charles, homme simple et sans histoire, exige d'un adolescent assis dans un tramway qu'il laisse sa place à une vieille dame. Le jeune homme refuse. Alors, mû par un élan inconnu jusqu'ici, Charles extirpe manu militari le récalcitrant du siège convoité qu'il offre à la personne âgée. Il n'en revient pas, il a osé s'en prendre à ce garçon d'une incorrection manifeste, osé réagir à un acte révoltant. Il est fier de lui, si fier qu'il se promet d'intervenir, dorénavant, chaque fois qu'il se trouvera en présence d'une incivilité. Hélas, sa seconde intervention ne va en rien ressembler à la première. N'est pas Zorro qui veut.

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Seitenzahl: 286

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Du même auteur :

Des jours presque ordinaires - Éditions Les 2 Encres (2012)

Aux confluents de la vie - Éditions Les 2 Encres (2013)

Je t’attends - Éditions Baudelaire (2016) - BoD (2018)

C’est long l’éternité - BoD (2018)

Un village tranquille - BoD (2019)

L’homme qui voulait imiter Zorro - BoD (2020)

Contact auteur : jœ[email protected]

À mon épouse, Denise, qui a réalisé la photographie de la couverture et m’a également accompagné et guidé par ses précieuses critiques dans l’écriture de ce roman.

À mon fils, Nicolas, pour son aide efficace concernant les aspects médical et hospitalier, tout comme certains mots spécifiques au langage, parfois hermétique, des soignants… mais pas seulement.

À mes amis :

Jean-Claude Cailleau, pour avoir incarné Charles sur la page de couverture et aidé techniquement mon épouse à rendre la photo conforme à nos souhaits.

Dominique Berthemont et Guy Fribault,

Brigitte et Gérard Lefebvre,

Éliane et Jacques Moret,

Catherine et Jean Marie Raimbault… qui ont su, comme pour chacun de mes romans, corriger mes fautes de frappe… et les autres, et me témoigner leur ineffable amitié.

À Nathalie Costes, pour son aide précieuse à la publication de ce livre.

On dit que ce qui nous arrive, voire ce que nous devenons, émane toujours d’une explication rationnelle. Quand il fait état de son prénom, il a du mal à l’admettre.

Sa mère a toujours, jusqu’à la fin de ses jours, montré une admiration sans limites pour le général de Gaulle. Pour elle, ce fut un héros, le libérateur de la France en 1945. Il a, par la suite, évincé les communistes, gens peu fréquentables, si l’on s’en réfère à ce que vivaient les Russes. Il était grand, et d’après elle, il était beau, sans pour autant sentir le sable chaud. Bref, un demi-dieu fait homme.

Son père portait aux nues Lindbergh, aviateur émérite qui n’a pas craint de traverser l’Atlantique sur un coucou de fortune, bravant, nuages, pluie, vents et tempêtes, en 1927 ! Un homme, un vrai, un qui en possède bien accrochées. Un mâle !

Sans compter que le prince Charles d’Angleterre est né le même jour, le même mois, que sa génitrice, mais pas la même année.

Je passe sur de nombreux autres Charles que ses parents affectionnaient particulièrement : Charles Trenet, Charles Aznavour, pour ne citer qu’eux.

Cherchez le lien et vous comprendrez pourquoi il se prénomme Charles.

Quant à son nom, il est pour le moins courant, vous en conviendrez, puisqu’il se nomme Dupont. Il n’a jamais cherché à savoir combien ils étaient de Dupont en France et ailleurs, mais cela fait sûrement un paquet de gens. Et puis, Dupont, cela fait penser, en premier lieu, aux deux détectives brossés par Hergé dans ses albums de Tintin. Pas vraiment une référence de grande intelligence. Je dirais même plus, que cela me fait plutôt l’effet de deux pauvres types, drôles mais pas futés.

Tout cela n’a pas fait de lui un héros militaire, un chef d’État habile, un aviateur surdoué, pas même un aviateur du tout d’ailleurs, et encore moins un prince de sang, bien au contraire.

Il ne se catalogue pas pour autant comme un idiot de village, plutôt un mec quelconque, un type sympa, un gars du peuple, pour reprendre une expression chère à sa grand-mère.

Ça va mal. Très mal !

À l’aube de partir à la retraite, il n’aurait pas dû tenter de faire un bilan de sa vie.

Il est bien obligé de constater qu’il est parti de rien et qu’il n’est arrivé à rien. Vous allez le féliciter pour sa constance. Certes, constant, il l’a été. On ne peut pas le nier, tant c’est une évidence. Il faut dire qu’il a peut-être des circonstances atténuantes.

Son père, très philosophe, lui a appris dès son plus jeune âge que la vie est comme une course cycliste :

– Si tu pars trop vite, tu risques de t’essouffler. Le peloton, resté sagement en arrière, a, lui, dosé ses efforts, tandis que toi tu t’épuises, si bien qu’il te rattrape à quelques kilomètres de l’arrivée pour te distancer, sans coup férir. Moralité : Il faut rester dans le peloton et attaquer à quelques encablures de la banderole.

Il l’a écouté mais n’a jamais su ou se situait cette foutue banderole. Il a donc attendu, attendu. Vous devinez la suite. Il se souvient également qu’il avait, pour arriver à la même conclusion, une autre image :

– Lorsqu’un loup ou un ours attaque un troupeau de moutons, il s’en prend en premier à ceux qui traînent lamentablement ou à ceux qui sont en tête. Si tu restes bien planqué au milieu du troupeau, il ne t’arrivera jamais rien.

Remarquez, en suivant ce judicieux conseil, il ne lui est effectivement jamais rien arrivé. C’est un fait. Il est resté englué dans la masse des sans-grades, des seconds couteaux, pour ne pas dire des troisièmes. Au chaud. Tranquille. Fonctionnaire de base qui a lentement progressé au fil du temps et des départs à la retraite de ses chefs respectifs.

En ce qui concerne les femmes, c’est sa mère, penseuse de haute volée, qui l’a instruit, si l’on peut s’exprimer ainsi :

– Prends ton temps. Ne te jette pas sur le premier jupon venu. Le mariage, théoriquement, c’est pour toute la vie, ça peut être long, très long. Crois-moi ! Je sais de quoi je parle. Ça mérite réflexion. Observe-la bien, la minette. Vois ses qualités, ses défauts, ses aspirations, son ambition aussi, et les raisons de son amour pour toi.

Ça, il ne s’est pas jeté sur la première venue, il en a même rencontré pas mal, histoire de comparer, d’être sûr de lui… et d’elles. Pour les observer, il les a observées, a pesé savamment leurs qualités, leurs défauts, leurs petites manies. Il a même tenu un cahier sur lequel il inscrivait chacun de leurs comportements devant telle ou telle situation. Il n’a sans doute pas eu de chance. Elles avaient toutes des attitudes inquiétantes, des rires à faire tomber les murs de Jéricho, des pleurs faciles à noyer n’importe quel poisson, des crinières de cheval, des tailles de guêpe chargées de miel, des exigences particulièrement particulières, des hauteurs de girafe ou au contraire minuscules. Il a croisé des pingres, des dépensières, des m’as-tu-vue, des timides qui ne te regardent jamais en face et baissent les yeux, comme si elles étaient coupables de quelques malfaçons, des altières, des orgueilleuses comme le paon, des jolies, peut-être trop, des laides, trop également, des intellectuelles aux phrases tellement complexes qu’il n’y comprenait rien du tout, des illettrées ou presque. Aucune n’était parfaite. Il a pensé alors que c’était compliqué, une femme, et que peut-être valait-il mieux rester célibataire. Avec le recul et son expérience de vie sans histoire, il pense maintenant qu’il aurait pu, avec certaines du moins, vivre correctement, parce qu’il en a quand même côtoyé quelques-unes, des femmes mariées, des qui vivent seules et qui prétendent que c’est leur choix. Bon, elles n’étaient pas parfaites, mais il doit bien reconnaitre que lui non plus. Les années ont passé trop vite, et son indécision a été trop grande. Tant pis. C’est comme ça. C’était sans doute son destin. Des fois, il se dit qu’il n’aurait jamais dû écouter ni son père ni sa mère.

Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.

Et il en est là, et parfois las. Seul comme un con avec sa petite carrière, son petit salaire, sa grande solitude et son amertume, sa petite auto, son petit manteau, son petit chapeau… Quelquefois, il se console de ne pas avoir trouvé l’âme sœur en voyant autour de lui, certains de ses collègues, autant masculins que féminins, se plaindre de leurs conjoints(es), quand ce n’est pas les tromper, plus ou moins ouvertement. Lui, au moins, sur ce point, il n’a pas de problème. Et pour cause. Mais pour sa libido me demanderez-vous ? Pour être célibataire, il n’en est pas moins homme. C’est sûr, il n’a rien d’un moine.

Alors ?

Alors, il lui arrive d’aller voir quelques jeunes femmes affriolantes, voire, et je m’en excuse auprès de leurs maris qui apparemment n’en savent rien, une ou deux femmes mariées insatisfaites par ailleurs. Il ne fait que les aider en quelque sorte, à accepter leur vie telle qu’elle est. Je me demande même si, pour cela, il ne devrait pas recevoir récompense. Mais comme il est un homme discret, en tous points, il ne se plaint pas. Longtemps, son rêve a été d’être totalement invisible. Toutefois, maintenant, et sans savoir pourquoi, une question l’obsède : que vais-je laisser comme trace de mon passage sur terre ?

À l’heure actuelle, il doit se résoudre à répondre : pas grand-chose, si ce n’est rien. C’est frustrant. Reconnaissez-le. Il cherche désespérément quoi faire pour marquer l’histoire, pour que l’on parle de lui, au moins dans un avenir proche. Ce n’est pas simple. C’est même franchement compliqué. Et pourtant cela lui parait indispensable. Un enfant ? C’est un peu tard. Un exploit physique ? Tard également.

Ses nuits sont hantées par cette question existentielle. Dans ce monde où tout, ou presque tout, a été fait, la marge de manœuvre est étroite. Devenir aujourd’hui un héros ou même un type dont on parle pendant quelque temps, relève d’un exploit, de la chance, d’un miracle, ou d’une action franchement malhonnête. Ayant reçu une éducation chrétienne et morale du même coup, il écarte la dernière hypothèse, bien évidemment. Pour le miracle, il n’est pas suffisamment pratiquant, pour espérer une intervention divine. Il ne lui reste donc que la chance et l’exploit. La première nommée ne l’a guère contacté jusqu’à maintenant, quant au second… Sa vie actuelle ne s’y prête guère.

C’est l’impasse.

Il n’y a pas de nuit sans que son cerveau ne soit mis en ébullition par cette épineuse question. Et la nuit, théoriquement, c’est fait pour dormir, se reposer, reprendre des forces pour le lendemain. Cela explique que, parfois, il peut paraître somnolent, moyennement absorbé par sa tâche, distant envers les autres, à l’ouest comme disent certains de ses sympathiques collègues de travail, pour ne citer qu’eux. Rien d’enviable, vous me le concéderez. Si ses pauvres parents vivaient encore, ils hausseraient sûrement les épaules, admettraient à voix basse ne pas avoir un fils à la hauteur de leurs espérances, y compris les plus élémentaires.

Il tourne en rond comme un chien qui se mord la queue, et certains affirment, et il n’en doute pas, que cela doit faire mal, tout en demandant une souplesse qu’il n’a pas.

Il ne lit plus les journaux. Ils sont d’une tristesse désespérante, ne traitant, à se demander si cela n’est pas fait exprès, que des scandales, des meurtres, des catastrophes. Question de rentabilité : l’exceptionnel, le sordide, attirant plus le lecteur que le simple fait divers. Je ne vous parle pas de la télévision et ses innombrables chaînes. Après les actualités, vous vous demandez s’il ne serait pas préférable de vous suicider sur le champ, tant ce monde semble à la dérive tout comme les glaciers de l’Arctique qui fondent à vue d’œil et vont, sous peu, nous submerger. Je passe, parce que cela fait trop mal, sur le sujet des migrants qui meurent en méditerranée, des Black Blocs qui cassent à tout va, des policiers qui tabassent et des policiers tabassés, des gilets jaunes qui hurlent des slogans, mais incapables ou non désireux de s’organiser, ont carrément trahi leur cause en tombant dans une triste et onéreuse violence. Il ne parle même pas des politiques qui s’en foutent plein les poches, pas tous, c’est vrai, mais qui sont, et j’en suis ébaubi, soutenus par ceux-là mêmes qu’ils spolient. Des chefs d’État dingues à porter une camisole, qui disent tout et son contraire dans un même discours, ou un même tweet, tout en étant à la tête des plus grands pays du monde. La terre qui se réchauffe, ce qui échauffe les esprits écologiques, les traités commerciaux internationaux qui désolent et affolent nos agriculteurs qui, d’après ce que l’on raconte, se suicident au rythme de près d’un par jour sur notre beau territoire rural. Pas moyen non plus, pour se refaire la cerise, de compter sur les journaux sportifs qui étalent les dopages, les tricheries, les magouilles, les entraîneurs pédophiles, les salaires exorbitants de certains sportifs, sans que cela n’empêche les supporters les plus pauvres d’aller payer un prix fou pour assister à un match de professionnels le vendredi soir, avant de crier, le samedi, au scandale des salaires des hommes qui nous gouvernent, s’émouvant d’un revenu cent fois inférieur à ceux de leurs idoles en shorts et maillots sponsorisés.

Incroyable, mais vrai. Comprenne qui pourra.

On pourrait, comme cela, égrener à l’infini les infos crédibles ou fausses qui nous envahissent journellement dans un tourbillon de honte et d’abomination dont on finit, et c’est le plus malheureux, par relativiser l’importance en émettant cette phrase répétée à l’envi, comme un slogan publicitaire convaincant : c’est la vie.

Ah, justement, j’allais oublier, la publicité tapageuse, souvent mensongère, toujours insupportable, pour maigrir, grossir, ne plus souffrir, être beau comme un dieu, devenir enfin quelqu’un de respectable, avoir une belle voiture et regarder toujours plus de chaînes télévisées sans avoir plus d’yeux pour autant, des yeux avec des lunettes superbes et même deux paires pour le prix d’une ! Affolant. Adieu les pustules, les boutons, les points noirs, les rougeurs, les maux de ceci ou de cela. Bonjour l’assurance rassurante, et très efficace. Incroyable ! La méthode pour payer moins d’impôts, en boucle ou presque.

Dès que Charles, devant sa télévision, pressent la première pub, il va boire un verre d’eau, vider sa vessie, ou effectuer quelque activité annexe, tout en conservant son poids actuel, sa peau de presque vieux et sa voiture vieille de douze ans, sans écran de recul, sans ordinateur de bord, avec un frein à main non automatique, mais quand même avec une petite horloge qui marque l’heure.

Alors !

Alors quoi faire pour qu’enfin il sorte de l’ombre ? Estce si important ? Se demande-t-il régulièrement.

Oui, pour un type comme lui, qui se prénomme Charles. Oui encore, pour un gus qui passe, comme une ombre, dans un monde où un être respectable se doit de briller, même au niveau local. Oui toujours, pour lui, l’individu presque invisible, jusqu’à frôler l’inconséquent, et qui aimerait être salué avec une certaine déférence.Il sait, parce que certains lui ont déjà fait le coup, que vous allez lui dire que l’évangile affirme : Heureux les humbles. Mais quel est l’apôtre qui a écrit pareille ânerie ? Et puis en écrivant ainsi, Charles est persuadé que cet apôtrelà espérait être lu pendant des siècles et des siècles. Le fourbe !

Son père répétait souvent que c’était l’occasion qui faisait le larron. Il se demande, si, en définitive, il n’avait pas raison.

Jadis, il tenait un cahier pour noter les réactions des femmes qu’il rencontrait, il décide d’en tenir un autre concernant les événements qu’il est appelé à vivre et qui risquent de marquer son existence et, qui sait, de lui faire atteindre le Graal : que l’on parle de lui.

Depuis des années, il prend le tram pour aller en centre-ville, mais ce matin-là va être un tournant pour le reste de son existence.

À la station du Ralliement, la bien nommée, il attend le tram en compagnie de quelques autres voyageurs dont une vieille dame assise sur le banc sous l’abri en verre. Lorsque le moyen de transport citadin stoppe devant le quai, les portes s’ouvrent automatiquement. Il aide la vieille dame à franchir la porte d’une rame déjà bien chargée, tellement qu’il n’y a aucune place assise de disponible. Il reluque aussitôt un jeune garçon qui, indifférent à son entourage, tape frénétiquement sur un portable ou une tablette, à moins que ce soit un smartphone. Il ne fait pas la différence entre tous ces trucs auxquels il ne comprend pas grand-chose, contrairement à la génération qui le suit, ou plus encore, à la génération qui suit celle qui le suit. Et la vieille dame qui s’accroche, comme elle peut, à la barre perpendiculaire située en face des portes. Devant l’inertie du jeune joueur, il lui tapote l’épaule et lui demande poliment de bien vouloir céder sa place à la personne âgée.

Dérangé dans son univers ludique et virtuel, mais également dans son combat sans merci contre des extra-terrestres, monstres difformes et informes, l’adolescent offre d’abord un visage dubitatif avant d’exprimer oralement son étonnement :

– C’est dommage pour elle, mais moi, c’est ma place, je ne l’ai piquée à personne.

Sans autre intention de polémiquer, il reprend sa lutte mortelle contre l’envahisseur qui risque de pulvériser notre vieux monde.

Charles insiste.

– Tu combattras tes monstres plus tard, mais là, tu vois, tu dois céder la place à…

À nouveau surpris par cette nouvelle attaque, moins mortelle mais sacrément dérangeante pour son conflit interplanétaire et sûrement intergénérationnel, il souffle avant d’exprimer une nouvelle fois son impossibilité.

Sans hésiter, le nouveau bienfaiteur des vieilles dames saisit le récalcitrant par les épaules. Sans violence excessive, il le fait décoller de son siège devenu quartier général de cette guerre pour la survie de notre planète, et le dépose dans l’allée, tout en faisant signe à sa protégée de prendre la place devenue disponible. Cette fois, le fier combattant hurle qu’il n’a pas le droit, qu’il n’est qu’un sale facho anti jeunes, mais le regard déterminé de l’adulte le stoppe dans sa rébellion, d’autant plus que la vieille femme s’est appropriée, avec un certain soulagement et, il faut le souligner une célérité surprenante, le siège convoité.

Dans la rame, personne n’a émis la moindre opinion, ni avis, quel qu’il soit. Indifférence ? Surprise ? Peur de la suite ? Seule la vieille dame gratifie son protecteur d’un merci, souligné d’un sourire sympathique. Le jeune homme, sonné, KO debout, le regard dans le vide, semble effondré, comme si cet adulte venait, par cet acte barbare, de condamner la terre à subir la loi des hordes de sauvages à l’aspect rébarbatif.

À l’arrêt suivant, le guerrier désarmé est descendu en fixant méchamment le fossoyeur de notre civilisation livrée en pâture à la brutalité et à la sauvagerie des envahisseurs. Charles sort du tram deux stations plus loin, accompagné de quelques voyageurs, tandis que la vieille dame poursuit, assise, son trajet, sans oublier de lui faire un petit signe de la main, dans l’indifférence générale, mais cela lui est égal.

Le presque retraité hume l’air avec un plaisir qui semblait l’avoir quitté depuis un certain temps. Il se sent bien. À l’aise dans sa peau, comme, sans doute, les reptiles lorsqu’ils muent. Le monde autour de lui apparaît moins terne, moins robotisé, moins fataliste. Le soleil tente une percée. Notre homme se surprend à guetter les piaillements des oiseaux.

Arrivé chez lui, il s’installe confortablement dans son fauteuil préféré, les deux jambes allongées et les pieds croisés l’un sur l’autre sur la table basse, un fond de verre de whisky entre les mains. Ce n’est pourtant pas sa boisson la plus courante, si l’on en juge le peu de bouteilles qu’il ingurgite dans une année, une, peut-être deux, maximum. Là, il estime qu’aujourd’hui, c’est une excellente occasion.

Il n’en revient pas. Il a osé ! Oser s’en prendre à ce garçon d’une incorrection manifeste. Oser protéger le plus faible. Oser s’imposer enfin, face à ce qui le révoltait. Il est fier de lui. Fier de son action, de sa décision. Et croyez-moi, cela lui fait du bien, un bien immense. Son égo s’en trouve tout à coup illuminé, presque autant qu’un arbre de Noël. Heureux ! Il est heureux et se prend à penser que si ses parents vivaient encore, ils seraient également fiers de lui. C’est tellement gratifiant, qu’il se promet de recommencer si cela se présente.

Mais bizarrement, aucun mauvais geste, aucune incivilité ne survient dans les semaines et mois suivants. Ce n’est pas faute de chercher. Il lui arrive de suivre quelques individus qui lui paraissent louches et susceptibles d’être auteurs de gestes ou paroles malsaines, avec l’espoir qu’ils agiront.

En vain !

Rien ! Pas la moindre incartade, le moindre blasphème, la moindre agression. Décidément, le ciel est contre lui. Et pourtant, pourtant il se sent prêt à agir et réagir.

Pour acquérir et conserver la forme physique et nécessaire à une possible riposte, il s’entraîne comme un fou. Il se lève à l’aube et, avant d’aller au boulot, fait son footing, soulève la fonte, s’astreint à un nombre de pompes toujours croissant. Il évite de manger trop gras, boit de l’eau, uniquement de l’eau. Il n’a jamais connu pareille forme et formes athlétiques. Il se sait apte à affronter n’importe qui. Il s’est inscrit dans un club de karaté qu’il fréquente assidument, au rythme de deux séances de deux heures par semaine.

Rien ! Toujours rien ! Pas même une petite dispute publique, une altercation entre amis.

Rien !

Heureusement, ce n’est plus quelqu’un qui se désespère. Il sait que, fatalement, un jour ou l’autre il va devoir intervenir, s’interposer, calmer l’excité, protéger l’opprimé. C’est obligé dans ce monde qui se dégrade, qui devient violent. Car pour changer, il a changé, lui qui, il y a encore quelques mois, faisait partie du troupeau prônant cette expression maintes fois entendue : je n’ai rien dit, rien vu, rien entendu, conseillant, à ceux qui l’interrogeaient, la prudence, voire la lâcheté qui, disait-il, est souvent source de sagesse, en tout cas de tranquillité.

Le dernier en date à recevoir pareil conseil fut David, un jeune collègue de travail lui narrant, un lundi matin, l’aventure vécue pendant le week-end. Il semblait heureux de son exploit, comme lui, Charles, le serait plus tard, aussitôt après son action dans le tramway.

Ce jeune fonctionnaire d’à peine trente ans devait prendre le train pour passer un week-end à la capitale. À la gare, la préposée à la billetterie l’avait informé qu’à titre exceptionnel et uniquement pour ce week-end, les voyageurs de seconde classe pouvaient, pour la modique somme de trois euros supplémentaires, bénéficier d’un trajet en première. Il n’avait jamais eu l’occasion de fréquenter, cette classe pour privilégiés. Il n’hésita donc pas une seconde. Trois euros ! Cela valait le coup.

À peu près à mi-parcours, alors qu’il profitait largement du confort de l’habitacle roulant, pour le moins très agréable, un individu échevelé, à l’allure suspecte, fit irruption dans le wagon qui fleurait bon l’opulence. L’individu en question se planta solidement sur ses deux jambes et d’un ton peu amène commença à vociférer :

– Alors, les richous, on se prélasse dans de beaux sièges tandis que la classe ouvrière se tape le cul sur des banquettes autrement moins confortables, et je ne parle pas de l’espace dont dispose chacun d’entre vous !

Il fit quelques pas, frappa l’épaule d’un vieux monsieur, cracha sur les cheveux d’une femme distinguée, tout en avançant d’un pas lent et d’un air hautain vers l’autre extrémité du compartiment, sous l’œil effaré des voyageurs peu habitués à ce genre d’intervention.

N’écoutant que son devoir et un peu sa colère, le jeune collègue de Charles s’est levé, s’est planté dans l’allée, les jambes bien arrimées au sol. Précisons toutefois que le prénommé David, le courageux jeune homme, présente une carrure que l’on peut qualifier de sérieuse et d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Cela aide incontestablement, sans être pour autant un gage de courage :

– Vous en avez après quelqu’un ? demande-t-il d’une voix qui se veut calme et sereine.

L’intrus stoppe aussitôt sa marche en avant. Il regarde méchamment celui qui semble vouloir s’opposer à lui :

– T’es qui, toi ?

– Un voyageur qui entend être tranquille.

– Un fils de riches, quoi !

– Pas vraiment, non ! Un père, ouvrier maçon, une mère, femme à la maison après avoir élevé quatre enfants. Non, on ne peut pas dire ça, non !

– Alors, qu’est-ce que tu fous là avec cette bande de… – De quoi ?

– De… de…

– Allez, excusez-vous auprès des deux personnes que vous avez humiliées et retournez dans votre wagon.

– Et si je veux pas ?

– Je me verrai dans l’obligation de vous y ramener plus vite que vous en êtes sorti et par la peau du cul, si vous voyez ce que je veux dire. Moi aussi, je sais être grossier, quand il le faut.

Le trublion perd soudainement son arrogance. Le teint de son visage devient quelque peu blafard, un léger tic lui tord la bouche. Il tente d’articuler quelques mots sans y parvenir, n’émettant qu’un gargouillis à peine perceptible, tandis que David avance lentement, sûr de sa force, dans l’allée, le forçant à reculer.

– Allez, dit le voyageur de première classe, retournez dans votre wagon. Si vous voulez, on se retrouve sur le quai de la gare, je vous offre un pot et on discute de tout ça calmement.

– Connard, murmure celui qui a définitivement perdu de sa superbe.

– Il ne sert à rien de proférer des insultes. Restons-en là, et peut-être à tout à l’heure. D’accord ?

– Va te faire foutre, répond l’ex-provocateur qui, blême, quitte le compartiment à reculons, les poings inutilement serrés.

Dans le wagon de première classe, on ressent un mélange de soulagement et de crainte non complètement écartée. Le silence règne, puis le vieil homme se lève, se tourne vers celui qui lui a rendu une partie de son honneur et l’applaudit, immédiatement imité par la vieille dame aux cheveux souillés et quelques voyageurs, dont une jeune fille d’une vingtaine d’années. David les remercie d’un geste discret de la main avant de s’assoir, persuadé qu’il vient de clore un événement douloureux. C’est sans compter sur un voyageur, la cinquantaine assumée, costume gris anthracite trois-pièces, cravate beige, cheveux rares, qui, debout, interpelle celui qui vient de recevoir les remerciements :

– Vous êtes fier de vous ?

– Pardon ? réplique David en se levant à son tour.

– Je vous demande si vous êtes fier de vous ?

– Ni fier ni honteux, j’ai agi selon ma conscience. C’est tout.

– Apparemment, de façon irréfléchie. Il ne vous est pas venu à l’esprit que vous avez pu nous mettre en danger…

David montre son étonnement tandis que celui qui a pris l’attitude et le ton du procureur poursuit, sentencieux :

– Imaginons quelques secondes seulement, que notre homme, pauvre type serait plus approprié, révolté par vos propos, sorte une arme, un couteau, un révolver, et qu’il blesse ou tue, par dépit, un ou plusieurs d’entre nous. Avez-vous pensé à cela dans votre empressement à agir ? Sans doute que non. Vous êtes un peu jeune et avez agi sans aucun discernement. C’est grave. Vous semblez ne pas connaître la peur. Elle est parfois bonne conseillère et vous aurait sans doute permis de réfléchir à deux fois avant de vous lancer dans une aventure qui nous concernait quand même un peu. Non ?

La jeune fille qui a applaudi se lève à son tour.

– La peur ! Je commence à en avoir ras le bol, de la peur. C’est bien simple, on a peur de tout, maintenant. Peur de la violence qui en profite pour s’installer chaque jour un peu plus, peur de l’autre, peur de la nouveauté, peur du changement, peur d’avoir peur. Nous finissons par avoir peur de notre ombre qui nous suit partout, surtout en plein soleil, et qui nous fait longer les murs, à l’égal des cloportes qui se planquent partout, sous les pierres, dans les lieux les plus sombres pour échapper à leurs supposés prédateurs. On va finir par ne plus vivre que dans la peur. Merde alors ! Moi, je dis qu’il a bien fait et que je lui suis infiniment reconnaissante pour son action qui est, enfin, celle d’un type responsable. Ces mecs qui jouissent à la seule idée de nous dominer par la peur, il faut les combattre sur leur propre terrain et là, on s’aperçoit qu’ils sont moins fiers. Nous venons d’en constater la preuve.

L’accusateur réplique qu’elle n’a, compte tenu de son âge, aucune expérience de la vie et qu’elle est aussi écervelée que notre jeune interventionniste. La femme aux cheveux souillés se lève à son tour :

– Je partage entièrement les propos de cette jeune fille, sans avoir, loin s’en faut, le même âge qu’elle. Celui que vous qualifiez d’interventionniste a agi avec calme, détermination et, somme toute, de façon très respectueuse de l’individu qui lui faisait face. Jusqu’où celui-ci serait-il allé si personne ne l’avait arrêté ? Pouvez-vous répondre à cette question, monsieur, qui n’avez même pas bougé le petit doigt, s’il vous plaît ?

L’homme se donne un temps de réflexion. D’un air peu convaincant, il marmonne :

– Il aurait vraisemblablement traversé le compartiment en vociférant sa haine, point barre et…

– Pure supposition, il a quand même humilié deux personnes et aurait sûrement poursuivi son œuvre infamante sur d’autres, vous peut-être.

L’homme hausse les épaules avant de s’assoir en hochant négativement la tête, au moment où apparaît le contrôleur dans son beau costume bleu, coiffé d’une magnifique casquette. Les échanges verbaux cessent aussitôt comme si personne ne voulait externaliser un débat qui ne concerne que les passagers du compartiment.

Lorsque le train s’arrête sous l’immense hall de Montparnasse, David est prêt à descendre pour, éventuellement, apercevoir le voyageur qui… La portière ouverte, les deux pieds sur la plus haute marche, il le voit s’enfuir en courant en direction de la sortie. Il hoche la tête, comprenant que l’invitation ne sera pas honorée. Dommage.

Assis à la table de l’un des cafés de la gare, il sirote un demi pression, déçu. Il aurait aimé discuter avec ce jeune homme vindicatif. Il aurait adoré lui expliquer que la violence et l’irrespect n’ont jamais rien réglé, bien au contraire, ces deux facteurs n’ont toujours fait qu’aggraver des situations conflictuelles et engendrer le désordre. Ce contestataire a peut-être ressenti de la honte, à moins qu’il ait eu peur de recevoir une leçon de morale… chrétienne ou pas. Il a préféré fuir. Il en était là de ses pensées quand la jeune fille du wagon est venue s’assoir en face de lui.

– Alors, il s’est débiné !

– Apparemment, oui.

– Vous avez vraiment cru qu’il viendrait boire un pot avec vous ?

– Oui.

– Vous êtes un idéaliste, non ?

– Je ne sais pas. Plutôt quelqu’un qui préfère le dialogue à la violence, même si je l’ai menacé de le ramener manu militari d’où il venait.

– J’ai aimé ton intervention… On peut se tutoyer… on a à peu près le même âge, non ?

– Oui, sans problème. J’ai également apprécié ton topo sur la peur. C’est tellement d’actualité. Qu’est-ce que tu prends ?

– Comme toi.

David fait signe au garçon de café qui s’avance vers eux, le sourire aux lèvres. Le reste n’apporterait rien à l’histoire. Il suffit de savoir qu’ils se sont revus et plus jamais quittés.

De retour au bureau, le lundi matin suivant, David a, sans forfanterie, raconté son aventure ferroviaire à ses collègues qui le félicitèrent tous pour son courage, avant de s’atteler à leurs tâches administratives, y compris Charles qui, pourtant, en son for intérieur, partageait les propos de l’homme au costume trois-pièces et à la cravate beige. Une fois de plus, il épousait l’attitude de la Majorité qui s’était, ce jour-là, transformée en unanimité. Toujours ce besoin fondamental de se noyer dans la masse. Ce n’est qu’après avoir accompli ce qu’il qualifia d’exploit dans le tramway, qu’il comprit et s’enthousiasma pour l’héroïsme de son jeune collègue et décida que, dorénavant, il agirait de même.

Tous les soirs, du lundi au vendredi, à la sortie du travail, Charles prend le bus numéro trois qui le conduit au château, porte de la vieille ville, aux rues étroites et pavées, si étroites qu’aucun véhicule de transport, bus, car, camion, ne peut y pénétrer sans risque de ne pouvoir en ressortir indemne. Dans ce lacis où règnent les sens uniques nés de l’imagination fertile d’un génial urbaniste local, Charles possède une maison héritée de son père qui se vante (la maison) d’avoir connu près de trois siècles et de n’avoir appartenu, depuis sa construction, qu’à des héritiers mâles et Dupont. Il est donc le dernier de la dynastie à la posséder, puisque sans enfant. Il va devoir, de ce fait, la léguer à ses nièces qui s’empresseront de la vendre. Assurément ! Cette maison, adossée à la muraille jusqu’au premier étage, est, comme toutes ses voisines, en pierres de taille. Elle offre par les fenêtres des chambres, une vue sur la Maine large et majestueuse qui traverse la ville au gré de ses humeurs, alternant les basses eaux et les inondations des berges, voire, certaines années, des habitations qui la longent, enviant sa voisine, la Loire qui ne draine que la banlieue, tout en portant le titre du plus beau fleuve de France.

C’est à pied qu’il poursuit donc son périple journalier.

Ce vendredi-là, il termine le boulot comme tous les vendredis, à quinze heures, afin de ne pas dépasser les trentecinq heures hebdomadaires prévues par la loi. Après une journée de travail semblable à des milliers d’autres avant elle, il rejoint lentement l’arrêt du bus en ayant encore en tête les tracasseries habituelles des usagers de son service. Sa principale fonction est d’ouvrir le courrier postal ou électronique, de le lire, de le trier, et le dispatcher, du moins les photocopies, dans les services concernés, après en avoir conservé et archivé les originaux. La nombreuse correspondance donne lieu à quelques perles qui, les premiers temps, l’ont, il faut bien l’avouer, amusé, bien que ce ne soit pas charitable. Il les notait sur un cahier (toujours cette manie de noter sur des cahiers) et en ressortait quelques-unes lors des fêtes de famille ou des réunions d’associations dont il fait partie, provoquant l’hilarité générale. Aujourd’hui, outre le fait que le ton des lettres est devenu beaucoup moins drôle, et autrement plus agressif, il est consterné par l’intransigeance, la violence et l’irrespect des propos. Ce ne sont que récriminations, critiques, voire outrages quand ce ne sont pas des menaces. La frustration est devenue inacceptable, le moindre retard, un cataclysme. Tout est dû. Les agents concernés sont qualifiés d’incapables quand ils ne sont pas traités de planqués, de voyous et, j’ose l’écrire, d’enculés de première. Lire cette douce prose dénuée de poésie, chaque jour de travail, finit par aigrir le plus gentil des employés. Ce n’est pas le cas de Charles qui s’est, au fil des ans, blindé de la tête aux pieds, relativisant les écrits, n’imaginant même pas qui sont les personnes coupables de tels déchaînements, tant leur outrance est énorme. Ses seules craintes sont : que vont devenir les gens de ce pays ? Quelles valeurs donne-t-on à nos enfants ? De toute façon, lui, il n’a pas de progéniture. Alors il prend cela avec une certaine philosophie tout en ressentant un malaise constant dont il se débarrasse régulièrement en évoquant la fameuse phrase que l’on attribue tantôt à Louis XV, tantôt à sa favorite, la Pompadour, et qui fait référence à la catastrophe biblique : « Après moi le déluge ».