L'Hôtel-Dieu de Paris en juillet et en août 1830 - Ligaran - E-Book

L'Hôtel-Dieu de Paris en juillet et en août 1830 E-Book

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Par Prosper Ménière, docteur en médecine de la faculté de Paris, ancien chirurgien interne des hopitaux et hospices civils de la même ville.

Extrait : "Tant d'intérêt se rattache aux glorieux évènements dont nous venons d'être témoins, les malheurs individuels qui en ont été la suite ont fait naître dans le monde tant de sympathie, et le public s'occupe avec une si généreuse sollicitude du bien-être à venir des victimes de nos grandes journées parisiennes, qu'on peut en quelque sorte compter sur son suffrage en lui fournissant des occasions nouvelles d'admirer en détail plusieurs parties d'un tableau dont il..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Tant d’intérêt se rattache aux glorieux évènements dont nous venons d’être témoins, les malheurs individuels qui en ont été la suite ont fait naître dans le monde tant de sympathie, et le public s’occupe avec une si généreuse sollicitude du bien-être à venir des victimes de nos grandes journées parisiennes, qu’on peut en quelque sorte compter sur son suffrage en lui fournissant des occasions nouvelles d’admirer en détail plusieurs parties d’un tableau dont il ne connaît que l’ensemble. Placé dans les circonstances les plus favorables pour recueillir un grand nombre de faits isolés, nous avons pensé que leur réunion ne constituerait pas la page la moins intéressante de l’histoire de cette époque. Les hôpitaux ont été l’asile de la plupart des malheureux blessés, et le drame commencé à la Grève et au Louvre, et sitôt terminé pour beaucoup de spectateurs, s’est prolongé et dure encore pour un bon nombre d’acteurs que le public n’oublie pas sans doute, mais qui ont disparu à ses yeux. Peu de personnes ont le courage de franchir le seuil de l’Hôtel-Dieu ; le nom seul de cette maison attriste quand il n’effraie pas, et ceux qui, en passant, jettent un regard sur les hautes colonnes de son péristyle, n’entrevoient au-delà que le hideux spectacle de toutes les infirmités humaines. Une antique prévention reste attachée à cet établissement. Trop longtemps, en effet, on y vit entassés, dans d’immenses grabats, une foule de malheureux qui ne tardaient pas à succomber, victimes d’un ordre de choses que le respect pour d’anciennes coutumes a laissé subsister jusque dans les dernières années du dix-huitième siècle.

Aujourd’hui l’Hôtel-Dieu de Paris n’offre plus aucune trace de ces institutions barbares. Si, sous le rapport de sa position au milieu d’un quartier populeux et sur les deux rives d’un bras de la Seine, on peut encore lui adresser quelques reprocher, ils seront amplement compensés par les avantages qui résultent de ces deux circonstances elles-mêmes. L’expérience de tous les temps a prouvé que c’est surtout au centre des grandes villes qu’arrivent les catastrophes qui réclament le plus impérieusement les secours de l’art, et les derniers évènements dont nous venons d’être témoins fournissent, en faveur d’un hôpital central, un argument irrésistible. Et en effet, quels inconvénients ne fussent pas résultés du transport à de grandes distances d’une foule de blessés que le voisinage du champ de bataille a permis de secourir presque immédiatement ? Si déjà nous avons tant de trépas à déplorer, combien n’en eussions-nous pas eu davantage au milieu de circonstances bien plus défavorables ?

Mais ce n’est point ici le lieu de faire valoir les preuves de l’importance et même de la supériorité de l’Hôtel-Dieu sur les autres hôpitaux ; l’apologie doit ressortir des faits les mieux avérés, et la suite de ce travail en fournira de non moins concluants que nombreux. Nous nous proposons surtout de faire connaître aux gens du monde ce que les derniers évènements ont offert de remarquable, chirurgicalement parlant, c’est-à-dire de mettre à leur portée une foule de détails qui leur échappent, parce qu’on les considère comme faisant partie du domaine de la science.

De nos jours, le goût des sciences naturelles et le besoin des idées exactes ont répandu dans la société une certaine masse de connaissances qui s’accroît incessamment. S’il répugne encore à quelques personnes d’entendre parler d’anatomie et de s’enquérir des fonctions de nos principaux organes, un bien plus grand nombre, avide d’instruction, recherche avec empressement tous les moyens de s’initier aux mystères de la physiologie humaine. Cette louable tendance doit être secondée, puisque chacun, se rendant mieux compte de ses propres sensations, pourra plus facilement indiquer ses douleurs, et par conséquent en être soulagé. C’est afin de doter le public de quelques idées, nouvelles pour lui, que nous entreprenons ce travail sur les plaies d’armes à feu. Beaucoup d’erreurs sont accréditées sur cette matière, et il importe de les détruire, car l’erreur est toujours nuisible. On verra combien de faux jugements, d’imputations odieuses ont leur source dans ces erreurs, combien de fâcheuses conséquences peuvent en être la suite. L’oubli du précepte, Abstiens-toi, est surtout ici fécond en mauvais résultats : avant d’examiner, avant de connaître, on accuse, on juge, on condamne, et l’on semble croire qu’en fait de coups de fusil chacun a la science infuse. Il faut avouer que peu de nations en Europe ont acquis sur ce sujet autant d’expérience que les Français ; mais cette expérience elle-même, pour être profitable, doit être dirigée par une bonne méthode d’observation. Or, la plupart des militaires, très experts en courage, le sont beaucoup moins en physique : aussi sont-ils bien loin de se rendre un compte exact de la plupart des phénomènes qui se passent sous leurs yeux. Les gens du monde acceptent sans examen les opinions de ceux qui souvent les ont acquises au prix de leur sang, et de là ces croyances erronées de balles mâchées ou empoisonnées, de gangrène par cause de chaleur, de peste, etc., etc.

Il est temps d’attaquer et de détruire ces préjugés. Une grande occasion s’est présentée et nous la saisissons avec empressement. Dans cette enquête solennelle, nous ne tiendrons compte que des faits incontestables, nous n’alléguerons rien sans preuves positives, et peut-être parviendrons-nous à porter la conviction dans les esprits de nos lecteurs. Nous extrairons des leçons publiques données à l’Hôtel-Dieu par M. le professeur Dupuytren tout ce qui peut avoir trait au plan que nous avons adopté. En puisant à cette source féconde, nous enrichirons notre travail des fruits d’une longue expérience et d’une haute capacité ; nous mettrons également à contribution les autres hôpitaux de la capitale, et réunissant en un faisceau tous les renseignements que nous aurons pu nous procurer, nous offrirons à ceux qui sont chargés d’écrire l’histoire de ces sanglantes journées des documents authentiques, des faits concluants, des résultats positifs.

C’est surtout à ce dernier but que nous devons tendre. Cependant, notre siècle, tout sérieux qu’il soit, veut aussi qu’on l’amuse, qu’on l’intéresse du moins, et cette dernière condition n’est pas la plus aisée à remplir. La direction habituelle de nos idées, les devoirs d’une profession essentiellement sérieuse, le séjour des hôpitaux, sont peu propres à nous fournir les matériaux de ce stylé animé, de ces formes pittoresques qu’on admire chez quelques écrivains modernes. L’inexpérience de l’auteur viendra se déceler à chaque pas. Espérons qu’on aura pour lui de l’indulgence, et que le sujet, par l’intérêt qu’il comporte, fera passer sur les imperfections de la mise en œuvre. Quelques hommes, chez qui l’imagination la plus chaleureuse est secondée par une admirable puissance de style, ont fait dans ces derniers temps une invasion dans les hôpitaux ; ils ont saisi dans ces asiles de douleur des scènes empreintes d’une douce pitié, d’une terreur profonde ; ils ont révélé aux gens du monde de nouvelles sources d’émotions, et leurs heureux essais sont loin de les avoir épuisées. Nous aurions besoin de leur plume pour peindre ce que nous avons vu, de leur esprit pénétrant pour en saisir tous les détails et en faire ressortir toutes les inductions morales. Au milieu de cette tempête qui a englouti tant de victimes, de grandes et fortes passions ont agité les masses et réagi sur les individus ; il faut étudier leurs effets, et apprécier leur influence sur les désastres que l’art n’a pu prévenir. Tous les chefs du service de santé des hôpitaux sont comptables envers le monde savant des blessés qui leur ont été confiés, et nous pouvons dire, par anticipation, qu’ils ont droit à beaucoup d’éloges : mais le public ne peut rester en dehors de ces confidences si intéressantes pour lui, puisqu’il s’agit de la vie des braves qui ont combattu pour le triomphe de nos libertés.

De ces diverses considérations résulte pour nous la nécessité de partager notre travail en plusieurs parties bien distinctes. Nous examinerons d’abord l’état de l’Hôtel-Dieu avant les grandes journées de juillet ; nous ferons connaître ce que l’on y a fait pendant et après la bataille de Paris ; nous étudierons ensuite les plaies d’armes à feu dans leurs causes, leurs effets, leur nature spéciale ; enfin, nous terminerons par un résumé de tous les faits particuliers que nous avons pu recueillir.

CHAPITRE PREMIERCoup d’œil sur l’état physique de l’Hôtel-Dieu avant le 26 juillet 1830

L’histoire d’un hôpital comme l’Hôtel-Dieu de Paris, écrite avec impartialité, d’après les documents authentiques déposés dans les archives de la ville et dans celles de l’administration, offrirait un haut degré d’intérêt, non seulement aux médecins, mais encore aux fonctionnaires chargés de la salubrité publique. On y verrait un établissement fondé par quelques hommes pieux, dans le seul but d’accomplir les saints devoirs de l’hospitalité, devenir peu à peu le refuge des indigents, s’agrandir par suite de dotations successives au point de servir d’asile à une foule de malades, d’infirmes, de femmes en couches, d’enfants abandonnés, et justifier ainsi tout ce que promet son beau titre. Ceux qui, dans la suite des temps, se chargèrent de perpétuer la sublime pensée du fondateur, avaient par malheur beaucoup moins de lumières que de zèle ; aussi vit-on s’introduire successivement une foule de graves abus, tant dans la disposition physique des lieux que dans leur régime intérieur. Il a fallu qu’après plus de douze siècles d’expérience perdue, quelques hommes, poussés par une ardente philanthropie, profitassent de l’heureux mouvement imprimé par une première révolution, pour opérer une réforme que l’humanité réclamait en vain depuis si longtemps. Alors, seulement on vit diminuer la proportion des décès, et ce vaste sépulcre, qui dévorait chaque année des générations entières, fut pour ainsi dire contraint de rendre à la société quelques-unes des innombrables victimes que lui sacrifiait la barbarie des temps anciens. Une fois entré dans cette voie de perfectionnement, tout alla de mieux en mieux, et chaque année vit naître des améliorations importantes. On abattit un grand nombre de maisons qui entouraient les deux principaux corps de bâtiments ; on perça les salles de larges fenêtres ; on diminua le nombre des lits ; chaque malade fut couché seul ; enfin on parvint à des résultats tellement satisfaisants, que l’Hôtel-Dieu, tel qu’il existe aujourd’hui, réunit presque toutes les conditions exigibles dans les établissements de ce genre.

Nous n’entreprendrons point de retracer ici tous les évènements remarquables qui ont signalé la longue carrière de cet hôpital : une semblable tâche serait trop au-dessus de nos forces, et nous éloignerait d’ailleurs du but que nous nous proposons d’atteindre ; qu’il nous suffise de dire qu’après avoir résisté à deux vastes incendies, il a été sur le point de disparaître pour la plus grande gloire d’un savant architecte qui, s’étant déclaré son ennemi personnel, parodiait le delenda Carthago du vieux Caton, et voulait faire adopter ses plans à l’autorité supérieure. Le vieil édifice a bravé toutes les tempêtes ; il reste debout, mutile, il est vrai, mais plein encore de vigueur et toujours cher, non seulement à ceux qui y ont retrouvé la santé, mais surtout aux jeunes médecins qui sont venus dans ses vastes salles puiser une instruction qu’on ne trouve nulle part ailleurs aussi grande, aussi libérale, aussi complète.

Qui pourrait s’étonner de ce sentiment de prédilection des anciens élèves de l’Hôtel-Dieu pour cette maison devenue une nouvelle patrie, au sein de la patrie elle-même ? Si l’on ne peut retourner sans un vif plaisir aux lieux où se passa notre enfance, si le cœur bat en revoyant les murs du collège que toute la sévérité des maîtres n’a pu faire haïr, quelle émotion n’éprouvera-t-on pas dans un lieu où, plein de jeunesse et d’ardeur, on a vu s’enfuir quelques rapides années au milieu de travaux intéressants, de plaisirs bien vifs, et où on a contracté de ces liaisons d’amitié non moins fortes que naïves et désormais à l’abri des coups du temps ! Combien de fois n’avons-nous pas vu des hommes d’un âge mûr, habitant la province, amenés à Paris par diverses circonstances, accourir à l’Hôtel-Dieu, et saluer d’un regard ému ces lieux si chers à leur souvenir ! Ils parcourent ces salles qui composaient autrefois leur service, ils reconnaissent encore avec ivresse quelques vieux serviteurs, qui semblent survivre à tout ce qui les entoure pour nouer la chaîne des temps passés avec les temps modernes ; leurs jeunes successeurs, les Internes, sont là faisant à leur tour ce qu’ils faisaient eux-mêmes à une autre époque, et bientôt ils échangent avec eux les sentiments d’une douce fraternité. Mais quittons ce sujet qui nous entraînerait trop loin, et revenons au point qui doit nous occuper spécialement.

Les deux grands corps de bâtiments qui bordent les rives du petit bras de la Seine, et sont réunis par deux ponts, contiennent mille lits distribués dans quinze salles. De ces salles, cinq seulement sont consacrées à la Chirurgie ; elles renferment 264 lits, 191 pour les hommes, 73 pour les femmes. Les deux salles de femmes et une salle d’hommes, formant un effectif de 113 lits, composent le service de M. Dupuytren, Chirurgien en chef ; des deux autres l’une appartient à M. Breschet, Chirurgien ordinaire, l’autre à M. Sanson, chirurgien en second. Le service des autres salles est partagé entre six Médecins et un Médecin sédentaire, qui en outre est chargé spécialement de l’inspection du service et des élèves, tant internes qu’externes. Tel est le personnel médico-chirurgical de l’Hôtel-Dieu, auquel il faut adjoindre un Pharmacien en chef et de nombreux internes en pharmacie.

La situation de cet établissement et son antique renommée y attirent une foule de malades ; année courante leur nombre s’élève à quatorze mille. Dans les circonstances urgentes, on met des lits de supplément, et il arrive alors que la population monte à environ douze cents personnes. L’hiver long et rigoureux que nous avons eu cette année a rendu nécessaire cet excédent de service pendant plus de trois mois. La même chose est arrivée eu été, à une époque plus reculée, et jamais on ne s’est aperçu que cette espèce d’encombrement ait produit de fâcheux résultats. Nous reviendrons bientôt sur ce fait, qui est incontestable.

Dans une maison où l’on reçoit tant de maladies aiguës, le mouvement doit être rapide et la durée moyenne du séjour les malades très courte. C’est en effet ce qui arrive et ce qui produit ces renouvellements si prompts, dont les autres hôpitaux offrent peu d’exemples. Le bureau central d’admission est situé sur le parvis Notre-Dame ; c’est là le point d’où vient la plus grande partie des malades qui sont reçus dans les hôpitaux, et l’on conçoit que les plus gravement affectés sont envoyés de préférence dans l’établissement le plus prochain. Qu’on retire de la Seine un noyé, que les Commissaires de police soient appelés pour une asphyxie, un empoisonnement, un suicide quelconque, ou tout autre accident grave, le malade, le blessé est aussitôt conduit à l’Hôtel-Dieu, et souvent il n’y arrive que pour expirer au bout de quelques instants. D’un autre côté, les consultations publiques données chaque jour à une grande affluence de malades, font recevoir d’urgence beaucoup de cas graves dont il faut tenir compte pour l’évaluation exacte des résultats statistiques de cette maison.

Sur quatorze mille malades reçus chaque année à l’Hôtel-Dieu, on compte environ deux mille décès. De ce nombre il faudrait défalquer deux ou trois cents individus qui meurent dans les vingt-quatre premières heures de leur séjour, et qui appartiennent bien à la statistique administrative, mais non à la statistique médicale, puisqu’ils n’ont subi aucun traitement dans la maison. Quoi qu’il en soit, la proportion des décès est de un sur sept et une fraction, car ordinairement les entrées dépassent le chiffre que nous avons indiqué, tandis que les décès sont toujours au-dessous. Il est constant que la mortalité est moindre dans les autres hôpitaux. Tâchons de faire connaître les véritables causes de cette différence, ou du moins soumettons à un examen consciencieux celles dont on la fait dépendre.

Le nombre des lits est, dit-on, trop considérable pour l’exiguïté du local. Il est certain que la mortalité est devenue moindre à mesure que l’on s’est rapproché du terme où l’on est maintenant. Autrefois la population journalière de l’Hôtel-Dieu s’élevait à trois mille individus et quelquefois davantage. Les registres d’entrée étaient alors si mal tenus, qu’une supputation exacte de la proportion des décès est chose impossible ; on peut l’évaluer à un quart et même plus, en y comprenant les nouveau-nés, car on faisait dans la maison une immense quantité d’accouchements. Souvent aussi on voyait survenir des affections endémiques qui multipliaient le nombre des victimes, et, suivant toute apparence, ces accidents étaient le résultat de l’encombrement des salles.

Qu’on se figure en effet de longs couloirs bas et obscurs, remplis de vastes couches dans lesquelles on entassait jusqu’à six malades à la fois ; un voyageur harassé de fatigue dormant auprès d’un varioleux ; un typhus auprès d’une fièvre intermittente ; un mal de gorge au voisinage d’une grave dysenterie, et l’on s’étonnera qu’un, homme ait pu sortir vivant de ce cloaque empesté. La médecine elle-même était complice de tant de barbarie. Voyez-vous ce grave Docteur Régent de l’ancienne Faculté, parcourant les salles, conduit par une Religieuse ? Elle lui désigne au milieu de cette foule de patients celui qui lui semble avoir besoin de secours ; un examen tel quel a lieu, une prescription est faite et confiée à la mémoire de cette respectable mère qui en reçoit ainsi tous les matins plusieurs centaines. Il n’y avait à cette époque ni internes, ni externes, ni pharmaciens ; les religieuses suffisaient à tout, et l’imagination s’effraie en songeant aux omissions inévitables, ainsi qu’aux erreurs que l’on devait commettre à chaque instant.

Ainsi que nous l’avons dit en commençant, des abus aussi révoltants ont duré jusqu’à la fin du dernier siècle, et de leur destruction date une nouvelle ère pour les hôpitaux de Paris. La première et la plus importante de toutes les réformes, le coucher isolé, a eu sur la mortalité une influence remarquable. Les lits réduits à des dimensions convenables, se sont trouvés suffisamment espaces pour assainir les salles ; les fenêtres ont été agrandies, multipliées ; il y en a toujours une entre chaque couchette, ce qui établit un isolement facile entre chaque malade. Anciennement les grands lits appelés Charniers, n’étaient pas seulement destinés à contenir cinq et six malades, leur ciel supporté par quatre grosses colonnes recevait chaque soir quelque hôte qui venait y chercher un asile.

De nos jours l’Hôtel-Dieu toujours ouvert à tous les malades, n’exerce plus cette antique hospitalité qu’une police municipale bien entendue rend inutile. Le médecin sédentaire et les chirurgiens de garde veillent sans cesse aux réceptions d’urgence qui ne se font en général qu’aux heures où le bureau central est fermé. Un état civil parfaitement tenu rend un compte exact de tout individu admis dans la maison, et prévient ainsi ces disparitions si fréquentes sous l’ancien ordre de choses. Le nombre de médecins a été augmenté, chacun d’eux à beaucoup moins de malades dans son service ; il est secondé par un élève interne qui le représente hors le temps des visites ; des élèves externes sont chargés des pansements ; enfin un interne en pharmacie écrit sous sa dictée toutes les prescriptions qu’il exécute ensuite sous la surveillance du pharmacien en chef de la maison.

Un service ainsi organisé ne peut jamais péricliter, et les malades sont assurés de ne manquer d’aucun des soins que réclame leur état. Si l’administration mettait un peu moins de parcimonie dans le régime alimentaire, si elle se souvenait toujours qu’un hôpital ne peut être nourri comme une caserne, l’état actuel de l’Hôtel-Dieu ne laisserait presque rien à désirer ; mais rien n’est parfait ici-bas, et personne n’a le droit de s’en étonner.

Ce n’est donc point à la quantité des lits qu’il faut attribuer l’excédant de mortalité qu’on observe à l’Hôtel-Dieu. Dans tous les hôpitaux de la capitale et à la Charité plus particulièrement, les salles, à dimension égale, en contiennent un plus grand nombre, et cela est vrai surtout pour celles consacrées à la chirurgie. Nulle part les lits ne sont aussi éloignés les uns des autres ; construits en fer et d’un modèle à la fois élégant et commode, rien ne s’oppose au renouvellement facile de l’air, les ciels sont à jour, les rideaux en étoffe de coton blanche et légère, tout enfin est disposé pour la plus grande salubrité possible.

On a prétendu que le voisinage de la rivière entretenait dans les salles inférieures, surtout, un degré d’humidité qui viciait l’air en rendant plus prompte la décomposition des matières animales. Ce reproche pourrait tout au plus être mérité pendant les grandes chaleurs lorsque les eaux basses ne coulent plus que très lentement, et alors en ouvrant les seules fenêtres extérieures, ainsi que celles situées aux deux bouts de l’édifice, on obtient un courant d’air très capable de produire une ventilation suffisante. Qu’on ne croie pas d’ailleurs qu’il y ait jamais dans les salles aucun foyer d’infection ; les soins de propreté sont si actifs, si bien entendus qu’on n’éprouve jamais en y entrant cette impression qui, dans certains hôpitaux, affecte si désagréablement l’odorat. En 1825, lors de cette épidémie de variole si meurtrière, plusieurs salles étaient pleines d’individus affectés de cette grave maladie, et cependant les recherches les plus attentives n’ont pu faire découvrir aucun accident qui résultat de cet encombrement passager.

Quant à la position de l’hôpital au milieu d’un quartier populeux et malsain, ces inconvénients jadis très grands ont diminué depuis que l’on a démoli un grand nombre de constructions qui obstruaient les deux principaux corps de bâtiments. Les salles placées en travers sur le petit pont ont disparu depuis plusieurs années, et lorsque l’on aura effectué la coupure des deux grandes ailes qui empêchent le passage des voitures au-devant de l’Archevêché, rien désormais ne pourra être raisonnablement allégué contre cet établissement. Peu à peu la Cité voit ses ruelles obscures et infectes remplacées par des rues larges et propres ; les nouveaux ponts qui y arrivent rendent la circulation plus active, et les causes d’insalubrité disparaissent de jour en jour.

Ainsi donc motel-Dieu, avec tous les perfectionnements qu’il a subis depuis trente années, n’offre plus dans sa situation physique aucun des inconvénients qu’on lui reprochait autrefois à si juste titre, et l’on doit attribuer la proportion des décès qui y arrivent uniquement à la gravité des maladies qu’on y traite. La suite en fournira de nouvelles preuves.

Tout ce que nous venons de dire s’applique plus spécialement au service médical de la maison, sans cependant manquer de rapports avec les salles de chirurgie. Les renseignements nous manquent sur la manière dont on disposait les salles des blessés avant la réforme des hôpitaux. Quoi qu’il en soit, c’est surtout sous le rapport chirurgical que l’Hôtel-Dieu avait acquis une grande célébrité, et les fastes de l’art conservent les noms justement célèbres d’une longue suite de chirurgiens en chef qui ont bien mérité de la science et de l’humanité. M. Dupuytren, leur digne successeur, a jeté sur ce vaste théâtre les fondements de sa renommée, et les temps modernes en offrent peu d’aussi brillantes. Longtemps il remplit seul les nombreux devoirs attachés à sa charge ; son activité suppléait à tout, elle entraînait à sa suite internes, externes, chef de clinique, élèves chargés du service de la consultation ; tout marchait avec zèle, et l’on retrouvait dans chacune des parties de ce vaste ensemble, une portion-de la pensée puissante qui l’animait tout entier. Depuis quelques années, le service chirurgical a pris une extension qui réclamait de nouveaux collaborateurs ; MM. Breschet et Sanson secondent les efforts du chef et justifient chaque jour la confiance qu’on leur a accordée dans cette circonstance. Bien que l’empire soit tombé aux mains d’un triumvirat, l’unité de vues, de moyens, de doctrine, n’en subsiste pas moins, et la science s’enrichit de ces efforts combinés qui tendent tous vers un même but. Les élèves aussi viennent y puiser des leçons qu’on ne trouve ailleurs ni plus nombreuses ni plus savantes. N’avons-nous pas vu, naguère encore, M. Dupuytren faire le matin une visite détaillée de tous ses malades, une leçon de clinique sur les cas les plus intéressants, pratiquer les opérations nécessaires, et donner ensuite la consultation aux malades du dehors. Le soir, après la visite, MM. Breschet et Sanson faisaient alternativement une leçon : le premier, sur l’anatomie chirurgicale ; le second, sur la médecine opératoire. Une foule d’étudiants se pressaient dans l’amphithéâtre, et l’on doit regretter que des exigences administratives n’aient pas permis d’exécuter ce plan d’instruction du moins dans sa seconde partie, car pour celle qui est traitée par M. Dupuytren, aucun obstacle n’a été apporté à son accomplissement.

On peut croire que les matériaux d’un bon cours ne manquent pas dans une maison où l’on conduit sans cesse des maladies graves, des cas rares, des blessures de toute espèce et où les consultations gratuites données tous les ans à plus de dix mille individus, font affluer une foule de lésions extraordinaires. Il n’est presque aucune des maladies qui entrent dans le vaste cadre nosologique, que l’on n’observe au moins une fois chaque année dans les salles de l’Hôtel-Dieu ; les leçons ne portent pas sur des faits isolés, mais le plus souvent sur des masses, de sorte que l’on observe à la fois les variétés dues à l’âge, au sexe, aux professions, et qu’en peu de temps on acquiert une expérience qu’on n’obtiendrait pas ailleurs.

Cependant certaines parties de la chirurgie ont un caractère de spécialité tellement tranché, qu’il faut un concours de circonstances toutes particulières pour en faire l’objet de leçons spéciales. Les plaies d’armes à feu sont dans ce cas, et M. Dupuytren avait rarement l’occasion d’en faire voir quelques exemples pour servir de base à des préceptes généraux. Depuis 1814 et 1815, de semblables blessures ont rarement été traitées à l’Hôtel-Dieu ; et, si l’on en excepte quelques-unes des malheureuses victimes des fusillades de la rue Saint-Denis, en 1827, on n’a guère vu dans cet hôpital que des plaies résultant de duels ou de suicides. Les coups de pistolet dans la bouche, sur le front, aux tempes, dans la région du cœur, etc., ne sont pas rares, et le professeur ne manque jamais de donner à ce sujet tous les détails qui peuvent s’appliquer à la connaissance d’un genre de blessure aussi digne d’intérêt.

La chirurgie militaire, si brillante pendant plus de quinze années de guerres mémorables sur tous les points de l’Europe, semblait sommeiller, et les traditions vivantes de sa gloire devenaient de jour en jour plus rares. Quelques ouvrages empreints d’un vrai mérite restaient entre les mains des élèves sans exciter cet intérêt qui s’attache si fortement aux choses palpables. Jamais, en effet, les descriptions les plus rigoureuses ne peuvent équivaloir aux observations recueillies de visu ; il y a dans un fait soumis à l’examen de nos propres organes, une valeur intrinsèque que rien ne remplace : l’œil, le doigt du jeune chirurgien, lui en apprennent plus en un instant qu’un traité volumineux rempli de sages préceptes. Tout ce qui a été fait jusqu’à ce jour, sur cette matière, s’est trouvé soumis à une épreuve nouvelle. C’est au sein des hôpitaux de la capitale, dans ce calme de la réflexion, loin du tumulte des camps et avec tous les moyens de comparaison possibles, que cette enquête a été faite sans partialité, sans prévention, uniquement dans l’intérêt de la science et de l’humanité. Les résultats obtenus devront sans doute inspirer quelque confiance puisqu’ils ressortent de recherches dont tous les éléments sont publics. Le nombre des malades, leur âge, leur profession, la nature de leurs blessures, le mode de traitement employé, tout est patent, à la portée de chacun, et jamais plus haut degré d’authenticité ne se rencontra nulle part dans une affaire de ce genre. Loin de nous la pensée de jeter quelque doute sur les travaux antérieurs à notre époque ; la probité scientifique d’un écrivain serait la dernière chose que nous voudrions contester, et nous sommes loin d’avoir quelques motifs pour cela : nous ne voulons que profiter de la circonstance actuelle pour soumettre ce qui a été dit sur les plaies d’armes à feu à une sorte de contre-épreuve, dont le résultat ne peut qu’être avantageux à la chirurgie.

Pour arriver plus sûrement à ce but, nous avons commencé par faire connaître le terrain sur lequel la question va être débattue. Il nous reste encore à traiter un point qui n’est pas moins important : voyons ce qui a été fait à l’Hôtel-Dieu pendant les dernières journées de juillet. Il y a dans ce récit diverses circonstances qui serviront à expliquer des faits dont l’intelligence serait difficile sans cela : on se convaincra qu’il importe beaucoup de tenir compte de tout, lorsqu’on veut arriver à la solution exacte d’un problème aussi compliqué.

CHAPITRE II