L’imagination créatrice - Théodule Ribot - E-Book

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Théodule Ribot

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*** Cet ebook est optimisé pour la lecture numérique *** Fondateur de la psychologie scientifique française, Théodule Ribot fut l’une des stars de la psychologie française à la fin du XIXe siècle, avant de tomber dans l'oubli au lendemain de la seconde guerre mondiale.   Dans l'ouvrage dont il est ici question, Ribot souligne le rôle déterminant de l'imagination créatrice dans l'histoire de l'humanité. Désireux d'aller au-delà d'une perception réductrice de l'imagination qui vise à ne la percevoir que de façon poétique, la limitant aux seuls domaines artistiques, Ribot cherche à démontrer que la créativité couvre bien d'autres champs et possède une importance majeure dans le domaine des sciences, de la technologie, du travail et de la vie quotidienne. Véritable moteur du développement de l'humanité, l'imagination n'est pas qu'une question de rêverie car elle a aussi joué un rôle dans des inventions importantes qui ont façonné notre devenir ainsi que dans l'histoire de nos institutions religieuses, sociales et politiques. Bien que longtemps ignorées, les idées défendues par Théodule Ribot s'avèrent donc pertinentes et originales pour son époque. Elles font d'ailleurs aujourd'hui l'objet d'une re-découverte dans des champs de recherche aussi variés que la philosophie, la psychologie ou la neurobiologie.

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L’imagination créatrice

Théodule Ribot

Table des matières

Théodule Ribot

PRÉFACE

INTRODUCTION

ANALYSE DE L’IMAGINATION

1. Le facteur intellectuel.

2. Le facteur émotionnel.

3. Le facteur inconscient.

4. Les conditions organiques de l’imagination.

5. Le principe d’unité.

LE DÉVELOPPEMENT DE L’IMAGINATION

1. L’imagination chez les animaux.

2. L’imagination créatrice chez l’enfant.

3. L’homme primitif et la création des mythes.

4. Les formes supérieures de l’invention.

5. Loi du développement de l’imagination.

LES PRINCIPAUX TYPES D’IMAGINATION

PRÉLIMINAIRES

1. L’Imagination plastique.

2. L’Imagination diffluente.

3. L’Imagination mystique.

4. L’Imagination scientifique.

5. L’Imagination pratique et mécanique.

6. L’Imagination commerciale.

7. L’Imagination utopique.

CONCLUSION

APPENDICE

Appendice A.

Appendice B.

Appendice C.

Appendice D.

Appendice E.

Théodule Ribot

1839-1916

Fondateur de la psychologie scientifique française, Théodule Ribot fut l’une des stars de la psychologie française à la fin du XIXe siècle, avant de tomber dans l'oubli au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Dans l'ouvrage dont il est ici question, Ribot souligne le rôle déterminant de l'imagination créatrice dans l'histoire de l'humanité. Désireux d'aller au-delà d'une perception réductrice de l'imagination qui vise à ne la percevoir que de façon poétique, la limitant aux seuls domaines artistiques, Ribot cherche à démontrer que la créativité couvre bien d'autres champs et possède une importance majeure dans le domaine des sciences, de la technologie, du travail et de la vie quotidienne. Véritable moteur du développement de l'humanité, l'imagination n'est pas qu'une question de rêverie car elle a aussi joué un rôle dans des inventions importantes qui ont façonné notre devenir ainsi que dans l'histoire de nos institutions religieuses, sociales et politiques. Bien que longtemps ignorées, les idées défendues par Théodule Ribot s'avèrent donc pertinentes et originales pour son époque. Elles font d'ailleurs aujourd'hui l'objet d'une re-découverte dans des champs de recherche aussi variés que la philosophie, la psychologie ou la neurobiologie.

FVE

PRÉFACE

La psychologie contemporaine a étudié avec beaucoup d’ardeur et de succès l’imagination purement reproductrice. Les travaux sur les divers groupes d’images — visuelles, acoustiques, tactiles, motrices — sont connus de tout le monde et constituent un ensemble de recherches solidement appuyées sur l’observation subjective et objective, sur les données de la pathologie et les expériences de laboratoire. Au contraire, l’étude de l’imagination créatrice ou constructive a été presque entièrement oubliée. Il serait facile de montrer que les traités de psychologie les plus complets, les meilleurs, les plus récents, lui consacrent à peine une ou deux pages ; quelquefois même n’en font aucune mention. Quelques articles, quelques rares et courtes monographies résument le travail de ce dernier quart de siècle sur la question. Elle ne mérite pourtant pas cette attitude d’indifférence ou de dédain. Son importance n’est pas contestable, et si jusqu’ici l’étude de l’imagination créatrice est restée à peu près inaccessible à l’expérimentation proprement dite, il y a d’autres procédés objectifs qui nous permettent de l’aborder avec quelques chances de succès et de continuer l’œuvre des anciens psychologues, mais avec des méthodes plus conformes aux exigences de la pensée contemporaine.

Le présent travail n’est offert au lecteur que comme un essai ; il ne s’agit pas ici d’entreprendre une monographie complète qui exigerait un gros livre, mais seulement de rechercher les conditions fondamentales de l’imagination créatrice, de montrer qu’elle a son origine et sa source principale dans la tendance naturelle des images à s’objectiver, — plus simplement, dans les éléments moteurs inhérents à l’image — puis de la suivre dans son développement, sous la multiplicité de ses formes, quelles qu’elles soient. Car il m’est impossible de ne pas soutenir que, actuellement, la psychologie de l’imagination repose presque uniquement sur son rôle dans la création esthétique et dans les sciences. On n’en sort guère ; ses autres formes sont quelquefois mentionnées, jamais étudiées. Cependant l’invention dans les beaux-arts et dans les sciences n’est qu’un cas particulier et non peut-être le principal. Nous espérons montrer que dans la vie pratique, dans les inventions mécaniques, militaires, industrielles, commerciales, dans les institutions religieuses, sociales, politiques, l’esprit humain a dépensé et fixé autant d’imagination que partout ailleurs.

L’imagination constructive est une faculté qui, au cours des âges, a subi une réduction, tout au moins des transformations profondes. Aussi, pour des raisons qui seront indiquées plus tard, l’activité mythique a été considérée, dans ce travail, comme le point central de notre sujet, comme la forme typique et primitive dont la plupart des autres sont issues : la création s’y montre complètement libre, affranchie de toute entrave, sans souci du possible et de l’impossible, à l’état pur, non adultérée par l’influence antagoniste de l’imitation, du raisonnement, de la notion des lois naturelles et de leur régularité.

Dans la première partie, analytique, on essaiera de résoudre l’imagination constructive en ses facteurs constitutifs et de les étudier chacun séparément.

La seconde partie, génétique, la suivra dans son développement intégral, des formes frustes aux plus complexes.

Enfin la troisième partie, concrète, sera consacrée non plus à l’imagination, mais aux imaginatifs, aux principaux types d’imagination que l’observation nous révèle.

Mai 1900.

INTRODUCTION

La nature motrice de l’imagination constructive.

I

On a souvent répété que l’une des principales conquêtes de la psychologie contemporaine est d’avoir établi solidement le rôle et l’importance des mouvements, d’avoir montré notamment par l’observation et l’expérience que la représentation d’un mouvement est un mouvement qui commence, un mouvement à l’état naissant. Toutefois, ceux qui ont le plus fortement insisté sur cette thèse, ne sont guère sortis du champ de l’imagination passive ; ils s’en sont tenus à des faits de pure reproduction. Mon but est d’étendre leur formule et de montrer qu’elle explique, au moins en grande partie, la genèse de l’imagination créatrice.

Essayons de suivre pas à pas la transition qui conduit de la reproduction pure et simple à la création, en montrant la persistance et la prépondérance de l’élément moteur à mesure qu’on s’élève de la répétition à l’invention.

D’abord, toutes les représentations renferment-elles des éléments moteurs ? Oui, selon moi, parce que toute perception suppose des mouvements à un degré quelconque et que les représentations sont les résidus des perceptions antérieures. Sans examiner la question en détail, il est certain que cette affirmation est légitime pour l’immense majorité des cas. En ce qui concerne les images visuelles et tactiles, il n’y a aucun doute possible sur l’importance des éléments moteurs qui entrent dans leur composition. L’ouïe, pour un sens supérieur, est assez pauvrement dotée de mouvements ; mais si l’on tient compte de sa connexion intime avec les organes vocaux si riches en combinaisons motrices, il s’établit une sorte de compensation. L’olfaction et la gustation, secondaires dans la psychologie humaine, montent à un rang très élevé chez beaucoup d’animaux : aussi l’appareil olfactif acquiert chez eux une complexité de mouvements proportionnée à son importance et qui parfois le rapproche de la vision. Reste le groupe des sensations internes qui pourrait provoquer la discussion. En mettant à part les impressions obscures qui sont liées aux actions chimiques de l’intimité des tissus et qui sont à peine représentables, on constate que les sensations qui résultent des changements de la respiration, de la circulation, de la digestion, ne sont pas vides d’éléments moteurs. Le seul fait que, chez quelques personnes, le vomissement, le hoquet, la miction, etc., peuvent être déterminés par les perceptions de la vue ou de l’ouïe, prouve que les représentations de cette espèce tendent à se traduire en actes.

Sans insister, on peut donc dire que cette thèse repose sur une masse imposante de faits ; que l’élément moteur de l’image tend à lui faire perdre son caractère purement intérieur, à l’objectiver, à l’extérioriser, à la projeter hors de nous.

Cependant, il faut remarquer que tout ce qui précède ne nous fait pas sortir de l’imagination reproductrice, de la mémoire. Toutes ces réviviscences sont des répétitions ; or, l’imagination créatrice exige du nouveau : c’est sa marque propre et essentielle. Pour saisir le passage de la reproduction à la production, de la répétition à la création, il faut considérer d’autres faits plus rares, plus extraordinaires qui ne se rencontrent que chez quelques privilégiés. Ces faits connus depuis longtemps, entourés de quelque mystère et attribués d’une manière vague « à la puissance de l’imagination », ont été étudiés de nos jours avec beaucoup plus de méthode et de rigueur. Il suffit à notre but d’en rappeler quelques-uns.

On rapporte beaucoup d’exemples de fourmillements ou de douleurs qui apparaissent dans diverses régions du corps par le seul effet de l’imagination. Certaines personnes peuvent accélérer ou ralentir les battements de leur cœur à volonté, c’est-à-dire par l’effet d’une représentation intense et persistante : le célèbre physiologiste E. F. Weber avait ce pouvoir et a décrit le mécanisme du phénomène. Plus extraordinaires encore sont les cas de vésication produits par suggestion chez les hypnotisés. Enfin, rappelons l’histoire retentissante des stigmatisés qui, du xiiie siècle jusqu’à nos jours, ont été assez nombreux et présentent des variétés intéressantes : les uns n’ayant que la marque du crucifiement, d’autres de la flagellation, d’autres de la couronne d’épines1. Ajoutons les modifications profondes de l’organisme, résultats de la thérapeutique suggestive des contemporains ; les effets merveilleux de « la foi qui guérit », c’est-à-dire les miracles de toutes les religions, dans tous les temps et dans tous les lieux ; et cette brève énumération suffira à rappeler certaines créations de l’imagination humaine qu’on a une tendance à oublier.

Il convient d’ajouter que l’image n’agit pas seulement sous une forme positive, elle a quelquefois un pouvoir d’inhibition. La représentation vive d’un mouvement qui s’arrête est un commencement d’arrêt de mouvement ; elle peut même aboutir à un arrêt total. Tels sont les cas de paralysis by ideas décrits d’abord par Reynolds, plus tard par Charcot et son école sous le nom de paralysie psychique : la conviction intime du malade qu’il ne peut remuer un membre le rend incapable de tout mouvement et il ne recouvre sa puissance motrice que lorsque la représentation morbide a disparu.

Ces faits et leurs analogues suggèrent quelques remarques.

La première, c’est qu’il y a ici création, au sens strict du mot, quoiqu’elle soit renfermée dans les limites de l’organisme. Ce qui apparaît est nouveau. Si l’on peut soutenir à la rigueur que nous connaissons par notre expérience les formications, les accélérations et ralentissements du cœur, quoique nous ne puissions pas ordinairement les produire à volonté ; cette thèse est absolument insoutenable, quand il s’agit de vésication, de stigmates et autres phénomènes réputés miraculeux : ils sont sans précédents dans la vie de l’individu.

La seconde remarque, c’est que pour que ces états insolites se produisent, il y a nécessité d’éléments additionnels dans le mécanisme producteur. Dans son fond, ce mécanisme est fort obscur. Invoquer la puissance de l’imagination, c’est tout simplement substituer un mot à une explication. Heureusement, nous n’avons pas besoin de pénétrer dans l’intimité de ce mystère. Il nous suffit de constater les faits, de constater aussi qu’ils ont une représentation pour point de départ, de constater enfin que la représentation toute seule ne suffit pas. Que faut-il donc de plus ? — Notons d’abord que ces événements sont rares. Il n’est pas à la portée de tout le monde d’acquérir des stigmates ou de guérir d’une paralysie déclarée incurable. Cela n’arrive qu’à ceux qui ont une foi ardente, un désir violent que cela soit : c’est une condition psychique indispensable. Ce qui agit, en pareil cas, c’est un état non simple mais double : une image et en sus un état affectif particulier (désir, aversion, émotion ou passion quelconque). En d’autres termes, il y a deux cas :

Dans le premier, ce qui agit ce sont les éléments moteurs inclus dans l’image, résidus des perceptions antérieures ;

Dans le second, ce qui agit ce sont les éléments précités, plus des états affectifs, des tendances qui résument l’énergie de l’individu ; et c’est ce qui explique leur puissance.

Pour conclure, ce groupe de faits nous révèle au delà des images l’existence d’un autre facteur, à forme instinctive ou affective, que nous aurons à étudier plus tard et qui nous conduira à la source dernière de l’imagination créatrice.

Je crains que, entre les faits ci-dessus énumérés et l’imagination créatrice proprement dite, la distance ne paraisse énorme au lecteur. Pourquoi ? D’abord, parce que la création a ici pour unique matière l’organisme et parce qu’elle ne se sépare pas du créateur. Ensuite, parce que ces faits sont d’une extrême simplicité et que l’imagination créatrice (au sens ordinaire) est d’une extrême complexité. Ici, une seule cause opérante : une représentation plus ou moins complexe. Dans la création imaginative, plusieurs images coopérantes avec combinaisons, coordination, agencement, groupement. Mais il ne faut pas oublier que notre but actuel est simplement de découvrir une « forme de passage2 » entre la reproduction et la production ; de montrer la communauté d’origine des deux formes d’imagination — la pure faculté représentative et la faculté de créer par l’intermédiaire des images — et de montrer en même temps le travail de séparation, de disjonction entre les deux.

II

Puisque le but principal de cette étude est d’établir que le fondement de l’invention doit être cherché dans les manifestations motrices, je ne craindrai pas d’insister et je reprends cette thèse sous une autre forme, plus claire, plus précise, plus psychologique, en posant la question suivante : Entre les divers modes d’activité de l’esprit, quel est celui qui offre le plus d’analogie avec l’imagination créatrice ? Je réponds sans hésiter : l’activité volontaire. L’imagination est dans l’ordre intellectuel l’équivalent de la volonté dans l’ordre des mouvements. Justifions cette assimilation par quelques preuves.

1º Identité de développement dans les deux cas. L’établissement du pouvoir volontaire est progressif, lent, traversé par des échecs. L’individu doit devenir maître de ses muscles et étendre par eux sa maîtrise sur les autres choses. Les réflexes, les mouvements instinctifs et expressifs des émotions sont la matière première des mouvements voulus. La volonté n’a pas de mouvements propres, en patrimoine : il faut qu’elle coordonne et associe, puisqu’elle dissocie pour former des associations nouvelles. Elle règne par droit de conquête, non par droit de naissance. — De même, l’imagination créatrice ne surgit pas tout armée. Ses matériaux sont les images qui sont ici les équivalents des mouvements musculaires ; elle traverse une période d’essai ; elle est toujours, au début (pour des raisons que nous indiquerons plus tard), une imitation ; elle n’atteint que progressivement ses formes complexes.

2º Mais ce premier rapprochement ne va pas au fond des choses ; il y a des analogies plus profondes : d’abord le caractère foncièrement subjectif des deux cas. L’imagination est subjective, personnelle, anthropocentrique ; son mouvement va du dedans au dehors vers une objectivation. La connaissance (c’est-à-dire l’intelligence au sens restreint) a des caractères inverses : elle est objective, impersonnelle, reçoit du dehors. Pour l’imagination créatrice, le monde intérieur est le régulateur ; il y a prépondérance du dedans sur le dehors. Pour la connaissance, le monde extérieur est le régulateur, il y a prépondérance du dehors sur le dedans. Le monde de mon imagination est mon monde, opposé au monde de la connaissance qui est celui de tous mes semblables. — Tout au contraire, pour la volonté : on pourrait répéter textuellement, mot pour mot, ce qui vient d’être dit pour l’imagination ; cette répétition est inutile. C’est qu’au fond des deux, il y a notre causalité propre, quelque opinion d’ailleurs qu’on professe sur la nature dernière de la causalité et de la volonté.

3º Toutes deux ont un caractère téléologique, n’agissent qu’en vue d’un but ; au contraire de la connaissance qui, elle, se borne à constater. On veut toujours une chose quelconque, frivole ou capitale. On invente toujours pour une fin, que ce soit Napoléon qui imagine un plan de campagne ou un cuisinier qui combine un nouveau plat. Dans les deux cas, il y a tantôt une fin simple atteinte par des moyens immédiats, tantôt une fin complexe et lointaine supposant des fins subordonnées qui sont des moyens par rapport au but final. Dans les deux cas, il y a une vis à tergo désignée sous le nom vague de spontanéité que nous essayerons d’éclaircir ultérieurement et une vis à fronte, mouvement d’attraction.

4º À cette analogie de nature s’en ajoutent d’autres, — secondaires, subsidiaires — entre la forme avortée de l’imagination créatrice et les impuissances de la volonté. Sous sa forme normale et complète, la volonté aboutit à un acte ; mais chez les indécis et les abouliques, la délibération ne finit jamais ou la résolution reste inerte, incapable de se réaliser, de s’affirmer pratiquement. L’imagination créatrice, elle aussi sous sa forme complète, tend à s’extérioriser, à s’affirmer en une œuvre qui existe non seulement pour le créateur, mais pour tout le monde. Au contraire, chez les purs rêveurs, l’imagination reste intérieure, vaguement ébauchée ; elle ne prend pas corps en une invention esthétique ou pratique. La rêverie est l’équivalent des velléités ; les rêveurs sont les abouliques de l’imagination créatrice.

Il est inutile d’ajouter que le rapprochement établi entre la volonté et l’imagination créatrice n’est que partiel et qu’il n’a pour but que de mettre en lumière le rôle des éléments moteurs. Assurément personne ne confondra deux manifestations aussi distinctes de notre vie psychique et il serait ridicule de s’attarder à énumérer les différences. À lui seul, le caractère de nouveauté suffirait, puisqu’il est la marque propre et indispensable de l’invention et que pour la volition, il est accessoire : l’extraction d’une dent exige du patient autant d’effort à la dixième fois qu’à la première, quoiqu’elle ne soit plus une nouveauté.

Après ces remarques préliminaires, il faut procéder à l’analyse de l’imagination créatrice, pour en comprendre la nature, autant que cela est accessible à nos moyens actuels. Elle est, en effet, dans la vie mentale, une formation d’ordre tertiaire, supposant une couche primaire (celle des sensations et émotions simples) et une couche secondaire (les images et leurs associations, certaines opérations logiques élémentaires, etc.). Étant composée, elle peut être décomposée en ses éléments constituants que nous étudierons sous ces trois titres : facteur intellectuel, facteur affectif ou émotionnel, facteur inconscient. Mais cela ne suffit pas : l’analyse doit être complétée par la synthèse. Toute création imaginative, grande ou petite, est organique, exige un principe d’unité : il y a donc aussi un facteur synthétique qu’il sera nécessaire de déterminer.

1A. Maury dans son livre sur l’Astronomie et la Magie, etc., en compte une cinquantaine.

2Il y en a d’autres, comme nous le verrons plus loin.

ANALYSE DE L’IMAGINATION

1

Le facteur intellectuel.

I

Considérée sous son aspect intellectuel, c’est-à-dire en tant qu’elle emprunte ses éléments à la connaissance, l’imagination suppose deux opérations fondamentales : l’une négative et préparatoire, la dissociation ; l’autre positive et constituante, l’association.

La dissociation est l’abstraction des anciens psychologues qui ont très bien compris son importance pour le sujet qui nous occupe. Toutefois, ce terme « dissociation » me semble préférable parce qu’il est plus compréhensif. Il désigne un genre dont l’abstraction est une espèce. C’est une opération spontanée et d’une nature plus radicale : l’abstraction proprement dite n’agit que sur des états de conscience isolés ; la dissociation agit en sus sur des séries d’états de conscience qu’elle morcelle, fractionne, dissout et, par ce travail préparatoire, les rend propres à entrer dans des combinaisons nouvelles.

Percevoir est une opération synthétique et cependant la dissociation (ou abstraction) est déjà en germe dans la perception, justement parce qu’elle est un état complexe.

Chacun perçoit d’une façon particulière, suivant sa constitution et l’impression du moment. Un peintre, un sportsman, un marchand, un indifférent, ne voient pas le même cheval de la même manière ; les qualités qui intéressent l’un sont négligées par un autre.

L’image étant une simplification des données sensorielles et sa nature dépendant de celle des perceptions antérieures, il est inévitable que ce travail de dissociation continue en elle. Mais, c’est trop peu dire : l’observation et l’expérience nous montrent que, dans la majorité des cas, il augmente singulièrement. Pour suivre le développement progressif de cette dissolution, nous pouvons diviser grossièrement les images en trois catégories — complètes, incomplètes, schématiques — et les étudier successivement.

Le groupe des images dites complètes comprend d’abord les objets sans cesse répétés dans l’expérience quotidienne : mon encrier, la figure de ma femme, le son d’une cloche ou d’une horloge voisine, etc. Dans cette catégorie rentrent aussi les images des choses que nous n’avons perçues qu’un petit nombre de fois, mais qui, pour des raisons accessoires, sont restées nettes dans notre mémoire. Sont-elles complètes au sens rigoureux du mot ? Elles ne peuvent l’être ; et la supposition contraire est une illusion de la conscience qui se détruit, lorsqu’on la confronte avec la réalité. La représentation peut moins encore que la perception renfermer toutes les qualités d’un objet ; elle est une sélection variable suivant les cas. Le peintre Fromentin qui se vantait de retrouver après deux ou trois ans « le souvenir rigoureux » de choses qu’il avait à peine entrevues en voyage, fait pourtant ailleurs l’aveu suivant : « Mon souvenir des choses, quoique très fidèle, n’a jamais la certitude admissible pour tous d’un document. Plus il s’affaiblit, plus il se transforme en devenant la propriété de ma mémoire et mieux il vaut pour l’emploi que je lui destine. À mesure que la forme exacte s’altère, il en vient une autre, moitié réelle et moitié imaginaire, que je crois préférable ». Remarquons que celui qui parle ainsi est un peintre, doué d’une rare mémoire visuelle ; mais des recherches récentes ont montré que, chez le commun des hommes, les images réputées complètes et exactes subissent des transformations et déformations. On le constate, lorsque après quelque temps, on est mis en présence de l’objet primitif et que la comparaison entre le réel et sa représentation devient possible1. Remarquons que dans ce groupe, l’image correspond toujours à des objets particuliers, individuels ; il n’en est pas de même pour les deux autres.

Le groupe des images incomplètes, selon le témoignage de la conscience elle-même, provient de deux sources distinctes : d’abord, des perceptions insuffisantes ou mal fixées ; ensuite des impressions d’objets analogues qui, trop souvent répétées, finissent par se confondre. Ce dernier cas a été très bien décrit par Taine. Un homme, dit-il, qui, ayant parcouru une allée de peupliers, veut se représenter un peuplier, ou, ayant regardé une basse-cour, veut se représenter une poule, éprouve un embarras : ses différents souvenirs se recouvrent. L’expérience devient une cause d’effacement ; les images s’annulant l’une l’autre tombent à l’état de tendances sourdes que leur contrariété et leur égalité empêchent de prendre l’ascendant. « Les images s’émoussent par leurs conflits comme les corps par leur frottement2. »

Ce groupe nous conduit à celui des images schématiques, totalement dépourvues de marques individuelles : la représentation vague d’un rosier, d’une épingle, d’une cigarette, etc. C’est le degré extrême de l’appauvrissement : l’image dépouillée peu à peu de ses caractères propres, n’est plus qu’une ombre. Elle est devenue cette forme de transition entre la représentation et le pur concept, que l’on désigne actuellement sous le nom d’image générique, ou qui du moins s’en rapproche.

L’image est donc soumise à un travail incessant de métamorphose, de suppressions et d’additions, de dissociation et de corrosion. C’est qu’elle n’est pas une chose morte ; elle ne ressemble pas à un cliché photographique dont on peut indéfiniment reproduire des copies. Dépendante de l’état du cerveau, elle change comme tout ce qui est vivant, elle est sujette à des gains et à des pertes, — surtout à des pertes. Mais chacune des trois classes précitées a son utilité pour l’inventeur ; elles servent de matériaux aux diverses espèces d’imagination : sous leur forme concrète au mécanicien, à l’artiste ; sous leur forme schématique au savant et à d’autres.

Jusqu’ici nous n’avons vu qu’une partie du travail de la dissociation et, à tout prendre, la moindre. Nous avons semblé considérer les images comme des faits isolés, des atomes psychiques ; mais c’est là une position purement théorique. Les représentations ne sont pas solitaires ; dans la réalité, elles font partie d’une chaîne ou plutôt d’une trame, d’un réseau, puisqu’en raison de leurs multiples rapports, elles peuvent rayonner en tous sens. Or, la dissociation agit aussi sur les séries, les tronque, les mutile, les démolit, les réduit à l’état de ruine.

La loi idéale de la réviviscence des images est celle connue depuis Hamilton sous le nom de « loi de réintégration »3 qui consiste dans le passage de la partie au tout, chaque élément tendant à reproduire l’état complet, chaque membre d’une série la totalité de la série. Si cette loi existait seule, l’invention nous serait à jamais interdite ; nous ne pourrions sortir de la répétition, nous serions emprisonnés dans la routine ; mais il y a une puissance antagoniste qui nous affranchit : c’est la dissociation.

Il est assez étrange que tandis que les psychologues étudient depuis si longtemps les lois de l’association, nul n’ait recherché si l’opération inverse, la dissociation, n’a pas aussi ses lois. On ne peut tenter ici un pareil travail qui serait en dehors de notre sujet ; il suffira d’indiquer en passant deux conditions générales qui déterminent la dissociation des séries.

1º Il y a les causes internes ou subjectives. La réviviscence d’une figure, d’un monument, d’un paysage, d’un événement n’est le plus souvent que partielle. Elle dépend de conditions diverses qui ravivent l’essentiel et laissent tomber les détails secondaires, et cet essentiel qui survit à la dissociation dépend de causes subjectives dont les principales sont d’abord des raisons pratiques, utilitaires. C’est la tendance déjà mentionnée à négliger ce qui ne sert pas, à l’exclure de la conscience. Helmholtz a montré que, dans l’acte de la vision, divers détails restent inaperçus, parce qu’ils sont indifférents pour les besoins de la vie, et il y a beaucoup d’autres cas de cette espèce. — Ensuite des raisons affectives qui gouvernent l’attention et l’orientent dans une direction exclusive ; elles seront étudiées dans la suite de cet ouvrage. — Enfin des raisons logiques ou intellectuelles, en désignant sous ce nom la loi d’inertie mentale ou loi du moindre effort, par laquelle l’esprit tend vers la simplification et l’allègement de son travail.

2º Il y a les causes externes ou objectives qui sont les variations dans l’expérience. Lorsque deux ou plusieurs qualités ou événements sont donnés comme constamment associés, on ne les dissocie pas. L’uniformité des lois de la nature est le grand antagoniste de la dissociation. Bien des vérités (par exemple, l’existence des antipodes), se sont imposées difficilement, parce qu’il fallait briser des associations indissolubles. Le roi oriental dont parle J. Sully, qui n’avait jamais vu de glace, refusait d’admettre une eau solide. « Une impression totale dont les éléments ne nous auraient jamais été donnés à part dans l’expérience, serait réfractaire à l’analyse. Si tous les objets froids étaient humides et tous les objets humides froids ; si tous les liquides étaient transparents et si aucun objet non liquide n’était transparent, nous aurions beaucoup de peine à distinguer le froid de l’humide et la liquidité de la transparence ». Tout au contraire, ajoute W. James, « ce qui a été associé tantôt à une chose, tantôt à une autre, tend à se dissocier des deux.... ; c’est ce qu’on pourrait appeler une loi de dissociation par variations concomitantes4 ».

Pour bien comprendre la nécessité absolue de la dissociation, remarquons que la réintégration totale est, par nature, un obstacle à la création. On cite des gens qui peuvent facilement retenir vingt ou trente pages d’un livre ; mais s’ils ont besoin d’un passage, ils ne peuvent l’extraire ; ils doivent reprendre dès le commencement et poursuivre jusqu’à l’endroit requis, en sorte que cette extrême facilité à retenir devient un sérieux inconvénient. Sans parler de ces cas rares, on sait que les gens ignorants et bornés font de chaque événement un récit invariable, toujours le même, où tout est sur le même plan, l’important et l’accessoire, l’utile et l’inutile : ils ne font grâce d’aucun détail ; ils sont incapables de trier. Les esprits de cette trempe sont impropres à l’invention. — On peut dire plus brièvement qu’il y a deux sortes de mémoire. L’une complètement systématisée (habitudes, routine, poésie ou prose apprise par cœur, exécution musicale impeccable, etc.), elle forme bloc et est inapte à entrer dans des combinaisons nouvelles. L’autre non systématisée, c’est-à-dire formée de petits groupes plus ou moins cohérents : celle-ci est plastique et apte à entrer dans des combinaisons nouvelles.

Nous n’avons énuméré que les causes spontanées, naturelles, de dissociation, omettant les causes volontaires et artificielles qui ne sont que l’imitation des premières. Par l’effet de ces diverses causes, les images et les séries sont morcelées, fragmentées, mises en pièces, mais d’autant plus propres à servir de matériaux à l’inventeur. C’est un travail analogue à celui qui, en géologie, produit de nouveaux terrains par l’usure des vieilles roches.

II

L’association est une des grandes questions de la psychologie ; mais comme elle n’appartient pas en propre à notre sujet, elle ne sera traitée que dans la mesure stricte de son utilité. Rien d’ailleurs n’est plus facile que de nous circonscrire. Notre tâche est réductible à une question très nette et très limitée : Quelles sont les formes d’associations qui donnent lieu à des combinaisons nouvelles et sous quellesinfluences se forment-elles ? Toutes les autres formes d’association, celles qui ne sont que répétition, doivent être éliminées. Par suite, ce sujet ne peut être traité en une seule fois ; il doit être étudié tour à tour dans ses rapports avec nos trois facteurs : intellectuel, émotionnel, inconscient.

On admet généralement que le terme « association des idées » est mauvais. Il est trop peu compréhensif, l’association régissant d’autres états psychiques que les idées. Il semble de plus indiquer une pure juxtaposition, tandis que les états associés se modifient par le fait même de leur connexion5. Mais comme il est consacré par un long usage, il serait difficile de le proscrire.

Par contre, les psychologues ne sont pas d’accord sur la détermination des lois ou formes principales d’association. Sans prendre parti dans ce débat, j’adopte la classification la plus répandue, la plus commode pour notre sujet : celle qui ramène tout aux deux lois fondamentales de la contiguïté et de la ressemblance. Dans ces dernières années, diverses tentatives ont été faites pour ramener ces deux lois à une seule ; les uns réduisant la ressemblance à la contiguïté, les autres la contiguïté à la ressemblance. Laissant de côté le fond de cette discussion qui me paraît assez vaine et qui n’est due peut-être qu’à un besoin excessif d’unité, il faut reconnaître pourtant que ce débat n’est pas sans intérêt pour l’étude de l’imagination créatrice ; parce qu’il a bien montré que les deux lois fondamentales ont chacune un mécanisme qui lui est propre.

L’association par contiguïté (ou continuité) que Wundt nomme externe, est simple et homogène ; elle reproduit l’ordre et la connexion des choses ; elle se réduit à des habitudes contractées par notre système nerveux.

L’association par ressemblance que Wundt nomme interne, est-elle au sens strict une loi élémentaire ? Beaucoup en doutent. Sans entrer dans les débats longs et souvent confus auquel ce sujet a donné lieu, on peut en résumer les résultats comme il suit. Dans l’association dite par ressemblance, il faut distinguer trois moments : 1º celui de la présentation ; un état A est donné par la perception ou l’association par contiguïté ; c’est le point de départ. 2º celui du travail d’assimilation ; A est reconnu comme plus ou moins semblable à un état a antérieurement éprouvé. 3º par suite de la coexistence de A et de a dans la conscience, ils peuvent plus tard s’évoquer réciproquement ; quoique, en fait, les deux événements primitifs A et a n’aient jamais coexisté antérieurement et même quelquefois n’aient pas pu coexister. Il est clair que le moment capital est le second ; et qu’il consiste en un acte d’assimilation active, non d’association. Aussi W. James soutient-il « que la ressemblance n’est pas une loi élémentaire, mais un rapport que l’esprit perçoit après le fait, comme il perçoit des rapports de supériorité, de distance, de causalité, etc..., entre deux objets évoqués par le mécanisme de l’association »6.

L’association par ressemblance suppose un travail mixte d’association et de dissociation : c’est une forme active. Aussi est-elle la source principale des matériaux de l’imagination créatrice, comme la suite de ce travail le montrera à satiété.

Après ce préambule un peu long, mais indispensable, arrivons au facteur intellectuel proprement dit, dont nous nous sommes rapprochés peu à peu. L’élément essentiel, fondamental, de l’imagination créatrice dans l’ordre intellectuel, c’est la faculté de penser par analogie, c’est-à-dire par ressemblance partielle et souvent accidentelle. Nous entendons par analogie une forme imparfaite de la ressemblance : le semblable est un genre dont l’analogue est une espèce.

Examinons avec quelques détails le mécanisme de ce mode de pensée pour comprendre comment l’analogie est, de sa nature, un instrument presque inépuisable de création.

1º L’analogie peut reposer uniquement sur la quantité des attributs comparés. Soient abcdef et rstudv deux êtres ou objets dont chaque lettre désigne symboliquement les attributs constitutifs. Il est clair que l’analogie entre les deux est très faible, puisqu’il n’y a qu’un seul élément commun : d. Si le nombre des éléments communs augmente, l’analogie croîtra dans la même proportion. Mais le rapprochement symbolisé ci-dessus n’est pas rare chez les esprits étrangers à une discipline un peu rigoureuse. Un enfant voyait dans la lune et les étoiles une mère entourée de ses filles. Les aborigènes de l’Australie appelaient un livre « une moule », uniquement parce qu’il s’ouvre et se ferme comme les valves d’un coquillage.

2º Elle peut avoir pour base la qualité ou valeur des attributs comparés. Elle s’appuie sur un élément variable qui oscille de l’essentiel à l’accidentel, de la réalité à l’apparence. Entre les cétacés et les poissons, les analogies sont grandes pour le profane, faibles pour le naturaliste. Ici encore de nombreux rapprochements sont possibles, si l’on ne tient compte ni de leur solidité ni de leur fragilité.

3º Enfin, chez les esprits sans rigueur, il se produit une opération demi-inconsciente qu’on pourrait appeler un transfert par omission du moyen terme. Il y a analogie entre abcde et ghaif par le caractère commun a ; entre ghaif et xyfzq par le caractère commun f, et finalement une analogie s’établit entre abcde et xyfzq sans autre raison que leur analogie commune avec ghaif. Dans l’ordre affectif, les transferts de ce genre ne sont pas rares.

L’analogie, procédé instable, ondoyant et multiforme, donne lieu aux groupements les plus imprévus et les plus nouveaux ; par sa souplesse, qui est presque sans bornes, elle produit également des rapprochements absurdes et des inventions très originales.

Après ces remarques sur le mécanisme de la pensée par analogie, voyons les procédés qu’elle emploie pour créer. Le problème est, en apparence, inextricable. Les analogies sont si nombreuses, si diverses, si arbitraires qu’on doit désespérer d’abord de découvrir une régularité quelconque dans le travail créateur. Il semble pourtant qu’il est réductible à deux types ou procédés principaux qui sont la personnification et la transformation ou métamorphose.

La personnification est le procédé primitif : il est radical, toujours identique à lui-même, mais transitoire ; il va de nous-mêmes aux autres choses. Il consiste à tout animer, à supposer dans tout ce qui donne signe de vie et même dans l’inanimé des désirs, passions et volontés analogues aux nôtres, agissant comme nous en vue de certaines fins. Cet état d’esprit est incompréhensible pour l’homme adulte et civilisé ; mais il faut bien l’admettre, puisque il y a des faits sans nombre qui en démontrent l’existence. On me dispensera d’en citer. Ils sont trop connus ; ils remplissent les ouvrages des ethnologistes, des voyageurs en pays sauvages, des mythographes. D’ailleurs, tous, au début de notre vie, pendant notre première enfance, nous avons traversé cette période inévitable de l’animisme universel. Les ouvrages de psychologie infantile abondent en observations qui ne laissent aucun doute possible sur ce point ; l’enfant anime tout et d’autant plus qu’il est plus imaginatif : mais ce qui, chez le civilisé, ne dure qu’un moment, reste chez le primitif une disposition stable et toujours en action. — Ce procédé de personnification est la source intarissable d’où ont jailli la plupart des mythes, une masse énorme de superstitions et un grand nombre de créations esthétiques ; pour résumer en un seul mot : toutes les choses qui sont inventées ex analogia hominis.

La transformation ou métamorphose est un procédé général, permanent, à formes multiples, qui va non du sujet pensant aux objets ; mais d’un objet à un autre objet, d’une chose à une autre chose. Il consiste en un transfert par ressemblance partielle. Cette opération repose sur deux bases fondamentales. Tantôt elle s’appuie sur des ressemblances vagues fournies par les perceptions : un nuage devient une montagne, ou la montagne un animal fantastique, le bruit du vent est une plainte, etc. Tantôt c’est une ressemblance affective qui prédomine : une perception évoque un sentiment et en devient la marque, le signe, la forme plastique : le lion représente le courage, le chat, la ruse, le cyprès la tristesse, etc. Tout cela, sans doute, est erroné ou arbitraire ; mais le rôle de l’imagination est d’inventer, non de connaître. — Personne n’ignore que ce procédé crée les métaphores, les allégories, les symboles ; il ne faudrait pas croire cependant qu’il reste confiné dans le domaine de l’art ou de l’évolution du langage. Il se rencontre à chaque instant dans la vie pratique, dans l’invention mécanique, industrielle, commerciale, scientifique et nous en donnerons plus tard un grand nombre d’exemples.

Remarquons, en effet, que l’analogie, forme imparfaite de la ressemblance, comme on l’a dit plus haut, — supposant entre les objets comparés une somme de ressemblances et de différences à proportions variables — comporte nécessairement tous les degrés. À un bout, le rapprochement se fait entre des similitudes vaines ou extravagantes. À l’autre bout, l’analogie confine à la ressemblance exacte ; elle se rapproche de la connaissance proprement dite, par exemple dans l’invention mécanique et scientifique. Dès lors, rien d’étonnant si l’imagination est souvent un substitut et, comme le disait Gœthe, « un avant-coureur de la raison ». Entre l’imagination créatrice et la recherche rationnelle, il y a une communauté de nature : toutes deux supposent la faculté de saisir les ressemblances. D’autre part, la prépondérance du procédé exact ou du procédé approximatif établit, dès l’origine, une distinction entre « les penseurs » et les « imaginatifs ».

1Consulter particulièrement J. Philippe : « La déformation et les transformations des images » dans la Revue philosophique, mai et novembre 1897. — Quoique ces recherches n’aient eu pour objet que les représentations de la vue, il n’est pas douteux qu’il en est de même pour les autres, notamment celles de l’ouïe (voix, chant, accords).

2De l’Intelligence, t. I, liv. II chap. 2.

3Dans sa récente histoire des théories de l’imagination (La psicologia dell’immaginazione nella storia filosofia. Roma, 1898), Ambrosi montre que cette loi se trouve déjà formulée dans la Psychologia empirica de Ch. Wolff. « Perceptio prœterita integra recurrit cujus præsens continet partem ».

4J. Sully. The Human Mind, I, 365. — W. James. Psychology, I, 502.

5Pour une bonne critique de ce terme, voir Titchener, Outlines of Psychology, p. 190 sq., New-York, 1896.

6Pour les débats sur la réduction à l’unité, on trouvera la bibliographie détaillée dans Jodl. : Lehrbuch der Psychologie (Stuttgart, 1896), p. 490. — Sur la comparaison des deux lois : W. James, Ouv. cité, I, 590. J. Sully, Ouv. cité, I, 331 et suiv. Höffding, Psychologie, 213 sq.

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Le facteur émotionnel.

L’influence des états affectifs sur le travail de l’imagination est d’observation courante ; mais elle a été étudiée surtout par les moralistes qui, le plus souvent, l’ont critiquée ou condamnée comme une cause inépuisable d’erreurs. Le point de vue du psychologue est tout autre. Il n’a pas à rechercher si les émotions et passions enfantent des chimères — ce qui est incontestable — mais pourquoi et comment elles agissent. Or, le facteur affectif ne le cède en importance à aucun autre ; il est le ferment sans lequel aucune création n’est possible. Étudions-le sous ses principaux aspects, quoique nous ne puissions pas, en ce moment, épuiser la question.

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