L'innovation hors-la-loi - Benjamin Lehaire - E-Book

L'innovation hors-la-loi E-Book

Benjamin Lehaire

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Beschreibung

Le droit est-il incapable d’encadrer l’innovation technologique ? L’idée est véhiculée ici et là comme un constat désarmant toute tentative de légiférer sur le « nouveau », en raison principalement du rythme incessant de l’innovation.

L’innovation est devenue un phénomène total entrainant des conséquences sociales réelles.
La principale est sans doute l’injonction faite à tous de l’accueillir, quand il ne s’agit pas de l’encourager. Tous les champs de la société sont concernés, y compris le champ juridique.

En droit, l’injonction normative tend à faire émerger ce qu’il convient désormais d’appeler une techno-normativité, entendue comme la potentielle normativité juridique de la technique.

Ce livre, unique sur le marché, propose une réflexion sur le rôle du droit dans notre société, à la fois comme vecteur de techno-normativité mais aussi comme solution ou limitation des effets négatifs de la technologie sur la société.

En partant des écrits les plus récents sur la philosophie, la sociologie et le monde numérique, l’ouvrage propose une lecture critique du rapport entre droit et innovation qui intéressera tant un public universitaire qu’un public de professionnels du numérique.

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Pour toute information sur nos fonds et nos nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez nos sites web via www.larcier.com.

© Lefebvre Sarrut Belgium SA, 2022

Éditions Bruylant

Rue Haute, 139/6 - 1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays.

Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

ISBN 9782802772682

La collection « Penser le Droit »

La collection « Penser le Droit » a pour objet la publication d’ouvrages originaux sur les transformations du droit contemporain et la pensée juridique. Elle accueille également des traductions d’ouvrages étrangers.

La collection se décline en une série accueillant des « essais » et en une série ouverte aux ouvrages collectifs et aux monographies d’importantes dimensions.

Organisation de la collection

Directeurs

Gregory Lewkowicz, professeur à l’Université libre de Bruxelles et chercheur au Centre Perelman

Arnaud Van Waeyenberge, professeur à l’Université libre de Bruxelles et à HEC Paris et chercheur au Centre Perelman

PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :

Ouvrages collectifs et monographies

1. Classer les droits de l’homme, sous la direction de Emmanuelle Bribosia et Ludovic Hennebel, 2004.

2. La société civile et ses droits, sous la direction de Benoît Frydman, 2004.

3. L’auditoire universel dans l’argumentation juridique, par George C. Christie.

Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Guy Haarscher, 2005.

4. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.

5. Philosophie de l’impôt, sous la direction de Thomas Berns, Jean-Claude Dupont, Mikhaïl Xifaras, 2006.

6. Responsabilités des entreprises et corégulation, par Thomas Berns, Pierre-François Docquir, Benoît Frydman, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, 2006.

7. Dire le droit, faire justice, par François Ost, 2007.

8. Généalogie des savoirs juridiques contemporains. Le carrefour des lumières, sous la direction de Mikhaël Xifaras, 2007.

9. La vertu souveraine, par R. Dworkin. Traduit de l'anglais (américain) et présenté par Jean-Fabien Spitz.

10. Juger les droits de l’homme. Europe et États-Unis face à face, par Ludovic Hennebel, Gregory Lewkowicz, Guy Haarscher et Julie Allard, 2007.

11. La prohibition de l’engagement à vie, de la condamnation du servage à la refondation du licenciement. Généalogie d’une transmutation, par Alain Renard, 2008.

12. L’Europe des cours. Loyautés et résistances, par Emmanuelle Bribosia, Laurent Scheek, Amaya Ubeda de Torres, 2010.

13. L’imaginaire en droit, sous la direction de Mathieu Doat et Gilles Darcy, 2011.

14. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.

15. La science du droit dans la globalisation, sous la direction de Jean-Yves Chérot et Benoît Frydman, 2012.

16. Théorie bidimensionnelle de l'argumentation juridique. Présentation et argument a fortiori, par Stefan Goltzberg, 2012.

17. Dire le droit, faire justice, 2e édition par François Ost, 2012.

18. Droit et dissimulation, sous la direction d’Agnès Cerf-Hollander, 2013.

19. La proscription en droit, sous la direction de Catherine-Amélie Chassin, 2013.

20. Le droit, entre autonomie et ouverture. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Bergel, sous la coordination de Jean-Yves Chérot, Sylvie Cimamonti, Laetitia Tranchant et Jérôme Trémeau, 2013.

21. Droit, morale et marché, par Xavier Dieux, 2013.

22. Les pluralismes juridiques, par Jacques Vanderlinden, 2013.

23. Gouverner par les standards et les indicateurs, sous la direction de Benoît Frydman et Arnaud Van Waeyenberge, 2014.

24. L’évaluation de la recherche en droit. Méthodes et enjeux – Assessing Research in Law. Stakes and methods, sous la direction de Thierry Tanquerel et Alexandre Flückiger, 2015.

25. À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, par François Ost, 2016.

26. Les nouveaux pouvoirs. Approche pluraliste des foyers de créations du droit, sous la direction d’Anne-Blandine Caire, 2017.

27. Les standards constitutionnels mondiaux, Mathieu Disant, Gregory Lewkowicz, Pauline Türk, 2018.

28. Les défis du droit global, Caroline Bricteux, Benoît Frydman, 2018.

29. La violence du droit. Regards croisés sur Walter Benjamin, Philippe Coppens, Matthieu de Nanteuil, 2021.

À Paul et Anaïs,

Sommaire

Remerciements

Introduction – L’invitation des philosophes à penser l’innovation et le droit

Partie 1D’une normativité technique et économique à une normativité juridique

Chapitre 1. La normativité technico-économique

Chapitre 2. Les fondements idéologiques de la norme technico-économique

Partie 2Les implications techno-normatives de l’innovation

Chapitre 3. Le congédiement de la délibération démocratique de la loi

Chapitre 4. Les voies vers une reconnaissance de l’innovation en droit

Conclusion – La perte de valeur symbolique du droit ou comment réintégrer l’idée du juste dans le droit à l’ère de la techno-normativité

Bibliographie

Index

Table des matières

Remerciements

L’auteur tient à remercier la Fondation pour la recherche juridique de l’Association du Barreau canadien et le fonds d’aide à la recherche de l’Université TÉLUQ pour le financement des recherches liées à la préparation de ce livre.

Introduction – L’invitation des philosophes à penser l’innovation et le droit

Il ne semble plus possible de penser l’innovation technologique dans nos sociétés occidentales tant cette innovation est devenue permanente et source d’un enthousiasme débordant, y compris dans les sciences sociales. La tâche est d’autant plus difficile pour la science juridique. Le processus d’élaboration des lois et celui de sa maturation par la jurisprudence sont longs. Ce temps du droit1 ne semble pas convenir à l’innovation technologique, et cela de façon critique depuis les années 2000 et 2010, décennies où s’ouvrent l’ère de la numérisation de la société, puis la multiplication des capteurs, présents dans les objets techniques du quotidien. Le droit apparaît automatiquement disqualifié2 dans sa fonction traditionnelle3 pour encadrer les créations de l’économie numérique, désormais disruptives.

L’innovation mérite toutefois une prise en considération sérieuse par les juristes. Non pas pour se faire informaticien, comme on peut l’entendre ici et là, mais pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans le champ technico-économique afin de mieux comprendre en quoi consiste le travail du juriste, et son objet, le droit, dans cette société qui s’avance.

Pour les juristes, cette société est porteuse de « techno-normativité ». Le néologisme semble apparu en 2018, en France, lors d’un colloque « Deep Law for tech » tenu à Paris4. À cette époque, le mot est défini ainsi :

« La techno-normativité regroupe l’ensemble des normes qui encadrent et régulent les deep technologies. Le domaine de la techno-normativité est vaste : il s’étend des standards tels que ceux labellisés sur Ethereum à la normalisation internationale, en passant par l’effort de standardisation émanant de nos ordres juridiques ».

Le mot a de quoi enflammer l’imagination des juristes. Toutefois, la définition proposée est ambigüe. Il s’agit de normaliser l’industrie des deep technologies5. Les deep technologies sont difficilement définissables. Par exemple, le site Internet de la Banque publique d’investissement de France propose plusieurs définitions, données par des entrepreneurs, en lien avec des entreprises privées. L’expression semble se raccrocher au concept d’innovation de rupture. Les deep technologies se définissent par leur objectif : la disruption.

Nous pensons, pour notre part, devoir ranger sous cette appellation un mouvement plus large. Il s’agirait de regrouper sous un seul vocable l’ensemble d’un mouvement plus vaste de technologisme juridique : non pas la juridicité de nouvelles technologies, mais bien l’utilisation des technologies spécialement issues du numérique pour créer de la norme juridique décentralisée, sans rapport avec la source de droit traditionnelle à savoir l’État. Primavera De Filippi expliquait, sans parler de techno-normativité, qu’« on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un nouvel usage de la technique, qui se présente comme une nouvelle source de normativité dans la mesure où elle impose son propre système de règles (techniques) qui font effet de loi […] »6. Cette description des nouveaux usages normatifs de la technique offre une définition convaincante de la techno-normativité. Le sociologue du numérique, Dominique Boullier, ajoute que « c’est l’avantage du code de pouvoir implémenter un nouveau droit avant même toute délibération »7. L’enjeu de la techno-normativité est aussi démocratique.

Il ne faut pas limiter la techno-normativité à un champ d’intervention restreint. Ce ne serait pas rendre justice à l’extraordinaire phénomène de bouleversement de la science juridique auquel nous invite ce néologisme. La techno-normativité se traduit par un indéterminisme juridique qui dépasse de loin la question méthodologique de la juridicité des technologies dans la science juridique. On peut parler en ce sens de refondation du droit. La techno-normativité est finalement un enjeu d’épistémologie juridique.

Le « droit ancien », comme l’appellent sans doute trop rapidement certains auteurs8, a pour caractéristiques d’être centralisé, territorialisé, symbolique et universel. Avec l’avènement de la techno-normativité, la norme juridique deviendrait personnelle, en tant qu’elle serait adressée directement à l’individu, et adaptée aux contingences du quotidien. La justice pourrait même être rendue par des néophytes de façon décentralisée, en dehors de toute portée symbolique incarnée par les colonnes gréco-romaines de nos temples de justice9.

Cependant, ne nous y trompons pas, la techno-normativité n’est pas un commencement, mais l’aboutissement d’un processus : celui de la reconnaissance de l’innovation technologique comme parangon de nos sociétés occidentales à partir duquel tout est jugé en fonction de son efficacité économique. L’innovation se place alors « hors-la-loi » comme norme axiologique suprême à partir de laquelle tout est jugé, y compris le droit.

Ainsi, il s’agit pour nous de comprendre comment l’innovation technologique est devenue une norme sociale concurrençant la normativité juridique au point qu’elle remet en cause la loi formelle en empêchant celle-ci de se poser sur elle, voire de conduire à une nouvelle forme de normativité par la technique, ce qu’il conviendrait d’appeler la « techno-normativité ».

De ce point de vue, l’innovation technologique, phénomène de progrès technique avant tout, ayant peu à voir, de prime abord, avec le droit, devient un enjeu juridique majeur du XXIe siècle, pour ne pas dire un enjeu civilisationnel. À ce titre, les philosophes interpellent les juristes.

Le philosophe de la technique, Bernard Stiegler, dans un ouvrage consacré à la disruption, amorce une réflexion globale sur les effets de la disruption sur le droit, en tant que caractérisation technologique de notre époque.

La disruption est un phénomène réunissant deux préoccupations pour les juristes. D’abord, l’impact social de la disruption conduit à une « désintégration sociale »10. Si le droit est à l’image de la société qui le fixe, la désintégration de celle-ci devrait conduire à la désintégration du droit ou, à tout le moins, d’une forme de droit. Ensuite, la disruption entraine une instabilité technique rendant impossible tout travail de synthèse. Cette synthèse est rendue possible par une métastabilisation. La métastabilisation permet de prendre le temps de synthétiser « les analyses foudroyantes produites par l’entendement automatisé en les transformant en fins sociales » ce que ne permet pas la disruption fondée sur l’innovation radicale soumise « à un seul et unique critère, qui est l’augmentation à tout prix du return on investment »des spéculateurs11. La disruption est rendue possible par une « société automatique et réticulaire »12, laquelle s’est développée sur la cybernétique et son avatar, l’algorithme13, facilitée par Internet. Elle est « ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux “dirigeants”, politiques aussi bien qu’économiques »14. Son objectif est de satisfaire « des “désirs” qui n’ont jamais été exprimés »15 à travers l’utilisation de la data economy16. En cela, l’innovation liée au numérique est la plus préoccupante pour le droit et caractérise cette techno-normativité.

« La disruption prend de vitesse les organisations sociales, qui ne parviennent à l’appréhender que lorsqu’elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard »17. Le droit est particulièrement victime de ce rapport au temps de l’innovation disruptive. Le droit a besoin non seulement de temps pour se former, mais aussi de figer des principes dans le temps. Il est connu qu’« un changement de système technique engendre toujours d’abord un désajustement entre ce système technique et […] les systèmes sociaux, qui étaient ajustés au système technique précédent, et qui formaient en cela et avec lui une “époque” – mais où le système technique comme tel s’oubliait, disparaissant dans la quotidienneté comme l’eau échappe aux yeux du poisson en étant son élément »18. Or, « lorsqu’un système technique engendre une nouvelle époque, l’émergence de nouvelles formes de la pensée se traduit par […] de nouvelles organisations sociales, par des changements [notamment] dans le droit […] »19.

Si « l’innovation est une perturbation de l’ordre établi »20, elle interroge fondamentalement la fonction du droit dans la société en instaurant un « état de choc » permanent21. Cette disruption est fondée sur « la généralisation des automates logiques que sont les algorithmes ».

L’innovation est à l’origine d’un état de sidération du droit, incapable de juridicité22. Cet état est encouragé par un personnel politique réformateur voyant dans la nouveauté technologique une nouvelle occasion de réformer23. Mais l’innovation disruptive pose le problème différemment. Elle remplace le droit par « un état de fait qui rend “caduque” la notion même de droit »24. C’est une négation pure de la différenciation entre fait et droit25, différence pourtant fondamentale en droit selon la maxime ex facto jus oritur26.

Animée par la nécessité économique d’aller vite et d’être efficace dans un calcul strictement marchand27, la disruption disqualifie le droit et la délibération politique jugés trop lents28. « Il s’agit tout aussi bien de soumettre toutes causes matérielles, formelles et finales à la cause efficiente que la disruption serait par elle-même dans son autosuffisance, c’est-à-dire : sans aucune autre finalité que l’efficience des faits »29. Ainsi, « ce règne de l’état de fait conduit à la liquidation de la puissance publique »30. Et avec lui apparait une impression incessante de vide juridique, une indétermination du droit à l’égard du « nouveau » puisqu’« il s’agit de se tenir hors la loi en se situant avant elle, de faire qu’elle arrive toujours trop tard, sinon de devenir des “hors-la-loi” au sens courant »31. C’est en ce sens que l’innovation est hors-la-loi, non pas pour la disqualifier, mais pour mettre en évidence un rapport au droit.

Le philosophe Éric Sadin, spécialiste du numérique, s’inquiète également pour l’organisation sociale et les effets sur le droit de ces mutations technologiques. Il n’hésite d’ailleurs pas à parler de l’algorithme comme l’enjeu du siècle, à la suite du prophétique Jacques Ellul lequel parlait en son temps de la technique comme étant « l’enjeu du siècle ». L’objectif de la société algorithmique est « d’organiser le meilleur ordre supposé des choses et de commercialiser des produits ou des services répondant aux nécessités réelles ou prétendues de chaque occurrence spatiotemporelle à l’échelle du globe »32. Éric Sadin met en parallèle ce dessein social avec le Léviathan de Hobbes en considérant que, contrairement à l’idée hobbesienne d’une concession d’un monopole de la violence légitime à une République ou à un État mettant l’activité humaine à l’abri de l’injustice, ce sont les « logiques technico-économiques qui, à la base, déterminent un principe de gouvernance ayant valeur de constitution politique »33.

L’innovation technologique, peu importe sa forme, devient une norme fondamentale, détrônant et congédiant toutes les normes antérieures dans une siliconisation sans limites du monde et du droit. C’est bien, au final, vers une forme de techno-normativité que nous allons, celle-ci prend racine dans un état primaire « hors-la-loi » de l’innovation technologique.

Cette conception du droit épouse l’esprit « anarcho-libéral » des start-ups. Le technolibertarisme dissout « progressivement tous les fondements historiques de l’économie et du politique. L’ontologie technolibertarienne consiste à disqualifier l’action humaine au profit d’un “être computationnel” jugé supérieur. […] Sa philosophie politique fait office d’une a-politique ou d’une techno-politique, voulant définitivement congédier le politique, entendu comme la libre capacité des individus et des peuples à décider, en commun et dans la contradiction, de leur destin »34. Il y a dépérissement de la loi étatique, comme source formelle de droit, au profit d’une techno-normativité définie comme la capacité de la technologie numérique à normer la société en dehors de tout pouvoir centralisateur au nom d’une harmonie sociale rendue possible par le contrôle algorithmique de la vie des êtres humains.

Au bout du processus, n’est-ce pas la fin du droit dans sa forme traditionnelle ?

« Certains annoncent sans trop y réfléchir que le numérique signe la fin du droit : c’est très exagéré. C’est ne pas faire la différence entre la forme de droit qui est effectivement menacée – la loi générale – et les formes secondaires, qui vont au contraire se développer : le contrat d’assurance et l’injonction personnalisée »35.

Pourtant, nous objecterons que la forme a beaucoup à voir avec le fond en droit. La question ne peut être posée de cette façon. Des expériences historiques ont déjà tendu vers le dépérissement du droit. En U.R.S.S., le droit soviétique était une étape intermédiaire vers la fin du droit dans une société communiste devenue entièrement pacifiée. Il y a sans doute à apprendre de ces expériences passées peu enviables, tout comme la concordance de ce dessein politique avec celui du techno-libéralisme doit interroger le juriste.

La techno-normativité est le règne de la norme technico-économique définie comme la « valorisation » de l’efficacité comptable et de l’amoralité technique conduisant à la disparition des valeurs humanistes du droit au profit d’une neutralité technique, comme source de normativité. Il faut entendre la techno-normativité au sens strict, soit la norme de la technique devenue juridique.

Au sens politique, la techno-normativité est le fruit de la conjugaison de l’agenda néo-libéral avec la philosophie cybernétique du siècle dernier. De cette union née un techno-libéralisme prônant une normativité juridique à son image. Si le Code civil était l’archétype juridique du droit libéral au XIXe siècle, la techno-normativité est l’archétype du droit techno-libéral de notre siècle. Tout comme le droit ouvrier a répondu aux excès du droit libéral au temps du capitalisme industriel, il doit pouvoir émerger aujourd’hui un droit se construisant en opposition, comme source de tempérance, des excès du techno-libéralisme s’appuyant sur la techno-normativité. Il est erroné de penser que des législations protectrices de la vie privée doivent devoir constituer à elles seules ce droit. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’elles ne servent pas l’idéologie techno-libérale comme maigre contrôle d’une hubris numérique. Ce qui apparaît en revanche plus clairement, c’est que ce droit sera le fruit d’une délibération collective, comme maintien de la figure tutélaire de l’État garant d’une hétéronomie de la norme dans une société où le champ juridique sera fragmenté entre des techno-normes privées et des normes juridiques traditionnelles centralisées.

Les auteurs Antoine Garapon et Jean Lassègue préviennent : « Le monde qui s’annonce est cognitif, et non pas normatif, ce qui implique qu’il évolue dans le domaine du fait et pas dans celui des idéalités sous-tendant le droit »36. Les valeurs, les idéaux ne doivent plus présider à la création des lois. « En d’autres termes, c’est bien la loi comme élément tiers général, universelle, énonçant abstraitement des règles qui s’imposent à tous, qui se trouve en péril »37. « On passe de la règle générale de droit à l’injonction personnelle, par exemple à un ordre de la compagnie d’assurance, alors que tout le travail du droit et de la politique a consisté historiquement à dépersonnaliser les rapports sociaux par la catégorie générale de la Loi »38. Orwell le formulait différemment dans 1984 : « rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois »39.

La loi comme volonté de l’Homme en société est reléguée au rang d’antiquité au profit d’une normativité technologique. Par ce geste, les valeurs comme source de création du droit sont abandonnées. Il faut dire que les valeurs n’ont plus d’utilité dans cette société, car la société se trouverait pacifiée par les mécanismes d’ajustement systématique des comportements en temps réel permettant ainsi d’éviter toute collision métaphorique comme réelle, source de litige, dans notre société actuelle. Le droit est ramené à un simple code de la route, à un mal nécessaire pour rétablir un ordre des choses qui, après tout, peut être supprimé si les collisions disparaissent.

Pour revenir à des considérations moins prospectives, les tribunaux apparaissent comme une solution intéressante identifiée par Éric Sadin pour constituer un droit d’opposition à la norme axiologique de l’innovation : « Nous savons que le législateur, dorénavant, s’efforce de soutenir autant qu’il le peut l’économie de la donnée. Néanmoins, nous ne désespérons pas du droit […]. Nous nous engageons à mener des actions collectives en justice dès que nous verrons notre intégrité bafouée »40. Précisons qu’ici l’auteur passe en revue les moyens de résister au mouvement de « siliconnisation » du monde41. Une des solutions proposées est l’usage des tribunaux pour envisager un recours au droit public pour faire valoir un droit opposable qui serait un droit naturel contre un pouvoir violant nos droits fondamentaux. Nous ne sommes pas en accord avec cette option, car elle est discutable sur le plan de la réalisation juridique. Nous sommes toutefois en accord sur le fond lorsque l’auteur affirme : « […] nous chercherons à faire œuvre de jurisprudence, c’est-à-dire à palier autant que nécessaire […] les manquements du législateur »42. Cette proposition est déjà en œuvre. En effet, tant que les juges restent indépendants du pouvoir politique et économique, tant qu’ils ne seront pas remplacés par une justice digitale, la jurisprudence peut constituer une source de protection contre la norme technico-économique et le consensus social-libéral habitant nos parlements sur les questions technologiques.

La jurisprudence est théoriquement, sauf intervention législative, celle qui met fin en premier à l’état « hors-la-loi » de l’innovation technologique pour lui donner une juridicité résultant de son rattachement à une catégorie juridique existante. C’est ainsi, sans doute, dans un droit encore étatique et jurisprudentiel, que se constituera, comme par le passé, un droit d’opposition à la techno-normativité.

Cette étude vise à présenter, du point de vue du droit, dans une démarche réflexive, les conditions théoriques qui rendent possibles, et expliquent, ce glissement vers une techno-normativité, dont le premier stade est l’état hors-la-loi de l’innovation. Parce que la techno-normativité, qui est le pendant juridique du techno-libéralisme, est davantage une question de philosophie juridique et politique qu’une question technique pure, il est vain de tenter de l’appréhender par le prisme du droit positif – quand une loi porte sur une innovation –, ou par la connaissance technique de ces technologies – quand le juriste tente de percer le code informatique. Ainsi, ce n’est qu’en sortant de la conception du droit et de l’innovation, au sens technique, que l’on peut valoriser le droit dans le secteur technologique en découvrant les conceptions philosophiques qui président à l’organisation scientifique de nos vies.

Notre objectif est de se placer sur le terrain de la théorie du droit, de la philosophie politique et de la sociologie politique du droit, pour penser cette question, loin du dogme de la neutralité axiologique du droit, dogme à l’origine d’un renoncement des juristes à la fondation du droit. Renoncement qui explique par ailleurs en partie le phénomène de colonisation des fondements du droit par d’autres disciplines, laquelle surgit à la face des juristes avec vigueur dans le mouvement de techno-normativité. Si les juristes étaient habitués à cette ingérence dans leur discipline de la part des économistes, ils composent actuellement avec celle des ingénieurs du numérique.

Pour la société, le droit et la discipline juridique, l’enjeu est fondamental, au sens strict, en ce qu’il touche aux fondations du droit. De cette rencontre entre l’intérêt social et l’intérêt du droit née une discussion sur le besoin de réintégrer dans la réflexion juridique des éléments moraux ou métaphysiques disparus au cours du XXe siècle sous la pression scientiste du positivisme juridique43. Pourtant, le droit en tant que science du juste a été longtemps la réalité de la discipline44. La réhabilitation du « moral », avec toutes ses imperfections, dans le droit est la condition pour espérer un droit répondant à d’autres nécessités que la nécessité technico-économique.

Pour cette raison, nous parlons de « valorisation du droit » ou de « valeurs » comme contrepoids à une norme technique se définissant à travers une fausse neutralité, laquelle se combine parfaitement à la neutralité axiologique prônée par la science juridique positiviste45. La confusion entre la méthodologie et la théorie du droit entraîne un renoncement à toute critique du travail juridique et contribue passivement à l’émergence d’un droit techno-normé par des intérêts privés.

L’ambition d’une réintégration des valeurs dans la conception du droit à l’heure de la techno-normativité permettrait de penser notre droit hors des injonctions technico-économiques afin de répondre aux critiques souvent adressées aux juristes par les philosophes et les sociologues d’être des représentants des intérêts dominants de l’économie. L’important n’est pas tant la valeur, comme la justice, entendue d’une façon qu’il est impossible de la définir de façon universelle, mais la possibilité d’une concurrence des valeurs, afin de lutter contre l’hégémonie des intérêts prônés par l’innovation technologique.

L’arène démocratique, si imparfaite soit-elle, ou le droit jurisprudentiel, doivent être des lieux où émerge une concurrence normative dans l’idéologie guidant la pensée juridique sur la technique. Nous opposerons en cela, en s’inspirant des travaux de Jean-Claude Michéa, le droit symbolique, apte à porter des valeurs, au droit abstrait, dont la neutralité ontologique se fonde sur une conception rawlsienne de la justice. Dit autrement, le droit symbolique est un droit capable d’assigner un directum46 à la société à partir d’un telos dont l’origine se situe dans un débat citoyen dépassant les contingences technico-économiques. Actuellement, le directum au sens où le « droit inscrit la vie humaine dans un temps orienté et lui prescrit une voie à suivre […], mais aussi la direction que s’assigne une société toute [sic] entière »47, est largement capté par des experts dans une sorte de prophétie autoréalisatrice de l’adaptation de l’Homme à une société du futur.

Le droit abstrait est le contraire du droit symbolique. Il consiste en une neutralité axiologique permettant un arbitrage des litiges sans jugement de valeur collectif sur les intérêts présents48. Il promeut la judiciarisation totale des rapports sociaux. Si cette façon de procéder est connue de notre droit libéral depuis longtemps, il demeure préoccupant quand il permet à des intérêts technico-économiques d’utiliser un forum judiciaire pour valider une conduite qui, par ailleurs, appellerait des critiques sociales. C’est ainsi, grâce au droit abstrait, que bon nombre d’innovations se maintiennent pour un temps hors-la-loi en attendant qu’un procès leur soit intenté afin d’y défendre leur vision de la société, notamment du travail, devant un juge qui, pour sa part, applique un droit symbolique, comme le droit social, pour corriger les excès de cette vision.

Georges Ripert avait défendu au milieu du XXe siècle la thèse selon laquelle le droit était créé par des forces (« Les forces créatrices du droit »)49. Cela n’impliquait pas un droit autoritaire et dictatorial, mais, au contraire, qu’« il n’est pas de règle juridique qui soit imposée fatalement par les faits. Seules les volontés humaines créent des règles de vie »50. Il faut, plus que jamais, être conscient de ces forces et de leur origine pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans l’esprit du droit techno-normatif.

1. Le débat sur le temps et le droit n’est pas nouveau. On peut se référer à Fr. Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999. La particularité de l’innovation technologique est d’engendrer un discours social qui consiste notamment à enjoindre au droit une adaptation à celle-ci pour ne pas la freiner.

2. La disqualification du juridique face à l’économique tient selon Michel Foucault à l’économie politique d’Adam Smith et à sa main-invisible qui refuse, par son invisibilité, toute tentative du souverain juridique d’appréhender l’économie dans son ensemble sans lui nuire. L’homo œconomicus, être d’intérêt, échappe au souverain juridique et donc à sa loi. M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Seuil/Gallimard, 2004, pp. 286-288. Ainsi, l’innovation, nouveau totem de l’économie, échappe naturellement au droit étatique, tout comme l’innovateur est une figure moderne de l’homo œconomicus.

3. Notre conception du droit traditionnel est moniste en ce que nous travaillons à partir de l’hypothèse que seul le droit étatique est légitime en ce qu’il relève d’un système politique démocratique offrant des garanties de justice impartiale et qu’il est le fruit d’une histoire juridique consacrant certaines règles et en écartant d’autres. Le droit traditionnel est un droit auquel le sujet de droit adhère en tant qu’il le reconnaît comme ayant autorité dans son pays et recevant le concours de l’État pour sa mise en œuvre. Il consiste en la formulation de règles générales et universelles érigées de façon démocratique en vue de normer des comportements sociaux. Nous adhérons ainsi aux finalités mises en exergue par François Ost : démocratie, justice, institution de l’humain (in Fr. Ost, À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités,Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 96). Nous sommes tentés d’ajouter « souveraineté » car le droit s’applique sur un territoire déterminé. Le droit étant le fruit d’une norme à laquelle le sujet doit adhérer, il suppose une forme de souveraineté autorisant son édiction et limitant aussi son effet à un territoire déterminé pour ne pas contester une souveraineté étrangère.

4. D. Nathan, « Techno-normativité : définir les cadres juridiques des entreprises tech », in Cryptonews, interview de C. Lequesne Roth, 18 octobre 2018, en ligne : https://fr.cryptonews.com/exclusives/techno-normativite-definir-les-cadres-juridiques-des-entrepr-2134.htm.

5. Voy. en ligne : www.bpifrance.fr/A-la-une/Actualites/Qu-est-ce-que-la-Deep-Tech-37852.

6. Pr. De Filippi, « Repenser le droit à l’ère numérique : entre la régulation technique et la gouvernance algorithmique », in V. Gautrais et P.-E. Moyse (eds), Droit + Machine, Montréal, Éditions Thémis, 2017, p. 50.

7. D. Boullier,Sociologie du numérique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2019, p. 288.

8. A. Garapon et J. Lassègue,Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, PUF, 2020, p. 260 : « Pour le droit “ancien”, la généralité de la loi était une condition indispensable à la liberté qui se définissait négativement comme ce qui n’est pas interdit ».

9. Voy. The justice protocol utilisant la block-chain ou encore les online dispute resolution décrites par A. Gaparon et J. Lassègue (ibid., pp. 196 et 204).

10. B. Stiegler,Dans la disruption, Paris, Les liens qui libèrent, 2016, p. 22.

11. Ibid.,p. 89.

12. Ibid., p. 22.

13. A. David,La cybernétique et l’humain, Paris, Gallimard, 1965, p. 135 : « La cybernétique tend à remplacer le procédé heuristique par l’algorithme ». Sur ce thème, voy. aussi N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains,Paris, Seuil, 2014.

14. B. Stiegler,Dans la disruption, op. cit., p. 24.

15. Ibid.

16. Ibid.

17. Ibid.

18. Ibid., p. 32.

19. Ibid., p. 34.

20. Ibid., p. 69.

21. Ibid.

22. Ce premier temps est important car il appelle un second temps où une alternative se présente au juriste : encourager la suppression du droit positif existant ou bien maintenir l’état du droit positif.

23. B. Stiegler, Dans la disruption, op. cit.,p. 74.

24. Ibid.

25. Ibid.

26. S. Goyard-Fabre, Essai de critique phénoménologique du droit, Paris, Librairie Klincksieck, 1972,p. 54.

27. B. Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 74.

28. Ibid.

29. Ibid., p. 75.

30. Ibid.

31. Ibid.

32. É. Sadin,La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, Éditions L’échappée, 2015, p. 141.

33. Ibid.

34. É. Sadin, La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris, Éditions L’échappée, 2016, p. 108.

35. A. Garapon et J. Lassègue, Justice digitale,op. cit., p. 248.

36. Ibid., p. 249.

37. Ibid., p. 248.

38. Ibid.

39. G. Orwell,1984, Paris, Gallimard, 2016, p. 17.

40. É. Sadin, La silicolonisation du monde, op. cit., p. 241.

41. Le phénomène de « silicolonisation du monde » décrit par Éric Sadin consiste à aligner toute politique numérique sur le modèle des entreprises de la Silicon Valley en Californie du Nord.

42. É. Sadin,La silicolonisation du monde,op. cit., p. 241.

43. Sur le scientisme en droit, voy. J.-P. Chazal, « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique », Archives de Philosophie du Droit, vol. 45, 2001, p. 309. Également dénoncé par M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2002, p. 113. Voy. R. Ricci, « Le statut épistémologique des théories juridiques : essai de définition d’une pratique scientifique juridique », Dr. et Société, 2002, n° 50, pp. 151-183.

44. Ibid.

45. Pour une critique de cette neutralité, voy. J. Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Paris, Gallimard, 2015,pp. 394-396.

46. Georges Ripert disait : « Directum et jus : ce qui doit être et ce qui est commandé. Les hommes ne peuvent agir sans connaître la valeur et les conséquences de leurs actes, sans envisager la sanction de leur désobéissance », in G. Ripert,Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, p. 2. On notera que cet ouvrage constitue une critique majeure de ce que nous nommerons plus loin le « progressisme juridique ». Georges Ripert livre une critique toujours d’actualité de la transposition de la méthodologie scientifique au droit en démontrant que le droit passé n’est pas nécessairement mauvais au motif de sa seule ancienneté. On peut citer des extraits des pages 42 et 43 qui rendent compte de cette critique : « Imposer une règle au nom de la science est une supercherie. […] Quelque chose est plus grave dans la prétention des scientistes, c’est de vouloir donner aux juristes l’esprit scientifique, j’entends par là celui des sciences exactes. […] Le droit s’occupe des rapports entre les hommes, les sciences ne connaissent pas les hommes mais les nombres. Si le juriste veut établir des lois sur les nombres, il est obligé de dédaigner l’humain ».

47. A. Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Librairie Arthème Fayard, 2015, pp. 71-72.

48. L’idée n’est pas nouvelle. Elle est la base de notre droit libéral, voy. en ce sens, A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. I, Paris, GF Flammarion, p. 168 : « Pour qu’il y ait lieu à action devant les tribunaux, il faut qu’il y ait contestation ». Toutefois, le droit abstrait constitue une exagération de ce principe du droit libéral en fondant tout rapport juridique sur une confrontation privée. Il est une judiciarisation totale des rapports sociaux sans tutelle de l’État.

49. G. Ripert,Les forces créatrices du droit, op. cit.

50. Ibid., p. 73.

Partie 1D’une normativité technique et économique à une normativité juridique

« [I]l s’agit de se tenir hors la loi en se situant avant elle, de faire qu’elle arrive toujours trop tard, sinon de devenir des “hors-la-loi” au sens courant ».

B. Stiegler, Dans la disruption, Paris, Les liens qui libèrent, 2016, p. 75

Chapitre 1.La normativité technico-économique

L’innovation peut se placer « hors-la-loi » – ni légale ni illégale, mais hors de la portée de la Loi – parce qu’elle est devenue en elle-même une norme, sociale, dans un premier temps puis, dans un mouvement plus profond de techno-normativité, la technologie s’est mise à produire de la norme en influençant les comportements sociaux. Par conséquent, il n’est pas surprenant de vouloir accoler à cette norme l’adjectif « juridique » pour lui faire accéder à un état dépassant une norme informelle et clandestine et enfin lui donner toute l’aura correspondante à ses revendications profondes. En effet, la normativité de la technique a toujours existé.

Bernard Stiegler expliquait même que l’adéquation entre une technique et les systèmes sociaux, parmi lesquels figure le droit, constituait des époques. La particularité actuelle de ce mouvement est la capacité de certaines technologies à être source de normes juridiques concurrençant celles émises par l’État. Mais il est discutable de penser que le droit émis par l’État appartient à un ordre « ancien » ou que le monde du droit, théorique et pratique, doit s’adapter à la révolution numérique sous toutes ses formes comme d’autres industries se sont adaptées avant elle.

L’assimilation du droit à une industrie privée est une analogie dangereuse. Cela revient à liquider à la fois notre mode de production démocratique des lois et la portée sociale, voire anthropologique, du Droit. Car le Droit est un phénomène culturel. Cette vision privatisée du Droit cède à la tentation de considérer le règne de l’efficacité au détriment du règne de la loi. Éric Sadin a eu l’intuition de qualifier le phénomène exprimant le consensus politique social-libéral autour de la question de l’innovation comme source de croissance de phénomènes technico-économiques1. Pour notre part, nous parlerons de norme technico-économique comme hypothèse de travail sur l’origine de l’innovation hors-la-loi.

Le règne de l’efficacité établit un premier aspect de la norme technico-économique : la recherche du meilleur moyen. Le deuxième aspect sera celui de l’amoralité technique. Quant au troisième aspect, il prend son origine dans une norme économique issue de la philosophie capitaliste. Pour cette raison, la norme en question, nous la qualifions de norme technico-économique, concilie des valeurs techniques et économiques au profit du progrès technique, progrès connu de nos jours sous le nom d’« innovation ». Mais avant de définir la norme technico-économique par une définition de la normativité technique et de la normativité économique de l’innovation, il apparaît nécessaire de distinguer la norme sociale du droit pour comprendre ce qu’est une norme sociale et ce qui lui permet d’accéder à la forme juridique. De cette façon, nous pourrons établir la norme technico-économique, comme norme première de laquelle découlent la puissance normative de l’innovation et ensuite la techno-normativité comme phénomène juridique.

§1. La norme sociale et le droit

Pour accéder au statut de norme juridique, l’innovation doit d’abord être définie comme une norme sociale : « Le droit remplit des fonctions d’interprétation sociale »2. Pour cette raison, il faut établir les critères de ce glissement d’une norme sociale vers une norme juridique. Nous nous attacherons donc dans un premier temps à établir les critères de basculement d’une norme du champ social vers le champ juridique.

Le champ juridique a été défini par Pierre Bourdieu de la façon suivante :

« Le champ juridique est le lieu d’une concurrence pour le monopole du droit de dire le droit, c’est-à-dire la bonne distribution (nomos) ou le bon ordre, dans laquelle s’affrontent des agents investis d’une compétence inséparablement sociale et technique consistant pour l’essentiel dans la capacité socialement reconnue d’interpréter (de manière plus ou moins libre ou autorisée) un corpus de textes consacrant la vision légitime, droite, du monde social. C’est à cette condition que l’on peut rendre raison et de l’autonomie relative du droit et de l’effet proprement symbolique de méconnaissance qui résulte de l’illusion de son autonomie absolue par rapport aux demandes externes »3.

Par cette définition, Pierre Bourdieu consacre sa conception instrumentaliste du droit comme discipline au service des dominants. Ce sont ces dominants qui formulent les « demandes externes ». Les sociologues associent le droit à un lieu de lutte pour la consécration d’une vérité sociale. Il est ainsi nécessairement instrumentalisé et influencé par des forces extérieures. Nous verrons qu’en matière d’innovation technologique, cette pensée sociologique trouve toute sa légitimité. Cela signifie que l’approche instrumentaliste ne dit pas la vérité sur le droit de façon absolue, mais qu’elle se vérifie fort bien dans le cadre d’une étude de la normativité juridique des technologies. L’autre élément important et déterminant est celui de la concurrence dont il est le lieu pour « le monopole du droit de dire le droit ». Cela signifie qu’il est possible pour une partie des acteurs sociaux de contester le droit en créant une force concurrente. La techno-normativité par la conciliation Droit-Informatique participe de cette concurrence.

Dans un sens anthropologique, la norme est liée au comportement social attendu par les pairs. La normalité est généralement reconnue, depuis Durkheim et Les règles de la méthode sociologique (1895), comme la généralité d’un fait. Elle n’est pas sanctionnée par l’autorité politique dominant la société – norme juridique – mais impose une attitude aux membres de la société pour se conformer à cette norme. La normalité, la banalité d’un comportement, est considérée comme telle parce qu’elle est valorisée socialement. Les indices d’une valorisation d’un comportement attestent d’une norme sociale. Cette valorisation est proche de la morale, dans le sens où l’on entend la morale comme un « impératif social »4.

Le juriste Paul Roubier insistait sur le fait qu’il existait un ordre social spontané : « C’est ainsi qu’aux origines mêmes du droit la plupart des règles sont purement coutumières et concrètes, mais on se tromperait si on croyait que, dans un état plus développé, la pensée de l’ordonnancement spontané de la vie sociale a disparu »5. D’une certaine façon, l’ordonnancement spontané de la vie sociale a toujours fait concurrence à l’ordonnancement artificiel de la vie sociale par l’État, ou, disons plus largement, une autorité politique supérieure jugée légitime. De cette concurrence normative résulte une tension entre le fait et le droit, le premier pouvant, par un processus de juridicité, accéder au rang de norme juridique.

Les normes sociales sont des constructions dont les origines sont obscures. « Les normes sociales se construisent, survivent parfois très longtemps, puis sont radicalement modifiées au profit de contenus différents »6. Pour créer de nouvelles normes, il faut au départ des contre-normes7. Une norme consiste en « des régularités et des stéréotypes élémentaires de comportement pour accéder à la notion de règle »8. C’est par l’imitation qu’un comportement devient une norme sociale9 :

« Le conformisme et l’esprit grégaire