La balade de Bob Kerjan - Livre second - Hervé Bellec - E-Book

La balade de Bob Kerjan - Livre second E-Book

Hervé Bellec

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Beschreibung

Après un premier ouvrage qui nous entraîna, au départ de Nantes, sur les routes sinueuses du Morbihan et de l’Îlle-et-Vilaine, Hervé Bellec s’attaque aux Côtes-d’Armor et au Finistère afin d’achever ce périple rocambolesque, curieux et sensible !




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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Page de titre

Vous saurez d’abord que c’est vers la Bretagne, la douce et la bretonnante, que se sont dirigées mes courses cette année… Quant aux naturels du pays hélas ! c’est la province sans soleil. Croiriez-vous que j’ai fait quatre cents lieues en Bretagne sans déboutonner ma braguette. Impossible de toucher sans pincette les personnes du sexe de Brest, Morlaix, Saint Brieux (sic), Rennes, Vannes, Quimper. Ce n’est qu’à Nantes que la Providence m’a envoyé soulagement… Au lieu de votre joli patois dont on comprend toujours quelque chose, c’est une langue que le diable a inventée que l’on parle là-bas et qui n’a pas moins de quatre dialectes très différents. Lavarèt d’in pélèc’h azô ünenbennak ago zéfé gâllec ? Voilà tout ce que j’ai pu apprendre à dire m’écorchant le gosier : Dites-moi où il y a quelqu’un qui parle français. Jamais, à moins qu’on ne lui fasse une opération chirurgicale, un Provençal ne prononcera pélèc’h. Mangez une olive crue, et en crachant, vous ferez un bruit approchant ce c’h.

Prosper Mérimée, lettre à Requien, 1836.

DIXIÈME ÉPISODEde Chasné-sur-Illet à la pointe du Grouin

Moins frais avec de petites ondées

Quarante et unième jour

Chasné-sur-Illet – Bécherel

Le tombeau de saint Léonard est l’un des sites les plus étonnants qu’il m’ait été donné de voir en Bretagne. Nous sommes juste au bord de la départementale 175, celle qui relie Rennes au Mont Saint-Michel, sur la commune d’Andouillé-Neuville, à peut-être deux kilomètres au nord de Saint-Aubin-d’Aubigné. Les véhicules roulent trop vite car la route est aussi droite que la justice du Seigneur et il n’y a pas l’ombre d’un radar à l’horizon. C’est presque dangereux de se garer ici, sur un terre-plein qui n’est indiqué qu’au dernier moment et nous oblige à freiner sans même avoir eu le temps d’actionner son clignotant dans un délai raisonnable. De toute façon, mon clignotant droit ne fonctionne que lorsqu’il en a envie et de toute évidence, ce matin-là, il n’en avait pas la moindre intention. Mais alors pas du tout. De fait, la femme au volant de la Toyota noire qui me collait au train, sans doute trop pressée de se rendre au travail à moins qu’elle n’eût un rendez-vous de la plus haute importance chez son coiffeur qu’elle n’avait pas vu depuis trois mois pour cause de confinement, a cru sa dernière heure arrivée lorsque j’ai freiné comme un sagouin pour me rabattre au bord de la route. En face arrivait un car scolaire rempli de gamins qui n’avaient aucune envie de retourner en cours. J’ai vaguement entendu un coup de klaxon, à peine aperçu un appel de phare en ma direction puis tout s’est calmé. La conductrice de la Toyota a poursuivi sa route, trop contente d’être encore en vie parce que devoir présenter son cadavre au type qui s’occupe de la toilette des morts, sans avoir pris soin de s’être préalablement coiffée, on dira ce qu’on voudra, mais ça la fout mal. Les collégiens, bien au contraire, n’auraient pas été contre un tout petit accident de la circulation qui aurait égayé leur morne matinée. Après toutes ces semaines passées bien au chaud à s’abrutir gaiement devant leur PS4 tout en piochant avec leurs doigts sales de pleines poignées de chips, ils devaient à leur tour reprendre le chemin des écoliers, le vrai, celui creusé d’ornières et semé d’embûches, et dont on ne sait jamais vraiment à quoi il mène au juste.

À mon tour, je retournais au turbin. Ces longues semaines de confinement nous avaient tous et toutes ankylosés et il était difficile pour la plupart d’entre nous de relancer la machine. Il manquait d’huile dans les rouages, les articulations avaient rouillé, il fallait décalaminer les muscles et les tendons, autant ceux du corps que ceux de l’esprit. Oui, me disais-je in petto devant le tombeau de saint Léonard, ce fut une bien étrange période. Un vent mauvais nous avait cloués au sol et nous n’avions eu d’autres solutions que de faire profil bas en attendant une accalmie. Pour certains, le stade de déconfinement où nous étions entrés se révélait être encore plus rude épreuve. Après cette hibernation, il fallait sortir de son terrier et affronter à nouveau les turpitudes du quotidien. Nous nous sentions tous comme en rééducation ou en convalescence, en état de résilience pour utiliser le mot à la mode qu’on nous rabâchait sur toutes les ondes et à toutes les sauces. Le président Macron ne pouvait pas faire un discours sans l’utiliser à tour de bras, les psychologues l’avaient hissé au rang de dogme, certains en faisaient des bouquins alors va pour la résilience. En ce qui me concernait, j’avais signé non devant notaire mais face au miroir de ma salle de bain un contrat que je n’avais nulle envie de résilier.

Pour ceux qui prennent le train ou plutôt la camionnette en marche, je veux parler de ceux qui n’ont pas lu le premier volet de cette aventure, ou qui l’ont déjà oublié, qui se le sont fait offrir sans prendre la peine d’ouvrir le paquet et l’ont aussitôt revendu sur Leboncoin, ou pour ceux qui tombent par le plus grand des hasards sur cet ouvrage sans savoir qu’il s’agit d’une suite à un précédent opus, je me dois donc de rappeler les tenants et les aboutissants de l’affaire. En 2018, par une matinée de printemps horriblement pluvieuse, une journée de merde pour parler franc, j’étais parti bille en tête au volant de mon Volkswagen vers la bonne ville de Nantes dans l’idée de poser un point de départ à un projet qui me trottait dans la tête depuis un bon quart de siècle : aller à la découverte de cette vieille terre armoricaine pour en faire le tour en quatre-vingts jours, raison pour laquelle j’avais cloué les starting-blocks au musée Jules Verne, clin d’œil à son héros, Philéas Fogg, qui s’était offert en 1872 le tour du monde dans le même laps de temps. Certes, la Bretagne n’est pas le monde. Sur le globe, elle ne représente qu’une péninsule toute riquiqui, une sorte d’excroissance un rien disgracieuse sur le corps déjà bien fatigué de l’Europe. Les poètes les plus inspirés y voient peut-être la proue d’un paquebot, les chauvins le centre du monde habité et les margoulins vendeurs de tee-shirts affichant des slogans idiots une belle opportunité de se faire du fric, toujours est-il que c’était mon pays et que ce pays, je ne le connaissais qu’à peine, et de manière le plus souvent anecdotique. Je n’avais fait que l’effleurer. Je l’avais lu en diagonale, comme un bouquin un peu barbant. Entre Nantes et Brest, c’est surtout la voie Express, la N 165, qu’on empruntait à fond les gamelles en jetant un œil distrait sur le paysage mais moi, je voulais désormais soulever les tapis, farfouiner de fond en comble les vieux tiroirs, ouvrir la malle armoricaine pour en dénicher, je l’espérais, quelques trésors, quelques secrets, comme j’aurais fouillé le sac à main de ma femme à la recherche d’indices suspects quand bien même il n’y avait qu’un grand foutoir. Ce tombeau de saint Léonard, par exemple, devant lequel je méditais en solitaire par cette belle matinée printanière était en soi un trésor.

C’est mon vieux copain Bruno qui, au travers de son livre Lieux mystérieux en Bretagne (Éditions Ouest-France, 2014) dont il avait réalisé la partie photographique, m’avait mis la puce à l’oreille. J’étais pourtant passé tout près l’année précédente alors que je revenais de Saint-Aubin-du-Cormier pour rejoindre Rennes, étape finale de la première partie de cette aventure, et sans doute trop pressé, car on est toujours trop pressé, peut-être aussi par flemme de devoir chercher un lieu improbable qui avait toutes les chances de s’avérer décevant, je m’étais dit tant pis pour saint Léonard. Des tombeaux, j’en verrai d’autres et des saints, ce n’est pas ça qui manque en Bretagne, une tripotée même, qui relève quasiment de l’élevage industriel. Je suis à peu près certain que la région doit avoir le record mondial de canonisés au kilomètre carré, des saints plus ou moins catholiques d’ailleurs, plus ou moins druidiques et pas toujours dûment estampillés par les bons offices du Saint-Père mais ne tergiversons pas, ici ce n’est pas Rome qui fait la loi.

Une sacrée paille qu’on ne s’était pas vus, Bruno et moi. En 2007, pour le compte des mêmes éditions Ouest-France, nous avions réalisé de concert un ouvrage sur les pas de Robert-Louis Stevenson, le célèbre écrivain qui avait parcouru en 1878 les Cévennes avec une ânesse nommée Modestine. Bruno se chargeait des images, et moi du baratin. Un bien joli bouquin, ma foi. On rencontrait des gens de là-bas, des paysans, des moines, des boulangers, des infirmières… Le soir, on bivouaquait dans un coin reculé de tout, une bière, une cigarette, une autre bière, parfois un pétard, des discussions à n’en plus finir. On trinquait à la mémoire du grand, du très grand Stevenson, je parle ici non seulement de l’auteur de L’île au Trésor mais aussi du bonhomme et de son engagement humaniste. Puis on s’était un peu perdus de vue mais ça, c’est la vie. Chacun son chemin, chacun son boulot, chacun sa blonde. J’avais cependant précieusement gardé son numéro de téléphone et la réponse à mon SMS ne tarda pas à arriver.

« Bien sûr que oui, pèlerin ! »

Bruno avait gardé sa longue tignasse qui désormais virait poivre et sel. Il habitait au bord de la D 106 une petite bicoque qui ne payait pas de mine, une cabane comme il se plaisait à la définir, mais c’était chez lui et qu’on ne vienne pas l’emmerder. Un poêle en fonte pour se chauffer l’hiver, des volets couleur sang de bœuf, son T4 Volkswagen garé devant, un potager amoureusement entretenu et une prairie qui descendait vers un méandre de l’Illet, un affluent de l’Ille qui prenait sa source quelques kilomètres en amont, dans la forêt de Liffré. À l’intérieur étaient accrochés aux murs et au plafond un tas de souvenirs de ses nombreux voyages. L’Inde avec les Sadous, les treks au Népal, l’Australie chez les Aborigènes, la Malaisie, les États-Unis d’est en ouest… sans compter la bonne cinquantaine d’ouvrages photographiques dont il était l’auteur. Sédentaire par nécessité mais le plus souvent nomade, Bruno était un routard, un vrai, quoique je ne sois pas certain qu’il apprécierait le mot tant il a été galvaudé par les guides du même nom, alors préférons lui le mot baroudeur. Oui, c’est mieux. Ou carrément bourlingueur, à la façon de Blaise Cendrars, ça serait aussi simple.

Quand il m’a proposé des galettes, j’ai mis un petit moment à me souvenir qu’en Haute-Bretagne, dans le pays gallo, ils ne savaient pas parler correctement. Ces sauvages disaient galettes au lieu de crêpes, et crêpes au lieu de galettes. Salé pour les galettes, sucré pour les crêpes, ce qui est complètement absurde, on en conviendra, mais je n’allais pas faire la fine bouche pour une simple question de vocabulaire. Crêpes ou galettes, c’était tout simplement savoureux. Un coup de rouge là-dessus et ce fut comme si on s’était vus la dernière fois pas plus tard que la veille. J’avais énormément de respect pour ce type. C’était un artiste subtil et inspiré qui se bougeait les fesses pour courir après la photo qu’il désirait, celle-là et pas une autre. La Bretagne, il en saisissait mieux que quiconque les couleurs et les arcanes à chaque heure du jour et de la nuit. Et c’est donc ce soir-là que Bruno m’a rappelé qu’il fallait absolument que j’aille me recueillir avant de mourir devant l’extraordinaire tombeau de saint Léonard qui se trouvait à un jet de sarbacane de chez lui, car c’était vraiment quelque chose. Oui… quelque chose. Un sourire au coin des lèvres, il préférait ne pas m’en dire davantage.

Je reprenais mon bâton de pèlerin, comme on dit, et j’entamais donc la deuxième partie du voyage. La Loire-Atlantique et le Morbihan, c’était bâché. L’Ille-et-Vilaine, quasiment, sauf dans sa partie occidentale que j’allais bientôt aborder. Bien sûr, j’avais raté tout un tas de choses que j’avais découvertes après, par le biais de mes recherches et de mes lectures ou tout simplement en étudiant la carte un peu plus attentivement, et ça me désolait. Comment avais-je pu manquer le menhir du Champ-Dolent, par exemple, qui s’enfonce d’un pouce par siècle et qui annoncera la fin du monde lorsqu’il sera totalement enseveli ? Pourquoi avais-je négligé le cimetière nord de Rennes qui abritait d’étranges et sulfureux lieux de dévotion ? Et les rochers du Saut-Roland, au sud de Fougères, où chut notre preux chevalier, que ne les avais-je grimpés ? Me pardonnera-t-on d’avoir fait l’impasse sur la charmante cité de Bazouges-la-Pérouse, ne serait-ce que pour son nom qui sonne si joliment, même s’il n’y a absolument rien d’intéressant à voir ? Quant aux quartiers populaires rennais de Villejean ou de Maurepas, c’est comme si je les avais superbement ignorés. J’avais juste entraperçu d’un œil placide les tours d’immeubles qui hachaient l’horizon. J’étais passé pas loin mais j’étais passé à côté, le mal était fait, et je comprendrais qu’on me maudisse, moi et les miens jusqu’à la septième génération, raison supplémentaire pour ne pas aggraver mon cas en ratant le tombeau de saint Léonard qui se trouvait à deux minutes.

Me restait quand même un bon bout de chemin à faire sur les quarante jours où il m’incombait de rouler encore et toujours dans cette vieille caisse qui désormais affichait sans rougir plus de 350 000 kilomètres au compteur, de rouler et de marcher, et de crapahuter, voire de pédaler ou de ramer. De naviguer, aussi bien. De voler, peut-être, quoique non, j’avais fait le choix de parcourir mon pays au ras des pâquerettes. Il était hors de question d’une Bretagne vue du ciel ou de la lune. Les drones m’étaient interdits, les hélicoptères honnis, je laissais leurs belles images à la décoration des murs de la crêperie d’en face. Moi, je préférais ouvrir les tiroirs du bas de la commode, renifler les odeurs d’antan aussi bien que celles de maintenant, au risque parfois de m’asphyxier. Je préférais soulever les piles de draps dans les vieilles armoires car c’était là qu’on planquait généralement le magot.

Nous étions, je le répète, à une bonne vingtaine de kilomètres au nord de Rennes qui, nous le rappellerons jamais assez, n’est qu’à seulement une heure et demie de Paris en TGV. Il était neuf heures du matin. J’avais passé la première nuit de la seconde partie de mon voyage dans mon camion garé au milieu de la prairie de Bruno, au ras des pâquerettes, justement. Réveillé comme à mon habitude aux aurores, l’œil un peu vitreux des suites d’une longue soirée à refaire le monde, nous avions pris le café ensemble, dans son jardin, avant de se quitter d’un coup de coude car en ces temps de pandémie, les accolades, embrassades et même poignées de mains nous étaient naturellement prohibées et nous étions tous ou presque de bons petits citoyens responsables et obéissants. Il m’avait indiqué la route du tombeau de saint Léonard en insistant sur le fait que je ne pouvais pas me tromper et bien naturellement, il suffit qu’on me donne un tel tuyau pour que je m’égare aussitôt mais c’est qu’il était bien caché, ce coquin de tombeau, ou pour le moins qu’il était mal fléché. La Toyota noire fit une embardée assez acrobatique pour me doubler et éviter de s’encastrer dans le car scolaire qui venait en face. Le furieux coup de klaxon qui illustra la scène me fit l’effet d’un pet foireux annonçant le top départ.

Léonard – ou Lénar – était un jeune vaurien, et même plus que ça, un bandit, une racaille dirait-on aujourd’hui, qui terrorisait les braves gens du pays. Un Billy the Kid à la sauce armoricaine. Mais à la suite d’une sorte de révélation qu’il serait fastidieux de relater ici, il décida de s’amender et de « faire autant de bien aujourd’hui qu’il avait fait de mal par le passé », nous apprenait le petit écriteau cloué à un chêne. Or voici qu’il croise un charretier embourbé dans une ornière et s’empresse de venir à son aide. Le charretier, paniqué à la vue du mauvais garçon dont la réputation détestable avait fait le tour du canton, choisit l’attaque pour défense et d’un bon coup de bâton asséné sur le crâne, le fit passer de vie à trépas en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Lénar eut le temps de confesser sa rédemption alors qu’il agonisait dans un bain de sang. Toujours est-il qu’on l’enterra sur place et qu’aussitôt, une foule de gens s’empressèrent autour de sa modeste tombe. Malgré la désapprobation de l’Église, Lénar fut aussitôt canonisé par la vox populi. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les faits remontent non du fin fond du Moyen Âge mais au milieu du XIXe siècle, à l’aube de la Révolution industrielle.

Une allée de chênes et de châtaigniers menait au tombeau. Au pied de chaque arbre, les fidèles avaient disposé en vrac et cependant dans un réel souci de cohérence des objets de piété par catégories. Ici des crucifix, là des fioles en plastique de Notre-Dame de Lourdes, remplies comme il se doit d’eau bénite, et ceci par dizaines ; plus loin encore des statuettes en plâtre, des ex-voto de marbre que l’on trouve dans les cimetières, des angelots, des bougies, des boîtes recelant des sortes d’amulettes, certains n’hésitant pas à afficher en toutes lettres le caractère strictement privé de la boîte. Et des mercis en veux-tu en voilà, cloués aux arbres ou simplement posés sur le gravier. Le tombeau lui-même était entouré d’un tas de fleurs toutes fraîches récemment disposées, et aux branches des arbres pendaient par centaines des chapelets, des médaillons, des tresses fleuries ainsi que des photos d’enfants chétifs qui ajoutaient au lieu une dramaturgie un peu oppressante. Ce fabuleux bric-à-brac de bondieuseries tenait aussi bien de la foi du charbonnier et du culte vaudou, que de la piété dite populaire et du chamanisme. En bref, c’était une sorte de vide-grenier mystique. En tout cas, aurais-je été curé d’Andouillé-Neuville – la paroisse où se trouvait le tombeau – que je serais resté circonspect. On attribuait à Lénar – on lui attribue encore – des pouvoirs pour résoudre les petits tracas du quotidien, soucis de santé, réussites aux examens, problèmes sentimentaux… Des messages avaient été écrits sur des ardoises. Il y en avait d’assez banals – Merci de m’avoir donné mon brevet des collèges – Merci pour polytechnique – Merci Saint-Léonard de me guérir de mes acouphènes – Merci de me donner un deuxième enfant, etc. – mais j’aimais particulièrement celui-ci : Aide-moi à conquérir celui qui s’impose naturellement à moi. Des milliers de personnes venaient chaque année se recueillir à cet endroit.

J’étais seul en ce lieu jusqu’au moment où une Twingo se gara derrière ma camionnette. Un homme autour de la soixantaine en sortit pour se diriger directement vers le tombeau devant lequel il s’inclina avant de se lancer intérieurement dans une prière dont bien naturellement je ne saurai rien. Je restais là, les deux pieds dans le même sabot, empêtré dans une profonde incrédulité. À chacun de mes pas, les semelles crissaient sur le gravier de manière assez déplaisante, presque déplacée, comme si j’écrasais des biscottes sur le carrelage. Je n’osais même pas prendre des photos de crainte de profaner sa prière et puis vint le moment où je compris que je n’avais plus rien à faire ici. Il ne m’appartenait pas de juger quoi que ce fut, ni même d’ironiser, le sourire de ce gosse chauve et maladif sur une photo punaisée à un arbre avait largement de quoi vous la mettre en veilleuse, mais bon, tout de même, ici, en 2020, à vingt kilomètres de Rennes qui n’est qu’à 90 minutes de Paris, tout de même ! Il y avait de quoi se poser des questions sur la nature humaine. Ses espérances et ses désespérances. Sur quel foutu tarmac avais-je encore atterri ?

J’ai mis le cap plein ouest, traversant sans m’arrêter de gros bourgs florissants de la grande ceinture métropolitaine. Saint-Germain-sur-Ille, Melesse, Gévezé, Romillé… Les églises étaient mastoc mais sans intérêt architectural et les commerces semblaient avoir retrouvé leur pleine activité en cette période de déconfinement. Les salons de coiffure, d’esthétique et de toilettage pour chiens tournaient à plein régime et devant les boulangeries, les gens faisaient la queue sur le trottoir en respectant une distanciation sociale d’un mètre recommandée par le Gouvernement et les autorités sanitaires. À la sortie des bourgs, bien sûr, s’étalaient les habituels lotissements désespérément respectables. Certains étaient en construction. Ça poussait comme des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens. « Votre nouveau cadre de vie », proclamait une pancarte publicitaire. C’était sans nul doute de paisibles endroits pour vivre et élever des enfants. On s’engueulait dans les ménages ni plus ni moins qu’ailleurs, on se gavait d’apéritif entre voisins et d’anxiolytiques en solitaire. De temps en temps, une femme enfermée à clé dans sa salle de bains pleurait toute seule devant le miroir en regardant les ecchymoses sur son visage et sur son cou. Comme partout. Entre les bourgs s’étalaient des vagues de blés encore verts que le vent faisait onduler et d’interminables champs de maïs encore en jeune pousse. Quelques haies chétives avaient par miracle survécu au remembrement. Au bord de la route, comme des marques de rouge à lèvres sur la joue d’un adolescent victime de son premier amour, quelques coquelicots s’acharnaient à nous séduire mais il faut dire les choses telles qu’elles sont s’agissant de la campagne rennaise : propre sur elle, élégante et gracieuse, mais toujours sous contrôle et manquant cruellement de fantaisie. Il est difficile d’en tomber vraiment amoureux.

Toujours plus à l’ouest, Montfort-sur-Meu semblait avoir davantage de choses à raconter. La cité fut longtemps appelée Montfort-la-Cane à la suite d’une légende tenace où une jeune fille menacée du dernier outrage par le seigneur des lieux invoqua saint Nicolas qui ni une ni deux la transforma en cane. Le malotru reboutonna illico sa braguette et on n’entendit plus jamais parler de lui. Je garai le van sur un parking au bord du Meu, un affluent de la Vilaine. Les maisons anciennes étaient bâties de poudingue et de schiste rouge foncé qui avait donné son nom à la région : le pays pourpre. Je passai devant une tour nommée Papegault qui avait jadis servi de prison et, flânant sans malice dans une vieille rue de la ville, tombai tout à fait par hasard sur la maison natale de Louis-Marie Grignion, fondateur de l’ordre Montfortain.

J’avais déjà évoqué ce prédicateur de choc lors de ma visite au Calvaire, près de Pontchâteau, où je me vis embringuer par une noble dame bien décidée à me convertir de gré ou de force avant la fin de la visite. Grignion était à mon avis, et ça n’engage que moi, un personnage bien trop parfait pour être honnête mais titillé par la curiosité, j’appuyai sur la sonnette comme le demandait l’écriteau. Un jeune homme vint m’ouvrir. Oui, les visites étaient tolérées mais au vu des circonstances, il préférait se référer à son supérieur et me demanda de patienter devant l’entrée. Ce que je fis sans protester. C’était une ancienne maison bourgeoise, XVIe siècle à vue de nez, qui aujourd’hui abritait une communauté de Montfortains, ainsi me l’expliqua cet aimable prêtre malgache qui vint à ma rencontre et se fit un honneur de me faire visiter les lieux, bien que tout l’honneur fût pour moi, me plut-il à chevroter. On y avait fait une sorte de musée rassemblant les reliques du saint homme ainsi que quelques babioles. Des peintures, une souche d’arbre millénaire, un coquillage énorme servant de bénitier, un arbre généalogique, rien de très excitant. Mais le prêtre tenait surtout à m’informer, photos et cartes à l’appui, sur la congrégation montfortaine qui comprenait les Filles de la Sagesse, les Compagnons de Marie, les Frères de Saint-Gabriel… et essaimait à travers le monde entier. Oui, Monsieur, le monde entier ! Vous êtes très gentil mon père, mais vous savez, lui ai-je sorti tout à trac, la religion, c’est pas mon fort, en insistant bien sur le « mon fort ». Mon – fort, comme Montfort-sur-Meu, ha, ha, ha ! Il m’a regardé en retour comme si je lui lançai une formule abstraite de mathématique. Certes, c’était assurément le jeu de mots le plus navrant de la décennie mais je n’avais que ça sous la main pour essayer de me tirer d’un mauvais pas. Nous nous quittâmes néanmoins bons amis et, bon prince, je sortis de ma poche une pièce de cinquante centimes pour lui acheter une carte postale.

Ainsi vont les rencontres dans ce type d’errance. Ici, une gorgée d’eau bénite, plus loin, un bon petit verre de rouge. Il me fallait boire à toutes les sources, manger à tous les râteliers. On était sur les coups de midi et je m’étais perdu dans les bois de Monterfil en suivant un chemin d’exploitation qui menait vers un cul-de-sac. Ou plutôt une impasse car là se trouvait une bien coquette demeure de campagne qui aurait parfaitement pu faire l’affaire pour illustrer un joli conte où il est question de petite fille égarée dans la forêt et qui tombe par hasard sur une maison habitée par une gentille famille d’ours. Un type d’à peu près mon âge était en train d’éplucher des patates sur la table du jardin. J’ai éteint le moteur et je suis sorti du van. Voilà, lui expliquai-je, j’étais à la recherche d’un site dans les environs, une stèle, une plaque, quelque chose. Il s’était passé de bien vilaines choses à Monterfil en août 1944 dont la municipalité se serait bien passée. Trois femmes, Suzanne, Marie et sa fille Germaine, soupçonnées à tort d’avoir fait commerce avec l’occupant, d’avoir « fricoté avec les Boches » comme on disait à l’époque (elles travaillaient aux cuisines dans un centre de radars de l’armée allemande), avaient été tondues, violentées, torturées puis exhibées des heures en plein cagnard sur la place du village, le crâne peinturé de croix gammées, avant d’être traînées vers un bois où elles furent pendues après un simulacre de procès ordonné par un groupe de résistants de la dernière heure. Les sources divergent mais on murmure qu’elles durent creuser leur propre tombe et qu’on les acheva à coups de pelles. Et puis une chape de plomb tomba sur le pays. Monterfil devint le village du secret. Deux raisons à cela. Un : beaucoup de gens avaient été témoins de cette mise au pilori, impuissants à leur venir en aide quand d’autres étaient prompts à leur cracher au visage. Il fut expressément défendu de donner à boire à ces femmes et pour ajouter à l’humiliation, une photographie fut prise. L’image fait froid dans le dos. Elles ont le visage tuméfié, leurs vêtements sont lacérés, elles sont visiblement au bout de leur vie. Deux : cette mise à mort fut orchestrée par Louis Oberthür, dit Grand-Louis, autoproclamé chef de la Résistance locale, par ailleurs un ancien militant actif de Solidarité française, une ligue d’extrême-droite. Raison supplémentaire pour faire profil bas, ce sinistre individu était le fils de Louis Oberthür, grand industriel rennais et propriétaire d’une grande partie des fermes de la région.

Il fallut attendre soixante-dix longues années avant qu’une marche blanche soit organisée en 2014 en mémoire de ces trois femmes et qu’une plaque soit apposée à la mémoire de « Germaine, Marie et Suzanne, victimes innocentes de l’épuration, pendues à cet endroit le 4 août 1944 ».

Cette histoire, Alain et Marie-Hélène l’avaient apprise peu de temps après leur installation dans le village. C’était une maison où l’on se sentait tout de suite à son aise. Je me suis bien sûr présenté. Ils m’ont invité à m’asseoir à leur table et m’ont demandé si j’étais plutôt rouge ou plutôt blanc. Rouge, ai-je dit sans ambages sachant qu’ils parlaient de vin. Ils connaissaient ma signature de réputation et la revue pour laquelle je travaillais. Éducateurs spécialisés en retraite, ils semblaient vivre ici une vie tranquille et toujours active, écoutaient de la bonne musique, lisaient de bons bouquins, faisaient pousser des légumes bien appétissants, militaient dans le réseau associatif (la Maison des jeux traditionnels, la Gallésie en fête…) et arpentaient les petits chemins de la région qu’ils connaissaient comme leur poche. Des gens charmants, mais je n’aime pas le terme. C’était juste des gens bien. On a discuté une bonne demi-heure autour d’un verre. Avant de partir, Marie-Hélène m’a offert un petit bouquin sur le drame de Monterfil et ils m’ont orienté vers ce que l’on nommait à voix basse « le bois des pendues ». C’était à moins d’un kilomètre. J’ai pris une photo de la stèle et quoi faire d’autre, sinon pleurer, sinon vomir ?

Sur la commune d’Iffendic, le domaine de l’étang du Careil est un espace naturel départemental protégé que m’avait conseillé Alain et Marie-Hélène, et ils avaient bien fait. J’ai avalé vite fait mon casse-croûte sur le parking avant de marcher une quarantaine de minutes autour de l’étang, asséché vers 1840 puis remis en eau en 1988 pour en faire une réserve ornithologique. Le chemin aménagé longeait prairies et landes. Çà et là, on croisait des vaches Pie Noir, un bœuf des Highlands, des chèvres des fossés, des moutons noirs, des moutons blancs, deux chevaux de trait et je vous épargne tous les noms d’oiseaux. Bien sûr, ça faisait un peu nature sous cloche d’autant plus que de l’autre côté de la route, un troupeau d’au moins deux cents Prim’Holstein, grassouillettes à souhait, moissonnaient méthodiquement l’herbe bien trop verte d’une colline toute remembrée, mais c’était déjà ça. L’étang avait, dit-on, servi à protéger le château de Boutevent situé à un jet d’arbalète et dont il ne restait que des ruines que bien sûr j’allais visiter à ma prochaine halte. Sans doute avait-il dû faire fort impression au XIIIe siècle, dominant le plat pays de sa superbe, mais il n’en restait que quelques rares vestiges : des pans de murailles, un chicot de donjon. Il avait été tout bonnement abandonné puis démantelé et les jolies pierres de schiste pourpre avaient été vendues ou pillées par les manants du coin. Une fois de plus, je me retrouvais seul sur les hauteurs, maître et souverain absolu du château de Boutevent, peinard et droit dans mes bottes solidement vissées à la roche affleurante. À mes pieds, un ciel superbe miroitait sur l’étang du Careil et vers le sud-ouest s’étendait déjà la forêt de Paimpont. Ou de Brocéliande, c’est comme vous voulez, l’endroit était trop serein pour réamorcer le débat.

La route sinueuse entre Saint-Péran et Saint-Méen était fort agréable. Je traversai quelques petits bourgs sans prétention, Saint-Malon-sur-Meu, Muel, Saint-Onen-la-Chapelle avant d’atteler mon carrosse devant la mairie un peu fantasque de Saint-Méen-le-Grand. Fantasque parce que surplombée de clochetons et de tourelles, elle faisait penser à un château de princesse au royaume de Disneyland. Au VIe siècle, Méen, moine gallois et grand spécialiste des maladies de la peau, autrement dit dermatologue patenté, avait fondé ici une abbaye et il n’en fallut pas plus pour que la cité prenne son ampleur. Le bourg semblait toujours actif, il y avait des gens dans les rues, masqués ou non, les magasins étaient ouverts, des consommateurs consommaient à la terrasse des bistrots et dans un coin, terré à l’ombre, un virus microscopique ricanait méchamment en guettant ses futures proies.

L’abbatiale du XIIe siècle valait aussi le coup d’œil. Quelques antiques fresques avaient été remises à jour, il y avait aussi un sarcophage et deux ou trois gisants plutôt rigolos. Le cimetière se situait juste à côté et parmi les tombes sagement alignées se trouvait celle de Louison Bobet, le fils du boulanger qui, s’il vous plaît messieurs dames, remporta trois fois de suite le Tour de France (1953-54-55), avant de se lancer dans une carrière d’homme d’affaires averti en ouvrant à Quiberon le premier centre de thalassothérapie. La tombe, partagée avec ses parents, était modeste. Ses amis lui avaient consacré un petit musée qui rassemblait les souvenirs et les trophées du champion mais il était fermé le lundi et manque de bol, nous étions lundi.

La journée avançait et il fallait que je trouve un endroit pour poser mon bivouac. Je traversai la Rance à Saint-Jouan-de-L’Isle, tournicotai un moment autour de sa vallée à la recherche d’un éventuel havre de paix puis, n’ayant rien trouvé de fabuleux, poursuivis ma route vers l’est en direction de Bécherel, ancienne citadelle et désormais petite paroisse de presque 700 âmes, qui bénéficiait du double label de « Petite cité de caractère » et de « Cité du livre ». Au sommet de la ville haut perchée (176 mètres !), il y avait une esplanade qui servait également de parking et qui dominait un horizon s’étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres. Le parking du Thabor, destiné aux visiteurs, était quasiment désert et je ne vis nulle pancarte d’interdiction quelconque aux « véhicules d’hébergement » de stationner. L’endroit était donc idéal pour y passer la nuit même si le vent était étonnamment très froid en cette fin de journée. Le bourg aussi était désert, ou presque. Je ne croisai personne hormis un vieux couple se tenant par la main, deux jeunes ados qui semblaient ici un peu hors sujet et une jolie femme rousse qui fumait une cigarette au balcon du premier étage d’une librairie sans daigner me lancer un seul regard, un peu comme si elle posait pour un peintre et que ce peintre s’appelait Johannes Vermeer. Ou peut-être même Edward Hopper. Bécherel s’enorgueillissait d’abriter en ses murs une bonne quinzaine de librairies (soit une librairie pour 44 habitants, un record !), pour la plupart des bouquinistes aux enseignes plus ou moins heureuses – La Vache qui lit, La Souris des champs, Neiges d’antan, La Part des anges… – ainsi que des relieurs ou des papetiers, mais pas l’ombre d’une boulangerie ou de la moindre épicerie. Des restos, n’en parlons pas. Ce soir, content ou pas, la même pitance m’attendait au menu : un bocal de cassoulet toulousain et une bouteille de vin des Corbières.

Bécherel était sans doute une cité très sympathique les jours de grande affluence, et notamment lors de la fête du livre qui se déroulait tous les ans pendant le week-end de Pâques mais ce soir-là, tout était désespérément clos. D’une part, nous étions lundi, jour maudit pour les vagabonds de mon espèce, d’autre part c’était déjà le soir, et troisièmement, tout le monde avait un peu de mal à se remettre du confinement. Peu osaient encore mettre le bout du nez dehors. Le vent n’arrangeait rien. Désœuvré, j’errai par les ruelles comme une âme en peine en quête de son ombre. Pas même un bistrot. J’entrai sans illusion dans l’église, en ressortis aussitôt, jetai un œil sur les maisons anciennes. L’une d’entre elles, à pans de bois, mitoyenne à la maison dite du gouverneur, XVIe siècle, était assez remarquable mais plus loin, au-dessus de la librairie, la jolie femme rousse à la fenêtre s’était évaporée dans les volutes de sa cigarette. J’avais rêvé, sans doute.

Ciel changeant en journée

Quarante-deuxième jour

Bécherel – Saint-Lunaire

Je fus réveillé assez tôt par un froid un peu piquant mais j’avais passé sur les hauteurs de Bécherel une excellente nuit emmitouflé dans le cocon de tôle de Babette qui, comme chacun sait hormis ceux qui n’ont pas lu le premier volume de cette odyssée, est le charmant petit nom que j’ai donné à ma camionnette. Nullement dérangé par quoi que ce fut, j’avais ronflé tout mon saoul pendant huit bonnes heures et mes bâillements matutinaux répondirent au chant des oiseaux d’une façon qui me sembla particulièrement harmonieuse. Le moral était au beau fixe. Après ces longues semaines de confinement, ces heures passées debout devant la fenêtre à regarder bêtement le pignon de la maison du voisin en espérant Dieu sait quoi, la fin du cauchemar, peut-être, j’appréhendais de repartir en vadrouille. Je l’ai dit, certains d’entre nous vivaient très mal cette transition vers une liberté aléatoire et partielle. Ils étaient si bien au chaud dans leur cage où ils continuaient de tourner en rond alors qu’on venait de la rouvrir, cette maudite cage. Ils semblaient attachés par ce genre de laisse rétractable très en vogue chez les propriétaires de chiens mais tout bien réfléchi, j’étais un peu comme eux. Penaud et craintif, j’entrai à nouveau dans le monde réel comme on entre dans une eau encore un peu trop frisquette pour un premier bain de l’année. Je risquai timidement un orteil, puis un autre, je plongeai les deux pieds, les chevilles, les mollets et ainsi de suite. Ce matin-là j’en étais, disons, aux genoux.

Je me préparai un second café lorsque le clocher de l’église sonna neuf heures. Un petit tour de la ville et bye bye Bécherel, tel était mon projet de la matinée bien que tout fût encore fermé. Seuls un chat et deux employés communaux occupaient la place centrale où jusqu’en 1977 se situaient les halles. La cité avait bâti sa fortune sur le commerce du chanvre et du lin, ce qui justifiait le nom de certaines rues – celle de la Filanderie, par exemple – puis, après une très longue période de déclin, quelques libraires un peu chavirés vinrent s’y installer à la fin des années 1980. Une première fête du livre fut organisée en 1989 et le reste fut à l’avenant. C’était une très belle petite ville et en la quittant, je me promis d’y revenir un jour en des temps plus prospères. À deux kilomètres à l’ouest se trouvait le château de Caradeuc, fermé jusqu’à nouvel ordre, lui aussi, comme celui du Hac, un peu plus au nord, contre lequel je m’étais une fois de plus cogné le nez, ce qui ne me contrariait pas outre mesure puisque tous les châteaux finissaient par se ressembler peu ou prou les uns aux autres, avec leurs jardins dits « à la française », leurs escaliers de pierre polie, leurs bidets de marquise, leurs oubliettes obscures et leurs parquets vitrés où se miraient les dorures des plafonds. D’ailleurs, en consultant la carte de la grande couronne rennaise, je constatais que nous étions dans un pays hérissé de châteaux, que ce soient les forteresses dressées pour la défense des Marches de Bretagne et qui constituaient une sorte de ligne Maginot avant l’heure, ou encore les résidences aristocratiques et plus pacifiques de la Renaissance et de l’âge classique. Il y en avait partout, ça grouillait de remparts, de mâchicoulis, de ponts-levis, à croire que la noblesse locale avait trouvé suffisamment de rentes et de revenus pour s’offrir de telles frivolités. Tout ce fric venait bien sûr de quelque part parce que mine de rien, ces tas de cailloux devaient coûter bonbon. Le chanvre et le lin, bien sûr, l’orge et le blé également, et une fois de plus la sueur des gueux. Du fric, il y en a toujours eu pour bâtir des palais et des églises. Le reste était secondaire – « non-essentiel » pour reprendre une terminologie à la mode pandémique – le reste a toujours été secondaire, hier comme aujourd’hui.

J’entrais à présent dans les Côtes-d’Armor, la Rance faisant office de frontière entre les deux départements. « Irrésistibles Côtes-d’Armor », proclamait sans rire le slogan touristique, ce qui restait à prouver. De mon temps, on disait Côtes-du-Nord, mais le mot « nord » donnait semble-t-il la chair de poule aux édiles et faisait trop penser aux terrils, aux corons, aux friches industrielles ou pire encore, aux Vikings, aux ours ou à ce satané blizzard qui vous scie l’échine en deux. Le Conseil général fit des pieds et des mains auprès des autorités étatiques pour rebaptiser le département avant d’obtenir gain de cause en 1990. L’armor, c’était « la mer », bien entendu, les golfes clairs et les stations balnéaires, du coup l’argoat, c’est-à-dire « le pays des bois », autrement dit le pays des ventres-à-choux mangeurs de glands, était passé une fois de plus à la trappe.

Le château de Léhon avait été détruit en 1168 sous l’ordre de Henri II, le roi d’Angleterre. Il avait été reconstruit pierre après pierre puis rasé à nouveau au XVIe siècle lors des guerres de la Ligue. Les ruines servirent de carrière notamment pour la restauration de l’abbaye voisine. Restait la masse de ses remparts et la base de ses tours qui malgré toutes ces vicissitudes faisaient forte impression lorsqu’on arrivait aux portes de la ville. J’ignorais tout de ce coin de Bretagne et ce fut une bien agréable surprise de découvrir cette « paisible bourgade », nous disait Michel Renouard dans son Nouveau guide de Bretagne (Ouest-France, 1982), « aux ruelles joliment pavées et aux murets délicatement fleuris ». Paisible bourgade, entre nous soit dit, pour ceux qui avaient les moyens de s’offrir un pied à terre dans un tel lieu enchanteur mais passons. Du haut des remparts du château, où l’on accédait par un petit sentier en lacets, on devinait une bonne partie de la ville de Dinan dont faisait aujourd’hui partie Léhon, puis on redescendait vers l’abbatiale du XIIIe siècle, à deux pas des rives de la Rance. À l’intérieur, des vitraux contemporains assez bien agencés et une impressionnante collection de gisants, la plupart provenant de la chapelle funéraire des Beaumanoir, la grande famille locale qui avait une devise que j’aurais volontiers reprise à mon compte : « J’ayme qui m’ayme ». Assise sur une chaise du premier rang, une femme toute en sueur habillée en jogging et chaussée de baskets était en prière pendant qu’un type photographiait les gisants en prenant l’air le plus concentré qui soit. Un cloître médiéval très richement orné de plantes médicinales et de fleurs de toutes espèces jouxtait l’abbatiale. C’était le jardin dit de Marie. « Toutes les herbes provenant des entrailles de la terre sont les signes magiques communiqués par l’infinie miséricorde de Dieu. Les couleurs, les formes, les nombres sont autant de symboles qui se découpent et s’amplifient », nous apprenait un petit message écrit sur une ardoise. Bien dit, Félicie. Je notai que le géranium, chez les Celtes, était symbole de sagesse et que le pavot était celui du repos éternel (on s’en serait douté), que la lavande, c’était la tendresse, la pâquerette l’innocence mais je dois avouer que j’avais un petit faible pour l’euphorbe qui nous aidait à lutter contre nos démons intérieurs. C’était d’ailleurs la première fois que j’entendais ce mot : euphorbe. Pas vu, pas pris, j’arrachai un petit bout de la plante et l’accrochai à un bouton de mon blouson. Midi approchait. Serein et détendu, je fis quelques pas vers le vieux pont qui enjambait la Rance. Pour l’heure, mes démons intérieurs me foutaient une paix royale.

Disons-le sans ambages, Dinan est une jolie petite ville. Une ville de droite, sans doute, bien que je ne connaisais pas la couleur politique du maire, mais Dinan avait clairement l’apparence d’une ville de droite. Croyez-moi, ces choses-là se flairent à des kilomètres à la ronde. Bien sûr, on pourrait lui reprocher eu égard à ses enseignes d’être un peu trop touristique (bols bretons, marinières, cartes postales, etc.), un peu trop lèche-bottes pour parler franc mais soyons bons joueurs car la ville méritait vraiment le détour. J’ai pris mon stylo, mon petit carnet, mon portable, mon masque, ma vaporette et au boulot, mon petit Bobby, Dinan t’attend.

Pour commencer, le château. 7,50 € l’entrée, ce qui était à mon humble avis un peu cher pour ce qu’il y avait à voir. Le palais de Jean IV, duc de Bretagne, était devenu l’une des forteresses du duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne dès 1582 et chef intraitable de la Ligne catholique avant de devoir se soumettre au roi Henri IV. Guerres de la Ligue, guerre de religion, guerre civile et chaos politique, la province allait connaître une sale période alors que les conditions climatiques ne cessaient d’empirer. « La guerre apporta la famine, puis la peste à ceux qui échappaient à la cruauté des soldats, ou plutôt des brigands », écrivait en son temps le chanoine Moreau. Le château fut délaissé puis utilisé comme geôle pour les prisonniers de guerre anglais avant de devenir une prison de droit commun jusqu’en 1904. Au final, on en fit un musée. Un souterrain nous permettait de passer d’une tour à l’autre puis on remontait un escalier en colimaçon qui nous menait dans diverses salles de garde, d’apparat ou de résidence. L’une d’elles abritait une collection d’armes médiévales particulièrement raffinées qui devait faire le bonheur des gosses qui visitaient les lieux. Pensez, ça leur rappelait trop leurs jeux vidéo ! Il y avait là des haches à taillant capables de vous décapiter un Huguenot en moins de deux, des guisarmes (lances avec un vilain crochet au bout), des pertuisanes (lances également, se terminant par une lame à la façon d’une baïonnette) ainsi qu’une haquebute (ancêtre de l’arquebuse) de toute beauté. Étaient également exposées la fameuse couleuvrine parfaite pour éventrer une bonne demi-douzaine d’Espagnols d’un seul tir, quelques arbalètes bien sûr et, clou du spectacle, la morgenstern, un truc absolument abominable, une sorte de fléau d’acier avec une grosse boule toute pointée d’aspérités contondantes, idéale pour fracasser le crâne d’un Sarrasin ou même d’un Anglais, voire d’un gilet jaune, encore que je ne suis pas sûr que cette arme soit utilisée dans les rangs de la police républicaine du XXIe siècle, peut-être au grand regret de certains, suivez mon regard. En allemand, morgenstern signifie « étoile du matin ». Mignon, non ?

J’en avais assez vu. Arrivé en haut du donjon, j’ai humé l’air de la ville avant de redescendre par les petites rues commerçantes jusqu’à la statue équestre de Bertrand du Guesclin (1314-1380) qui surplombait le parking de la place Duclos. Le connétable de France avait vraiment une sale gueule mais cette sale gueule était le socle sur lequel reposait sa légende. On aurait dit qu’il s’apprêtait, sabre au clair, à dresser des PV sur les pare-brise des bagnoles en défaut de stationnement et qu’il n’était pas du genre à se laisser embobiner. Non loin, il y avait un office de tourisme et une librairie baptisée Le Grenier. Je délaissai pour une fois le premier pour entrer dans la seconde et en ressortir quelques minutes plus tard avec un topo-guide de la région ainsi qu’une édition de poche d’un roman d’Annie Ernaux. C’était une bonne librairie, preuve en était que mes propres ouvrages étaient en bonne place, et les libraires, bien que masquées, étaient vraiment charmantes. On a discutaillé cinq minutes et elles m’ont orienté vers ce qu’il me restait à voir à Dinan. Finalement, j’ai passé l’après-midi dans la ville à déambuler d’une rue à l’autre, d’une église à la suivante. À Saint-Sauveur, le cœur de Bertrand du Guesclin se trouvait dans un vase de pierre posé au-dessus d’une colonne de pierre. Dans le même temps, ses ossements reposaient à la basilique royale de Saint-Denis tandis que sa carcasse (il faut savoir qu’après avoir été macéré dans une mixture de vin et d’épices, le cadavre avait été bouilli pour détacher les os de la barbaque) se trouvait au couvent des Cordeliers à Montferrand (Puy-de-Dôme). En revanche ses viscères étaient inhumés en l’église de Saint-Laurent-du-Puy (Haute-Loire). L’ensemble formait donc un puzzle amusant quoiqu’un peu macabre. C’était beaucoup pour un seul homme, fut-il le grand connétable de Charles V, le dogue noir de Brocéliande comme on le surnomma, la terreur des Anglais, des Espagnols et des Bourguignons. Tout bien pesé, ça faisait quatre lieux de pèlerinage où se recueillir et allumer un cierge à un euro, voire une veilleuse à deux euros. Du Guesclin n’était-il point déjà canonisé par ce fameux Récit National ? On en reparlera.

La rue la plus impressionnante de Dinan est bien sûr la rue pavée de Jerzual prolongée par la rue du Petit Port qui dégringole vers la Rance. Des galeries d’art, des échoppes artisanales, des salons de tatouage, de très jolies maisons à pans de bois et surtout des locations à la nuit, au week-end, à la semaine ou au mois. Ici aussi comme souvent ailleurs, le centre-ville souffrait de airb’n’bisation grimpante, si je peux me permettre d’utiliser ce terme, mais j’ose parce que tout le monde m’a très bien compris. Ce n’est pas difficile d’imaginer les conséquences à long terme d’une telle politique mais du long terme, la plupart des responsables politiques s’en battaient les coucougnettes. Les forêts, les océans, la banquise et les espèces animales étaient bien placés pour le savoir mais on ne leur demandait plus leur avis. Il fallait du retour sur investissement, si possible à court terme, et que ça saute ! Voilà que je m’aigrissais tout en dévalant la rue de Jerzual croisant des gens qui, le souffle court et la sueur au front, montaient dans l’autre sens en haletant. Le port se lovait au fond de la vallée de la Rance sous un ciel radieux. J’avais besoin d’une pause. J’avais envie d’une glace, une glace pistache-vanille si ce n’était pas trop demander, et de la déguster lentement assis au bord de l’eau, en regardant les bateaux.

En tout et pour tout, j’avais passé quatre heures à Dinan. Les remparts, j’en avais fait le tour. La rue de l’Horloge avec ses galeries, son hôtel Kératry, sa maison du gisant, son beffroi, je l’avais parcourue dans les deux sens. Dès les années 1930, la municipalité avait compris ce qu’on pouvait tirer de la mise en valeur du patrimoine et par conséquent des retombées touristiques en termes financiers. On n’avait pas hésité à piocher dans les environs des éléments architecturaux pour les rassembler dans cette même rue. C’est ainsi que l’hôtel Kératry avait été piqué à la ville de Lanvollon et que le porche Notre-Dame venait de Saint-André-des-Eaux. L’ensemble paraissait néanmoins cohérent, la morale était sauve. Me restait à rejoindre Babette sagement garée près du château à l’ombre d’un vénérable chêne. Il y avait un parc en contrebas – le jardin du Val Cocherel – où je fis quelques pas. Des collégiens désœuvrés et un peu déboussolés se réunissaient sur l’herbe en bandes. Des mamans promenaient leurs bébés. C’était tranquille, paisible comme une ville de droite. Il était déjà dix-huit heures. Je pris la direction du nord. Retour en Ille-et-Vilaine.

En effet, lors de ma dernière visite dans la région, j’avais eu l’impression d’avoir bâclé cette frange de la côte d’Émeraude entre Dinard et Saint-Briac. Il faisait un temps abominable, nous étions fatigués après le long week-end des Étonnants Voyageurs, les moules qu’on nous avait servies devant la plage de Dinard étaient à peine visibles à l’œil nu, les frites pas assez cuites, bref un fiasco, raison pour laquelle je tenais à laisser une seconde chance à ce secteur. La petite route qui suivait la Rance vers le nord n’avait pas répondu à ses promesses. Il y avait trop de voitures et celles-ci roulaient trop vite. De temps à autre, on apercevait la rivière mais à peine, par un interstice, une meurtrière entre deux pavillons.

J’ai laissé Dinard sur ma droite et pris la direction de Saint-Lunaire car telle était ma destination. Un nom pareil, je ne pouvais pas passer à côté. Il me rappelait trop les appréciations au bas de mes bulletins scolaires quand j’étais gamin. « Résultats médiocres, élève trop lunaire », comme si c’était une tare d’être lunaire. J’avais regardé dans le dictionnaire. Ça voulait dire rêveur. Dans la lune, quoi. « Rêveur lunaire » (Verlaine) ; « Cœur lunaire » (Lafargue). Des années plus tard, les pauvres compagnes qui eurent à subir ma présence à leurs côtés ne tardèrent pas à me le reprocher, même si au départ elles trouvaient ça plutôt charmant, voire attendrissant. Mais mon côté distrait et rêveur devint à leurs yeux, faut-il l’avouer, de moins en moins charmant pour devenir assez vite irritant puis carrément exaspérant. Je n’écoutais pas, sous entendu je ne « les » écoutais pas, « je n’étais jamais vraiment là », pestaient-elles. Et s’en suivait généralement une fastidieuse scène de ménage dont je sortais rarement indemne. Quant à ce Lunaire, il ne figurait même pas dans le dictionnaire des saints bretons. Tout portait à croire qu’on avait affaire à un imposteur, toujours est-il que je n’étais pas mécontent de poser mon sac pour une nuit dans cette station balnéaire. Une bonne douche me ferait le plus grand bien, une bonne bière également.

Tout près de la plage de Longchamp, il y avait un camping affichant avec modestie ses trois étoiles et des tarifs qui me semblaient raisonnables. Seuls trois ou quatre emplacements étaient occupés, je n’avais qu’à me mettre où je voulais, m’avait dit la jeune femme de l’accueil, c’est pas la place qui manque. Deux gamins batifolaient dans la piscine et le gazon était fraîchement tondu. Je me suis installé dans un coin, pas trop loin du bloc sanitaire. La saison n’avait pas encore commencé et le déconfinement était loin d’être terminé. C’était une sale période pour les affaires. Beaucoup de petites entreprises de ce type tiraient le diable par la queue, les bistrots, les restaurants, les commerces en général, notamment ceux qu’on qualifiait de « non-essentiels », les librairies par exemple. Les campings faisaient bien sûr partie du lot. Il y avait un snack qui proposait des pizzas et divers petits plats de ce genre. J’ai choisi la quatre-fromages plus un pichet de vin rouge. La salle aux trois quarts vide ressemblait à la salle polyvalente d’un chef-lieu de canton et l’écran géant qui diffusait en continu des clips où se trémoussaient sur le sable des bimbos en bikini savamment échancré n’arrangeait en rien les choses. Dehors, il faisait gris. Le thermomètre ne dépassait pas les 10°. Ma pizza était bien fadasse, la pâte n’était pas assez cuite et les quatre fromages semblaient être sortis du congélateur deux minutes avant de passer au four. La chaise en lanières de plastique sur laquelle j’étais assis me faisait épouvantablement mal aux fesses. Au moment de payer l’addition, la jeune et sympathique serveuse vêtue d’un tee-shirt rouge aux armes de l’établissement et d’un jean troué aux genoux m’a demandé si tout s’était bien passé.

– C’était parfait, lui ai-je répondu en m’essuyant les lèvres à ma serviette en papier. Absolument parfait !

Saint-Lunaire, je l’ai dit, est donc une station balnéaire de la côte d’Émeraude. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un homme d’affaires haïtien nommé Sylla Laraque avait imaginé les choses en grand et pas mal de gens de la haute étaient passés par là. On y trouve en front de mer de superbes villas des années 1930 et un grand, mais vraiment très grand hôtel. La mairie elle-même abrite ses locaux dans une de ces villas un peu foldingues de la Belle Époque. C’est kitch à souhait. Les maisons portent des noms parfois curieux : Stella Maris (un grand classique), Le Revenant, La Capricieuse… Et quoi ? Dénierait-on à l’aristocratie le droit d’avoir quelques innocents fantasmes ? Le chemin côtier longe la côte par intermittence, le reste étant inaccessible de par la présence de ces villas aux volets clos que l’on doit contourner par les rues alentour, ce qui est une fois de plus très énervant. Plusieurs personnalités, dit-on, y possèdent une résidence d’été. On s’abstiendra ici de citer des noms. Suivant docilement les flèches rouges du tracé un peu caractériel du GR 34, j’ai marché à la tombée du jour jusqu’à la plage de la Fourberie, passant par la pointe du Nick, le grand hôtel et la pointe du Décollé qui doit sans doute son nom à cet amas chaotique de rochers détachés du continent. Pas à dire, c’était impressionnant. Une croix avait été plantée sur un bloc de granit pour rappeler aux humbles mortels que le bon Dieu n’y était pas pour rien dans cette mise en scène. Il est dit que Victor Hugo s’en était inspiré pour écrire un épisode des Travailleurs de la mer. Au pied de la falaise, il y avait une grotte nommée grotte des Sirènes que je ne pouvais malheureusement voir ni même entendre. Par temps clair, on pouvait paraît-il deviner Jersey et Guernesey mais ce soir-là, l’océan ainsi que le ciel s’étaient tatoués de teintes sombres et inquiétantes, presque dramatiques, hugoliennes, dirais-je. Je me sentais fatigué de ma journée.

Temps maussade et plus frais

Quarante-troisième jour

Saint-Lunaire – Corseul (Temple de Mars)

Pluie du matin n’effraie pas le pèlerin, dit le proverbe idiot, toujours est-il que les grosses gouttes qui tambourinaient sur le toit de mon van ne donnaient pas vraiment envie de sortir du lit. Ce que je fis pourtant, en n’obéissant une fois de plus qu’à mon courage et mon abnégation. Le fameux GR 34, autrement dit le sentier des douaniers – bien qu’on n’ait pas vu l’ombre d’un douanier depuis la fin du XIXe siècle –, passait bien évidemment dans le coin. J’avais déjà ajouté à mon palmarès quelques jolis tronçons mais ne l’avais pas parcouru dans son intégralité, loin de là, il aurait fallu être complètement dingue. Pensez ! 2 000 kilomètres et des poussières le long du littoral breton depuis le Mont Saint-Michel jusqu’à Saint-Nazaire. Ce matin, j’allais marcher en terrae incognitae depuis la plage de Longchamp à Saint-Lunaire jusqu’à ce que mes mollets crient grâce ou que cette vilaine pluie ait raison de mon entêtement. Nonobstant ce temps exécrable, ce fut une matinée exquise. Si l’on faisait abstraction de ces résidences aux volets clos, la côte était absolument superbe. Ici à la pointe de la Garde Guérin, des falaises découpées à la tronçonneuse, là de croquignolettes petites grèves où il ferait bon s’allonger après s’être baigné sous des cieux plus cléments. La plage du Port aux Chevaux, par exemple. Quelques îles pointillaient la côte : au large, l’île Agot, un rien ténébreuse, faisait penser à L’Île Noire de Tintin et plus près, reliée au continent par un cordon dunaire, la petite île Péron avait été affublée du vilain sigle ZNIEFF, autrement dit Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique. Le GR longeait maintenant un vaste golf, l’un des tout premiers de France (1892), créé par la colonie britannique implantée depuis la fin du XIXe siècle dans la région de Dinard et de Dinan, à l’origine d’ailleurs du développement de la côte d’Émeraude jusqu’à ce que la crise financière de 1929 y mette un sérieux coup de frein. Une pelouse taillée au coupe-ongles faisait place à la lande et les golfeurs traînaient nonchalamment leur chariot à roulettes sous de larges parapluies. Je me trouvais encore un peu trop jeune pour m’adonner à ce sport et peut-être pas assez fortuné mais je ne désespérais pas. Mon jour viendrait. Outre le golf, les Anglais nous avaient enseigné le tennis et cette curieuse pratique qui consiste à se défaire d’une partie de ses vêtements pour se baigner dans une eau la plupart du temps glaciale. Les cabines blanches sagement alignées le long de la plage de la Grande Salinette ressemblaient aux petites maisons du Monopoly. C’était mignon tout plein.