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Un roman qui évoque le deuil (et une veillée mortuaire) tout en délicatesse et sans pathos
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Seitenzahl: 350
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Certains textes ne doivent pas tomber dans l’oubli ; parce qu’ils sont bons, parce que nous en avons besoin. C’est, à notre avis, le cas de La nuit blanche publié en 2000 chez Nil éditions puis réédité par Coop Breizh en 2010. Largement salué par la critique, il obtint plusieurs distinctions littéraires et confirma les talents d’écriture d’Hervé Bellec après son célèbre Garce d’étoile.
Bien qu’elle nous ramène au début des années 2000, La nuit blanche se situe dans l’intemporalité des moments de la vie, dans la permanence des choses et des événements, dans la force des sentiments que l’on éprouve pour ceux qu’on aime et qui nous manquent, sans être triste ou larmoyant. Tout y est juste, sincère, vrai, affronté avec dignité et tendresse voire même bravoure.
Force d’un bon livre est d’entraîner le lecteur dans un univers qu’il va découvrir ou s’approprier pour en devenir lui-même acteur et se fondre avec les personnages. Il en est ainsi de La nuit blanche, « le livre qu’on aurait tous voulu écrire » comme l’exprimait Jean-Luc Porchet, du Canard enchaîné… « Un adieu fraternel et splendide aux amis disparus ».
La présente édition respecte entièrement le texte d’origine.
Bonne lecture
Gwen s’est éteinte au terme d’une longue et cruelle maladie, comme il est d’usage de l’écrire, une nuit de printemps, peu avant minuit, à l’âge de trente-huit ans. Le lendemain, un vendredi, une ambulance la reconduisit de l’hôpital de Brest à sa maison du Traon. On l’allongea sur son lit. Les enfants tressèrent alors un collier de pâquerettes qu’on enroula autour de ses mains croisées sur la poitrine. Ce jour fut aussi celui des démarches administratives et des visites ininterrompues de la famille, des amis et des voisins. Son corps fut mis en bière le samedi et les funérailles eurent lieu l’après-midi même en l’église de Kerascoet, Finistère. Ces trois jours ont été placés sous le signe d’une exceptionnelle météo. L’anticyclone des Açores, qui couvrait en cette fin de mai une large partie de l’Europe occidentale, justifiait ces températures nettement supérieures aux normes saisonnières. Le Gulf Stream nous caressait la hanche.
Des semaines ont glissé, des mois, nous sommes en octobre et je regarde à travers une fenêtre l’océan se faire chahuter par les premiers vents de noroît. L’île Vierge est en face. Le plus grand cierge de l’Ouest. J’ai profité de l’après-midi terne d’un samedi pour débarquer à l’improviste chez Fred, ce n’est pas le prétexte qui m’a manqué, rare que son frigo soit vide. On écoute de la musique, vautrés sur le canapé. Les gosses s’amusent dans le jardin. Un quatuor à cordes nous tire par les oreilles. Ar vosenn pa garo ‘deuy en ti Ha ma kar dont ez inme ganti ! La Peste quand elle voudra viendra dans ma maison. Si elle daigne venir, je partirai avec elle. Je feuillette le livret, distraitement. J’ai du mal à me concentrer. Ar Vosenn. Peste bubonique, septicémique, Peste noire, 1348, le tiers de la population européenne décimé par le bacille de Yersin, les fûts de nos calvaires, couverts de bubons de kersantite, en portent encore les stigmates. Ha ni’z ey dre ma’z eyo, dit la chanson. Et nous irons par là où elle ira.
On boit de la bière en silence et on verse nos cendres dans une coquille d’ormeau. Fred et moi, on se connaît depuis des lustres. Sa barbe est devenue poivre et sel et dans moins de quinze ans, je parie qu’on le confondra avec Karl Marx. Des fois, on ne sait plus quoi se dire. Les mots, on sait les écrire, les chanter, on sait jouer avec, mais c’est une autre histoire que de les prononcer ainsi, cul sec, de vive voix. Qui c’est qui chante ? Qui joue du violoncelle comme ça ? La Peste. Ar Vosenn. Un troupeau de moutons blancs sautille sur une lointaine ligne d’horizon. Je vois des rats gris s’approcher par vagues entières vers nos côtes.
Je témoignerai, Gwen et, s’il le faut, que je profane ici même ta tombe pour conter la légende de ta mort. Ces trois journées ont revêtu pour nous tous, j’entends tous tes proches, tous les tiens, un caractère si précieux qu’il me paraît aujourd’hui nécessaire d’en graver au moins quelques instants, quelques images, si floues et embuées de larmes soient-elles. Aucune photo n’a été prise, ni à l’hôpital – on le comprend aisément – ni à l’église, ni même au cimetière. Pas l’ombre d’une preuve. Disparition des pièces à conviction. Dossier clos. On ne photographie pas les enterrements, pas chez nous en tous cas, et Gwen n’était pas princesse. Elle était fille de gueux, comme nous tous, rejetons de culs-terreux. Les armoires regorgent de milliers de ces vieilles photos de famille, mais pas une seule n’atteste des funérailles d’un quelconque ancêtre. Comme si ce mauvais œil pouvait porter malheur.
À la fin du siècle dernier, le peintre Charles Cottet réalisa au cours de l’épidémie de choléra qui ravagea l’île d’Ouessant un tableau intitulé L’Enfant mort, exposé aujourd’hui au musée de Quimper. La scène scandalisa les salons de la Belle Époque. Les dames à corset exigeaient des sels et Cottet se vit dégradé par les journaux bourgeois au rang de dernier des barbouilleurs.
C’est une veillée funèbre. L’enfant est au centre de la toile, allongé sur une table, habillé d’une robe blanche, et toute la pièce est décorée de rubans rouges et bleus, de bougies et de fleurs qui donneraient un caractère de fête s’il n’y avait cette sourde douleur gravée comme au burin sur le visage de ces femmes. Des femmes uniquement – nous sommes à Ouessant –, quatre coiffes blanches et austères penchées sur lui. On dirait qu’il dort. Elles ne sont pas effondrées, je les vois plutôt résignées, presque anesthésiées par cette fatalité, et c’en était encore une en Basse-Bretagne il y a moins d’un siècle, fatalité qui exigeait que la maladie emporte de préférence les enfants, à la courte paille, alors malheur aux gringalets et aux rachitiques. Des chiffres, oui, il y a des chiffres. Un enfant sur six n’achevait pas sa première année, détruit dès l’aube par le salpêtre des murs et les jours sans lait. Celui-ci n’a pas cinq ans et devra sans doute se contenter d’un enterrement de troisième classe, messe à huit heures, deux enfants de chœur, pas un de plus, et tintin pour la musique et les cloches, direction le cimetière des cholériques, hâtivement délimité par arrêté municipal au bout de l’île, là-bas sur les landes acides.
J’étais tout gosse et je me souviens d’une ancienne photo découverte dans la boîte à gâteaux où ma grand-mère rangeait ce qu’elle appelait les vieilleries de famille. Sur le couvercle étaient reproduits un paysage marin, un phare et des bateaux. Mémé n’avait pas eu souvent l’occasion de voir la mer, ce n’était pas notre monde à nous, gens d’Argoat, et une grève à marée basse la désolait. Il s’agissait d’une sœur cadette de mon père morte à l’âge de trois ans. On voyait le petit corps vêtu de son plus beau costume allongé sur un grand lit, mais sans doute était-ce une robe de cérémonie empruntée à des voisins, on ne pouvait pas toujours se laisser aller à de tels frais.
— Morte de quoi, Mémé ?
— Dame, de maladie, avait-elle répondu en haussant les épaules. De ce temps-là, on ne savait pas se soigner. Non, on ne savait pas. On était bêtes. On appelait le docteur et le docteur nous disait d’appeler le curé et c’était fini.
Ce qui me choquait le plus, c’est que la petite fille, c’est-à-dire ma tante posthume, avait les yeux ouverts et mes pensées oscillaient entre le dégoût et une espèce de fascination morbide. Ce cadavre ne paraissait pas réel. Devant mes interrogations, Mémé avait ajusté ses lunettes, saisi le cliché sépia entre ses doigts.
— Après tout, oui, tu as peut-être raison, on aurait pu lui fermer les yeux, tout simplement, je ne sais plus, je suis vieille à présent.
Elle avait laissé tomber son crochet et soupiré lourdement.
— Thérèse, elle s’appelait, beaucoup de jeunes filles se prénommaient comme ça de ce temps-là, à cause de Thérèse, Thérèse de Lisieux, bien sûr. Sainte Thérèse de l’enfant Jésus et de la Sainte Face, rappelée par le Seigneur à l’âge de vingt-quatre ans, si c’est pas malheureux.
J’avais remis la photo dans sa boîte. Les yeux de ma grand-mère étaient humides en permanence, elle souffrait de cataracte.
Pas de photo pour Gwen. Au-dessus de son lit de mort, on a punaisé un portrait d’elle, quand elle avait une vingtaine d’années. On dira qu’elle n’avait pas changé, qu’elle avait toujours gardé les traits d’une éternelle adolescente, et c’était vrai. Les cheveux blonds, beaucoup plus longs à cette époque, une cigarette aux lèvres, le front et le regard légèrement inclinés, non par timidité mais comme si elle souriait en elle-même. Je n’avais jamais vu cette photo. On aurait pu croire qu’elle réfléchissait à une proposition, un week-end à Ouessant, louer une bicyclette, se payer un bon restaurant. Elle se disait oui, pourquoi pas, à priori, elle n’avait pas l’air contre. Rends-toi compte, un temps pareil à la fin mai. J’ai songé à un clin d’œil un rien provocateur, la cigarette, le cancer, pas de fumée sans feu. Je me plantais. Gwen n’avait plus la force de jouer.
Léna, la vieille copine avec qui elle avait partagé ses derniers rires, l’avait apporté la veille à l’hôpital, souvenir du bon vieux temps, du temps où elles étaient immortelles, et comme tout le monde l’avait trouvée jolie, la photo, on l’avait accrochée sur le mur de sa chambre à l’hôpital, voilà tout, à côté des dessins des gosses, derrière le machin des perfusions.
Fred m’ouvre une autre canette, me demande ce que j’en pense. De quoi ? De la chanson, Ar Vosenn. Oui, je dis oui, je bafouille. Je regarde la mer et les moutons blancs.
La mer est trop froide,
la terre est trop dure
Le soleil est trop perçant
pour que je puisse voir
La Peste quand elle viendra ici
aura gros sur le cœur
Alors nous pleurerons tous deux
avant de nous dévêtir.
Pierre avait téléphoné dès le matin à Aline pour lui annoncer d’une voix pâle que c’était le moment. Gwen s’éteignait, c’est le verbe qu’il avait utilisé, et si nous désirions la voir – il voulait bien évidemment dire la voir une dernière fois –, c’était maintenant ou jamais.
Aline était venue me chercher au boulot vers midi et on avait pris la direction de l’hosto, service Machin. C’était pas marqué pavillon des cancéreux, ni quartiers des condamnés à mort, ni quoi que ce soit de ce genre, corridor des morts-vivants, boulevard des allongés, non, juste service Machin, sans doute un grand spécialiste de la question, sur une pancarte défraîchie accrochée au-dessus du portail donnant accès au vieux bâtiment gris à l’apparence d’un blockhaus. Ils étaient en train de nous construire aux portes de la ville un hôpital dernier cri, une véritable vitrine technologique, et donc, il était inutile d’engager des frais pour repeindre les murs d’un pavillon voué à une disparition prochaine, bien sûr qu’on comprenait.
Une infirmière nous a guidés. Puisque je vais par là, vous n’avez qu’à me suivre, ses talons cliquetaient contre le carrelage alors qu’une ancestrale crainte nous obligeait à marcher sur la pointe des pieds comme si l’on traversait le Saint-Sépulcre. On a suivi des couloirs qui paraissaient aussi interminables les uns que les autres, ça nous laissait tout le loisir de croiser des gens démolis, des hommes et des femmes qui ne savaient plus leur propre nom, qui sortaient hagards d’une chambre et titubaient vers la sortie, sans nous voir, nous et notre petit bouquet de campanules tout frais cueilli du jardin. Après, il suffisait de longer le couloir jusqu’à l’escalier, monter au deuxième et c’était indiqué. On ne pouvait pas se tromper, nous avait assuré l’infirmière.
J’ai attrapé Aline par la manche. Marche moins vite, j’ai supplié. On a grimpé les deux étages, accrochés à la rampe, les jambes flageolantes, la chaleur nous oppressait. La chambre se trouvait au bout d’un couloir sans fenêtre – à y réfléchir à posteriori, peut-être y avait-il des ouvertures, que le bâtiment n’était pas si sinistre que ça – mais nous marchions côte à côte en silence, suffoquant et tremblotant comme des vieux, à mesure que les numéros de chambres défilaient et que nous nous rapprochions de celle de Gwen. 216… 217…
C’était là, aucun doute, son nom et son prénom inscrits sur l’étiquette, noir sur blanc, nous ont claqué au visage. Y en avait pas trente-six, des Gwen. On s’est regardés un bon moment, chiens de faïence, têtes d’ahuris, on avait besoin de reprendre notre souffle. Je me suis essuyé le front à ma chemise. On attendait sans doute l’âme charitable qui aurait daigné nous flanquer un bon coup de pied au cul pour plonger dans la fosse, les adjudants-chefs qui forment les jeunes recrues parachutistes connaissent bien ce type de situation, mais l’hôpital ne proposait pas ce genre de service et c’était regrettable.
Aline a pris l’initiative de frapper, je devrais dire gratter, avant d’ouvrir cette satanée porte le plus délicatement possible. La petite chambre était ensoleillée. Nous sommes entrés à pas de loup comme des conspirateurs. Je lorgnais par-dessus son épaule. Gwen était allongée sous un drap blanc, mais ce n’est pas elle qu’on a vue en premier, on est d’abord tombés sur Jean, son père, pétrifié sur une chaise, un mouchoir à carreaux dans les mains, ne comprenant plus rien à rien. Il a tourné vers nous ses yeux vitreux, on aurait eu du mal à lui donner un âge. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Qu’est-ce qu’on foutait tous là ? On était paysans ou fils de paysans depuis la nuit des temps, engraissés dans des fermes qui puaient la pisse de poule et le foin vert, on ne nous avait rien appris, on était juste bons à s’étreindre l’épaule en pleurant.
Sa mère se leva du lit pour nous embrasser. Pierre était rentré au Traon, nous annonça-t-elle entre deux sanglots étouffés, prendre une douche et faire une sieste. Des nuits qu’il ne dort pas, le pauvre garçon !
Marie-Annick était une petite femme alerte et ronde aux yeux vifs, enfin jusqu’à maintenant. Ses baisers étaient devenus une bouillie de larmes et de sueur dont je garde encore le goût sur l’arête des lèvres.
Gwen dormait, chut, fallait pas la réveiller, elle avait tant besoin de se reposer. La fenêtre était grande ouverte sur la chaude luminosité de l’espace, bleu, nom de Dieu, dense, immaculé, sauf qu’à Brest, bien évidemment, fallait pas compter pouvoir jouir d’un ciel clair sans qu’un goéland le traverse aussitôt en poussant des cris rauques.
Dame la mort était déjà là, théâtrale, faisait comme chez elle, fauteuil, cigare, champagne, moche et vulgaire. La mort porte des bas troués aux genoux et pue l’acétone. Je me suis assis sans rien dire en regardant machinalement le goutte-à-goutte s’écouler. Des tuyaux allaient se cacher sous le drap comme autant de tentacules d’une pieuvre venimeuse. On l’aurait soulevé, on aurait vu un corps criblé de flèches, on aurait vu le saint Sébastien de nos églises, moucheté de plaies vives, à moitié nu, les mains liées au poteau et les yeux béatement levés vers le plafond, attendant que ça se passe, que ses persécuteurs se fatiguent à lui décocher des traits à tire-larigot.
J’ai regardé autour de moi. La chambre était envahie par des fleurs, imaginez, au mois de mai, tous les jardins du coin rivalisaient d’orgueil, les jonquilles étaient à peine fanées que déjà fleurissait le lilas, et tout le monde en avait apporté parce que c’est tellement frais, n’est-ce pas, un petit bouquet, tellement vivant, vous ne trouvez pas, ça tranche avec la froideur de l’hôpital, non ? Et la chambre de Gwen implosait sous tous ces parfums qui semblaient livrer une lutte à mort contre les émanations chimiques, pour mieux nous mentir et j’ai pensé merde, on est tous des assassins, on est en train de l’enterrer vivante, notre Gwen, sous des tonnes de fleurs. On s’empressait de changer leur eau, on cherchait de nouveaux vases, à se demander si ce n’était pas là l’une des préoccupations essentielles de ce service, plutôt que de rester assis à ne rien faire d’autre qu’à veiller un mourant. Gwen allait succomber par asphyxie dans l’entrepôt d’un fleuriste en gros. Assassins, offrez-lui des bouquins, offrez-lui des jupes d’été, des frous-frous, faites au moins semblant qu’elle ne va pas mourir, écrivez-lui des poèmes d’amour et même si ce n’est pas bon, offrez-lui une jolie boîte de pâtes de fruits de l’abbaye de Saint-Goustan. En voilà une idée ! Personne ne prenait même plus la peine d’ôter l’enveloppe de Cellophane, on en connaissait que trop le goût, la boîte servirait à une prochaine visite, maternité, départ en retraite, que sais-je, un cadeau de bonne année aux Kermarrec, les nouveaux du lotissement. On se refilait le cadeau. Quand la date limite de conservation était dépassée, on jetait simplement la boîte à la poubelle.
Aline et moi, on n’était pas plus malins que les autres, toc, toc, toc, oh, tout ce qu’il y a de plus simple, pas de chichis, juste des campanules, s’excusa Aline. Intérieurement, je la maudissais.
— Elles sont très jolies, chuchota Marie-Annick en connaisseuse.
C’est alors que Gwen s’est soudain mise à respirer plus fort, agitée de hoquets et de spasmes et un râle pénible est sorti d’on ne sait où. Ses doigts ont saisi un coin du drap pour le tordre. On a tous paniqué. Marie-Annick lui a posé en vitesse un gant de toilette humide sur le front, elle a ouvert deux grands yeux pleins d’effroi en secouant la tête sur son oreiller, je me suis assis sur le rebord du lit, lui ai pris la main, Gwen, Gwenola, c’est moi, calme-toi, tout va bien, et sa main était fiévreuse, ses phalanges n’étaient plus que des brindilles de bois mort, Dieu, a-t-on le droit de devenir aussi maigre, mais sa main était chaude et je l’enveloppais dans la moiteur de la mienne, je lui souriais, je répétais son nom. Tout va bien Gwen, tout va bien.
J’ai fait les écoles, j’ai fait toutes les écoles, j’ai lu tous les livres et je suis incapable d’aligner deux mots cohérents. Toi, Gwen, moi, Tarzan. Le souffle s’est ralenti, elle a jeté autour d’elle un regard circulaire, presque étonné. J’ai relâché la pression de ma main. J’aurais souhaité qu’elle me reconnaisse, moi Tarzan, mais je n’en étais plus certain. Elle sembla s’assoupir, sans doute ne dormait-elle pas, tout cela était trop lourd à porter. Elle luttait seule contre des forces obscures et titanesques qui se déchaînaient.
Bien sûr qu’ils avaient tout essayé, les toubibs, qu’ils avaient sorti de leurs placards l’arsenal thérapeutique au grand complet, mais c’est leur boulot, bordel. Gwen avait subi toutes les analyses, passé des scanners ultramodernes, vu trente-six médecins et quelques escrocs. Elle avait entendu parler de louzoù miracles, retirés de la vente parce que trop chers, mais qu’on pouvait se procurer en douce par l’intermédiaire d’Internet. Elle avait tout lu sur la question. Je ne sais quel charlatan aujourd’hui sous les verrous proposait de guérir le cancer par un régime à base de crudités. Elle aurait payé des alchimistes s’ils avaient eu encore pignon sur rue. Elle se serait vendue à des sorciers vaudous, se serait fait pendre des gris-gris de Papouasie autour du cou. N’était resté finalement que la médecine de nos bons vieux mandarins et les heures d’attente dans les couloirs blancs, les feuilles de Sécu qui s’empilaient.
Des mois à se demander si tout avait vraiment été tenté, si plutôt que de se soigner là, il n’aurait pas mieux valu aller ici, consulter le professeur Desclous à la place du docteur Duchmol. Gwen s’éteignait, perdait aux points son dernier combat. Elle était ce jeune taureau agonisant sur le sable brûlant de l’arène, dardé de banderilles, ahuri de douleur. Les goélands faisaient une ronde incessante, lançaient des olé barbares en réclamant les oreilles et la queue, exhortaient la foule à baisser le pouce, et l’arène entière était jonchée de milliers de fleurs écarlates. Alors le taurillon s’affaissait lentement, terrassé sous les coups d’un implacable ennemi fardé de la couleur du sang, et je voudrais me faire croire aujourd’hui, oh je voudrais tellement m’imaginer qu’au moment précis où elle a fermé les yeux, elle voyait la mer, marchait pieds nus sur la plage et se courbait vers le sable à la recherche d’éclats de verre polis par le ressac.
On est restés quoi, Aline et moi ? On est restés une heure, attentifs au moindre battement de cils, silencieux et voyeurs devant une femme qui quémandait ses derniers centimètres cubes d’oxygène. En d’autres temps, on aurait récité la prière des agonisants et invoqué saint Tu-pe-du. Saint Tu-pe-du, priez pour elle, priez pour nous. Ce saint archaïque avait pour mission dans la Bretagne intérieure de faire passer les mourants « d’un côté ou de l’autre ». Tu pe du. On serait allés vider la fontaine de Saint-Didouan à Roudouallec pour écouter attentivement l’eau vive rejaillir de la terre. Si le flot s’échappait avec fracas, nul doute que le malade allait trépasser sur l’heure. On n’aurait pas hésité à chercher chez le bedeau le mailh benniget, énigmatique maillet de bois qu’il suffisait de poser sur le front du malade en invoquant la Trinité. Selon une tradition du pays Pourleth, c’était de loin la meilleure recette pour obtenir la délivrance.
Une infirmière a surgi dans la chambre en hurlant. Alors, comment elle va, la demoiselle ? Elle a vérifié les perfusions, des bulles d’air remontaient les tuyaux, opiniâtres. Un aquarium. Avait-on besoin de quelque chose, non merci, un distributeur de boissons était à notre disposition au bout du couloir, quel couloir ? On ne devait pas hésiter à l’appeler, merci madame, merci pour tout. Elle lui a tâté le pouls, sans doute parlait-elle normalement mais il me semblait qu’elle tonitruait et que Gwen n’y survivrait pas. Le docteur passera vous voir demain, il faut se reposer maintenant.
Gwen, enfant sage, épuisée, s’est inclinée d’un battement de paupière. L’infirmière a gravé quelques signes cabalistiques sur la feuille accrochée au bout du lit puis elle est sortie en affichant le sourire de la Madone de Lorette.
— Elles sont très gentilles, très attentionnées, m’a glissé Marie-Annick à l’oreille.
Elle s’est levée pour rincer le gant de toilette à l’eau froide, a jeté un coup d’œil dans le miroir et s’est lancé une grimace.
— Quel métier, tout de même, ces pauvres filles. Payées quoi ? trois fois rien. Comment qu’elles font pour s’endormir le soir, pour dorloter leurs gosses, hein ? Comment qu’elles font ?
J’ai pas répondu. Elle s’est baissée pour humecter le front de sa fille le plus délicatement du monde. Ce geste a sans doute été accompli pour la première fois peu après l’apparition de l’homme sur la planète, bien avant l’invention du feu. Il y a trois millions d’années, sur les rives du Nil Bleu, une femme a posé sa main humide sur le front fiévreux de son enfant, et ce geste était bon, et ce geste fut le premier et l’ultime sacrement, quoi qu’en disent les prêtres. Et la femme s’est mise à pleurer doucement en serrant l’enfant contre son sein.
Marie-Annick a les yeux rouges. On lui viole sa fille, elle a perdu sa voix. Ensemble, elles passaient des heures au téléphone, le cours du cochon et le rendez-vous pris chez le coiffeur pour le mariage d’une cousine prenaient des dimensions dramatiques, le bonheur était qu’une sonnerie vienne la déranger au moment où elle allait ôter le linge qui séchait sur le fil alors que les premières gouttes de pluie se mettaient à tomber sur le jardin. Aujourd’hui, mater dolorosa, elle est cette pietà muette agenouillée au pied du calvaire, sa chair est de granit. Elle invoque la Sainte Vierge et toutes les forces célestes, et tout le savoir des hommes. On lui parachute un gant de toilette.
On s’est embrassés à nouveau, nous étions aussi poisseux que des phoques pourchassés par le grand ours. J’ai tapoté l’omoplate du père, le réveillant de sa torpeur ! C’est pas le tout mais il y a le boulot. Je repasserai ce soir prendre des nouvelles. Jean a hoché la tête.
— Oui, la vie continue, merci d’être venus.
— Tâche de te reposer.
Un coup d’œil sur Gwen, elle dort, maintenant ça va mieux. Chut. On est sortis sur la pointe des pieds.
En effet la vie continuait et les bistrots avaient installé leurs terrasses. Cette fin de mois était résolument magnifique. À peine sortis de ce mouroir, la seule chose qui nous intéressait vraiment, c’était une bonne bière bien fraîche. On s’est assis à l’extérieur, sous un parasol. Un barman taillé comme un pilier de rugby s’est approché de nous. J’ai commandé deux demis.
Une bagnole a calé à un feu rouge, de l’autre côté de la rue. Quand c’est passé au vert, le chauffeur a fait des pieds et des mains, mais impossible de redémarrer. Le moteur n’a crachoté que quelques pets foireux. Les premiers coups de klaxon ont commencé à retentir quand le feu est passé au vert une deuxième fois. Aline et moi observions la scène. Le type est sorti pour faire signe aux autres automobilistes de le doubler, il a ouvert son capot sans conviction, est remonté dans sa bagnole, a fait un dernier essai, mais ce coup de clé a semblé plus pathétique que les autres. On l’a vu claquer dans la portière, donner un méchant coup de pied dans la tôle et puis il est parti droit devant lui, sans se retourner, sa veste et son cartable à la main, abandonnant sa caisse au beau milieu de la ville.
Aline se cachait le visage derrière ses mains. Ses épaules tressaillaient par saccades.
— Ça ne va pas, ma chérie ?
Je lui ai serré le genou très fort. Ma femme était vivante, elle rigolait comme un bossu, elle chialait, elle buvait de la bière au soleil à la terrasse d’un bistrot, la mousse lui dessinait une moustache blanche au-dessus des lèvres, ma femme à moi, les mecs, elle en pissait de rire de voir une épave laissée sur le carreau, rien que ça, lui fallait pas grand-chose, elle en pissait des flots. À mon tour, je me suis laissé emporter par ce rire délicieusement idiot. La vie continuait coûte que coûte, de gré ou de force.
Elle m’a raccompagné au lycée. Mange ton sandwich, t’en auras besoin. J’ai pas faim, j’ai répondu. Je l’ai embrassée sur la bouche, c’était salé. J’avais besoin d’elle, nom de Dieu, besoin, pas d’autre mot. Elle a rajusté ses lunettes de soleil, son menton tremblait, je savais qu’elle attendait que je claque la portière pour se remettre à pleurer. J’ai serré les dents et je suis remonté dans ma classe. J’avais des copies à leur rendre. Ils allaient passer un sale quart d’heure.
J’ai retrouvé Pierre en soirée à l’hosto, il avait pu faire une petite sieste, un brin de toilette, se raser, oui, il tenait le coup, que veux-tu, pas le choix, avouait-il comme deux et deux font quatre. Les petits étaient chez ses parents, ils allaient bien, merci. Gwen dormait, on venait de lui injecter une dose de je ne sais quoi. Et quoi faire, nom de Dieu, quoi faire sinon attendre. Son souffle me paraissait plus faible qu’il ne l’était en réalité. Nous ignorions tout de sa souffrance, nous ne pouvions, impuissants, que guetter la délivrance, j’ai bien dit la délivrance, et croire secrètement au miracle, ça s’était déjà vu hein, ces guérisons inexpliquées, des paralytiques qui galopaient comme des lapins, des enfants leucémiques qui se remettaient à sourire, la science en restait baba. On avait tous entendu parler des prodiges de Lourdes et de Fatima, depuis que Christ avait, jour du sabbat, enduit de boue les yeux de l’aveugle. La fenêtre était toujours ouverte et le parfum des fleurs de mai envoyait au firmament des signaux de détresse. Je ne sais plus à partir de quel moment exact je me suis entendu prier, à la manière des pauvres gens, le dos courbé et la tête oscillant comme une pendule de gauche à droite en fixant le carrelage.
Dieu est lumière, Dieu est amour mes couilles, Dieu est sourdingue comme un pot. Dieu nous a tous vus jeter presque clandestinement notre monnaie dans le tronc. Oui, moi aussi, j’ai allumé des cierges et des cierges, avec la frénésie d’un joueur de machines à sous, j’ai prié, je le jure, les yeux fermés aux autels des églises, j’ai invoqué saint Conogan qui guérit les fièvres, saint Gwenaël qui lutte contre les calamités publiques, mais dans ce superbe panthéon pas un n’était foutu de guérir le cancer. Saint Hervé nous protégeait de la peur, c’est finalement là que j’ai glissé mes dix balles. Les gosses allumaient des cierges et c’était Noël. Gwen nous aurait vus agir ainsi, sûr qu’on aurait pris un sacré savon, qu’à ce prix-là on aurait mieux fait de se payer une bonne bouteille. Après quoi les gosses examinaient le christ en croix, dégoulinant de partout, et nous posaient des questions idiotes, et c’est qui celui-là, et pourquoi il est sur la croix, c’est un méchant ?
Oui, on a fait ça, on a donné nos petits sous au Bon Dieu, des milliards de petites pièces tombent ainsi chaque seconde dans la poche de la curaille, entendez leur plainte. Ils s’en mettent plein les fouilles, en échange de quoi la paix universelle va tomber sur le monde comme une pluie de pétales de roses. Remboursez, bande d’escrocs ! À Lourdes, la demande en cierges est à ce point faramineuse qu’un écriteau vous informe de laisser votre pièce dans le tronc. Un employé se chargera de l’allumer dès qu’il y aura une place disponible, et bien sûr aucune autorité compétente n’est à ce jour intervenue pour mettre le holà à cet odieux trafic. Pourquoi ? Parce que seuls les cierges empêchent les tremblements de terre, et surtout seuls les cierges guérissent le cancer, on en sait quelque chose. Allez à Plougastel, demandez aux anciens comment l’épidémie de peste s’est arrêtée à Kroaz-ar-Vosenn.
Dans cette chambre d’hôpital, notre prière n’était que le contre-chant d’une lointaine colère. Gwen allait mourir, Gwen montait au Golgotha et nous l’accompagnions sur son chemin de croix avec des gants de toilette humides. Les médecins avaient dit que tout ce qui était en leur pouvoir avait été tenté, mais qu’en l’état actuel de la recherche il aurait été vain de semer des illusions. Non, ils n’avaient même pas dit ça. Ils s’étaient tus, retranchés derrière leur bureau, préservés par la déférence innée des gens de peu, et avaient simplement annoncé par le biais d’une infirmière qu’ils repasseraient le lendemain.
Pierre, assis sur une chaise à deux pas du lit, les jambes croisées, me parlait d’une voix calme et grave, s’inquiétait des parents, faisait semblant de lire un journal, s’accrochait aux feuilles, les dépliait dans toute leur largeur, attendant une rafale de vent, que les pages lui servent d’ailes et qu’il s’envole d’ici, tous ici réunis, Gwen la première, et qu’on atterrisse au loin, sur le sable des dunes de Sainte-Marguerite, peut-être même pourrait-on s’y baigner, mais l’avion restait cloué au sol, grève des contrôleurs aériens, les feuilles n’ont fait que frissonner sous les tremblements de ses doigts. Les gros titres du journal nous servaient tout cuits de passionnants sujets de conversation dont on se fichait éperdument, le moindre d’entre eux ne tenait pas quinze secondes. Le mieux, finalement, était de se taire. Chaque mot était une pierre qu’on rajoutait sur la poitrine de la malade. Les pleureuses professionnelles de jadis, les vocératrices, tenaient sans doute un rôle essentiel. Leurs lamentations et leurs gémissements établis selon un ordre strictement codé avaient pour mission de combler ce silence insupportable. Neuf femmes pour neuf oraisons, exigeait le rite.
Pierre a refermé son journal, me l’a proposé. Le bruissement du papier nous a déchiré les tympans. Non merci, je l’avais déjà lu. Les socialistes avaient le vent en poupe. Guingamp risquait la descente en seconde division et une chaudronnerie sous-traitante de l’arsenal annonçait la perte d’une quarantaine d’emplois. Seul comptait pour nous le souffle de Gwen, mais était-ce encore un souffle, c’était un gargouillis, une cafetière électrique mal détartrée qui achève son cycle. Toutes les cinq secondes, le drap se soulevait presque imperceptiblement au-dessus de sa poitrine. Elle n’avait plus de seins, elle n’avait plus de chair, elle s’effilochait. Des gouttes minuscules de cache-misère ajoutaient parcimonieusement quelques instants à son existence. Par moments je la détaillais comme un phénomène à étudier. J’assistais à une agonie et je me demandais de quelle façon mourait-on, je veux dire cliniquement, à partir de quel moment pouvait-on signifier l’arrêt des fonctions vitales. Fallait-il attendre que cesse la respiration, ou bien y aurait-il des soubresauts brutaux, des spasmes et des convulsions répondant à des douleurs extrêmes, une sorte de baroud d’honneur ? La pâleur et la maigreur de son visage étaient d’une telle agressivité qu’il me faisait peur. On fait tous dans son froc à l’idée de notre propre mort, mais la mort des autres est autrement effrayante. Le moribond prend une dimension qui nous dépasse, un monstre assoupi qui devrait s’éveiller d’une minute à l’autre et libérer des forces colossales prêtes à nous engloutir. Et rien ne nous avait préparés à ça, ni les écoles, encore moins les églises. On se dépatouillait entre notre impuissance et notre lâcheté, ne pensant même plus à Gwen qui était en train de mourir sous nos yeux, mais à la façon dont on supporterait, nous, le choc. Et la conscience de ce sentiment ne faisait qu’accroître mon malaise. J’ai prétexté qu’on m’attendait à la maison. Bien sûr qu’on m’attendait à la maison, Ducon, il y a toujours quelqu’un qui m’attend, moi, sur le seuil de la maison, as-tu passé une bonne journée, mon chéri, un parfum bienvenu d’oignons frits chatouille mes narines. J’avais des centaines de bonnes raisons de rentrer à la cagna. Le boulot. Imparable, l’alibi du boulot. Pierre comprenait. J’en attendais pas moins de lui.
J’étais sympa d’être passé, ouais, j’étais vachement sympa. Je me suis approché, Seigneur, donnez-moi la force, le courage, je me suis assis sur le bord du lit, j’ai posé la moitié de mon gros cul débordant de santé, des ressorts ont couiné ou était-ce cette plainte métallique qui lui sortait des bronches, les draps se froissaient, j’ai pris sa main dans la mienne, elle était chaude et osseuse, sa main. J’aurais voulu un geste de sa part, une simple pression d’un doigt contre ma paume aurait suffi, je ne demandais pas la lune, mais qu’elle me dise au moins au revoir, la moindre des politesses.
— Gwen, j’ai chuchoté, Gwenola, c’est moi.
Évidemment, que c’était moi, que c’était pas le pape et ses derniers sacrements, d’ailleurs ça n’existait même plus depuis qu’on avait pris l’habitude de mourir à l’hôpital. Les malades paniquaient tellement à l’arrivée du prêtre que les médecins ne l’appelaient qu’une fois que tout était fini. Les prêtres en avaient assez de confesser de la viande froide, dixit les toubibs, alors pour les derniers sacrements, fallait maintenant que le patient prenne rendez-vous. Là aussi, on avait changé la terminologie. On parlait désormais de « sacrement aux malades ». Exit la belle mort chrétienne, chevaleresque et pieuse.
J’avais peur de la briser, de réveiller le monstre. Pour l’instant, elle paraissait sereine. J’ai remis à sa place une mèche de cheveux épars et ruisselants de sueur. C’est pas vrai, il n’y avait ici rien de serein, il n’y avait que du malheur et de l’injustice, une injustice énorme et profonde. Gwen était une belle femme aux yeux couleur de mer, une fille de chez nous, impertinente et audacieuse, vous avez entendu, Gwen était une belle femme de trente-huit ans avec un caractère à couper au couteau, je me suis baissé, j’ai embrassé son front et ses yeux, extrême-onction. Elle lisait la plupart du temps de la littérature fantastique et ramassait sur les plages des cailloux aux formes bizarres, des éclats de verre, elle avait de vrais cheveux blonds qu’elle portait souvent courts, sous un chapeau, Gwen adorait les chapeaux, aussi farfelus les uns que les autres, elle était d’une intelligente générosité. J’ai posé une main sur sa joue, des torrents de sueur dévalaient de mes aisselles, c’est par là que je chialais et ma main était glacée et bien sûr qu’à ce moment-là, bien sûr que j’aurais voulu l’étrangler, l’étouffer sous un oreiller, arrêter définitivement cette obsédante soufflerie morbide, arracher les tuyaux, briser les flacons, la fracasser méchamment contre les murs et jeter son corps en pâture aux hordes de hyènes qui hurlaient à la mort sous les fenêtres de l’hôpital. J’ai serré l’épaule de Pierre. Il avait le visage bouffi et de grosses valises sous les yeux lui donnaient l’air d’un tocard. Une tape de plus dans le dos et je gagnais par KO.
C’est un beau jour pour mourir, disait le vieux chef sioux à l’aube d’un combat inégal. Les hommes des nations d’Amérique ne craignaient pas la mort, la mort n’était que le passage vers les Hauts Plateaux où tout recommençait, et les bisons, et les chevaux qui s’élançaient sur la prairie dans un nuage de poussière. Les Sioux mouraient en arborant leurs peintures de guerre, ils connaissaient les herbes et les incantations magiques. Les Sioux ignoraient le cancer.
À la maison, le téléphone n’arrêtait pas de sonner, j’avais eu l’idée géniale d’acheter pour la fête des Mères un appareil sans fil, on pouvait ainsi arpenter la maison de long en large, chiper un grain de raisin dans le panier à fruits et remettre de l’ordre parmi les CD. La belle vie.
Tout un réseau s’était mis en place autour de la mort prochaine de Gwen, une sorte de PC d’urgence. Nous tous, la bande, les potes, ressentions un immense besoin de nous resserrer, de nous réchauffer comme ces hommes et ces femmes du néolithique blottis autour d’un maigre tas de braises et tremblants devant la bête tapie à l’entrée de la grotte.
Des semaines qu’on se téléphonait ainsi, à l’affût du moindre indice. Les factures allaient gonfler. On se voyait le samedi, Alex, Léna, Aline et moi, on vidait des bouteilles de rouge et on baratinait sur le devenir de Gwen jusqu’à des quatre heures du matin, on chialait, le pinard sublimait tout ça, on se retirait au fond de notre grotte en attendant l’aube. Le trouillomètre à zéro, on poussait des grognements inoffensifs.
Aline raccroche, me regarde fixement.
— J’en peux plus.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est ce que Gwen a dit à Léna, et c’était ses seuls mots, sans doute les derniers, qu’elle n’en pouvait plus. « J’en peux plus. » Voilà.
Aline compose un nouveau numéro. Je prépare à bouffer pour les gosses, frites et saucisses de Strasbourg au micro-ondes, un petit-suisse au dessert et au lit. Aline est assise au pied de l’escalier, la main rivée au téléphone. Pourquoi qu’elle pleure, Maman ? Maman pleure parce qu’on pense que Gwen va mourir bientôt. Pourquoi les docteurs veulent pas la guérir ? Les docteurs ne peuvent pas guérir toutes les maladies. Est-ce qu’elle va avoir mal en mourissant ? En mourant, on dit. Je suppose que les docteurs vont lui donner des médicaments pour calmer sa douleur, mais je pense qu’elle doit malgré tout beaucoup souffrir, et dans sa tête et dans son corps. C’est pas juste, alors ? J’envoie ma réponse en regardant ailleurs, le plus loin possible. Non, c’est pas juste.
Passé dix ans, les plus âgés de nos gosses ont déjà compris l’essentiel tandis que les cadets voient dans cette nouvelle quelque chose de fondamentalement incohérent, voire absurde. Comment Gwen, la maman de leur copain et de leur copine, pouvait-elle mourir, comment une chose aussi incroyable pouvait-elle se produire ? Le monde des adultes était décidément curieux. Non contents d’avoir fait disparaître les dodos de l’île Maurice, voici qu’ils s’en prenaient aujourd’hui aux mamans. Mangez, les enfants, ça va être froid.
Un collègue passe me voir pour une question d’ordinateur. J’en profite pour déboucher une bouteille, tu tombes bien, on vient juste de recevoir de l’Alsace, tu m’en diras des nouvelles. Je sors trois verres. On met le collègue au parfum, pourquoi cacher maintenant que Gwen va mourir, alertez le monde entier, ordonnez le couvre-feu, annulez les vols, les trains, les conférences, Gwen va mourir, bloquez les horloges, voilez les miroirs.
Le collègue compatit, il connaît ça, tiens, son père, son propre père mort à soixante-quatre ans d’une crise cardiaque, revenait de la pêche, à peine le temps de retirer ses bottes, le vieux, et hop, clamsé en moins de trente secondes, soixante-quatre ans, un an de la retraite. L’a pas fait de vieux os, le pauvre !
Étonnant, cette façon que la plupart d’entre nous ont de consoler la détresse des uns en évoquant les malheurs des autres, adoptant ainsi la thérapie du mal par le mal. Vous vous plaignez d’une rage de dents, on vous anesthésie par l’accouchement difficile de la belle-sœur. Une jambe cassée ? Bah, qu’est-ce que c’est que ça à côté de mon ulcère ! On lève nos verres, santé ! C’est de l’Alsace, goûte-moi un peu ça. Le petit Jésus, accorde-t-il en faisant claquer sa langue. Gwen adorait les vins blancs d’Alsace, hein Aline, elle serait devenue voleuse pour une bouteille de Gewurztraminer. Pour la première fois, mais est-ce vraiment la première fois, je me surprends à parler de Gwen à l’imparfait. Je ne suis pas certain que les autres l’ont remarqué mais ça me fait frissonner. Je guette les intersignes. Mon inconscient a été alerté par le biais d’une obscure télépathie. Le fusible du lave-linge a sauté. La fiente d’un goéland est tombée sur la boîte aux lettres et sa forme était celle d’une croix. Je déconne. On déconne tous. On torche trop.
Le téléphone de nouveau. C’est Clarisse, bonsoir Clarisse, j’allais justement t’appeler. Je donne quelques détails, j’appuie mes dires d’arguments médicaux glanés ici et là. J’ai entendu à la radio que… J’ai lu dans une revue spécialisée que…
Silence au bout du fil, silence total. Je me mords la lèvre. Clarisse ? … Oui. Une petite voix étranglée dans une jolie maison aux volets jaunes quelque part au milieu de la montagne. Vers l’ouest, le soleil amorce son déclin avant de se noyer derrière le Roc’h Trévezel.
— Si je comprends bien, murmure-t-elle, c’est la fin, elle ne passera pas la nuit ?
— Il y a de fortes chances que non. Je suis désolée, Clarisse. Peut-être que parfois, vaut mieux se taire ?
— C’est rien, ça va aller. Je vous embrasse, vous tous. On se voit demain.
— À demain. Je t’embrasse aussi.
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