Garce d'étoile - Hervé Bellec - E-Book

Garce d'étoile E-Book

Hervé Bellec

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Beschreibung

Par un beau jour d’août, Hervé Bellec abandonne son comptoir de la place Guérin à Brest et, bourdon au poing, se lance pour une marche de deux longs mois vers le sanctuaire des sanctuaires, Saint-Jacques-de-Compostelle ! Face à lui, 1 700 kilomètres de route, de chemins, de poussière, d’embûches et l’inconnu qui habite encore en ces temps le pèlerin inconscient car nous sommes en 1985 ! Ce livre sera son premier récit, son premier succès également avec » ce style taillé à facettes, naïf, extravagant, âpre, drôle, frémissant et sincère… un bonheur d’invention », comme le chroniquait Jean-François Coatmeur. "Garce d’étoile", considéré à ce jour comme l’un des meilleurs récits sur Compostelle méritait tout simplement une nouvelle édition ; c’est chose faite !

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Hervé Bellec est né en 1955. Après avoir été musicien, patron de bar, il est aujourd'hui professeur d'histoire-géographie dans un lycée de Brest. "La nuit blanche" lui a valu le prix Edouard et Tristan Corbière. Il a publié des romans, un livre de souvenirs, et de nombreuses nouvelles qui ont le plus souvent pour théâtre les quartiers de Brest, ou encore la Bretagne intérieure. "Garce d'étoile" est son premier livre, dans lequel il raconte son périple de Brest à Compostelle.

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Seitenzahl: 308

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

PRÉFACE À LA NOUVELLE ÉDITION

Garce d’étoile a été publié une première fois en mars 1990 aux éditions Bretagnes dirigées par Michel Kerninon à qui j’adresse une fois de plus toute ma gratitude pour m’avoir mis le pied à l’étrier. Jean-François Coatmeur avait rédigé une préface très encourageante et Michel Bescond s’était chargé de la relecture. À l’époque, j’étais barman au Triskell bar, à Brest, et bien que griffonnant dans mon coin depuis des années, il s’agissait de ma première publication. Le bouquin rencontra à l’échelle régionale un certain succès auprès de la presse comme auprès des lecteurs, un succès d’estime, comme on dit. En 2003, Florent Patron, alors éditeur chez Coop-Breizh, le réédita dans une version poche, version qui connut sept ou huit réimpressions successives. La vogue du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle commençait à prendre son essor et Garce d’étoile devint, toutes proportions gardées, une sorte de livre-culte, loué par les uns, lapidé par les autres. Épuisé depuis quelques années, il s’offrait le luxe de devenir introuvable.

Didier Labouche, des éditions Géorama, avec qui j’ai déjà travaillé autour d’autres ouvrages, s’est proposé de reprendre les choses en main. La version numérique ayant disparu, Cécile Beyou, que je remercie ici infiniment, s’est chargée de retranscrire le texte. Après quoi m’est incombée la redoutable corvée de relire et de corriger ce que j’avais écrit il y a trois décennies. Garce d’étoile est un livre de jeunesse, truffé de maladresses, de redites inutiles, de formules parfois bien pompeuses et d’exagérations disons… exagérées. Cependant, par péché de tendresse envers le pied-tendre que j’étais, j’ai tenu à respecter scrupuleusement le texte initial, exceptions faites de quelques détails d’ordre technique. Garce d’étoile est un roman punk, en ce sens qu’il a été écrit avec trois accords sur une guitare mal accordée, mais j’entends à travers ces pages une énergie, une fraîcheur, une spontanéité que j’aurais bien du mal à retrouver aujourd’hui. Depuis, les Punks se sont mis à apprendre la musique après avoir écouté leurs premiers disques, tandis que de mon côté, j’ai sans doute aussi un peu appris à écrire. Certains diront « hélas ! ».

H.B.,

Dédicace

Pascal, Soaz et Marcel savent pertinemment pourquoi ce récit leur est dédié.

Exergue

Et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés, et la mer n’est plus.

Et je vis la ville Sainte […], qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épousée parée pour son mari.

Apocalypse de saint Jean.

I

J’ai mouché mon nez et j’ai dit au revoir à la dame. Je n’ai pas pleuré. Un homme ça ne pleure pas ou alors il faut qu’il soit très malheureux. Ou bien complètement saoul. Souvent les deux à la fois. Moi, c’était simplement la pluie qui piquait mes yeux, et le visage de ceux que je venais d’embrasser était aussi mouillé que le parterre de la place. La place Guérin bien sûr, bordée de tilleuls, de réverbères et de bistrots. Ma place. Mon nid d’où je m’envolais, petit piaf maladroit qui s’était mis dans la tête de voler plus haut que son cul.

Mais il y avait cette pluie qui tombait lourde et verticale. Un gros chagrin. Cette fois-ci, le bon Dieu semblait résolu à me déverser toutes les sources du ciel, histoire de tester le pèlerin, sans doute, de lui infliger une épreuve comme il est écrit dans le Livre. Ça devait rigoler sec, là-haut, parmi les anges et les archanges. Partira ? Partira pas ? Je les entendais parier leurs auréoles en s’esclaffant.

Et pourtant, Seigneur, je m’étais mis beau ce jour-là ! Vous m’auriez vu flambant neuf dans mon blouson de jean et mon pantalon rose, rasé de près, le cheveu coupé court et les yeux cachés derrière une paire d’imitation Ray-Ban. Pour la frime, évidemment. Le soleil n’était pas venu à mon pot d’adieu mais enfin… quelle classe ! À mes pieds, de rutilantes baskets sur coussins d’air, s’il vous plaît, achetées quatre cent quatre-vingt-quinze francs dans un magasin spécialisé. Made in Ireland. Le type m’avait demandé :

— Et vous allez loin comme ça ?

J’allais au bout du monde, Ducon, et le Petit Poucet avait tout intérêt à se tenir à carreau. À mon âge, les ogres ne me faisaient presque plus peur. J’avais un bâton pour me défendre, un vrai bourdon de pèlerin, taillé dans l’orme, et dans la poche de mon blouson à l’endroit où frétille le cœur quand le cœur a ses raisons de frétiller, un modèle réduit de coquille Saint-Jacques, une petite rigadelle toute symbolique squattée par je ne sais quel vilain mollusque et que j’avais ramassée la veille, sur la grève, du côté de la chapelle Saint-Michel. J’avais voulu voir la mer avant de partir. Le soleil l’avait transformée en un puzzle de milliards de miroirs. C’est dans la nuit, alors qu’on prenait peinard le champagne à la maison pour fêter mon départ, que l’orage a éclaté.

Toute la bande s’est retrouvée le lendemain au bistrot du coin. Duduche m’a servi un demi de Coreff, puis un deuxième. Ça n’a pas suffi pour noyer cette espèce de grosse boule noire qui me coinçait le creux de l’estomac, qui me minait l’âme, comme quand j’étais petit, à la veille de la composition de récitation. Alors Duduche m’a servi une troisième Coreff. Vite fait pour la route, il a dit. Puis une quatrième. Après j’ai arrêté de compter. Je regardais la place humide et désolée, où les tilleuls ressemblaient à des saules. Je savais que le plus difficile serait de la traverser. Le reste, c’était de la rigolade : sortir de Brest, par la rue Saint-Marc, prendre la direction de la Loire puis descendre plein sud vers les Pyrénées. Tourner à droite au col de l’Ibañeta et tout droit jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Pas plus sorcier que ça. Je ne pouvais pas me tromper, j’avais étudié les cartes, tracé des itinéraires. Dans les livres, j’avais souligné les passages importants. Mille sept cents kilomètres et quelques les doigts dans le nez. Une affaire bâclée en deux mois.

Vers midi, Jacques le Bienheureux, fils de Zébédée, a débarqué au bistrot avec sa mitre, sa crosse, tout le bazar, et s’est assis auprès de moi pour une dernière bière, une dernière cigarette.

— En route, fiston ! il a dit. C’est l’heure de s’arracher. Tournée générale et salut les filles !

Ne pas se retourner, ça porte malheur ! J’ai pris mon sac à dos, mon bâton et ma peine, je suis rentré dans la pluie. J’ai longé l’école, tourné à l’angle de la rue Navarin et dès que j’ai su que j’avais disparu de leurs regards, alors à mon tour, moi aussi je me suis mis à pleuvoir. Y’a pas de raisons !

C’était un lundi pourri, à la fin d’un été pourri, le 25 août 1986, jour de la Saint-Louis.

Voilà, j’étais parti. Tout seul comme un grand, pour un pèlerinage, un vrai de vrai. L’idée me tarabustait depuis longtemps, bien longtemps. Des lectures m’étaient montées à la tête, et puis un jour, je me suis retrouvé avec Katell et Ti Fañch dans un pub de Londres à l’heure de l’apéro. C’était en juin. La barmaid avait un petit quelque chose de Lady Di, mais belle lurette que les princesses ne venaient plus traîner leurs guêtres dans ce quartier de Leyton où chaque maison attendait passivement son ordre d’expropriation afin de laisser place nette à une autoroute toute neuve. Les carreaux cassés étaient remplacés par des cartons, des vieux chiffons. C’était tragique mais il y avait toujours au coin de la rue un vieux pub qui servait de la bière. La mienne était blanche et noire. Celle de Ti Fañch était ambrée et Katell ne buvait pas de bière. Quand on n’aime pas la bière, on ne va pas en Angleterre, quand on n’aime pas le p’tit vin blanc, on ne va pas à Nogent. C’était ma façon de penser, mais avec Katell, pas la peine de discuter. On a repris la même chose. Ce jour-là, la France s’était fait battre par la RFA en demi-finale du Mundial. Les autres s’en balançaient. Ils causaient art, architecture, des machins comme ça. J’en ai profité pour mettre cinquante pences dans le juke-box puis je suis allé me rasseoir. Clapton a démarré sur Wonderful Tonight et là, à ce moment précis, dans un état éthylique à peine alarmant (mais vous devez savoir autant que moi que les grands projets, comme les grandes amours, ne se décrètent jamais à jeun), ça a fait tilt. La Révélation eut lieu et le Verbe m’apparut. Saisi par la grâce, j’ai solennellement annoncé ma décision.

— T’es même pas cap’ ! a dit Katell.

Depuis, l’idée ne m’avait plus quitté. Comme une obsession, elle me réveillait au beau milieu de la nuit, me chatouillait les doigts de pied. À trois heures du matin, j’étais obligé de me lever pour descendre aux cabinets. Certaines nuits, ça ne venait même pas.

Et deux mois plus tard, la faute à cette Guinness mal digérée, je me retrouvais sous un abribus à Plougastel avec une petite fille qui portait des tresses et un anorak rouge. Assise sur le banc, elle faisait basculer ses jambes d’avant en arrière, les mains calées bien à plat sous sa jupe bleu marine. La pluie tombait toujours. Un instant, nos regards se sont croisés. J’ai essayé un sourire mais la petite a aussitôt baissé les yeux. J’ai fait pareil avec les miens qui sont tombés sur une tablette de chocolat et quelques raisins secs que je grignotais sans appétit. Dans quelle galère m’étais-je fourré ? J’avais marché pendant deux heures, traversé le pont de Plougastel en suffoquant sous une overdose d’oxygène pendant qu’un méchant zef tourmentait la rade de son mieux. Pas le moindre coup d’œil sur l’Elorn ni sur les premiers rochers noirs de la Cornouaille. Rien. Je m’accrochais au bitume de peur qu’une rafale ne m’expédie au diable. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mes baskets, l’antre d’une douleur qui ne me quitterait plus et, vous allez rire, Seigneur, ces souliers dont j’étais si fier n’étaient même pas imperméables. En ce mauvais jour résonnaient de bien sinistres flop… flop…

Des graffitis écrits sauvagement sur les parois métalliques de l’abribus m’apprenaient entre autres que Corinne était une salope et que les flics de Plougastel étaient des enfoirés. Quelqu’un ou quelqu’une avait gravé « Je t’aime » en grandes lettres rouges. Enfin le bus arriva dans une grande gerbe d’eau et la petite fille avec des tresses sauta immédiatement dans l’engin. Il y a eu un gros nuage de gas-oil et puis plus rien du tout, plus de bus, plus de petite fille, juste une route que je ne reconnaissais ni d’Ève ni d’Adam.

Une cigarette et j’enfourchais mon sac à dos, la détresse dans l’âme. La pluie continuait gaiement son numéro d’emmerdeuse publique numéro un et le vent venait du sud-est, vers où je me dirigeais.

L’Hôpital-Camfrout, vingt-six kilomètres à soustraire de l’infini. Il y avait un hôtel-restaurant face à l’église qui venait de sonner l’angélus de manière particulièrement décourageante mais la patronne avait l’air gentil. Pour soixante-trois francs, j’avais droit à un lit à deux places, un lavabo et une table placée au-dessous de la fenêtre qui donnait sur le petit port recroquevillé. C’était la chambre 23, située juste entre la 12 et la 14. La patronne s’excusa de la superstition de certains clients. J’ai fait semblant de lui sourire avant de refermer la porte. Je me suis déshabillé et je me suis écroulé sur le lit. Mort, j’étais.

Vint la nuit. Un couple d’Allemands que j’avais remarqué au restaurant occupait la chambre voisine. La femme était belle et la cloison était mince, bien trop mince pour mes trop grandes oreilles. D’abord, je les ai entendus parler et rire, un peu bêtement, puis il y eut un silence. Et c’est alors que j’ai entendu petit à petit le sommier craquer selon un rythme qui ne me laissait aucun doute. Et moi, pauvre de moi, qu’est-ce que je faisais pendant que mes deux Teutons s’envoyaient en l’air comme si c’était samedi ? Je crevais une ampoule sous le talon de mon pied droit à l’aide d’une aiguille préalablement désinfectée à la flamme de mon briquet, opération qui demande déjà énormément de concentration en temps normal. Les cochons ! Me faire ça à moi en ce premier jour de pèlerinage. C’était insoutenable, inhumain. J’avais envie de balancer un seau de flotte glacée sur leur dégoûtante étreinte. Je voulais surtout qu’ils se taisent, qu’ils me laissent cuver mon angoisse en paix, mais non… crac, crac ! gémissait le sommier de l’autre côté de la cloison, han, han ! soupirait la belle Allemande ! J’ai balancé l’aiguille sur la table de nuit et j’ai boudé. J’ai boudé jusqu’au moment où le type a fait Ach !. Alors, peu à peu, tout est entré dans l’ordre des choses.

Le noir était tombé sur la petite anse de L’Hôpital-Camfrout. Hôpital prout-prout ! Ça ne m’a même pas fait rire. C’est Vous dire, Seigneur, si j’étais malheureux.

II

Il y eut une nuit et il y eut un matin. Je ne vous avais pas menti. Les journaux parlaient d’une tempête force 10 sur les côtes de Bretagne mais le lendemain, les éléments s’étaient un peu calmés. Le bon Dieu m’avait fait une bonne blague. Les nuages étaient toujours là, menaçants, prêts à m’envoyer à chaque instant une petite giclée au coin de l’œil, et le vent demeurait trop froid pour l’été mais tout était redevenu supportable malgré la sale nuit que je venais de passer. Je marchais en silence le long de la voie express que j’avais été obligé d’emprunter sur plusieurs kilomètres. J’étais encore trop près de la maison pour oser chanter. Je murmurais. Je tâtonnais.

Je la connaissais par cœur cette route qui, après les méandres paresseux de l’Aulne, filait droit vers le sud, vers les petites criques oubliées entre l’Aven et le Raz. J’avais roulé mille fois, cramponné au volant, sur ce ciment strié. Les mauvaises langues prétendaient que ce revêtement avait été prévu pour le passage des blindés au cas où. Au cas où quoi ? Ils pouvaient bien déclencher toutes les guerres qui leur feraient plaisir, je n’étais plus là. J’allais voir ailleurs.

Moi, j’apprenais le caniveau, comme le dernier des toutous, le bas-côté où gisaient par milliers des boîtes de conserve, des chaussures abandonnées, des cadavres de chats écrasés, des couches-culottes et des canettes de bière, surtout des canettes de bière, lamentables totoches défenestrées d’une GTI pétaradant vers des samedis poussifs. Saleté d’autoroute où j’avais l’air d’un clown, d’un Bibendum sous mon poncho de nylon bleu gonflé par le vent, pèlerine synthétique protégeant le pèlerin et sa besace. C’est une fille de Quimper qui me l’avait prêtée. Elle avait fait deux ans auparavant le voyage que j’entreprenais maintenant, va savoir vraiment pourquoi, je n’avais pas osé le lui demander, peur qu’elle me renvoie la question. J’avais été la voir avant mon départ. Besoin d’être rassuré.

Elle m’avait montré des images et offert un thé à la mûre avec des gâteaux.

— Tu verras, le plus dur, ça sera de revenir ! m’avait-elle dit sur le seuil de sa porte.

— Ah bon !

C’était pas l’avis de mes pieds. Pas habitués à l’effort, ils m’avaient fait le coup de l’ampoule dès le pont de Plougastel et les orteils se débattaient douloureusement dans une humidité qui allait s’avérer chronique. Sparadrap blues, mon pote, et que ça swingue ! Une… deux… une… deux… mettre un pied devant l’autre et recommencer l’opération aussi souvent que nécessaire. Ça paraît facile, Seigneur, à voir comme ça, mais j’aurais bien voulu vous y voir.

Tout ce tohu-bohu m’est apparu moins effrayant dès que j’ai quitté le bitume pour suivre le chemin de halage du canal de Nantes à Brest, le bruissement des peupliers et les murmures de l’eau. C’était plus agréable, croyez-moi, que les gloussements gutturaux de mes deux Allemands de la veille et je crois même que c’est devant la petite maison aux volets verts de l’écluse de Coat-Pont que j’ai ressenti mon premier petit instant de bonheur. Ooooh… un chouïa ! À peine un frisson, mais je me suis reposé une bonne demi-heure devant ces eaux qui tombaient en cascade.

Un rien bucolique, j’imaginais.

Mais le troisième jour commença la galère. J’avais d’abord dormi chez Philippe et Laurence que j’avais repérés dans mon carnet d’adresses. « J’arrive », avais-je dit au téléphone, et j’arrivai en effet à l’heure du café-pain-beurre. Ils habitaient une ancienne minoterie retapée, avec leurs quatre enfants, deux poneys, un chien, quelques chats et une vieille Gibson des années cinquante. Tout ce petit monde s’agitait autour de la grande table dans une ambiance qui donnait faim et soif. Quarante-huit heures que je n’avais pratiquement pas ouvert la bouche. Il faudrait bien s’y habituer ! L’aîné des mômes paraissait effrayé à l’idée que je fasse ce si long voyage sans walkman.

En quelques heures, j’étais remis d’aplomb. Moi qui la veille étais à ramasser à la petite cuillère, je me sentais pousser des ailes. J’avais pu prendre une douche, me tartiner les pieds de Mercurochrome. La nuit avait été paisible. Le côtes-du-rhône et la raclette, pas dégueulasses. Je les quittai au petit matin avec un moral de jeune premier et une liste de produits homéopathiques que m’avait conseillés Laurence : Ignacia contre la douleur, Calendula contre l’angoisse. Oh les belles vacances qui s’annonçaient !

La campagne s’éveillait lentement parmi les mauves et les gris. Sur la route sinueuse quelques tracteurs, une douzaine de voitures me dépassèrent dans la brume en lançant des regards soupçonneux dans leur rétroviseur. Je m’arrêtai à Laz pour un pique-nique sur les marches de l’église, à Roudouallec-city pour un café. Au loin, j’ai aperçu l’autre montagne, Saint-Michel de Brasparts, le Roc Trédudon, et j’ai pensé que malgré tout, entre la Bretagne et moi, à part quelques coups de gueule dus à son caractère de cochon, ça ne s’était pas trop mal passé depuis le temps que je la parcourais en long, en large et en travers, en voiture et maintenant à pied où il me semblait la redécouvrir, sensuelle et timide à la fois. Bien sûr, il y avait ce subtil parfum de lisier qui s’engouffrait jusque dans mon sac à dos mais j’allais pas chicaner. Les petits oiseaux faisaient cui-cui et je me sentais amoureux de la lande, du ciel, de tout, amoureux de ce foutu pays. Vrai. Alors je me suis mis à chanter, pour lui faire plaisir, j’ai chanté une chanson idiote qui disait : « Oh, qu’elle est beeeelle ma Bretagne, sous son ciel gris il faut la voir… elle est plus beeeelle que l’Espagne qui ne s’éveille que le soir… » même si je n’avais jamais mis les pieds au sud de Bordeaux mais qu’importe, j’y allais en Espagne, tant bien que mal et plutôt mal que bien, d’ailleurs.

Un gros moustachu de patron de bistrot me demanda, alors que j’étais en train de déguster un grand diabolo menthe, si j’étais un Breizh-atao ou un écologiste. Qu’auriez-vous répondu ? Je ne pouvais plus rien pour lui, pas plus que je ne pouvais quelque chose pour ces automobilistes qui se faisaient contrôler l’alcoolémie sur la départementale 108, à l’entrée de Guiscriff où, disais-je, commença la galère.

Le seul hôtel du village est complet et le boutonneux qui fait office de barman ne manifeste pas un zèle excessif à me dépanner. La pluie aidant, pas question de dormir dehors. Dernière chance, le presbytère. Pourquoi pas ? Je suis pèlerin après tout ! Un dur, un pur, quarante-cinq de pointure ! J’interpelle un quidam passant par là, un jeune autochtone qui m’accompagne jusqu’à la Sainte Demeure. Je lui demande si le curé est sympa. Le curé est ach’ment sympa seulement le curé n’est pas là. Il y a bien un berger allemand attaché mais pas l’ombre d’un recteur.

Une grande bâtisse délabrée se dresse au beau milieu du bourg. Saint-Joseph, Saint-Antoine, quelque chose dans ce goût. C’est une école désaffectée. Vieille architecture de type ré-évangélisation des masses rurales après l’œuvre diabolique des républicains du début du siècle. Elle est fermée à clé. Je suis bien décidé à squatter ici cette nuit, dussé-je utiliser l’effraction. Je tombe nez à nez avec une religieuse en civil qui me conseille d’aller au presbytère. Je rétorque illico à ma sœur :

— M. le recteur est absent.

C’est une femme d’une cinquantaine d’années au sourire très doux. Elle me dit que la messe vient de s’achever, elle vient juste d’en sortir, et que monsieur le recteur sera chez lui d’un instant à l’autre.

— Merci, ma sœur ! je dis.

Retour au presbytère. Cette fois-ci, le chien n’aboie plus après moi. Je frappe, on ouvre.

— M. le recteur, sans doute ? dis-je, frémissant de politesse et de respect.

L’homme en question n’est pas le recteur. C’est une sorte de mégalithe ventru qui ne semble pas avoir été souvent bousculé par le charme féminin. C’est dommage. Il y aurait gagné en savoir-vivre. Le rustre m’éconduit et me ferme la porte au nez en éructant quelques couinements.

De rage, je vais m’en jeter un au P’tit Bar. Puis un deuxième le temps de mater la serveuse. Ses yeux quand elle me fait face puis le reste dès qu’elle se tourne et se penche pour attraper des canettes dans le frigo. L’espace de ces deux demis, je me réconcilie avec l’humanité. Mais mon problème n’est en rien résolu. Faut que je dorme et je dormirai.

Troisième essai, M. le recteur est là et son chien, en me voyant à nouveau passer, glisse se cacher dans sa niche. C’est un curé tout ce qu’il y a de plus curé, genre couvercle de boîte à camembert, sans la soutane, évidemment. Je lui explique la chose. Ça l’embête, mon histoire, au moment même où le malotru de tout à l’heure met le couvert. J’entends des bruits de vaisselle et ça sent le chou. M’en fous, j’aime pas le chou !

— D’où venez-vous ? qu’il dit.

— De Brest, que je dis.

— Où allez-vous ? qu’il dit.

— En Espagne, que je dis.

— Compostelle ? qu’il dit.

— Oui, que je dis.

Ça n’a pas l’air de l’émouvoir outre mesure. Je lui aurais dit que j’allais à cloche-pied à Nogent-le-Rotrou, sa réaction n’eût point été différente. Assurément, je l’emmerde. Je tombe comme un cheveu au milieu de sa soupe et sa soupe est aux choux. D’autant plus qu’il a une réunion à neuf heures pour préparer la rentrée du catéchisme avec les parents d’élèves et qu’il doit manger sa soupe. Justement, elle est prête.

Il piétine deux minutes devant cet enquiquineur de pèlerin de mes deux qui demande le gîte avec humilité.

Compostelle… Compostelle… j’vous l’demande un peu, hein ? De nos jours… Compostelle ! Et puis quoi encore… ? Comme si on n’était déjà pas assez embêté par les intégristes et la chute vertigineuse des vocations ! Compostelle… Et pourquoi pas Jérusalem pendant qu’on y est !

Bon, il se décide enfin à m’ouvrir les portes de l’ancienne école. En bas, des salles de classe vides. En haut, des dortoirs vides. Sinistre et crado. Le curé me laisse la clé en me répétant deux cent cinquante fois qu’il faudra la ramener demain matin au presbytère avant la messe.

— Vous pouvez compter sur moi, mon père ! que je lui réponds en bombant le torse et en serrant les fesses, façon boy-scout.

Je me sentais un peu misérable et beaucoup faux jeton mais j’avais trouvé un lit, enfin une espèce de paillasse pourrie, un bouillon de culture où batifolaient depuis des générations de potaches un bon milliard de dégoûtants microbes. Au-dessus du matelas, il y avait un crucifix et encore plus haut, il y avait un toit et c’était ça qui m’importait.

Pas un seul restaurant d’ouvert au bourg pour moi qui voulais compenser mon dénuement par un bon petit rôti de porc ou quelque chose d’approchant. Oh ! là ! là ! que j’étais malheureux ! Je dus me contenter d’un sandwich au jambon et de quelques demis avalés au P’tit Bar où la jolie serveuse avait disparu avec ses yeux et avec son âme, va savoir où et avec qui ! Il y a des jours, Seigneur, où tout nous abandonne. En lisant Ouest-France, j’apprenais que Brest avait battu Monaco par un à zéro. Sur la page des mots croisés, dans la rubrique « Pour vous madame », je notai la pensée du jour : « On s’attend à tout et c’est autre chose qui arrive. »

III

Après une nuit agitée, je me levai à sept heures pour rendre la clé au curé comme je l’avais promis, juré, croix de bois, croix de fer, si j’mens, j’vais en enfer. Aucun commentaire de sa part. Je m’attendais à un petit mot gentil, une ou deux phrases en latin pour bénir mon bâton, « In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen », des trucs comme ça. Macache bono !

— Vous avez laissé la chambre propre ? m’a demandé le curé.

— Oui, mon père ! Merci, mon père !

Vu l’état de la masure où j’avais dormi, j’avais pleine conscience d’en faire un peu trop dans la gratitude, le lèche-savate, mais c’était pas encore aujourd’hui que j’allais changer. Quand on n’a pas une grande gueule, on se défend avec ses beaux yeux, disait Maman ! Ça ne marchait pas toujours.

Et quand la patronne du seul bistrot ouvert à cette heure m’a dit qu’elle ne servait pas de café, j’ai dit : « Ça ne fait rien, madame, je prendrai un petit blanc, s’il vous plaît, madame ! »

C’est le métier qui rentre, fiston ! semblaient me dire du haut de leurs nuages ces enfoirés d’anges et d’archanges.

Trois heures plus tard, je reposai mes pieds malades et fatigués sous un grand châtaignier face à la chapelle Saint-Fiacre au Faouët. Mes jambes étaient lourdes, mon dos et mes épaules endoloris sous le poids du sac à dos. De temps en temps je faisais « Aaaarghhh ! » tout seul dans la campagne. Ça soulageait avant de se relever. C’était le moment le plus difficile. Il me fallait boiter sur plusieurs centaines de mètres avant que les muscles se réchauffent, que les cicatrices des ampoules se réhabituent au frottement du caoutchouc. Bien sûr, tous les matins et tous les soirs, je m’imposais un massage à l’Akiléine mais ça ne suffisait pas. J’enlevais mes baskets en cachette comme si mes pieds avaient attrapé une maladie honteuse.

La chapelle venait d’être restaurée et sa façade éclatait au soleil. C’est une des plus belles chapelles au monde, une des plus pures, et je m’y connais. On peut y admirer une statue rigolote de sainte Apolline et un retable de pierre évoquant le martyre de saint Sébastien mais nous ne saurions quitter le sanctuaire sans avoir admiré ce resplendissant jubé du XVe siècle, évoquant les sept péchés capitaux, véritable chef-d’œuvre de la Renaissance bretonne. Notre propos n’étant pas de fournir à notre ami lecteur une description détaillée de tous les lieux de culte que nous rencontrerons au cours de notre pérégrination, je fis une grosse bise à sainte Apolline qui avait également beaucoup souffert et pris la route qui me conduisait tout droit jusqu’à Kernascléden.

Kernascléden c’était chez moi. Un petit patelin perdu au beau milieu de la Bretagne qui n’osait plus rien demander à personne depuis des années et qui agonisait frileusement autour de son église, une magnifique église construite par les Rohan au XVe siècle et que des touristes allemands venaient photographier en poussant grassement des « Ach ! » devant les fresques de la Danse macabre et du Jugement dernier où rôtissaient dans une gigantesque marmite touillée par de lubriques diablotins les dégoûtants forcenés du péché, voilà ce qui m’attendait si je continuais à faire des conneries, à voler des sous à ma mère et à toucher le zigouigoui des filles derrière les tas de foin. Mais je peux maintenant vous l’avouer, Seigneur, maintenant que ma vision de l’enfer ne correspond plus exactement à celle de mon enfance et donc à la fresque du Jugement dernier, c’est moi qui ai cassé un vitrail en jouant au foot contre le pignon de la nef qui nous servait de but, suite à une passe d’Yvon Botlan qui de toute façon jouait comme un pied ! N’empêche, j’en ai passé des heures blanches, des heures de frayeur à me demander j’y vais ou j’y vais pas, je parle du confessionnal, bien entendu, ce placard à horreurs subtilement modernisé par les idéologues, les technocrates et les psychanalystes de tout poil, et j’ai fini par y entrer dans cette machine à laver les péchés, je me suis mis à genoux pour demander pardon, c’est ma faute, c’est ma très grande faute, à l’homme derrière la grille qui s’est aussitôt exclamé : « Ah ! c’était toi, petit salaud ! ». Je n’étais pas un petit salaud, Seigneur, mais je croyais dur comme fer à vos salades, vos boniments, et je vous jure que les dix Notre-Père et les quinze Je vous salue Marie dont j’avais écopé, je les ai récités intégralement, avec ferveur et repentir. J’ai eu une enfance très malheureuse.

C’est même pas vrai. Mon enfance avait l’odeur de la corne brûlée et du crottin de cheval. Tonton Joseph était le maréchal-ferrant du bourg de Kernascléden où je passais mes vacances, l’été. J’entendais les lourds coups de marteau tomber sur l’enclume, le crépitement des braises dans la forge, mais il y avait surtout cette odeur âcre et chaude qui vous prenait à la forge, vous envoyait planer bien plus haut que la colle à rustines, cette odeur que je recherchais aujourd’hui dans la forge abandonnée, reniflant tristement devant les outils rouillés. Nostalgique, moi ? Taisez-vous. Ces hommes étranges tournés vers l’avenir me font froid dans le cœur.

Kernascléden et ses pancartes « À vendre » accrochées sur les portes, comme on clouait jadis les oiseaux du malheur… Kernascléden ou Pétaouchnok ? Qu’est-ce que ça pouvait bien leur foutre ? C’était pas dans leurs plans. C’était pas sur leur route.

Il me restait une tombe, celle d’Élisa, ma marraine qui depuis vingt ans dormait au bout de l’allée du cimetière. Sur le chemin j’avais cueilli des fleurs des champs et je les avais déployées dans un vase piqué sur une tombe voisine qui n’appartenait pas à ma famille. Ne riez pas ! Ma marraine était la plus belle marraine de toutes les marraines du monde. Elle tenait un bistrot dans le XIVe à Paris, notre quartier, non loin de Montparnasse. Le dimanche, elle me donnait des sous pour aller acheter des Coco Boër à la boulangerie du coin de la rue d’Alésia, et puis un jour, une grosse boule noire lui a rongé le cœur alors je n’ai plus jamais eu de marraine. Je n’étais pas assez grand pour comprendre, comprendre la mort, la vie, les bistrots, tout le ramdam, mais j’étais déjà certain d’une chose, les marraines montaient toujours tout droit au paradis.

Là-dessus, la pluie s’est mise à tomber. Puis le soleil est revenu. Parfois le bon Dieu ne sait plus ce qu’il veut. Juste avant de traverser le Scorff, ma rivière, j’ai demandé de l’eau à un couple de retraités qui sarclaient les radis de leur jardin. Le vieux était une force de la nature, une sorte de Rambo du troisième âge. Me voici invité à m’asseoir chez eux devant un litre de cidre pendant que Rambo se met à me raconter sa coloniale en m’envoyant dans le dos de ces coups de paluche qui me font recracher les dix tonnes de nicotine avalées au cours de ma pauvre existence.

— La Syrie, mon gars ! La Syrie en 31, les djebels… c’était pas de la promenade, fiston ! Tu peux me croire ! Cinquante minutes de marche, dix de repos ! Quatre-vingt-huit centimètres de pas réglementaire ! Allez, bois donc un coup, fiston !

Pendant que l’ancien me raconte ses campagnes, le litre prend une claque maison. Trois ans de captivité en Allemagne, deux tentatives d’évasion, ça donne soif. La guerre n’est pas finie. Retour en Kabylie. Bab-el-Oued. Le désert, fiston, le désert ! dit-il en achevant la bouteille.

Ça doit faire vingt minutes que je suis là, cherchant désespérément à m’évader du jardin de mon adjudant. J’esquisse une tentative de repli, regardant ma montre avec insistance, alors que Rambo s’empare d’un autre litre de cidre.

— Non, non, non !

— Une bière, alors ?

— Non, merci, je suis assez pressé ! Je dois arriver chez des amis avant la nuit, que je lui fais en tendant ma petite mimine qu’il broie méthodiquement pendant un bon quart d’heure tout en continuant à me massacrer les vertèbres.

— Moi, des gars comme toi, fiston, ça me plaît ! T’es pas un drogué, au moins ! Parce que moi, les drogués, je les repère ! Je les sens ! Et de loin !

J’acquiesce bêtement. De justesse, j’évite le salut réglementaire. Ça y est, j’ai franchi la ligne de démarcation. J’envoie des mercis et des au revoir par-dessus la barrière. Rambo m’interpelle une dernière fois en me demandant le poids de mon sac.

— Neuf kilos.

Il hausse les épaules.

— Nous, fiston, en Syrie, c’était autre chose ! Trente kilos, fiston ! Trente kilos…

Mais, déjà, j’avais franchi le Scorff. J’étais à quatre jours de la Loire et je pensais Oh combien de rivières, combien de ponts encore pour mes petits petons qui n’en finissaient pas de gémir dans leur nuit de caoutchouc.

À dix-huit heures, j’arrivai à Lanvaudan, petit village morbihannais de pierre et de chaume où vivaient Antoine et Sylvie. Je posai mon cul flétri sur un fauteuil d’osier. Devant moi, il y avait un verre de pastis où flottaient deux gros glaçons.

J’avais soif mais j’avais surtout envie de causer. J’ai fait comme chez moi.

— Tu sais que j’ai toujours été branché là-dessus, j’ai dit à Antoine, le trip médiéval, les bondieuseries gothiques, les croisades… tout petit déjà, j’étais meilleur que toi en histoire, j’étais même le premier de la classe ! J’avais un peu de tunes, du temps devant moi… Sur ce, un coup de tête, un caprice… se prouver quelque chose, je ne sais pas ! Je prendrais bien un autre pastis !

— Tu veux beaucoup d’eau ?

— Pas trop. Là… ça va ! Merci.

— Et tu rejoues les Kerouac… comme dans le temps !

— Comme dans le temps.

— À ton âge… ! soupira Antoine.

On s’était connu sur les bancs d’un lycée du Centre Bretagne à l’époque où de nombreux potaches regrettaient que la mère de Debré n’ait point connu l’avortement. 73, c’est pas pour dire mais il y avait de belles filles dans ce coin-là. On avait perdu notre fleur et une bonne partie de nos illusions à une semaine d’intervalle et j’étais très fier d’avoir connu cette chose avant lui, de pouvoir lui raconter ma nuit avec la fille d’un marchand de cochons de Kergrist-Moëlou. Évidemment, j’avais un peu brodé, rajouté çà et là deux ou trois détails, histoire d’améliorer l’ordinaire. La première fois, ce n’est jamais Hollywood, d’autant plus que Patricia – je ne sais plus son nom, la fille du marchand de cochons en question –, avait pris ses précautions en me disant : « Tiens, mets ça, c’est Monique qui me l’a donné », alors j’avais enfilé ÇA comme une fausse note dans le grand concert lyrique, la symphonie amoureuse que je m’étais imaginée.

J’avais dix-sept ans et je venais de m’apercevoir que Rimbaud s’était bel et bien foutu de ma gueule. J’ai eu une adolescence très malheureuse.

Alors on s’est mis à fréquenter les bistrots et à écrire des chansons. Iffig faisait également partie de la bande ainsi qu’un autre dont j’ai (aussi) oublié le nom, un type de Gourin. Antoine chantait pendant qu’on jouait de la guitare. De nos jours, rien ne vaut une armada de synthétiseurs devant soi pour épater les filles mais à cette époque, on pouvait encore emballer sans trop de difficultés en ne connaissant qu’une demi-douzaine d’accords sur une guitare. Les temps changent, comme dit le vieux Dylan ! Jusqu’au jour où les filles se sont aperçues qu’on était aussi mauvais musiciens que poètes, alors on est retournés au bistrot, l’âme en lambeaux.

Un matin, gavés de bouquins de Kerouac, on est partis sur la route, sac à dos et Pataugas, babas jusqu’à la moelle. Je vous parle de ça, c’était la grande époque des routards, celle où il fallait poireauter plusieurs heures à la porte de la Chapelle avant qu’une 2 CV pourrave vous embarque jusqu’à Amsterdam, puis Hambourg, Copenhague, l’aventure, la vraie, pas des blagues, avant de revenir en courant chez maman se jeter illico sous la douche et sur le frigo, mais qu’importe, on s’envolait vers des féeries.

Ô jeunes générations à qui je m’adresse, ne vous moquez point de ces deux vieux babs qui devant une bouteille de Long John se racontent des souvenirs parfois plus frais qu’une rosée de septembre !

Antoine me demande :

— Une nana comme tu n’as jamais osé en rêver t’invite à monter dans une superbe voiture jusqu’en Espagne. Qu’est-ce que tu fais ?

C’est une bonne question mais je ne le remercie pas de me l’avoir posée.

— Je refuse, que je réponds, et je me cogne la tête contre tous les arbres qu’il y a entre Brest et Saint-Jacques-de-Compostelle.

IV

Le sixième jour, au matin, je pénétrai dans la basilique de Sainte-Anne-d’Auray, patronne de tous les Bretons, les méchants comme les bons. Un cantique m’était revenu sur la route :

Chez nous soyez reine