La Chute - Mathilde Farine - E-Book

La Chute E-Book

Mathilde Farine

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Beschreibung

Le 19 mars, la Suisse apprenait avec stupeur le rachat de Credit Suisse par UBS. Après des années d’une longue descente aux enfers, l’ancien fleuron bancaire se précipitait par désespoir dans les bras de son rival de toujours. Comment une banque vieille de 167 ans, qui a percé le tunnel du Gothard et développé l’industrie du pays, en est-elle arrivée là ?
Cet ouvrage est une chronique d’une débâcle, dont les causes sont profondes et historiques. Une conquête de l’Amérique, dès les années 1980, qui a contaminé la culture de la banque, mettant les bonus et le profit à court terme au-dessus de toute autre valeur. Une croyance au-delà de toute raison dans les promesses de la banque d’investissement, alors qu’elle a été l’origine de multiples scandales et pertes financières. Des innombrables réorganisations, qui finissent par transformer la banque en trou noir, sur lequel plus personne ne semble avoir prise.
Alors que la Suisse n’aura désormais plus qu’une grande banque, quelles leçons peut-on tirer de ce fiasco ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Mathilde Farine est journaliste au Temps depuis 2010. Diplômée de l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève, elle a commencé sa carrière à L’Agefi. Elle a ensuite dirigé les pages financières, puis la rubrique économie et finance du Temps, ainsi que celle de L’Hebdo. Décryptant la crise financière, puis la fin du secret bancaire, elle s’est spécialisée dans la finance.
Correspondante à Zurich depuis 2017, elle est en position privilégiée pour suivre la transformation de la place financière suisse et les turpitudes de certaines de ses banques..

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Couverture

Page de titre

« La richesse soustrait au jugement immédiat »

Albert Camus, La chute, 1956

PrologueLes derniers jours de Credit Suisse

Lorsque la sonnerie retentit, Credit Suisse est en train de s’écrouler en Bourse. Mais c’est le président d’UBS que trois des plus importants décideurs helvétiques convoquent ce mercredi 15 mars 2023. Colm Kelleher embarque quelques managers de la plus grande banque suisse et rejoint rapidement Karin Keller-Sutter, Thomas Jordan et Marlene Amstad. La ministre des Finances et le patron de la Banque nationale suisse (BNS) attendent l’Irlandais l’après-midi même avec la présidente de la Finma. La réunion, comme le lieu, probablement le pratique et discret bureau zurichois de l’autorité financière, sont tenus secrets.

Ce banquier chevronné, 65 ans, qui en a connu des crises, feint peut-être la surprise, mais il sait bien quelle sera la teneur de la discussion. Cet historien diplômé d’Oxford a même certainement sa petite idée de ce qu’on va lui demander. Les déboires de son principal concurrent font l’objet d’une étroite surveillance de son équipe. L’ancien responsable financier, crédité d’avoir permis à la banque américaine Morgan Stanley de rester à flot pendant la tempête financière de 2008, s’est même demandé ces derniers mois s’il ne pouvait pas en tirer parti. En public, UBS a balayé à plusieurs reprises l’hypothèse d’un rachat de son rival, allant jusqu’à donner l’impression d’une question insolite, même insensée. Mais en coulisses, elle l’a attentivement examinée.

Y compris au cas où une demande émanerait des autorités. Début décembre 2022, alors que Credit Suisse semble s’être tiré d’une crise de confiance, un comité stratégique spécialement mis sur pied à UBS1 a déjà invité la direction à jauger les enjeux d’une telle requête. Une première évaluation est présentée peu avant Noël. Nouvelles discussions en février. Chacun de leur côté, le conseil d’administration et le comité stratégique concluent qu’une acquisition n’est « pas désirable ». Ils ne referment pas définitivement le dossier. Colm Kelleher et les autres administrateurs incitent la direction à rester aux aguets et à réfléchir à un plan si une transaction est demandée.

Lorsqu’il se présente à la Wasserwerkstrasse 12, ce 15 mars, Colm Kelleher est donc loin d’être pris au dépourvu. D’emblée, les décideurs lui dépeignent leur analyse, pessimiste, de la situation : Credit Suisse ne va pas s’en sortir seul. Les responsables évoquent plusieurs solutions possibles. Parmi elles, une reprise par une autre banque. Etrangement, ils n’en disent pas plus à ce stade. Si ce n’est que le temps est compté : il faut trouver une issue avant 21 heures dimanche.

* * *

Et lui, que savait-il du gouffre qui s’ouvrait devant lui ? Aux premières heures de ce même mercredi, rien. Lorsqu’Axel Lehmann se saisit du micro dans la salle du King Abdulaziz International Conference Center de Riyad, le temps est encore suspendu. La banque que le Bernois de 64 ans préside ne va pas très bien. Mais ce n’est pas nouveau. Credit Suisse enchaîne les scandales depuis des années. C’en est d’ailleurs un énième qui a propulsé le banquier à sa présidence un an plus tôt. Son prédécesseur, Antonio Horta-Osório, dont la mission était déjà de redresser la banque, n’est parvenu qu’à la torpiller un peu plus avec son éthique à géométrie variable.

Là, c’est différent. On ne parle plus des affaires de Credit Suisse. Des milliards de pertes causés par son client le hedge fund Archegos ou du fiasco des fonds de placements liés à la société britannique Greensill2, elle aussi noyée. Ou encore de troublantes filatures d’ex-employés. Non, tout le secteur financier mondial suscite l’inquiétude. La Silicon Valley Bank a fait faillite aux Etats-Unis quelques jours plus tôt, entraînant deux autres établissements dans son sillage. En Bourse, Credit Suisse, inévitablement considérée comme un maillon faible du paysage financier vu ses casseroles, tremble plus que ses rivales européennes.

Dans son refuge saoudien, Axel Lehmann veut afficher un visage confiant : une aide de l’Etat n’est pas un sujet, affirme-t-il3. La banque est bien capitalisée, elle ne manque pas d’argent et progresse dans la mise en place de sa nouvelle stratégie dévoilée en octobre, ajoute le responsable. Ne vous fiez pas aux apparences boursières, nous sommes en bonne voie. Patience, plaide-t-il.

Sauf qu’il l’a épuisée. Dans le sablier, les derniers grains sont en train de glisser. Et le tourbillon bancaire va s’accélérer pour le pire. Un peu plus tôt, la Suisse s’est réveillée et les décideurs politiques et économiques vont bientôt prendre la mesure de la catastrophe qui s’annonce. Cela fait déjà des semaines que la santé du géant bancaire inquiète dans les plus hautes sphères, où des responsables se réunissent plus souvent qu’à l’ordinaire. Lorsque Karin Keller-Sutter s’est emparée du département des Finances, en janvier, elle devait certainement se douter que ce dossier l’attendait, même si son prédécesseur s’était montré rassurant en public après les turbulences d’octobre.

Il a alors suffi d’un tweet pour faire vaciller l’édifice Credit Suisse. Un journaliste australien prétendait savoir qu’une banque internationale était au bord de la faillite. Sans la mentionner explicitement. Inutile. Tout le monde a fait un rapprochement avec la deuxième banque suisse, constamment à la une des médias. Rarement pour de bonnes raisons. Après la succession d’affaires, ces rumeurs, même infondées, étaient celles de trop pour une partie de la clientèle qui a perdu confiance et quitté la banque. Un exode a alors commencé. Credit Suisse est tout juste parvenu à l’interrompre en fin d’année. Une minuscule entaille pouvait néanmoins raviver l’hémorragie.

Etonnamment, c’est d’un allié que le coup de couteau va venir. Président de la Saudi National Bank, Ammar Al Khudairy accorde une interview à l’agence économique Bloomberg4, diffusée en début d’après-midi. Il veut balayer les doutes qui pèsent sur la banque dans laquelle son organisation a investi 1,5 milliard de francs, devenant quelques mois plus tôt son premier actionnaire. Mais des 4:38 minutes que dure l’interview, seules quelques secondes retiennent l’attention de la planète finance. Assez pour pousser la banque à la limite du précipice. Interrogé sur un possible soutien financier supplémentaire, il apparaît catégorique : « La réponse est absolument non, pour beaucoup de raisons, au-delà de la plus simple qui est réglementaire et légale ».

Loin de l’aide qu’il pensait offrir à la banque suisse, cette phrase est interprétée comme un vote de défiance. L’action, qui n’a cessé de s’enfoncer ces dernières années, plonge à nouveau en Bourse. Elle perd jusqu’à 30 % de sa valeur. Sa chute entraîne le reste du secteur. Les régulateurs s’alarment. Les concurrentes se posent des questions : peut-on encore travailler avec Credit Suisse ? Interrogé lors d’une conférence sur une fusion avec son concurrent, le directeur général d’UBS, Ralph Hamers, dit se concentrer sur ses propres activités. Circulez.

Pendant ce temps, Karin Keller-Sutter, Thomas Jordan et Marlene Amstad revoient les scénarios déjà envisagés ces dernières semaines en attendant Colm Kelleher. Nationalisation ? Trop compliqué. Liquidation selon les règles du too big to fail, censé pouvoir organiser une faillite ordonnée d’un géant bancaire d’importance systémique ? Trop risqué. Cette réglementation décidée après la crise de 2008 apparaissait rassurante quand tout allait bien. Depuis que le monde bancaire frémit, le doute a surgi : une liquidation ne va-t-elle pas plutôt secouer toute la finance mondiale ? Une fusion avec une autre banque ? Le moindre mal, exposent-ils à Colm Kelleher.

L’hécatombe boursière et les propos mal avisés de son actionnaire principal arrivent aux oreilles d’Axel Lehmann. Le président de Credit Suisse reçoit alors un appel via Skype. Par écran interposé, il se retrouve à son tour face au trio de décideurs. Son directeur général, Ulrich Körner, resté en Suisse, le rejoint virtuellement et ils demandent un soutien de la BNS, public si possible, pour rassurer clients et marchés. Ils l’obtiennent. Le soir même, la banque centrale et la Finma envoient un communiqué dans lequel les deux institutions rappellent que Credit Suisse satisfait aux exigences réglementaires et qu’il a accès à des liquidités. Quelques heures plus tard, au cours de la nuit du 15 au 16 mars, la banque informe qu’elle en demande pour 50 milliards de francs. Un mois plus tard, on apprendra qu’elle en aura finalement pompé jusqu’à 168 milliards pour se maintenir à flot. Une partie de cet argent a déjà été remboursée.

Ulrich Körner et Axel Lehmann pensent avoir fait le plus dur en demandant des liquidités. Après l’accord de la BNS, ils croient l’entretien terminé mais ce n’est pas le cas. Si les deux banquiers pensaient s’en sortir seuls, le gouvernement, la Finma et la BNS sont déjà persuadés qu’il est trop tard. Leur mission : se mettre à négocier avec UBS et survivre jusqu’au dimanche soir, avant l’ouverture des marchés asiatiques. Tous les protagonistes commencent à œuvrer au sauvetage, le premier depuis celui d’UBS 15 ans plus tôt. Différence majeure : celui de la première banque du pays avait été finement élaboré des semaines en avance, celui-ci doit être composé dans l’urgence absolue, quitte à prendre ses distances avec les règles en vigueur et invoquer le droit de nécessité.

L’intervention de la BNS apaise les marchés, dans un premier temps seulement. L’accalmie ne dure que l’espace d’une journée, celle du jeudi. Le Conseil fédéral tient plusieurs réunions d’urgence, mais rien ne filtre, ce qui ne manque pas d’ajouter à la fébrilité ambiante. Partout, c’est l’incompréhension. Des régulateurs et des ministères étrangers enjoignent la Suisse de prendre les choses en main, discrètement ou publiquement. La pression monte encore d’un cran. A l’affût de la moindre information, du moindre scoop, les journalistes sollicitent toutes leurs sources. En vain, le plus souvent.

Le vendredi 17 mars, l’action Credit Suisse chute à nouveau, les clients paniquent. Surtout, la banque n’a plus accès au marché. Pour se financer et pour réaliser des transactions. Ce ne sont pas seulement les clients, mais aussi les contreparties, des banques, qui veulent se protéger contre un défaut de plus en plus probable de Credit Suisse. Elles imposent des conditions ou coupent tout. Sans la BNS, Credit Suisse serait asphyxié financièrement.

Le soir, à la fermeture des marchés, les employés de Credit Suisse quittent leurs bureaux avec devant eux la perspective d’un étrange week-end, où risque de se jouer leur sort. Le Financial Times est sûr de savoir5 de quoi sera fait leur avenir : le gouvernement est en train d’organiser la reprise de Credit Suisse par UBS, affirme le quotidien londonien des affaires. S’ensuit un week-end de négociations frénétiques. « Nous avons eu à peine 48 heures pour réaliser la due diligence », raconte un haut responsable d’UBS, faisant référence au processus qui permet de savoir ce qui se cache dans les tiroirs de l’entreprise qu’on souhaite acquérir.

Alors que les heures s’égrènent avant la fin du compte à rebours, l’absence d’information officielle laisse toute la place à un brouhaha de rumeurs. Credit Suisse aurait trouvé une alternative. Elle ne se concrétise pas. BlackRock, le géant de la gestion d’actifs, dont le numéro deux, Philipp Hildebrand, est l’ancien président de la BNS, aurait fait une offre pour acquérir Credit Suisse. Démenti. Deutsche Bank examinerait un rachat. Les spéculations font long feu. Et pourquoi pas, finalement, une nationalisation ?

Les médias ne peuvent que spéculer. Dans l’espoir d’attraper des informations au vol, des journalistes s’agglutinent devant le Bernerhof. Le QG du sauvetage s’est déplacé en fin de semaine de la Finma à Zurich au siège du Département des finances dans la capitale. Le dimanche, les stores sont baissés, mais ils ne dissimulent pas complètement les rais de lumière. Des voitures et taxis amènent un cortège de responsables et d’experts. Thomas Jordan et son numéro deux fraîchement entré en fonction l’été dernier, Martin Schlegel, font une apparition furtive, accompagnés de leur responsable de la communication. Entre deux, des médias croient savoir qu’UBS a consenti à évaluer à 1, puis 2 milliards de francs, la valeur de son concurrent. Et que ce dernier, humilié, enrage. D’autant plus qu’il sait que sa marge de négociation est mince. Qu’elle se réduit à mesure que les minutes passent.

En fin d’après-midi, les parties finissent par s’entendre. Le temps d’informer tous les intéressés, il est 19h30, dimanche, lorsqu’Alain Berset s’installe dans le centre de presse du Palais fédéral. L’air grave, sûrement parce qu’il sait qu’il a participé à signer l’arrêt de mort d’un établissement vieux de 167 ans, intimement lié à l’essor économique de la Suisse, le président de la Confédération annonce le « sauvetage ». UBS rachètera effectivement son vieux rival. Il faut disséquer les communiqués des banques pour y trouver le montant de la transaction : 3 milliards, un chiffre qui semble dérisoire au regard de la valeur de ce fleuron historique. C’est toujours mieux que le zéro qui aurait prévalu si on avait attendu lundi sans rien faire, veulent croire les décideurs politiques. Sans cette intervention, c’est toute l’économie suisse qui basculait, entraînant avec elle les marchés mondiaux dans une tourmente digne de la crise financière de 2008, affirment-ils.

Un Axel Lehmann abattu peine à répondre à la question des responsabilités. Il mentionne le tweet australien, le fait que la banque n’ait jamais quitté la une de la presse économique et financière. Il s’égare dans ses explications, perd son auditoire. La partie est perdue, de toute façon. Puis, Colm Kelleher, presque badin – il sait qu’il a réalisé le casse du siècle, même si l’intégration promet d’être compliquée – met l’accent sur les opportunités pour UBS. A 21h, la séance de questions-réponses est terminée.

La minuterie sonne, la bombe n’a pas explosé. Les marchés asiatiques peuvent ouvrir, impassibles.

* * *

Pour Credit Suisse, tout est fini. La Suisse, elle, reste sidérée par l’accélération de l’Histoire. Sonnée, elle essaie de mesurer l’immense gâchis. Vertige, puis inquiétudes. Bientôt, le pays se retrouvera avec une seule banque géante.

Comment en est-on arrivé là ? Comment un tel fleuron, qui a financé le développement économique du pays, a-t-il pu faire un naufrage aussi spectaculaire ? Qui sont les personnalités à l’origine de l’essor, puis de la déroute, de Credit Suisse ? Pourquoi la Suisse se retrouve-t-elle avec une deuxième expérience de mort imminente parmi ses grandes banques en quinze ans ? Comment éviter qu’un autre cataclysme de ce genre se produise et engouffre, cette fois, toute l’économie ?

Cet ouvrage est un examen de la chute de Credit Suisse qu’experts, employés, patrons de banques, éclairent. Excès d’ambition aux Etats-Unis, arrogance, restructurations à en perdre de vue le fonctionnement de l’entreprise, culture du gain à tout prix, déficience dans la gestion des risques : beaucoup des causes de la débâcle de Credit Suisse sont historiques, profondes et, surtout, lui sont propres. Mais d’autres sont partagés par tout le secteur et doivent nous permettre de ne jamais oublier à quel point le risque est inhérent à cette activité. Comprendre la chute de Credit Suisse, c’est la condition pour ne pas revivre une telle catastrophe.

Cela vaut pour la Suisse et pour tous les autres pays qui se flattent d’avoir des champions bancaires. Car quand ils trébuchent, ces établissements restent, malgré les progrès de la réglementation, trop grands pour faire faillite. Il faut les secourir, à grands risques, comme la Suisse vient à nouveau d’en faire la douloureuse expérience.

1 https://www.sec.gov/Archives/edgar/ data/1610520/000119312523118754/ d501320df4.htm#tx501320_27

2 Toutes les affaires sont résumées à la fin du livre dans une chronologie. S’y trouve aussi le portrait des principaux personnages ayant influencés l’histoire de Credit Suisse.

3 https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-03-15/credit-suisse-chair-says-state-assistance-not-a-topic-for-bank

4 https://www.bloomberg.com/news/videos/2023-03-15/saudi-national-bank-chairman-on-fed-svb-credit-suisse-video

5 https://www.ft.com/content/17892f24-4ca0-417f-9093-289b019a0852

Chapitre 1La banque de l’industrialisation suisse

Ils sont une demi-douzaine ce 16 juillet 18566 à prendre leurs quartiers au Tiefehöfe 6. A quelques mètres au sud de la Paradeplatz qui n’est encore qu’un marais croassant zurichois si l’on en croit son nom (Fröschengraben), l’euphorie envahit les appartements reconvertis en succursale bancaire. Le financement de l’industrialisation suisse peut commencer.

Un peu plus tôt, l’émission des actions du Schweizerische Kreditanstalt (SKA) a connu un succès inespéré. La demande dépasse de loin les 9000 titres (4,5 millions de francs) mis à disposition du public : il aurait fallu 442 539 titres7 (ou 218 millions) pour combler la soif des investisseurs suisses mais aussi allemands, manifestée en seulement trois jours, pour la première banque helvétique par action travaillant pour l’industrie et le commerce.

« Avec le recul, cet immense intérêt pour une nouvelle sorte de banque ne devrait pas surprendre. Son modèle en France – le Crédit Mobilier – avait offert un dividende de près de 41 % l’année précédente », rappelait en mars 2023 l’historien Luca Froelicher, dans la Neue Zürcher Zeitung8. Dans l’Etat fédéral nouvellement créé et comme dans tout le continent, l’optimisme et le boom économique dominent.

Aux côtés des petits investisseurs, la banque allemande Allgemeine Deutsche Credit-Anstalt rafle la moitié du capital (7,5 millions), tandis que Alfred Escher et son groupe obtiennent le reste (3 millions).

Alfred Escher. Il est sur tous les fronts. Un an plus tôt, celui que l’on qualifie souvent de « créateur de la Suisse moderne » ou « roi de Suisse », tant il a marqué le développement du pays, a participé à la création de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Mais former les ingénieurs ferroviaires de demain ne suffit pas.

Le politicien et entrepreneur zurichois voit l’Europe se lancer à toute vitesse dans l’industrialisation, tandis que son pays reste en retrait. Il craint que la Suisse ne devienne un îlot sous-développé, entouré d’un réseau de chemins de fer en pleine expansion, nécessaire au transport des marchandises sur tout le continent, alors qu’elle doit se contenter d’une misérable ligne reliant Zurich à Baden.

Alfred Escher ne veut surtout pas que le destin de l’économie helvétique soit uniquement entre les mains de financiers étrangers. Pas plus qu’elle ne doit dépendre de fonds publics : il convainc le parlement national où il siège que des investisseurs privés doivent s’en charger, l’Etat n’ayant de toute façon guère les moyens de réaliser les ambitions que dessine le jeune Zurichois pour sa patrie.