La Cour de l'impératrice Joséphine - Arthur-Léon Imbert de Saint-Amand - E-Book

La Cour de l'impératrice Joséphine E-Book

Arthur-Léon Imbert de Saint-Amand

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Les deux tiers de ma vie sont écoulés ; pourquoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste ? La plus brillante fortune ne mérite point le tourment que je me donne, ni les petitesses où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j'essuie ; trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait qu'à force de lever la tête ; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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ILe début de l’Empire

« Les deux tiers de ma vie sont écoulés ; pourquoi tant m’inquiéter sur ce qui m’en reste ? La plus brillante fortune ne mérite point le tourment que je me donne, ni les petitesses où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j’essuie ; trente années détruiront ces colosses de puissance qu’on ne voyait qu’à force de lever la tête ; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j’espérais toute ma grandeur. Le meilleur de tous les biens, c’est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine. » Quand La Bruyère s’exprimait avec cette tristesse, quand il parlait ainsi de la cour « qui ne rend pas content », mais qui « empêche qu’on ne le soit ailleurs », de la cour, ce « pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels », il avait devant lui le radieux château de Versailles, la gloire incomparable du roi-soleil, une monarchie qui se croyait inébranlable et éternelle. Que dirait-il, dans notre siècle, où les dynasties tombent comme des feuilles d’automne, où il faut bien moins de trente années pour détruire les colosses de puissance, où l’exilé du jour répète à l’exilé du lendemain la devise des cimetières : Hodie mihi, cras tibi ? que dirait-il, ce philosophe chrétien, à une époque où les palais, royaux et impériaux, ont été comme des hôtelleries dans lesquelles les souverains semblables à des voyageurs n’ont fait que passer, et où ces hôtelleries, dévorées par la flamme du pétrole, ne sont plus qu’un amas de ruines ?

Étudier une cour, quelle qu’elle soit, c’est se donner à soi-même une leçon de haute sagesse, de détachement des choses humaines. Dans notre France du dix-neuvième siècle, si inconséquente, si versatile, si féconde en révolutions, en palinodies, en cataclysmes de tout genre, la leçon est plus saisissante qu’à aucune autre période de l’histoire. Jamais Dieu n’a fait mieux voir au monde le néant des grandeurs et des pompes d’ici-bas. Jamais la parole de l’Ecclésiaste ne s’est réalisée plus exactement : « Vanité des vanités, et tout est vanité ! » Nous allons essayer de retracer l’image d’une des cours les plus fastueuses qui aient existé sous le soleil, et de passer en revue des splendeurs d’autant plus brillantes qu’elles devaient être plus éphémères. À cette cour de Napoléon et de Joséphine, à cette cour si majestueuse, si éblouissante de gloire, de richesse, de prestige, on appliquerait bien justement les vers célèbres de Corneille :

Toute votre félicité,
Sujette à l’instabilité,
En moins de rien tombe par terre,
Et, comme elle a l’éclat du verre,
Elle en a la fragilité.

Nous évoquerons le souvenir des morts pour ressusciter cette cour évanouie, et nous consulterons, les uns après les autres, les personnages qui furent les témoins oculaires de ces merveilles anéanties si vite. Un préfet du palais impérial, M. de Bausset a écrit : « En reportant les yeux sur les époques mémorables dont je viens de donner une faible idée, j’ai cru, même après tant d’années, assister aux scènes pompeuses des Contes arabes et des Mille et une Nuits. Le tableau magique de tant de splendeurs et de tant de gloire a disparu, entraînant avec lui tous les prestiges de l’ambition et du pouvoir. » Une des dames du palais de l’impératrice Joséphine, Mme de Rémusat, a exprimé la même pensée : « Je crois encore rappeler un rêve, mais un rêve qui tient un peu des contes orientaux, quand je me retrace quel luxe fut étalé à cette époque, et quelle était en même temps l’agitation des préséances, des prétentions de rang, des réclamations de chacun. » Oui, il y avait dans tout cela quelque chose qui tenait du rêve, et les acteurs de cette féerie qui se nommait l’empire, de cette pièce à grand spectacle dont les décors, tantôt radieux, tantôt terribles, changeaient sans cesse, devaient être eux-mêmes plus étonnés que les spectateurs : Aix-la-Chapelle et le tombeau de Charlemagne, le château de Fontainebleau et le pape, Notre-Dame et le sacre, le Champ-de-Mars et la distribution des aigles, la cathédrale de Milan et la couronne de fer, Gênes la superbe et sa fête nautique, Austerlitz et les trois empereurs, quelles décorations, quels accessoires, quels personnages ! Accents de l’orgue, cantiques des prêtres, acclamations de la foule et des soldats, cris des mourants, son du clairon, roulement du tambour, orchestres de bal, fanfares militaires, bruit du canon, voilà les harmonies tour à tour joyeuses et lugubres, qui retentissent pendant que l’action se déroule. Au milieu de ce tumulte, de cette agitation, ce que nous regarderons surtout c’est une femme. Nous l’avons précédemment étudiée comme vicomtesse de Beauharnais, comme citoyenne Bonaparte, et comme femme du premier consul. Nous allons maintenant l’étudier dans son nouveau rôle, celui d’impératrice.

Reportons-nous à la journée du 18 mai 1804. Nous sommes dans le château de Saint-Cloud. L’empire vient d’y être proclamé par le Sénat, avant le plébiscite qui doit ratifier le nouvel état de choses. La toile est levée, la pièce commence, et jamais drame n’aura eu plus de contrastes, plus de péripéties, plus de mouvement. Le principal acteur, Napoléon, est déjà habitué à son rôle, comme s’il le jouait depuis son enfance. Joséphine est aussi très bien dans le sien. Femme à la mode, n’a-t-elle pas appris, par ses succès de salon, à remporter des victoires plus considérables ? Pour une beauté en vogue, il n’y a pas une grande différence à être assise sur un fauteuil ou sur un trône. Les acteurs secondaires ne sont pas aussi familiarisés avec leur nouvelle attitude. Rien de plaisant comme l’embarras de tout le service, quand il s’agit de répondre aux interrogations de l’empereur. On commence par se tromper, puis on se reprend pour plus mal dire encore ; on répète dix fois en une minute : sire, général, Votre Majesté, citoyen, premier consul. Constant, le valet de chambre de l’empereur, nous décrit cette journée du 18 mai 1804, qui se passe en réceptions, présentations, entrevues et félicitations. « Tout le monde, dit-il, est ivre de joie dans le château de Saint-Cloud, chacun se fait l’effet d’être monté subitement en grade, comme le général Bonaparte, devenu, de premier consul, souverain. On s’embrasse, on se complimente, on se fait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour l’avenir ; il n’y a si mince subalterne qui ne soit saisi d’ambition. » En un mot, l’antichambre, sauf la différence des personnages, offre la répétition exacte de ce qui se passe dans le salon. On dirait une première représentation qui a été impatiemment attendue, et qui passionne au même degré les artistes et le public. La journée, d’abord éclairée par un soleil splendide s’est obscurcie. Le ciel, d’abord si pur, est tout à coup devenu noir comme de l’encre. Un orage a longtemps menacé d’éclater. Mais personne n’a vu là un mauvais présage. Les esprits sont tous portés à l’optimisme. Les courtisans font du zèle avec cet empressement, cette passion, cette furie française, qui est dans le caractère national, et qui s’exerce tour à tour sur un champ de bataille ou dans une antichambre. Les Français combattent et flattent avec la même ardeur.

Seuls, au milieu de cette émulation de dévouement et d’allégresse, les membres de la famille impériale, ceux-là mêmes qui devraient être les plus satisfaits, et surtout les plus étonnés de leurs grandeurs, montrent un visage inquiet, presque chagrin. Seuls, ils laissent voir qu’ils ne sont pas contents du maître. Leur amour-propre est démesuré ; leurs susceptibilités sont extrêmes. Rien ne semble assez splendide pour eux, en fait d’honneurs et de privilèges, et quand on pense à la modeste maison de leur père, à Ajaccio, on ne peut s’empêcher de sourire devant les vanités de ces nouveaux princes du sang. Des quatre frères de Napoléon deux sont absents et brouillés avec lui : Lucien, pour avoir épousé Mme Jouberton ; Jérôme pour avoir épousé Mlle Paterson. Sa mère, Mme Lætitia Bonaparte, femme de tête, qui unit à beaucoup de courage un rare bon sens, n’est nullement enthousiasmée par la prodigieuse fortune du moderne César. Ayant le pressentiment que tout cela ne doit point durer, elle économise, par prudence et non par avarice. Tandis que les courtisans célèbrent les triomphes du nouvel empereur, elle s’attarde à Rome, auprès de son fils Lucien, qu’elle a suivi dans un exil volontaire, et en faveur de qui elle s’est prononcée, dans la querelle avec Napoléon. Quant à Joseph et à Louis, élevés, eux et leurs femmes, à la dignité d’Altesses impériales, et nommés, l’un grand-électeur, l’autre connétable, on pourrait croire que surchargés, comblés, accablés de richesses et d’honneurs, ils se déclarent satisfaits. Eh bien ! pas le moins du monde. Ce qui les indigne, c’est de n’être pas désignés personnellement dans le plébiscite par lequel leur postérité sera appelée à la succession de la couronne de France. Ce plébiscite est ainsi conçu : « Le peuple français veut l’hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte ; et dans la descendance directe, naturelle, légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII. » Ces stipulations sont, pour la famille de l’empereur, une cause de zizanies et de récriminations incessantes. Lucien et Jérôme regardent comme une chose inique l’exclusion dont ils sont frappés. Joseph et Louis se demandent avec indignation pourquoi l’on parle de leur postérité, au lieu de parler d’eux-mêmes. Très jaloux de Joséphine et de son fils, Eugène de Beauharnais, ils sont, en outre, très froissés du droit d’adoption que s’est réservé l’empereur, et qui contient pour eux-mêmes une menace et pour Eugène une espérance. Louis Bonaparte, furieux de la calomnie qui prétend que sa femme Hortense a été la maîtresse de Napoléon, la persécute, et prend de l’ombrage contre son propre fils, représenté comme celui de l’empereur. Quant à Élisa Bacciochi, Caroline Murat et Pauline Borghèse, elles ne peuvent supporter le chagrin d’être placées dans la hiérarchie, au-dessous de l’impératrice, leur belle-sœur, et la pensée qu’elles n’ont pas encore le titre de princesse du sang, qui est accordé à la femme de Joseph et à la femme de Louis, les plonge dans un véritable désespoir.

Mme de Rémusat, qui assiste, le 18 mai 1804, au premier dîner impérial, dans le château de Saint-Cloud, va nous faire le tableau de ce curieux repas. Le général Duroc, grand maréchal du palais, a prévenu, les uns après les autres, tous les convives, des titres de prince et princesse qu’il faut donner à Joseph, à Louis et à leurs femmes, mais qu’il ne faut donner ni aux sœurs de l’empereur, ni à leurs maris. Cette fatale nouvelle consterne Élisa, Caroline et Pauline.

On se met à table, Napoléon est gai, de bonne humeur, jouissant peut-être en secret de la petite contrainte que le nouveau cérémonial impose à ses convives. Mme Murat, entendant, à plusieurs reprises, l’empereur nommer la princesse Louis, ne peut ni cacher son dépit, ni retenir ses pleurs. Chacun en est embarrassé, tandis que Napoléon sourit malicieusement.

Le lendemain, l’empereur vient à Paris tenir un grand lever aux Tuileries, car il n’est pas homme à retarder les jouissances d’apparat que son ambition satisfaite puise dans son nouveau titre. Dans ce palais où a régné le Comité de salut public, où a siégé la Convention, et d’où est parti triomphalement Robespierre pour présider à la fête de l’Être-Suprême, on n’entend plus prononcer que les noms d’empereur, d’impératrice, de monseigneur, de prince, de princesse, d’altesse impériale, d’altesse sérénissime. On prétend que Bonaparte a découpé les bonnets rouges pour faire des cordons de la Légion d’honneur. Les plus farouches révolutionnaires sont devenus conservateurs du moment où ils ont eu quelque chose à conserver. L’Empire a bien peu d’heures d’existence, et déjà l’on trouve à la cour qui vient de naître les mêmes compétitions, les mêmes jalousies, les mêmes vanités que dans les cours de monarchies plusieurs fois séculaires. On se croirait à Versailles, sous le règne de Louis XIV, dans la galerie des Glaces, ou dans le salon de l’Œil-de-Bœuf. Il faudrait un Dangeau pour noter heure par heure les minuties de l’étiquette. L’empereur marche, parle, pense, agit, comme un souverain d’ancienne race. On ne s’habitue à rien aussi promptement qu’à la puissance. L’homme investi du rang suprême se croit naïvement éternel. On dirait qu’il a toujours été et qu’il sera toujours. Comment ne pas être enivré par l’odeur d’un perpétuel encens ? Comment se dire à soi-même la vérité, quand il n’y a pas autour de soi une seule personne qui ait le courage de vous la dire ? À l’heure où la presse est muselée, où les pouvoirs publics n’ont d’autre droit que celui de l’approbation, où l’on ne trouve plus même, comme dans les ovations antiques, la voix de l’esclave qui rappelle au triomphateur qu’il n’est qu’un homme, comment ne pas être infatué de sa grandeur, comment ne pas se croire le maître absolu de la destinée ? Rien ne résiste au nouveau César. Il publiera dédaigneusement, dans le Moniteur, la protestation de Louis XVIII contre son avènement. Il se fera également adorer par des montagnards et par des grands seigneurs, par des régicides et par des hommes du trône et de l’autel. Il semble que tout commence, ou plutôt que tout recommence par lui. « Le vieux monde fut submergé, a dit Chateaubriand. Quand les flots de l’anarchie se retirèrent, Napoléon parut à l’entrée d’un nouvel univers, comme ces géants que l’histoire profane et sacrée nous peint au berceau de la société, et qui se montrèrent à la terre après le déluge. »

L’ancien général de la République se complaît dans son attitude de souverain absolu. Il étudie les règlements de l’étiquette avec la même ardeur qu’il mettait à étudier ses états de troupes. Il trouve que les hommes d’ancien régime s’entendent mieux à l’art de la flatterie que les hommes nouveaux, même les plus empressés. Comme le remarque Mme de Staël, « chaque fois qu’un gentilhomme de l’ancienne cour rappelle l’étiquette du temps jadis, propose une révérence de plus, une certaine façon de frapper à la porte de quelque antichambre, une manière plus cérémonieuse de présenter une dépêche, de plier une lettre, de la terminer par telle ou telle formule, il est accueilli, comme s’il faisait faire des progrès au bonheur de l’espèce humaine. » Napoléon attache ou feint d’attacher une importance considérable aux mille riens dont se compose cette vie essentiellement futile qui s’appelle la vie de cour. Il établit dans les palais la même discipline que dans les camps. Tout y devient méthodique. Les courtisans apprennent le cérémonial, comme les officiers apprennent la théorie. La consigne est aussi scrupuleusement suivie dans les salons que sous les tentes. Au bout de quelques mois, l’empereur Napoléon aura la cour la plus brillante et la mieux tenue de toute l’Europe. Parfois le tourbillon de vanités dont il est entouré impatiente ce grand astre, sans lequel ses satellites ne seraient rien. Mais, à d’autres moments, son orgueil se complaît à la pensée que c’est sa volonté, son caprice, qui fait sortir du néant tous ces grands de la terre. Il ne lui déplaît pas de voir qu’on se passionne à un si haut degré pour les hochets imaginés par lui. Il aime à jeter ses courtisans, par un sourire ou par un visage froid, dans l’ivresse ou dans le désespoir. Il trouve l’ambition de ses sœurs puérile, mais il s’en amuse ; et, si elles pleurent un peu, il finit par leur accorder ce qu’elles désirent.

Le 19 mai, après le dîner de famille, Mme Murat, de plus en plus affligée de n’être pas princesse, elle qui est une Bonaparte par naissance tandis que Mme Joseph et Mme Louis, qui ne sont qu’une Clary et une Beauharnais, portent ce titre de princesse, Mme Murat éclate en plaintes et en reproches. « Pourquoi, dit-elle à son tout-puissant frère, me condamner, moi et mes sœurs, à l’obscurité, au mépris, tandis qu’on couvre des étrangers d’honneurs et de dignités ? » D’abord Napoléon s’irrite de ce langage. « En vérité, s’écrie-t-il, à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père. » À la fin de la conversation, Mme Murat, non contente de pleurer, s’évanouit. Napoléon s’adoucit à l’instant, et, quelques jours après, on apprend, par le Moniteur, que désormais, en parlant aux sœurs de l’empereur, on leur donnera la qualification de Princesse et d’Altesse impériale.

L’impératrice eut pour dame d’honneur Mme de La Rochefoucauld et pour dame d’atours Mme de Lavalette. Ses dames du palais, dont le nombre devait être bientôt porté à douze, et plus tard, encore augmenté, n’étaient d’abord que quatre : Mmes de Talhouët, de Luçay, de Lauriston et de Rémusat. Ces dames excitèrent, elles aussi, des jalousies très vives, et l’on vit se produire, à cause d’elles, une sorte de parodie des agitations vaniteuses qui bouleversaient la famille impériale. Les femmes admises dans l’intimité de l’impératrice ne pouvaient se consoler des privilèges accordés aux dames du palais.

Au fond, toutes les cours se ressemblent. Sur une plus grande et plus brillante échelle, ce sont les mêmes petitesses, les mêmes commérages, les mêmes zizanies que dans les loges de concierge, les antichambres et les offices. Regardez philosophiquement les choses d’un peu haut. Y a-t-il beaucoup de différence entre un maître d’hôtel et un chambellan, entre une femme de chambre et une dame du palais ? Ajoutons, toutefois, que, dès qu’ils ont des places et de l’argent à distribuer, les républicains ont des courtisans, tout aussi bien que les monarques, et qu’on trouve partout et toujours des gens prêts à se baisser, si, en se courbant, ils espèrent ramasser quelque chose à terre. Les révolutions changent les gouvernements, mais elles ne changent pas le cœur humain ; ce sont, après comme avant elles, les mêmes prétentions, les mêmes préjugés, les mêmes flatteries. Qu’on encense un tribun, un dictateur ou un César, ce sont toujours les mêmes génuflexions intéressées, la même bassesse.

Le nouvel Empire commençait brillamment. Mais les critiques sourdes ne lui manquaient pas. Le faubourg Saint-Germain devenait en grande majorité hostile et dédaigneux. Il considérait comme des parvenus les grands dignitaires de l’Empire et l’empereur lui-même, comme des renégats les hommes d’ancien régime qui se ralliaient à lui. La dénomination de « citoyen » était supprimée et celle de « monsieur » rétablie, après avoir été effacée de la conversation et des écrits pendant douze ans. Miot de Mélito constate dans ses Mémoires que l’opinion se prêta d’abord d’assez mauvaise grâce à ce changement ; ceux-là mêmes qui, dans l’origine, avaient montré le plus de répugnance pour la dénomination de citoyen, trouvaient mauvais qu’on rendît le titre de monsieur à des révolutionnaires, à des sans-culottes, et affectaient de conserver l’appellation de citoyen, en parlant à ceux qu’ils rangeaient dans cette classe. Bien des gens se moquaient du nouvel état de choses. Les Parisiens, dont l’humeur est toujours malicieuse, faisaient des calembours ou aiguisaient des épigrammes. Ils disaient à propos de l’Empire : « C’est une belle pièce, mais il y a vingt scènes (Vincennes) de trop. » On faisait circuler ce billet de faire part de la mort de la République :

L’indivisible citoyenne,
Qui ne devait jamais périr,
N’a pu supporter, sans mourir,
L’opération césarienne.
Grands parents de la République,
Grands raisonneurs de politique,
Dont je partage la douleur,
Venez assister, en famille,
Au grand convoi de votre fille,
Morte en couche d’un empereur.

Le faubourg Saint-Germain, malgré quelques adhésions intéressées, était ironique. Le général de Ségur, alors capitaine et attaché au service du grand maréchal du palais, remarqua qu’en 1804, à fort peu d’exceptions près, portant sur plusieurs nobles obscurs, pauvres ou ruinés, et sur d’autres déjà engagés dans la fortune civile et militaire de Napoléon, il fallut d’abord bien des négociations et bien des séductions de diverse nature pour décider quelques noms connus à figurer dans la première composition de la cour. Le général ajoute à ce sujet : « Spectateur, confident aussi des moyens qu’on mit en usage, je fus dans ces premiers temps témoin de bien des refus, et chargé de quelques-uns. J’entendis même à cet égard des plaintes amères. Je me souviens que, en y répondant, j’alléguai mon exemple à l’impératrice, en racontant ce qu’il m’en avait coûté pour me ranger sous le drapeau tricolore, puis même pour me décider à entrer dans la maison militaire du premier consul. Cette réponse fut si bien comprise par l’impératrice qu’elle y répliqua par une semblable confidence. C’était l’aveu de ses combats intérieurs, de ses longues répugnances, à la fin de 1795, malgré son goût pour Bonaparte, avant de se résoudre à épouser celui qu’elle-même appelait alors le général Vendémiaire. »

Joséphine, bien qu’impératrice, était restée légitimiste, et se rendait parfaitement compte des côtés faibles de l’Empire. Aux Tuileries, dans la chambre de Marie-Antoinette, elle ne se sentait pas à sa place ; elle trouvait étonnant d’avoir pour dame d’honneur une duchesse d’ancienne race, et mettait toute son ambition à se faire pardonner par les royalistes son élévation au rang suprême. Napoléon était, lui aussi, très préoccupé des Bourbons, dans lesquels il avait le pressentiment de rencontrer ses successeurs. « Un de ses regrets les plus vifs, a écrit le prince de Metternich, était de ne pouvoir invoquer le principe de la légitimité comme base de sa puissance. Peu d’hommes ont plus profondément senti que lui combien l’autorité, privée de ce fondement, est précaire et fragile, et combien elle prête le flanc aux attaques. »

Après avoir rappelé la démarche que l’empereur fit auprès de Louis XVIII, pour tâcher d’obtenir l’abandon des droits du prétendant, le prince de Metternich ajoute : « Me parlant de cette démarche, Napoléon me dit : La réponse de Monsieur était noble, elle était pleine de fortes traditions. Il y a dans ces légitimes quelque chose qui ne tient pas au seul esprit. » L’empereur qui, au début de sa carrière, afficha un si vif enthousiasme républicain, avait au fond une nature essentiellement autoritaire et monarchique. Il aurait voulu être un souverain d’ancienne roche. Le plaisir qu’il mettait à s’entourer des personnages de l’antique aristocratie prouve combien le soi-disant apôtre couronné de la démocratie avait les instincts nobiliaires. Les rares républicains restés fidèles à leurs principes s’indignaient de pareilles tendances ; ils avaient vu avec douleur se relever un trône, et, pour des motifs différents, les anciens jacobins non ralliés et les hommes de Coblentz, éloignés encore de la cour, s’unissaient dans un même sentiment d’amertume et de critique contre l’Empire.

Le procès du général Moreau fit bien voir les germes d’opposition qui existaient à l’état latent. Il est difficile de se faire une idée de l’affluence énorme qui encombrait toutes les avenues du Palais de Justice le jour de l’ouverture des débats, et qui ne cessa de s’y porter pendant les douze jours que dura le procès, aussi intéressant pour les royalistes que pour les républicains. La meilleure compagnie de Paris tint à y assister. Le jugement fut rendu le 10 juin. Georges Cadoudal et dix-neuf accusés, parmi lesquels M. Armand de Polignac et M. de Rivière, furent condamnés à mort.

Au grand étonnement de l’empereur, Moreau ne fut condamné qu’à deux ans de prison. Au lieu de lui faire subir sa peine, on lui accorda la permission de se rendre aux États-Unis. Pour lui faciliter les moyens de s’y établir, l’empereur lui acheta une maison de la rue d’Anjou-Saint-Honoré, pour une somme de huit cent mille francs, bien supérieure à sa valeur réelle, et en fit présent à Bernadotte, qui n’éprouva aucun scrupule à l’accepter. La somme fut payée à Moreau, avant son départ pour Cadix, sur les fonds secrets de la police. Joséphine, à force d’instances et de supplications, sauva les jours du duc Armand de Polignac, dont la peine de mort fut commuée en quatre années d’emprisonnement devant être suivies de la déportation. Mme Murat obtint la même commutation pour le marquis de Rivière, et ces deux grâces, auxquelles on donna une grande publicité, contribuèrent beaucoup à diminuer l’irritation des royalistes. Après le procès de Moreau, les partis, découragés, et se sentant réduits à l’impuissance, désarmèrent, au moins pour quelque temps. Napoléon fut partout le maître.

On ne pensait plus à la République. Son nom figurait encore ainsi sur l’exergue des monnaies : « République française, Napoléon empereur, » mais elle n’existait plus qu’à l’état d’ombre, de fantôme. Cependant l’empereur voulut célébrer encore, en 1804, la fête républicaine du 14 juillet. Mais l’objet de cette fête fut si dénaturé qu’il eût été bien difficile d’y reconnaître l’anniversaire de la prise de la Bastille et de la première fédération. L’on ne dit pas un seul mot de ces deux évènements dans la cérémonie. L’éloge officiel de la Révolution fut remplacé par une distribution solennelle de croix de la Légion d’honneur.

C’était la première fois que l’empereur et l’impératrice se montraient en public dans l’appareil de la souveraineté. Ce fut aussi la première fois qu’ils s’accordèrent le privilège de traverser en voiture la grande allée du jardin des Tuileries, Accompagnés d’un magnifique cortège, ils se rendirent, en grande pompe, à l’hôtel des Invalides, dont la Révolution avait fait un temple de Mars, et dont l’Empire venait de refaire une église catholique. Ils furent reçus à la porte de l’hôtel des Invalides par le gouverneur et par M. de Ségur, grand maître des cérémonies, et à l’entrée de l’église par le cardinal du Belloy, à la tête d’un nombreux clergé. Napoléon et Joséphine entendirent la messe avec recueillement ; puis, après un discours prononcé par le grand chancelier de la Légion d’honneur, M. de Lacépède, l’empereur dit à haute voix la formule du serment, à la fin de laquelle tous les légionnaires s’écrièrent : « Je le jure ! » Ce spectacle électrisa la foule et des acclamations unanimes retentirent. Au milieu même de la cérémonie, Napoléon appela près de lui le cardinal Caprara, qui avait pris une part si importante à la négociation du Concordat et qui bientôt devait si puissamment contribuer à décider le pape à venir à Paris pour le sacre. L’empereur, détachant de son cou le cordon de la Légion d’honneur, le donna à ce vieux et respectable prélat. Les chevaliers du nouvel ordre passèrent ensuite l’un après l’autre devant le trône souverain. Pendant ce défilé, un homme du peuple, vêtu d’une blouse, se plaça sur les marches du trône. On fut d’abord surpris, et l’on interrogea cet homme, qui montra son brevet de légionnaire. Aussitôt l’empereur le fit approcher avec empressement, et, lui remettant la croix, lui donna l’accolade.

L’impératrice eut ce jour-là un succès de beauté, constaté par Mme de Rémusat elle-même, ordinairement peu bienveillante, et forcée de reconnaître que, par le goût de sa parure et l’habileté de sa recherche, Joséphine sut paraître jeune et agréable, en tête d’un nombre considérable de jeunes et jolies femmes dont, pour la première fois, elle se montrait entourée. « On la vit, au grand jour, ajoute la dame du palais, à l’éclat d’un soleil brillant, vêtue d’une robe de tulle rose, semée d’étoiles d’argent, fort découverte selon la mode du moment, couronnée d’un nombre infini d’épis de diamants, et cette toilette fraîche et resplendissante, l’élégance de sa démarche, le charme de son sourire, la douceur de ses regards ; produisirent un tel effet que j’ai ouï dire à nombre de personnes qui assistèrent à la cérémonie qu’elle effaçait tout le cortège qui l’environnait. » Trois jours après, l’empereur partait pour le camp de Boulogne.

Malgré l’enthousiasme du peuple et de l’armée, une chose était bien évidente pour tout observateur sérieux, c’est que le nouveau régime, n’ayant pas la solidité qui résiste au malheur, avait besoin, pour vivre, de succès perpétuels. Napoléon était condamné, par son système de gouvernement, non seulement à réussir, mais à éblouir, à étonner, à subjuguer. Il fallait à son empire des pompes extraordinaires, des coups de théâtre prodigieux, des fêtes babyloniennes, des aventures gigantesques, des victoires colossales. Son blason impérial, pour ne point paraître mesquin, avait besoin d’être doré à outrance et devait compenser en gloire ce qui lui manquait en ancienneté. Pour se faire accepter par les monarques européens, ses nouveaux frères, et pour faire oublier en France les titres séculaires de la maison de Bourbon, l’ancien officier des armées de Louis XVI, l’ancien sous-lieutenant d’artillerie, devenu tout à coup un César et un Charlemagne, ne pouvait qu’à force de prestige rendre explicable une si subite et si étrange transformation. Il voulut avoir une cour féodale, majestueuse, entourée de toutes les pompes et de toute la hiérarchie du Moyen Âge. Il sentait la difficulté de son rôle, et comprenait combien une nation a besoin de gloire pour oublier la liberté. De là un effort perpétuel pour ajouter chaque jour quelque chose à l’éclat de la veille, et pour égaler d’abord, pour dépasser ensuite les splendeurs des plus vieilles et des plus célèbres dynasties. Cette insatiable soif d’action et de renommée allait être à la fois pour Napoléon la cause de sa force et celle de sa faiblesse. Mais seuls quelques hommes perspicaces se faisaient ces réflexions au début de l’Empire. Les masses, facilement optimistes, considéraient naïvement le nouvel empereur comme un être infaillible, impeccable, et s’imaginaient que, parce qu’il n’avait pas encore été vaincu, il était pour toujours invincible. Joséphine ne se faisait point de pareilles illusions ; elle connaissait les côtés défectueux du caractère de son époux, et redoutait l’avenir, non seulement pour elle, mais pour lui. Chose peu commune chez les personnes qui sont, comme elle, entourées d’une phalange innombrable de flatteurs, elle ne devait avoir dans sa carrière aucun moment d’orgueil ou d’infatuation.

IILe voyage aux bords du Rhin

Avant de se faire sacrer par un pape, à l’exemple de Charlemagne, Napoléon voulut aller méditer sur la tombe du grand empereur carlovingien dont il se considérait comme le digne successeur. Un voyage sur les bords du Rhin, une tournée triomphale dans ces illustres villes allemandes que la France révolutionnaire avait été si fière de conquérir, parut au nouveau souverain devoir être le prologue des pompes du couronnement. Napoléon voulut frapper en même temps les imaginations dans son récent empire et dans l’antique empire d’Allemagne. Il voulut que les fanfares de la renommée retentissent en son honneur sur les deux rives du fleuve si célèbre et si disputé.

L’impératrice Joséphine qui était allée prendre les eaux à Aix-la-Chapelle, précéda de quelques jours son mari dans cette ville. Napoléon lui écrivait, le 6 août 1804 : « Mon amie, je suis à Calais, depuis minuit ; je pense en partir ce soir pour Dunkerque. Je suis content de ce que je vois et assez bien de santé. Je désire que les eaux te fassent autant de bien que m’en font le mouvement, la vue des camps et la mer. Eugène est parti pour Blois. Hortense se porte bien. Louis est à Plombières. Je désire beaucoup te voir. Tu es toujours nécessaire à mon bonheur. Mille choses aimables chez toi. » L’empereur adressait à l’impératrice une autre lettre, datée d’Ostende le 14 août 1804 : « Mon amie, je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis plusieurs jours ; cependant j’aurais été fort aise d’être instruit du bon effet des eaux et de la manière dont tu passes ton temps. Je suis depuis huit jours à Ostende. Je serai après-demain à Boulogne pour une fête assez brillante. Instruis-moi, par le courrier, de ce que tu comptes faire, et de l’époque où tu dois terminer tes bains. Je suis très satisfait de l’armée et des flottilles. Eugène est toujours à Blois. Je n’entends pas plus parler d’Hortense que si elle était au Congo. Je lui écris pour la gronder. Mille choses aimables pour tous. »

Napoléon arriva le 3 septembre à Aix-la-Chapelle. L’empereur François avait pris, le 10 août, le titre impérial décerné à sa maison, et s’était qualifié empereur élu d’Allemagne, empereur héréditaire d’Autriche, roi de Bohême et de Hongrie. Il avait ensuite donné à M. de Cobentzel l’ordre de se rendre à Aix-la-Chapelle pour y remettre à Napoléon ses lettres de créance. Napoléon fit au diplomate autrichien un accueil sympathique, et se vit entouré d’une foule de ministres étrangers qui vinrent lui rendre hommage. Il rétablit les honneurs annuels qu’on rendait jadis à la mémoire de Charlemagne, descendit dans le caveau du géant, et donna au clergé de la cathédrale d’éclatantes marques de sa munificence. On fit voir à l’impératrice, un morceau de la croix du Christ, que le grand empereur carlovingien avait longtemps porté sur son sein, comme un talisman. On lui offrit une sainte relique, un bras presque entier du héros ; mais elle refusa ce présent en disant qu’elle ne voulait pas priver Aix-la-Chapelle d’un si précieux souvenir, elle surtout à qui le bras d’un homme aussi grand que Charlemagne servait d’appui.

D’Aix-la-Chapelle, Napoléon et Joséphine se rendirent à Cologne, puis à Coblentz, puis à Mayence en voyageant séparément. L’impératrice quitta Cologne le 16 septembre, à quatre heures du soir, et arriva à Bonn un peu avant la nuit, pour repartir le lendemain matin. Cette ville lui parut très jolie, et lui donna le regret de n’y pas séjourner davantage. Elle y descendit dans une belle maison, dont le jardin aboutissait à une terrasse qui donnait sur le Rhin. Après le souper, elle prit plaisir à s’y promener. La joie du peuple accouru en foule au bas de la terrasse, le calme de la nuit et la beauté du fleuve éclairé par la lune rendaient cette soirée délicieuse. Le lendemain à quatre heures du matin l’impératrice remonta en voiture ; à dix heures, elle entrait à Coblentz. L’empereur n’y arriva qu’à six heures du soir. Il était parti de Cologne, le jour même. À Bonn, il monta à cheval, pour examiner par lui-même tout ce qui ne peut être bien vu que par l’œil du maître. De Coblentz où la ville leur offrit un bal, Napoléon et Joséphine se rendirent à Mayence, chacun par une voie différente. L’empereur prit la grande route qui longe le Rhin. L’impératrice remonta le fleuve dans un yacht que le prince de Nassau-Weilbourg avait mis à sa disposition. Son voyage fut très pittoresque.

Le brouillard épais du matin ne tarda point à se dissiper. Joséphine, qui se fit servir à déjeuner sur le pont, admirait les sites délicieux qui se déroulent avec tant de variété depuis Beppart jusqu’après Baccarah ; riantes prairies, villes s’élevant en amphithéâtres ; dans le lointain, montagnes couvertes de forêts ; puis le fleuve qui se resserre, l’horizon qui se rétrécit, les montagnes qui se rapprochent, l’œil qui n’aperçoit plus que l’eau, le ciel, et des rochers sauvages dont les cimes sont couronnées par les tours en ruines des vieux manoirs du Moyen Âge. L’embarcation légère, qui glissait si doucement, si rapidement sur l’onde, avec son Neptune doré à la poupe, faisait songer à la barque de Cléopâtre. Tantôt le silence était profond ; tantôt le son des cloches s’unissait aux acclamations des paysans sur le rivage. Les plus pauvres villages eux-mêmes avaient envoyé des gardes d’honneur, arboré des drapeaux et dressé des arcs de triomphe. Chose caractéristique, la rive droite qui, cependant n’appartenait pas à la France, semblait rivaliser de zèle et d’enthousiasme avec la rive française, la rive gauche ; c’étaient des deux côtés du fleuve, les mêmes cris de joie, les mêmes démonstrations, les mêmes salves d’artillerie. Arrivée devant Saint-Goar, qui se trouve sur la rive gauche, l’impératrice aperçut à la fois la municipalité de la ville qui venait à sa rencontre, au son d’une musique militaire, sur des bateaux ornés de verdure, et, de l’autre côté du fleuve, sur la plate-forme du château de Hess-Reinfels, la garnison hessoise, qui présentait les armes, et dont les salves d’artillerie retentissaient en même temps que celles des habitants de Saint-Goar. Plus loin on fit résonner avec un porte-voix le fameux écho de Lurleiberg, qui répète si distinctement, et à plusieurs reprises, les mots qu’on lui envoie. Puis on passa devant le fantastique château du Palatinat, ce manoir légendaire, bâti au milieu même des eaux du fleuve, et qui était autrefois l’asile des comtesses palatines dans les derniers temps de leur grossesse et le berceau de leurs enfants. L’impératrice descendit à Bingen, où elle passa la nuit, et remonta le lendemain matin dans son yacht. Vers trois heures de l’après-midi, elle arrivait à Mayence, où elle était attendue sur le rivage par douze jeunes filles appartenant aux premières familles de la ville. Presque en même temps, le canon se faisait entendre à une autre porte, et annonçait l’arrivée de l’empereur.

En route, Napoléon avait remarqué, dans une île du Rhin, située à l’extrémité même de l’Empire français, le couvent de Roland Werck. On lui dit que les religieuses qui vivaient dans cet asile ne l’avaient pas quitté pendant la dernière guerre, et que très souvent les boulets lancés par les canons des deux armées s’étaient entrecroisés dans l’île sans atteindre le monastère où priaient ces saintes femmes. L’empereur s’intéressa à leur sort, et leur concéda la propriété des soixante ou quatre-vingts arpents dont la petite île se compose.

Arrivés à Mayence, le 21 septembre, Napoléon et Joséphine y reçurent le plus chaleureux accueil. Le soir, toutes les rues, tous les monuments furent illuminés. Le prince archichancelier de l’empire germanique, qui devait au souverain de la France la conservation de son opulence et de son titre, voulut lui rendre hommage. L’empereur se trouva entouré d’une véritable cour de princes allemands. Les princes de la maison de Hesse, le duc et la duchesse de Bavière, l’électeur de Bade, âgé de plus de soixante-quinze ans, qui était venu avec son fils et son petit-fils, apparaissaient comme les vassaux du nouveau Charlemagne. Le second Théâtre français avait été mandé de Paris, et donnait des représentations devant ce public d’altesses. Chacun était frappé de la promptitude avec laquelle le soldat couronné avait pris l’attitude d’un souverain d’ancienne race, tout en conservant le langage et l’aspect militaires. Un jour, à son lever, il dit au prince héréditaire de Bade : « Qu’avez-vous fait hier ? » Le jeune homme répondit avec embarras qu’il s’était promené de rue en rue. Vous avez eu tort, reprit Napoléon. Ce qu’il fallait faire c’était le tour des fortifications et les bien examiner. Que savez-vous ! Peut-être devez-vous un jour assiéger Mayence. Qui m’eût dit, à moi, lorsque simple officier d’artillerie, je me promenais dans Toulon, qu’il serait dans ma destinée de reprendre cette ville. » Ce fut à Mayence que des trésors extorqués par la fraude à des princes allemands possessionnés leur furent rendus. Ce fut à Mayence que le nom de Gutenberg reçut un premier hommage solennel.

Le général de Ségur raconte, dans ses Mémoires, une anecdote, qui se rattache au séjour de Napoléon dans la vieille cité allemande. L’empereur s’était rendu incognito et sans escorte dans une île du Rhin, située près de la ville. En se promenant dans cette île, presque entièrement déserte, il fut frappé par le triste aspect d’une chaumière, dans laquelle se lamentait une pauvre femme dont le fils venait d’être enrôlé. « Consolez-vous, dit Napoléon, sans se faire connaître, et en se donnant un nom supposé : venez demain à Mayence, et demandez-moi ; j’ai du crédit près des ministres, je vous recommanderai. » La pauvre femme fut exacte au rendez-vous. Elle s’aperçut avec joie et surprise que l’inconnu de la veille était l’empereur des Français. Napoléon se fit un plaisir de lui apprendre que sa maison détruite par la guerre serait rebâtie, qu’on y ajouterait un petit troupeau et plusieurs arpents de terre, et que son fils lui serait rendu.

Une correspondance insérée dans le Moniteur rendait compte ainsi du départ de Napoléon et de Joséphine : « Mayence, 11 vendémiaire (3 octobre). L’impératrice est partie hier pour Paris, où elle se rend par Saverne et Nancy. L’empereur part en ce moment ; il va visiter Frankental, Kaiserlauten et Creutznach ; il reprendra ensuite la route de Trèves. Le séjour de Leurs Majestés a été pour nous une source de bonheur et d’avantages durables. Les intérêts les plus précieux de notre département ont été favorablement réglés. Nous n’avons plus rien à désirer que de montrer à quel point nous sommes reconnaissants, dévoués et fidèles, et combien étaient sincères les vœux que nos citoyens exprimaient par leurs acclamations unanimes. Les électeurs, les princes, les étrangers de haute distinction réunis en si grand nombre, et qui avaient donné à notre ville l’aspect d’une grande capitale nous quittent en ce moment. »

Le voyage sur les bords du Rhin fit beaucoup d’impression en France et dans le reste de l’Europe. Il faut avouer que personne n’a eu au même degré que l’empereur le talent spécial qu’on pourrait appeler l’art de la mise en scène. Napoléon, dans le caveau d’Aix-la-Chapelle, face à face avec l’ombre de Charlemagne, quel sujet pour un peintre ou pour un poète ! Victor Hugo y songeait peut-être quand il fit dire au don Carlos de Hernani :

Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu’il fut grand ! De son temps, c’était encor plus beau.
Oh ! quel destin ! Pourtant cette tombe est la sienne.
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roi
Avoir été l’épée, avoir été la loi,
Quoi ! pour titre César et pour nom Charlemagne,
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne,
Avoir été plus grand qu’Annibal, qu’Attila,
Aussi grand que le monde, et que tout tienne là.
Oh ! briguez donc l’empire, et voyez la poussière
Que fait un empereur ; couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte, élevez, bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C’est assez !
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme !…

À Bruxelles, dans l’église de Sainte-Gudule, Napoléon a évoqué le souvenir de Charles-Quint. À Aix-la-Chapelle, dans le caveau de la cathédrale, il a interrogé l’ombre de Charlemagne. Et, comme il a médité sur la tombe du carlovingien légendaire, les souverains de passage à Paris méditent à leur tour sur sa tombe abritée par le dôme doré des Invalides. Ils descendent dans la crypte, ils regardent le parvis supporté par douze grandes statues de marbre blanc, dont chacune représente une victoire, le pavé de mosaïque figurant une immense couronne entourée de bandelettes, le sarcophage de granit rouge de Finlande posé sur un socle de granit vert des Vosges. Puis ils entrent dans la chambre souterraine, sanctuaire en marbre noir, qui contient, comme autant de reliques, l’épée que Napoléon portait à Austerlitz, les décorations qu’il avait sur son uniforme, la couronne d’or que la ville de Cherbourg lui avait votée, et enfin soixante drapeaux, provenant de ses victoires. L’église des Invalides inspire les mêmes pensées que la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Dans les deux basiliques, les souverains, les grands de la terre, peuvent se faire les mêmes réflexions sur la gloire, sur la mort et sur le peu de poussière qui reste des héros.

IIIL’arrivée du pape à Fontainebleau

Le moment du sacre approchait. Affermi déjà sur le trône par la reconnaissance officielle des puissances étrangères, Napoléon voulait faire consacrer son titre impérial par une grande cérémonie religieuse dont le retentissement serait immense dans le monde catholique tout entier. On avait d’abord pensé, pour cette solennité, à la date du 26 Messidor an XII (14 juillet 1804), puis à celle du 18 Brumaire an XIII (9 novembre 1804). Mais le choix de ces deux époques n’était pas heureux. La concordance entre le souvenir de la prise de la Bastille et le couronnement d’un souverain se serait difficilement comprise. Quant à la date du 18 Brumaire, elle aurait réveillé les regrets des républicains et rappelé les services de Lucien Bonaparte, qui, après avoir été le principal auxiliaire de la fortune de son frère, vivait, à Rome, dans la disgrâce et dans l’exil. D’autre part, les hésitations du pape, qui ne se décida qu’avec la plus grande peine à se rendre à Paris, avaient reculé l’époque du couronnement, qui finit par être fixée au commencement du mois de décembre.

Joséphine attendait à la fois avec impatience et avec crainte l’évènement dont elle se disait que son sort définitif allait dépendre. Le pape, ce personnage mystérieux et saint, était en route. Allait-il être pour elle un sauveur ? Serait-elle la femme répudiée ou l’impératrice couronnée ? Le clergé ne se lassait pas de célébrer la gloire de Napoléon. Les évêques le traitaient, dans leurs mandements, comme l’élu de Dieu. Un prélat avait dit, à propos de l’établissement de l’Empire : « Un dieu et un monarque ! Comme le Dieu des chrétiens est le seul digne d’être adoré et obéi, vous, Napoléon, êtes le seul homme digne de commander aux Français ! » Un autre prélat avait dit : « Napoléon, que Dieu appela des déserts de l’Égypte, comme un autre Moïse, fera concorder le sage empire de la France avec le divin empire de Jésus-Christ. Le doigt de Dieu est ici. Prions le Très-Haut qu’il protège, par sa main puissante, l’homme de sa droite. Que le nouvel Auguste vive, commande à jamais ! La soumission lui est due, parce qu’il est l’ordre de la Providence ! » Eh bien ! malgré ces louanges hyperboliques, qui retentissaient dans toutes les chaires des églises de l’Empire français, le restaurateur des autels, le sauveur de la religion n’était marié que civilement ! Au point de vue ecclésiastique, il vivait en plein concubinage. Il avait fait bénir par le cardinal Caprara l’union de son frère Louis avec Hortense de Beauharnais, et celle de sa sœur Caroline avec Murat. Mais, malgré les supplications de Joséphine, il lui avait refusé cette pieuse satisfaction. C’était dans le pape que l’impératrice mettait son espoir. Elle croyait qu’il aurait pitié d’elle, et qu’il ferait cesser, en la mettant en règle avec l’Église, un état de choses si humiliant pour sa dignité de souveraine, et si pénible pour sa conscience de catholique.

En même temps, Joséphine se demandait avec inquiétude si elle serait couronnée. Ses beaux-frères, qui redoublaient contre elle leurs intrigues haineuses, auraient voulu non seulement qu’elle fût exclue de la cérémonie du sacre, mais encore qu’elle fût condamnée au divorce, sous prétexte de sa stérilité. Joseph Bonaparte ne cessait de répéter que Napoléon devait épouser quelque princesse étrangère, ou, au moins, quelque héritière d’un ancien nom de France, et il faisait valoir, non sans habileté, le désintéressement avec lequel il poussait à une détermination qui devait avoir pour résultat de l’éloigner du trône, lui et sa descendance. Les sœurs de l’empereur avaient la même hostilité contre Joséphine, haïe par elles, et pourtant si digne d’être aimée. Comme Napoléon gardait le silence sur ses intentions à l’égard du couronnement de l’impératrice, les Bonaparte s’imaginaient déjà qu’elle allait être répudiée, et manifestaient à ce propos une joie prématurée, qui déplut à l’empereur et le rapprocha de sa femme. Fatigué des obsessions de sa famille, il y mit brusquement un terme, et combla de joie Joséphine en lui annonçant qu’elle serait couronnée à Notre-Dame.

Il faut lire, dans les Mémoires de Miot de Mélito, le curieux récit du conseil qui fut tenu à Saint-Cloud, le 17 novembre 1804, pour régler le cérémonial du sacre. Parmi les quatre frères de Napoléon, deux étaient en disgrâce, Lucien et Jérôme, et ils ne devaient pas assister au couronnement. Quant à Joseph et à Louis, il fut décidé qu’ils y figureraient tous deux, non point en qualité de princes du sang, mais seulement comme grands dignitaires de l’Empire. (Joseph était grand électeur, Louis était connétable.)

Cette décision une fois prise, Joseph dit, dans le conseil du 17 novembre : « Puisqu’on a reconnu qu’à l’exception du chef de l’État, aucun autre, quel que soit son rang, ne peut être considéré comme participant aux honneurs de la souveraineté, et que nous, particulièrement, nous ne sommes pas traités comme princes, mais seulement comme grands dignitaires, il ne serait pas juste que nos femmes qui, dès ce moment, ne sont que femmes de grands dignitaires, portassent, comme princesses, la queue du manteau de l’impératrice, qui doit alors la faire porter par ses dames d’honneur ou du palais. » Cette observation déplut à l’empereur, et, pour la réfuter, les membres du conseil citèrent plusieurs exemples, notamment celui de Marie de Médicis. Joseph, qui avait peut-être prévu l’objection, y répondit par une érudition inattendue : « Marie de Médicis, dit-il, ne fut qu’accompagnée de la reine Marguerite, première femme de Henri IV, et de Madame (Catherine de Bourbon), sœur du roi. La queue du manteau était portée par une parente très éloignée. La reine Marguerite avait, à la vérité, offert un bel exemple de générosité en assistant au couronnement de la femme qui la remplaçait, et qui, plus heureuse qu’elle, avait donné des héritiers à Henri IV. Mais on n’avait pas exigé d’elle qu’elle portât la queue du manteau de Marie de Médicis, et, pourtant, Marie de Médicis avait droit à tous les honneurs puisqu’elle était mère. » Cette allusion, plus que transparente, à la stérilité de Joséphine, exaspéra Napoléon qui, se levant brusquement de son fauteuil, apostropha son frère avec violence et amertume. À la suite du conseil, Joseph offrit à l’empereur de se retirer en Allemagne. Napoléon se radoucit, et, le 27 novembre, il dit à son frère : « J’ai beaucoup réfléchi au différend qui s’est élevé entre vous et moi, et je vous avouerai que, depuis six jours que dure cette querelle, je n’ai pas eu un instant de repos. J’en ai perdu jusqu’au sommeil, et vous seul pouvez exercer sur moi un tel empire : je ne sais aucun évènement qui puisse me troubler à ce point. Cette influence tient encore à mon ancienne affection pour vous, au souvenir que je garde de celle que vous m’avez témoignée dans mon enfance, et je suis beaucoup plus dépendant que vous ne le croyez de ce genre de sentiments… Placez-vous dans une monarchie héréditaire, et soyez mon premier sujet. C’est un assez beau rôle à jouer que d’être le second homme de France, peut-être de l’Europe… Faites mes volontés, suivez les mêmes idées que moi ; ne flattez pas les patriotes quand je les repousse ; n’éloignez pas les nobles quand je les appelle ; formez votre maison d’après les principes qui m’ont dirigé. Soyez prince, enfin, et ne vous effrayez pas des conséquences de ce titre. »

Joseph finit par céder, et promit que sa femme se conformerait sans murmurer au cérémonial réglé pour le sacre. Seulement, on ménagea les amours-propres, en employant dans le procès-verbal le mot soutenir le manteau, au lieu de l’expression porter la queue, « car les vanités, ajoute Miot de Mélito, se raccrochent à tout ce qui peut les sauver. »

Quant à Mme Bonaparte, la mère, elle s’obstinait à prolonger son séjour à Rome, auprès de son fils Lucien. Malgré les avertissements réitérés qui leur arrivaient de Paris, elle ne devait y arriver que plusieurs jours après le sacre, ce qui ne l’empêchera pas de figurer dans le grand tableau consacré à cet évènement par David, le peintre tour à tour jacobin et impérialiste, qui préluda par l’apothéose de Marat à l’apothéose de Napoléon.

Le pape Pie VII, alors âgé de soixante-deux ans, était parti de Rome le 2 novembre, après avoir longtemps prié à l’autel de Saint-Pierre. Le peuple du Transtevère avait accompagné longtemps sa voiture en pleurant. Il le voyait avec frayeur s’aventurer dans un voyage vers la France révolutionnaire. À Florence, il avait été reçu par la reine d’Étrurie, devenue veuve, et actuellement régente pour son fils. À Lyon, il commença à se rassurer. Des flots de population accouraient pour demander à genoux la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ. Pendant ce temps, Napoléon faisait terminer les réparations qu’il avait prescrites pour mettre le château de Fontainebleau en état de recevoir le souverain pontife. En moins de vingt jours, l’ameublement du palais avait été confectionné, et le château avait repris comme par enchantement sa splendeur d’autrefois.

On se demandait comment aurait lieu la première entrevue du pape et de l’empereur. Elle soulevait plus d’une difficulté d’étiquette, que Napoléon trouva ainsi le moyen d’éluder. Pie VII devait arriver par la forêt de Fontainebleau, et l’empereur devait aller à sa rencontre, par la forêt de Nemours. Pour éviter le cérémonial, Napoléon prit le prétexte d’une partie de chasse. La vénerie, avec ses équipages, fut réunie dans la forêt. Napoléon était à cheval, en habit de chasse. À l’heure où il savait que le cortège pontifical parviendrait à la croix de Saint-Hérem, – c’était le dimanche 25 novembre 1804, à midi, – il dirigea son cheval de ce côté, et, dès qu’il fut à la demi-lune qui est au sommet de la côte, il vit arriver la voiture du pape.

D’après les renseignements fournis par les Mémoires du duc de Rovigo, la voiture de Pie VII s’étant arrêtée, le souverain pontife sortit par la portière de gauche, avec son costume blanc. Il y avait de la boue, et l’auguste vieillard n’osait mettre son pied de soie blanche à terre ; cependant il fallut bien qu’il en vînt là. Napoléon mit pied à terre, pour le recevoir, et se jeta cordialement dans ses bras. Ces deux illustres personnages, qui, sans se connaître, avaient déjà si souvent pensé l’un à l’autre, et qui devaient exercer sur leurs mutuelles destinées une si grande influence, se voyaient, pour la première fois, avec une émotion profonde. Au moment où ils s’embrassaient une voiture de l’empereur, que l’on avait fait approcher à dessein, fut avancée de quelques pas, comme par l’inattention des conducteurs ; des hommes étaient apostés pour tenir les deux portières ouvertes ; l’empereur prit celle de droite, et un officier de cour indiqua au pape celle de gauche, de sorte que, par les deux portières, les deux souverains entrèrent ensemble dans la même voiture. L’empereur se mit naturellement à droite, et ce premier pas décida de l’étiquette, sans négociations, pour tout le temps que devait durer le séjour du pape.