La Gauche et la Guerre - Saïd Bouamama - E-Book

La Gauche et la Guerre E-Book

Saïd Bouamama

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Beschreibung

« Pas de guerre pour le pétrole ! ». En 2003, nous étions des millions dans la rue pour empêcher les États-Unis d’attaquer l’Irak. Mais en 2011, pour arrêter les bombardements sur la Libye : plus personne. Pire ! Les mêmes organisations réclamaient cette fois… la guerre.
Les conséquences se remarquent aujourd’hui en Libye, en Méditerranée et dans les attentats terroristes. Pourquoi PCF, Verts, CGT, CFDT, trotskistes et anarchistes soutiennent-ils aujourd’hui ce qu’ils condamnaient hier ? Pour comprendre ce revirement étonnant, Saïd Bouamama et Michel Collon éclairent l’histoire des guerres, les procédés pour nous les vendre ainsi que les bouleversements qui ont touché la gauche.

Un manuel très concret pour ne plus tomber dans les pièges de la propagande de guerre. Mais aussi un appel à débattre dans le respect. Face aux tensions internationales croissantes, reconstruire le mouvement pour la paix est indispensable.

À PROPOS DES AUTEURS

Saïd Bouamama, sociologue vivant à Lille, auteur des best-sellers: Algérie, les raciens de l'intégrisme; L'affaire du foulard islamique; Figures de la révolution africaine et Nique ta France! Sillonnant sans cesse la France et la Belgique pour un nombre impressionnant de débats et formations, il connaît bien le terrain des quartiers populaires.

Michel Collon, écrivain et journaliste belge. Analyste des médias, il anime avec le collectif Investig’Action le site d’information alternative michelcollon.info. Il a notamment analysé les stratégies de guerre et de désinformation : Attention, médias ! et Bush le cyclone.

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La gauche et la guerre

Autres livres de Michel Collon chez Investig’Action :

USA. Les 100 pires citations, 2018

Pourquoi Soral séduit, 2017

Avec Grégoire Lalieu, Le Monde selon Trump, 2016

Je suis ou je ne suis pas Charlie ?,2015

Avec Grégoire Lalieu, La stratégie du chaos, 2011

Israël, parlons-en !, 2010

Les 7 péchés d’Hugo Chavez, 2009

Autres livres de Saïd Bouamama :

« Planter du blanc ». Chroniques du (néo)colonialisme français,  Éditions Syllepse, 2019

Manuel stratégique de l’Afrique (2 Tomes), Investig’Action, 2018

Figures de la Révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, La Découverte, 2017

La Tricontinentale. Les peuples du Tiers-monde à l’assaut du ciel, Éditions Syllepse, 2016

Les discriminations racistes, une arme de division massive, L’Harmattan, 2011

La France. Autopsie d’un mythe national, Larousse, 2008

Chez Investig’Action en 2019 :

William Blum, L’État voyou

Ludo De Witte, Lorsque le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent

Jacques Pauwels, Les Mythes de l’Histoire moderne

Robert Charvin, La peur, arme politique

Thomas Suárez, Comment le terrorisme a créé Israël

Saïd Bouamama

Michel Collon

La gauche et la guerre Analyse d’une capitulation idéologique

Investig’Action

© Saïd Bouamama, Michel Collon et Investig’Action.

Responsable éditorial : David Delannay

Mise en page : Simon Leroux

Couverture : Joël Lepers

Correction : Corinne Lingat, Pierrette König, Odile Brizon, Pascale David, Céline Lambert et David Delannay

Merci à tous.

Édition : Investig’Action – www.investigaction.net

Distribution : [email protected]

Commandes : boutique.investigaction.net

Interviews, débats : [email protected]

ISBN : 978-2-930827-26-1

Dépôt légal : D/2019/13.542/6

Table des matières

Introduction. Notre responsabilité

Saïd Bouamama et Michel Collon 7

Chapitre 1Comment le mouvement antiguerre a disparu

Saïd Bouamama 15

Chapitre 2Sur les objectifs de guerre, le mensonge est la règle

Michel Collon 25

Chapitre 3La désinformation comme arme de guerre

Michel Collon 51

Chapitre 4La double fonction de la CIAMichel Collon 77

Chapitre 5Les leçons de l’histoireSaïd Bouamama 135

Chapitre 6Les guerres contemporainesSaïd Bouamama 189

Chapitre 7Le Sud accuse Saïd Bouamama 275

Pour conclure, un appel : apprenons à débattreSaïd Bouamama et Michel Collon 331

Thèses des auteurs 335

Introduction

Notre responsabilité

Saïd Bouamama et Michel Collon

« Pas de guerre pour le pétrole ! » En 2003, nous étions des millions dans la rue pour tenter d’empêcher les États-Unis d’attaquer l’Irak. Mais en 2011, pour arrêter les bombardements sur la Libye : plus personne. Pire : les mêmes organisations réclamaient cette fois… la guerre. Comment expliquer ce grand retournement ?

Qu’est-ce qui a changé entre 2003 et 2011 ?Les États-Unis ou les pacifistes ?

Flash-back. Le 15 février 2003, alors que les États-Unis s’apprêtent à envahir l’Irak, le monde connaît les plus grandes manifestations antiguerre de l’Histoire. Trois millions à Rome, deux millions à Madrid, un million à Barcelone, des centaines de milliers à Berlin, Paris, Bruxelles, Athènes.

À Paris, derrière la banderole « Non à la guerre contre l’Irak. Justice et paix au Moyen-Orient », défilent toutes les grandes figures de la gauche : PCF, Verts, syndicats CGT et CFDT, LCR trotskiste, anarcho-syndicalistes, Attac, Confédération paysanne, Ligue des droits de l’homme, Mouvement de la Paix, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, comités de solidarité avec la Palestine… Même la direction du Parti socialiste est là, en force. D’autres manifestations ont lieu dans quatre-vingts villes de France. Les organisateurs estiment à un demi-million au moins le nombre total de participants.

Le tract appelant à cette manif est très clair et très juste : « Nous, citoyens et citoyennes de France et d’Europe, […] nous croyons que la guerre qui se prépare, qu’elle se fasse sous le mandat de l’ONU ou non, sera catastrophique pour les peuples irakiens et kurdes, qui souffrent déjà de l’embargo et de la dictature sanguinaire de Saddam Hussein, et pour tous les peuples du Moyen-Orient, notamment le peuple palestinien dont les droits nationaux doivent être reconnus. Tous ceux qui pensent qu’une solution politique et démocratique doit s’imposer dans le règlement des conflits internationaux doivent s’opposer à cette guerre parce qu’elle augmentera le risque d’une catastrophe plus grande encore. […] Tous ensemble, nous pouvons empêcher cette guerre ! »

On ne saurait mieux dire : sans complaisance aucune pour la dictature de Saddam Hussein, les signataires refusent la guerre qui ne fera qu’aggraver la situation dans l’ensemble du Moyen-Orient. Alors, pourquoi tous ces signataires d’hier diront-ils exactement le contraire huit ans plus tard quand les bombes tomberont sur la Libye ? Parce que les États-Unis ont changé leurs méthodes de communication et se sont montrés plus subtils ? C’est vrai, et nous allons expliquer ces nouvelles méthodes. Parce que la majorité de ces organisations ont retourné leur veste ? C’est vrai aussi, et nous allons essayer de comprendre pourquoi.

On danse à Bagdad ?

En France, en 2003, c’est la quasi-unanimité pour la paix. Même le président Chirac et le Premier ministre Villepin critiquent sévèrement George Bush. Alors, quand trois intellectuels renommés – l’écrivain Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le philosophe André Glucksmann – signent un appel enthou­siaste pour soutenir la guerre, ils se retrouvent complètement isolés. Il faut dire que Glucksmann ose écrire : « Quelle joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération et… ses libérateurs ! […] La France s’est mise hors jeu, ridiculisée. […] Tony Blair, qui prit le risque d’affronter son électorat tout en restant fidèle à ses convictions, s’est révélé un véritable chef d’État. […] Quand Bagdad danse, Paris fait grise mine. »

La vérité est qu’on ne dansait pas du tout à Bagdad, soumise à l’opération Terreur et Effroi : 30 000 bombes, 20 000 missiles, destruction des réseaux télévisuels, radiophoniques et télépho­niques pour plonger la population dans l’angoisse (impossible de contacter ses proches), pillage de tous les ministères (sauf celui du Pétrole, soigneusement préservé), laminage systématique de l’économie. La vérité est que la résistance de la population sera tellement forte que l’armée US devra recourir aux armes chimiques (à Fallujah), aux exécutions arbitraires, à l’emprisonnement et à la torture de masse (Abou Ghraïb). De cette horreur et de cette humiliation systématique sortira la terreur de Daesh : en Irak, en Syrie et finalement aussi à Paris et à Bruxelles. Les Irakiens n’avaient aucune raison de danser avec Monsieur Glucksmann et ses amis.

La vérité est que les manifestants antiguerre avaient bien raison et Chirac aussi pour une fois. Les médiamensonges fabriqués par Tony Blair seraient bientôt démasqués officiellement par la commission d’enquête du Parlement britannique.

La catastrophe irakienne allait-elle ouvrir les yeux ? Au contraire, nos trois intellectuels français de cet axe du bien par la guerre allaient recevoir beaucoup de renforts. D’abord, de quelques autres intellectuels à la mode : Bernard-Henri Lévy, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Stéphane Courtois… Ensuite, et plus surprenant : presque toute la gauche citée plus haut allait basculer sur la position de Glucksmann. Soutenant pour la Libye ce qu’ils avaient condamné pour l’Irak, PCF, Verts, NPA et la plupart des anarchistes se mirent tout d’un coup à soutenir – parfois avec des nuances – les nouvelles agressions US. La même guerre était devenue humanitaire et juste.

Danse-t-on aujourd’hui à Tripoli ? Ces organisations ne se sentent-elles pas responsables d’avoir plongé la Libye dans cet enfer : terrorisme islamiste, guerre civile, oppression des femmes, trafic mafieux des migrants avec la Méditerranée, devenue le cimetière de tant de vies brisées ?

Des anarchistes proguerre ?

Le retournement de veste a été spectaculaire. Prenons l’exemple du mensuel Alternative libertaire. En 2004, il dénonce très justement les projets US pour le Moyen-Orient : « La déstabilisation, la chute des régimes locaux et un remodelage des territoires […]. Bush a précisé la portée de la guerre qui se préparait. La question qui se pose maintenant est : qui sera le suivant ? L’extrême droite chrétienne milite pour un règlement définitif de la question palestinienne qui passe par l’installation de régimes à la botte des USA en Syrie et au Liban, et qui donne carte blanche à la droite israélienne pour organiser la purification ethnique des territoires occupés. » Ce mouvement anarchiste soutenait donc clairement l’indépendance et la souveraineté de la Palestine, du Liban, de la Syrie, quels que soient les reproches graves à formuler envers certains de ces pays.

Aujourd’hui, si cet article était publié dans ce même journal, « son auteur serait traité de conspirationniste, d’ami des dictateurs, de rouge-brun ou carrément de fasciste1 », indique très justement l’essayiste Vincent Lenormant. En effet, un tel virage à 180 degrés pose beaucoup de questions. Comment une organisation de la gauche radicale qui critiquait très justement la guerre US en Irak a-t-elle pu soutenir la guerre US en Libye, qui a servi les mêmes intérêts et qui a également violé le droit international ainsi que la Charte des Nations unies ? Pourquoi des groupes se disant antifascistes ont-ils soudain cessé de s’intéresser au FN et aux néonazis, tournant toute leur rage contre les antiguerre de gauche, traités à présent de fascistes ? À qui profite cette situation ?

Du passé, ne faisons pas table rase

Pour éclairer ces évolutions bizarres, le présent livre propose différentes pistes…

D’abord, il faut savoir que le problème n’est pas nouveau, il s’est posé aussi en 1914. En portant notre regard sur ce passé, nous pouvons considérer cette situation avec plus de recul et de sérénité au lieu d’être imprégnés d’une information omniprésente mais fallacieusement manichéenne.

Où en était la gauche française et européenne avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale ? Elle s’opposait à la guerre annoncée. Un affrontement entre grandes puissances impérialistes se battant pour la domination mondiale. Une guerre de pillage pour contrôler l’acier et le charbon en Europe, le cuivre et le caoutchouc en Afrique ainsi que les routes stratégiques vers le Moyen-Orient et son pétrole… À juste titre, la gauche dénonçait une guerre des seules classes dominantes et l’écrivain Anatole France l’avait bien exprimé : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. »

Mais en un jour, tout bascula. Dès la déclaration de guerre, cette même gauche vota les crédits de guerre, prit des responsabilités gouvernementales et se vautra dans le grand chauvinisme ambiant. Seule comptait la victoire, notre camp était forcément le bon. Conséquence de cette trahison : dix millions de morts. Seule une petite minorité révolutionnaire parvint à maintenir, dans des conditions très difficiles, le drapeau de la paix et de la fraternité internationale. Comment expliquer ce retournement spectaculaire ? Nous analyserons quelles faiblesses internes ont permis ce retournement. Une leçon d’autant plus intéressante que la « propagande de guerre » est née à cette époque. Du passé, ne faisons pas table rase.

Se repérer

Nous avons aussi beaucoup à apprendre d’un passé plus récent. À savoir les guerres des trente dernières années. Nous les étudierons de près sur deux questions fondamentales : 1. Comment une grande puissance impériale dissimule-t-elle ses objectifs réels derrière des objectifs apparents ? 2. Quels sont les trucs employés pour manipuler l’opinion ? Est-il possible de détecter des procédés récurrents ? On sera surpris de voir que, derrière les gouvernements et les armées, des acteurs plus discrets mais décisifs sont à l’œuvre. Le but étant évidemment que chacun apprenne à se repérer pour ne plus se faire avoir à la prochaine guerre.

Nous procéderons à un examen comparé et attentif de toutes ces guerres, qu’elles soient ouvertes ou menées dans l’ombre, et aussi de certains coups d’État. Nous montrerons aussi comment au fil des décennies s’est construit à Washington un appareil occulte doté d’importants moyens pour manipuler l’opinion publique. Nous l’étudierons sur la base des propres déclarations de ses créateurs et stratèges. La naïveté n’est plus permise.

Sans se laisser intimider

Aujourd’hui, dès qu’on critique la guerre ou qu’on parle de la CIA, on se fait traiter de complotiste. Nous analyserons l’origine de ce terme fourre-tout. Nous sommes convaincus qu’un certain anti-complotisme, en refusant toute discussion sur les faits concrets, fait en réalité le jeu du complotisme.

Certaines des organisations citées plus haut se réclament de Karl Marx. Nous montrerons qu’en fait, elles contredisent les analyses d’époque de celui-ci. Quand on se demande d’où vient la guerre, on ne peut pas la séparer du néolibéralisme et de la mondialisation. Le social et le militaire ne sont pas des planètes différentes.

Sur ces guerres d’aujourd’hui, la gauche européenne et celle du tiers monde ont des avis très opposés. Le Sud a-t-il forcément tort ou bien faut-il l’écouter ? Nous analyserons aussi divers arguments avancés pour justifier la guerre : apporter la civilisation (ou la démocratie), la responsabilité de protéger, le mouvement ni, ni ainsi que la culpabilisation et la comparaison avec Hitler.

En ces temps de sectarisme et d’excommunications virulentes, nous appellerons à débattre sereinement sur ce qui nous oppose et sur ce qui nous unit. Seule une discussion franche et respectueuse pourra nous guider vers un monde meilleur. Et donc sans guerres.

1. Vincent Lenormant, « Gauche révolutionnaire. La grande manipulation », Arrêt sur info, 9 octobre 2017.

Chapitre 1

Comment le mouvement antiguerre a disparu

Saïd Bouamama

Le gouvernement français trouvera son deuxième argument dans ce qu’on appelle le terrorisme. Les bombes à Alger seront exploitées par le service de propagande ; […] dix civils français sont tués dans une embuscade et toute la gauche française, dans un unanime sursaut, de s’écrier : on ne vous suit plus. La propagande s’orchestre, s’insinue dans les esprits et démantèle les convictions déjà largement fissurées. Le concept de barbarie apparaît et il est décidé que la France, en Algérie, combat la barbarie. Une grande partie des intellectuels, [c’est-à-dire] la presque totalité de la gauche démocratique, s’effondre et pose au peuple algérien ses conditions.

Frantz Fanon, Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne, 30 décembre 1957.

Depuis la dernière décennie du siècle dernier, les guerres menées par un pays ou par des coalitions de pays occidentaux se succèdent et se multiplient. Un paradoxe évident saute aux yeux : plus ces guerres se banalisent, moins elles suscitent de réactions et de protestations. Le mouvement antiguerre est devenu moribond. La première guerre du Golfe incarne son dernier moment de mobilisation significatif. Elle est la dernière à voir converger des militants d’opinions différentes sur la situation concernée, mais se retrouvant sur la condamnation de l’ingérence militaire. En 1999, l’intervention militaire en Yougoslavie de l’Otan voit le mouvement antiguerre se diviser. Les étiquettes de rouge-brun et de soutien de dictateurs commencent leurs longues carrières pour disqualifier les opposants à la guerre. Elles désignent tous ceux qui s’opposent au droit d’ingérence, notion nouvellement conçue et propulsée politiquement et médiatiquement durant la même période. La chercheuse en sciences politiques Nathalie Herlemont-Zoritchak rappelle de la sorte le moment d’apparition de cette nouveauté conceptuelle :

Le nouvel ordre international humanitaire est donc proclamé au lendemain de la guerre du Golfe, en 1991, annonçant un monde fondé sur le respect du droit. Cette année-là, en janvier, le président américain G. Bush affirmait que la « juste guerre » contre l’Irak devait conduire à l’avènement d’un « nouvel ordre mondial, d’un monde où le règne de la loi, et non de la jungle, gouverne la conduite des nations1.

Le concept de droit d’ingérence est repris désormais jusqu’au sein du mouvement se disant pacifiste et même du mouvement se proclamant anti-impérialiste. La conversion au droit d’ingérence d’une partie importante de la gauche européenne, de ses franges réformistes jusqu’à celles se proclamant radicales, est ainsi chronologiquement le premier moment de la paralysie de l’opposition au nouveau cycle de guerres impérialistes. Nous appelons dans cet ouvrage par le terme gauche tous les partis ou organisations se définissant, eux-mêmes, comme anticapitalistes ou anti-impérialistes.

Les attentats de 2001 et leur instrumentalisation politique constituent le second moment de la léthargie. L’ampleur de la catastrophe et son caractère angoissant ont constitué du pain bénit pour l’administration états-unienne, lui permettant d’accélérer un agenda stratégique préexistant. Dès l’été 1979, l’ancien directeur de la CIA, Georges Bush sénior, alors candidat à la présidentielle, participe avec d’autres responsables politiques, militaires et du renseignement à la Conférence de Jérusalem sur le Terrorisme International (CJTI)2. Cette dernière constitue le véritable acte de naissance de la guerre contre le terrorisme, qui sera proclamé officiellement après les attentats du 11 septembre 2001. La conférence, organisée par le Jonathan Institute, est construite sur l’affirmation que l’Union soviétique dirige l’ensemble des mouvements terroristes dans le monde. Sa conclusion logique est, bien entendu, la nécessité d’une offensive antiterroriste mondiale. Modèle de complotisme, la diversité des situations étant ramenée à un simple complot rouge, la conférence trace l’argumentaire de justifications des futures guerres sanglantes. L’historien Rémi Brulin résume le contenu de cette conférence :

Au cœur de l’argument mis en avant par les organisateurs de la Conférence de Jérusalem se trouvait donc l’idée selon laquelle le combat mené depuis de longues années par Israël ne se limitait pas au Moyen-Orient et au conflit entre l’État hébreu, les Palestiniens et les pays arabes. Au contraire, les terroristes posaient une menace à l’échelle du globe dans son ensemble. Ils constituaient un front terroriste international composé de nombreuses organisations terroristes – dont la plus dangereuse était l’OLP –, mais également et surtout de ces États arabes, totalitaires et alliés de l’Union soviétique qui utilisaient le terrorisme international pour mener une véritable guerre contre le monde occidental et ses valeurs démocratiques. […] Les citoyens du monde libre devaient donc prendre pleinement conscience de la nature de cette menace et abandonner leur relativisme moral3.

L’argumentaire ne quittera plus le débat politique états-unien, même s’il faut attendre les attentats de 2001 pour qu’il puisse déployer toutes ses conséquences. « Au sein de l’exécutif américain, il n’existait donc pas, lorsque Carter quitta la Maison-Blanche, de discours sur le terrorisme4 », remarque Rémi Brulin avant de décrire la montée en puissance de l’argumentaire sous Reagan (1981 -1989), puis Bush père (1989-1993). L’agenda préexistant survit à la disparition de l’Union soviétique, pourtant postulée comme la grande complotiste, et trouve un contexte favorable avec les attentats de 2001 pour se déployer ouvertement. L’accusation de relativisme moral est, au cœur de l’argumentaire, une opération de mise en accusation de tous ceux qui continueraient à s’opposer aux guerres en dépit de ladite menace terroriste mondiale. En effet, il s’agit ici d’imposer un cadre fermé binaire pour les prises de position politique concernant le nouveau cycle des guerres : ne pas soutenir une intervention militaire ou au moins ne pas renvoyer dos à dos les protagonistes d’une guerre signifierait soutenir objectivement le terrorisme ou tel État présenté comme dictatorial. Les multiples discours en Ni-Ni pourront dès lors fleurir : « Ni Saddam, ni Bush», « Ni Assad, ni Trump », etc. Tout refus de ce choix binaire est ramené ainsi à un appui aux dictateurs.

Ces deux premiers moments, chronologiques de la paralysie des opposants à la guerre, sont d’ordre idéologique. S’ils sont suffisants pour affaiblir l’opposition aux nouvelles guerres impérialistes, ils ne peuvent pourtant pas la faire disparaître. Or, le nouveau cycle de guerres enclenché depuis la fin du siècle dernier exige des résultats immédiats, tant les guerres se succèdent à un rythme intense. Ce rythme est lui-même le reflet des enjeux immenses : repartage du monde entre grandes puissances ; maîtrise des espaces géostratégiques et entrave des pays dits « émergents ». Le troisième moment aura donc un objectif immédiat : faire taire le mouvement contre les guerres par la diabolisation. Aux appareils d’État idéologiques classiques que sont les grands médias, s’ajoutera l’action de la mouvance dite anticonspirationniste, créée de toutes pièces à l’aube du nouveau siècle. L’objectif, les acteurs, les cibles et les méthodes de cette mouvance sont significatifs.

L’objectif est tout simplement la disqualification de toutes les analyses critiques. Toute critique des stratégies des puissances dominantes est réduite à l’idée d’un complot comparable à celui qu’invoque la thèse dite des illuminatis5 ou celle du fameux protocole des sages de Sion6. Interroger l’instrumentalisation politique des attentats de 2001, questionner de manière critique les justifications avancées par l’administration états-unienne lors de la guerre contre l’Irak en 2003, critiquer les institutions européennes, remettre en cause les analyses de certains grands médias et d’autres ; tout cela ne serait que du complotisme ou du conspirationnisme. Se présentant comme militant contre la désinformation, la mouvance anticonspirationniste est dans les faits une lutte contre l’esprit critique. « La critique englobante de la théorie du complot est devenue dans l’espace médiatique une arme de destruction massive de toute discussion rationnelle7 », résument le politologue Henri Maler et le sociologue Patrick Champagne. Dès lors, il n’est pas étonnant que le politologue Pierre André Taguieff, propulsé médiatiquement expert en anticonspirationnisme, classe un Pierre Bourdieu ou un Edwy Plenel dans la catégorie maudite des complotistes.

Que de nombreux acteurs de cette mouvance soient sincères et croient réellement combattre une extrême droite se masquant derrière des pseudo-complots ne change rien au résultat. À ne pas interroger les origines des informations et leurs véracités, à véhiculer des accusations de complotisme tous azimuts, ces militants sincères se retrouvent à servir les classes dominantes et leurs guerres. Même un Noam Chomsky se voit ainsi accusé de complotisme par le site du pseudo observatoire du conspirationnisme en raison de son analyse systémique des liens entre grands médias et classes dominantes8. Parmi les acteurs de la mouvance anticomplotiste se trouvent ainsi de nombreux militants appartenant à des organisations combattant encore, il n’y a pas si longtemps, les guerres menées par leurs États de résidence. Toutes leurs énergies sont désormais consacrées à la chasse aux conspis avec en conséquence une désertion de la lutte antiguerre. Parmi les cibles de la mouvance se trouvent en revanche de plus en plus de militants antiguerre accusés de soutenir des dictateurs, alors qu’ils se contentent de dénoncer les médiamensonges qui légitiment des agressions militaires. Peu importent alors les démentis survenant après coup. Par exemple, le gouvernement états-unien reconnaît aujourd’hui que l’intervention militaire en Irak a été justifiée par un mensonge d’État, celui de la possession d’armes de destruction massive9. Ceux qui mettaient en cause la version officielle de l’époque, reprise par toutes les chancelleries occidentales, étaient pourtant stigmatisés comme complotistes.

Enfin, sur le plan de la méthode, un double registre est mobilisé. Le premier est celui de l’interdiction de parole et donc de débats contradictoires sous la forme soft du refus de prêts de salle ou sous la forme dure de l’obstruction physique. Le second registre est l’insistance sur des thèses farfelues pour ensuite les imputer à tous ceux qui se mobilisent contre une guerre. Qu’une personne ou un groupe affirme que telle guerre est le résultat d’un complot juif mondial ou de l’action occulte d’un groupe d’extra-terrestres et l’ensemble de ceux s’y opposant seront amalgamés à cette excentricité analytique. On passe ainsi aisément de la dénonciation d’un dévoiement de certains au refus de penser et de comprendre le réel. Comme le souligne l’historien Alain Garrigou :

Le dévoiement de la raison en complots fantasmatiques ne saurait être utilisé systématiquement contre l’ambition scientifique de dévoilement. Élucider des mécanismes, dévoiler des systèmes, comprendre des logiques n’est pas mettre à jour des complots, même si c’est parfois le cas, mais révéler que les raisons et les méthodes de l’action échappent à la lucidité des acteurs. Tâche toujours inconfortable, car il est difficile d’admettre que les humains ne disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent et même, au moins parfois, au moins incomplètement, ne savent pas ce qu’ils font10.

Perméabilité à la thèse du droit d’ingérence, instrumentalisation politique et idéologique d’attentats, frénésie anticomplotiste suscitée et encouragée ainsi qu’autres horreurs issues des désordres de notre monde constituent, selon nous, trois mécanismes convergeant vers une paralysie des mobilisations contre les guerres impérialistes. Les enjeux sont de taille : un nouveau cycle de guerres impérialistes s’enclenche, et avec lui la fin des équilibres issus de la Seconde Guerre mondiale au moment de la disparition de l’Union soviétique. Une nouvelle séquence historique s’ouvre à la fin du siècle dernier et elle est porteuse de guerres à répétition pour le repartage de la planète entre les puissances qui dominent le monde. Ce qui a été euphémiquement appelé mondialisation n’est qu’une entrée dans un monde concurrentiel sans limites et sans lois, dans une période où la recherche du profit maximum est la seule régulation. Mondialisation capitaliste et multiplication des guerres pour les ressources vont de pair :

Les conflits civils armés, qualifiés de guerres pour les ressources, ont touché durant la dernière décennie plus d’un tiers des pays du Sud. Le nombre de guerres en cours, ou qui menacent à tout moment de reprendre, demeure très élevé, en dépit de certains rapports plus optimistes (Human Security Centre, 2005). L’ampleur des désastres causés par ces guerres rend difficile la défense de l’idée de dividendes de la paix consécutifs à la fin de la guerre froide et à la disparition de l’URSS. Il est en outre assez banal d’affirmer que les bouleversements géopolitiques, macroéconomiques et technologiques expliquent l’accélération de la mondialisation au cours de la décennie 1990. Les conflits armés pour les ressources ne peuvent se comprendre en faisant abstraction de la mondialisation […]. Alors que la Banque mondiale, entre autres, analyse ces conflits en soulignant leurs causes locales et leurs conséquences globales, l’objectif de notre contribution est d’inverser cette séquence méthodologique et d’analyser ces conflits dans le cadre de la mondialisation11. 

Ce n’est pas la première fois que l’humanité contemporaine connaît une telle période où l’exacerbation de la concurrence suscite une prolifération de guerres. Le XXe siècle a été ensanglanté par deux conflits mondiaux ayant comme causalité structurelle la lutte pour le repartage du monde entre les grandes puissances. Bien sûr, l’Histoire ne se répète jamais à l’identique et nous savons que comparaison n’est pas raison. Mais les différences entre ces situations historiques spécifiques ne signifient pas l’absence d’invariances liées à la permanence de certaines causes : concurrence exacerbée, besoin de contrôler les sources de matières premières, routes géostratégiques, etc. Ce n’est pas non plus la première fois que le mouvement contre les guerres impérialistes est paralysé et rendu incapable de stopper la logique destructrice d’un système économique « portant en lui la guerre comme la nuée dormante porte l’orage12 », selon l’expression de Jean Jaurès. La période précédant la Première Guerre mondiale fut le théâtre d’un spectacle aboutissant à la disparition quasi complète de la résistance, tombée au combat, et une flambée de chauvinisme sans précédent. C’est pourquoi il est important de revenir sur cette histoire.

L’existence ou non d’un mouvement contre la guerre impérialiste fait partie du rapport de forces autorisant, freinant ou empêchant le déclenchement d’une guerre et déterminant la décision d’y mettre fin ou de la poursuivre. L’exemple le plus éloquent est celui du Vietnam, où le rôle du mouvement contre la guerre fut indéniablement un des facteurs de l’arrêt d’un des conflits les plus meurtriers depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Présidant une commission créée par Nixon pour évaluer l’agitation sur les campus universitaires suite à l’invasion du Cambodge, William Scranton, ancien gouverneur républicain de Pennsylvanie, souligne que la division du pays était « la plus importante depuis la guerre civile » avant de conclure que « rien n’était plus important que d’arrêter la guerre du Vietnam13 ». Aussi lointaines soient-elles, les guerres impérialistes ne nous cantonnent pas au rôle de spectateurs indignés et impuissants. Au contraire, elles engagent notre responsabilité, car notre passivité ou notre mobilisation fait partie du rapport de forces.

L’absence ou la faiblesse de mouvements antiguerre ne signifie pourtant pas l’inexistence d’une opinion publique contre la guerre. Elle plonge simplement celle-ci dans un sentiment d’impuissance porteur de toutes les dérives. De l’illusion de combattre l’impérialisme en se fourvoyant dans des engagements meurtriers à l’image de nombreux jeunes ayant rejoint Daesh ou d’autres groupes dont les idéologies et les pratiques sont similaires (pour le pire), à la porosité des vraies théories du complot (pour le mieux), un des facteurs explicatifs est le sentiment d’impuissance face à l’impérialisme et à ses guerres. L’absence de canal d’expression politique conduit logiquement à des révoltes dévoyées. Contrecarrer ce sentiment d’impuissance est une urgence et celle-ci passe par la rupture avec tous les argumentaires fallacieux paralysant la construction d’un mouvement contre les nouvelles guerres impérialistes. Cet ouvrage se veut une contribution à cette nécessité pressante.

1. Nathalie Herlemont-Zoritchak, « ‘Droit d’ingérence’ et droit humanitaire. Les faux amis », Revue humanitaire, n° 23, décembre 2009, p. 3.

2. International terrorism. The soviet connection. Jerusalem, conférence sur le terrorisme international, du 2 au 5 juillet 1979, Jonathan Inst., 1979.

3. Rémi Brulin, Le discours américain sur le terrorisme. Constitution, évolution et contextes d’énonciation (1972-1992), Thèse de doctorat de la Sorbonne nouvelle, Soutenue le 19 novembre 2011, p. 92.

4. Ibid., p. 42.

5. Selon cette thèse une société secrète allemande de Bavière nommée « Illuminés de Bavière » poursuivrait un plan secret de domination du monde en infiltrant ses membres dans les différents gouvernements du globe.

6. Ce pseudo protocole est présenté comme contenant un programme de domination du monde fomenté par un conseil de sages juifs. Adolf Hitler y fait référence dans Mein Kampf pour légitimer sa thèse d’un complot juif mondial.

7. Henri Miler et Patrick Champagne, « La théorie du complot » en version France Culture (par P.-A.Taguieff, savant), https://www.acrimed.org/La-theorie-du-complot-en-version-France-Culture-par-P-A-Taguieff-savant, consulté le 28 mai 2019 à 17 h 30.

8. Ziad Gebran, « Comprendre le pouvoir » de Noam Chomsky, https://www.conspiracywatch.info/comprendre-le-pouvoir-de-noam-chomsky.html, consulté le 28 mai 2019 à 17 h.

9. Igniacio Ramonet, « Mensonges d’État », Le Monde Diplomatique, juillet 2003, p.1.

10. Alain Garrigou, « Vous avez dit complot », Les blogs du Monde diplomatique, 21 juin 2011, https://blog.mondediplo.net/2011-06-20-Vous-avez-dit-complot, consulté le 29 mai à 11 h 30.

11. Audrey Aknin et Claude Serfati, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Monde en développement, n° 143, 2008/3, p. 27.

12. Jean Jaurès, « Discours sur l’armée démocratique », 7 mars 1895, in Jean Jaurès, Action socialiste,Paris, Georges Bellais éditeurs, 1899, p. 327.

13.  Stanley Karnow, Vietnam. A History, New York, Penguin, 1986, p.626. 

Chapitre 2

Sur les objectifs de guerre, le mensonge est la règle

Michel Collon

Les milliards de gens laissés en plan par la globalisation ont commencé à ériger des barricades contre l’internationalisation de leurs affaires. Le rôle effectif des forces armées US sera de préserver un monde plus sûr pour notre économie et ouvert à notre offensive culturelle. Pour cela nous devrons tuer beaucoup1.

Colonel Ralph Peters, stratège de l’US Army, 1997.

La guerre froide

LA VERSION OFFICIELLE :

Entre 1945 et 1989, le message constamment répété peut être résumé ainsi :« L’Union soviétique veut envahir l’Europe et contrôler le monde entier. Les États-Unis doivent donc défendre la liberté et la démocratie en intervenant militairement dans les pays menacés. Ceci implique de fabriquer et vendre une grande masse d’armements. »

L’AUTO-DéMENTI :

Samuel Huntington, professeur de sciences politiques à Harvard qui forma durant trente ans l’élite des politiciens US : « Il vous faudra peut-être faire accepter [une intervention ou quelque autre action militaire] de manière à créer l’impression fausse que c’est l’Union soviétique que vous combattez. C’est ce que les États-Unis n’ont cessé de faire depuis la doctrine de Truman2. »

LA RÉALITÉ :

La Guerre froide fut en réalité une nouvelle phase de la lutte entre colonialisme et anticolonialisme. Le thème du « péril soviétique » servait de prétexte pour créer un climat propice à l’extension des bases militaires, à la course aux armements, y compris nucléaires, aux coups d’État et aux agressions militaires. Le véritable but était de reprendre le contrôle des pays en décolonisation (y compris ceux ayant « appartenu » à la Grande-Bretagne ou la France). Le complexe militaro-industriel a profité de cette propagande pour accumuler d’énormes profits.

Cuba

LA VERSION OFFICIELLE :

« Les États-Unis veulent libérer le peuple cubain de la dictature communiste et empêcher une agression par l’Union soviétique. »

L’AUTO-DéMENTI :

Lester Mallory, conseiller aux Affaires étrangères US : « La majorité des Cubains soutient Castro. Il n’y a pas de véritable opposition politique. La seule façon de lui faire perdre son soutien interne passe par le désenchantement et le découragement basés sur l’insatisfaction et les difficultés économiques. Tout moyen pour affaiblir l’activité économique doit être utilisé rapidement3. »

LA RÉALITÉ :

Suite à ce rapport de 1960, le président Eisenhower instaure un blocus économique et financier contre Cuba (une forme de guerre en réalité) qui sera renouvelé par tous les présidents US. L’administration Kennedy tentera même un débarquement militaire en avril 1961 dans la baie des Cochons : un échec lamentable face au soutien populaire.

Afghanistan

LA VERSION OFFICIELLE :

« L’Union soviétique ayant envahi l’Afghanistan le 24 décembre 1979, les États-Unis ont riposté et la CIA a armé les rebelles pour établir la démocratie. »

L’AUTO-DéMENTI :

Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Carter : « La réalité gardée secrète est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques4. »

LA RÉALITÉ :

Les rebelles étaient en réalité des terroristes islamistes et c’est en fait Washington qui a pris l’initiative d’organiser l’Opération Ben Laden pour renverser un gouvernement trop à gauche et trop indépendant. Le fanatisme des talibans et leurs violations des droits de l’homme et de la femme n’étaient pas un problème pour les USA puisque six semaines encore avant les attentats du 11 septembre 2001, leur envoyé spécial Thomas Simons promettait un tapis de dollars au gouvernement de ces talibans s’ils acceptaient le pipeline projeté par les firmes US. Le véritable but était de s’emparer du contrôle de ce pays stratégique pour les corridors énergétiques et pour encercler la Chine.

Yougoslavie

LA VERSION OFFICIELLE :

« En 1995, puis en 1999, les États-Unis et leurs alliés ont fait intervenir l’Otan pour protéger les minorités nationales menacées par l’armée yougoslave et les milices serbes. »

L’AUTO-DéMENTI :

- Strobe Talbott, sous-secrétaire d’État US, en 1999 : « La meilleure explication de la guerre de l’Otan réside dans la résistance de la Yougoslavie à la réforme économique – et non dans les mauvais traitements infligés aux Albanais du Kosovo5. »

- Thomas Friedman, éditorialiste au New York Times : « McDonald’s ne peut être prospère sans McDonnell Douglas le constructeur de l’avion F-156. »

LA RÉALITÉ :

Blank, Talbott et Friedman confirment que les minorités nationales ont servi de prétexte pour camoufler les véritables objectifs : 1. Imposer le néolibéralisme en ramenant la Yougoslavie sous la coupe des multinationales et en supprimant ses acquis sociaux. 2. Détruire l’armée yougoslave pour imposer l’Otan comme gendarme du continent européen face aux tendances à créer une Euro-Armée. 3. Éliminer un allié de la Russie, donnant accès à la Méditerranée, zone stratégique.

En réalité, entre 1991 et 1995, les atrocités commises par les trois camps ont été partiellement provoquées et en tout cas exacerbées par deux puissances occidentales : les USA et l’Allemagne. En 1999, les USA ont servi de force aérienne à un mouvement séparatiste albanais qu’ils qualifiaient officiellement de terroriste encore quelques mois plus tôt.

Irak

LA VERSION OFFICIELLE :

Quatre prétextes contradictoires se sont succédé pour « justifier »l’attaque contre l’Irak. En 1991, Washington prétendait défendre l’Arabie saoudite menacée d’invasion. En 2003, que Saddam Hussein était lié au terrorisme islamiste et aux attentats du 11 septembre. Puis, ce fut la fable des « armes de destruction massive de l’Irak »(en sachant très bien qu’elles avaient été détruites). Et finalement, le prétexte de la démocratie.

L’AUTO-DéMENTI :

- Paul Wolfowitz, théoricien du PNAC et vice-ministre de la Guerre de Bush, 1998 :« Soyons clairs. Renverser Saddam est la seule issue susceptible de répondre aux intérêts vitaux des États-Unis dans une région du Golfe stable et sûre7. »

- Donald Rumsfeld, ministre de la Guerre de Bush, 2001 :« Imaginez ce que serait la région sans Saddam et avec un régime aligné sur les intérêts US. Là, nous montrerions ce qu’est la politique US8. »

LA RÉALITÉ :

Dès le début, il s’agit d’une guerre pour le pétrole et pour dominer le Moyen-Orient. Tant que Saddam Hussein jouait dans les cartes de Washington, la dictature et les crimes ne posaient aucun problème à Washington. Lorsqu’il s’émancipa et proposa aux pays voisins de former un bloc régional indépendant, il devint l’homme à abattre. L’Irak devait être le début du plan de recolonisation intégrale du Moyen-Orient.

Libye

LA VERSION OFFICIELLE :

« Les États-Unis sont intervenus pour sauver les civils massacrés par l’armée de Kadhafi et mettre fin à sa dictature. »

L’AUTO-DéMENTI :

- Les Affaires étrangères US, février 2008 : « Kadhafi a menacé d’expulser les compagnies US de pétrole et de gaz9. »

- Bill Richardson, ancien secrétaire US à l’Énergie, avril 2011 : « La Libye figure parmi les dix plus importants producteurs de pétrole dans le monde. Donc, ce n’est pas un pays insignifiant et je pense que notre engagement est justifié10. »

- Barack Obama, premiers mots du rapport du 15 juin 2011 au Congrès pour justifier la guerre : « Étant donné l’importance des intérêts US servis par l’opération militaire en Libye… »

LA RÉALITÉ :

Les États-Unis ont commencé à s’intéresser à la Libye bien plus tôt : espace naval violé en 1980, avions de chasse abattus en 1981, Tripoli et Benghazi bombardés en 1986 (Kadhafi faillit être tué), embargo de 1992 à 1999, vol par Goldman Sachs des fonds libyens déposés en 2009.

Kadhafi était peut-être despotique, mais sa révolution anticoloniale avait aussi de bons côtés : élévation considérable du niveau de vie, population alphabétisée (femmes incluses), espérance de vie augmentée de 51 à 74 ans, éducation et santé gratuites. Les vrais reproches de l’Occident étaient : 1. Développement indépendant de la Banque mondiale et du FMI (pas de dette). 2. Aides et crédits aux pays africains pour contrer le chantage des multinationales. 3. Soutien aux Palestiniens et aux non-alignés.

Ukraine

LA VERSION OFFICIELLE :

« Durant l’Euro-Maidan, en février 2014, la population ukrainienne unanime s’est révoltée contre le président oligarque et corrompu Ianoukovitch. Les États-Unis n’ont fait que soutenir moralement les forces démocratiques face à la menace de la Russie. »

L’AUTO-DéMENTI :

George Friedman, directeur de l’agence Stratfor Global Intelligence, proche de la CIA et de l’US Army : « La Russie définit cet événement [l’Euro-Maidan] comme un coup d’État organisé par les USA. Et en vérité, ce fut le coup d’État le plus flagrant dans l’histoire11. »

LA RÉALITÉ :

Ici aussi, les USA n’ont pas « réagi » sur le moment à des manifestations réprimées. Ils préparaient depuis longtemps un coup d’État pour prendre le contrôle de ce pays. Comme l’avait annoncé dès 1997 le principal stratège US Zbigniew Brzezinski : « [Pour affaiblir la Russie], l’Ukraine constitue l’enjeu essentiel. Si l’Occident devait choisir entre une Ukraine démocratique et une Ukraine indépendante [il veut dire : opposée à la Russie et dépendant des USA], ce sont les intérêts stratégiques – et non des considérations démocratiques – qui devraient déterminer notre position12. »

La « démocratie » n’est donc qu’un prétexte occasionnel et invraisemblable ici : Washington tenta d’abord un coup d’État déguisé en 2004. Échec. Puis, elle finança massivement des partis et médias « indépendants ». Finalement, elle se servit de milices nazies et antisémites pour déclencher une violence extrême contre les syndicats et les groupes progressistes indépendants.

Syrie

LA VERSION OFFICIELLE :

« Les États-Unis sont intervenus en urgence pour sauver les civils massacrés et pour mettre fin à une dictature féroce. »

L’AUTO-DéMENTI :

- David Wurmser, conseiller Moyen-Orient de Cheney, en 2000 : « Israël n’aura la paix qu’une fois qu’il aura détruit le régime baasiste syrien. [Il faut] un conflit dans lequel la Syrie sera lentement saignée à mort13. »Et en 2007 :« Nous devons faire tout ce qui est possible pour déstabiliser le régime syrien14. »

- James Rubin, conseiller d’Hillary Clinton en 2012 :« Renverser Assad serait un formidable bienfait pour la sécurité d’Israël15. »

LA RÉALITÉ :

La volonté de recoloniser la Syrie est bien antérieure à 2011 parce que Damas fait partie, avec l’Iran, le Hamas (Gaza) et le Hezbollah (Liban), du « Front du Refus » à Israël. Dès 2000, Washington élabore des plans. En 2004, le Congrès US vote le « SyrianAccountabilityAct » autorisant le gel des avoirs syriens. En 2005, Bush demande cinq millions de dollars au Congrès pour financer l’opposition syrienne. En 2006, le Département d’État finance la chaîne d’opposition islamiste Barada TV, basée à Londres.

Ceci éclaire le jeu cynique de Washington en 2011 : le but n’était pas de satisfaire des revendications sociales et démocratiques légitimes, mais de manipuler cette contestation pour prendre le contrôle du pays. Militer « pour la démocratie en Syrie » avec le Qatar et les Saud ? Une farce.

Le refus de négocier montre que les USA se fichaient des victimes

Ce bref rappel souligne qu’en ce qui concerne les buts poursuivis par les États-Unis, le mensonge est toujours la règle. Et s’il en faut encore une preuve, la voici. Dans tous ces conflits, les États-Unis ont carrément refusé de négocier, alors que c’était possible (parfois même le chef d’État adverse avait accepté de quitter le pouvoir). En 1991, Saddam Hussein offrait de se retirer du Koweït en échange de concessions sur la Palestine. En 1999, les États-Unis ont saboté la pseudo-négociation de Rambouillet avec Milosevic. En 2002, ils ont refusé que les talibans afghans livrent Ben Laden. En 2003, ils ont refusé une inspection sur les prétendues « armes de destruction massive » irakiennes. En 2011, ils ont saboté la médiation de l’Organisation de l’Unité africaine alors que Kadhafi avait accepté de partir. En 2011 encore, ils ont refusé de négocier avec la Syrie.

Il est même arrivé que les États-Unis sabotent un accord qui avait été obtenu par l’Union européenne. Ce fut le cas en Bosnie en 1993, comme en a témoigné Lord Owen, envoyé spécial de l’Europe. Et ce fut le cas aussi en Ukraine en 2013 où l’UE venait tout juste d’obtenir un accord entre toutes les parties pour des élections anticipées.

Et pourquoi Washington refusait-elle à chaque fois de négocier ? Parce que son but véritable n’était pas de soulager les souffrances, mais bien de prendre le contrôle de ces pays, de leurs richesses ou de leur position stratégique.

Chaque guerre US aggrave la situation des peuples

Le résultat de ce refus de négocier a été dramatique. À chaque fois, cette obstination a provoqué la mort d’infiniment plus de victimes que lors des premiers incidents survenus dans ces pays. Une enquête approfondie et minutieuse a comptabilisé les victimes des guerres menées par les USA depuis le 11 septembre 2001, que ces guerres aient été directes ou indirectes (à travers des intermédiaires).

Le bilan est effrayant… Occupation en Afghanistan et bombardements au Pakistan : 1,2 million de victimes. Bombardements, sanctions et occupation de l’Irak : 2,4 millions de victimes. Bombardements et milices islamistes en Libye : 250 000 victimes. Milices islamistes également en Syrie : 1,5 million de victimes. Invasion par l’armée éthiopienne en Somalie : 480 000 victimes. Agression saoudienne au Yémen : 175 000 victimes. Au total : six millions de victimes. La guerre US n’est jamais humanitaire, elle aggrave toujours la situation des peuples.

Nicolas Davies, qui a mené cette enquête, en conclut : « Après seize ans de guerre, environ six millions de morts violentes, six pays complètement détruits et beaucoup plus déstabilisés, il est urgent que le public américain reconnaisse le véritable coût humain des guerres de notre pays et la façon dont nous avons été manipulés et induits en erreur pour fermer les yeux – avant qu’ils ne continuent encore plus longtemps, détruisent davantage de pays, sapent davantage l’état de droit international et tuent des millions d’autres de nos semblables16. »

La naïveté est-elle permise ?

Ainsi, à chacune de ces guerres, les États-Unis n’ont cessé de mentir à l’opinion publique. Mais alors, comment expliquer que certains progressistes s’obstinent à leur faire confiance ? Il y a quand même une terrible naïveté quand on lit par exemple cette étonnante analyse anticomplotiste sous la plume d’Akram Belkaïd dans Le Monde diplomatique de juin 2015 : « Malgré la violence qu’il exerce contre son peuple, M. Bachar Al-Assad et son régime sont présentés comme les victimes d’un plan savamment concocté à Washington pour affaiblir l’un des rivaux régionaux de l’État hébreu. »

Ah bon ? « Imaginaire », le plan concocté à Washington pour un changement de régime en Syrie ? Imaginaire, l’appel de Wurmser, des années à l’avance, pour « saigner lentement la Syrie17 » ? Imaginaires les échanges entre Hillary Clinton et son entourage pour « aider Israël » en renversant Assad18 ? Imaginaire, la déclaration de John Kerry (successeur d’Hillary Clinton) avouant qu’il voyait « Daesh menacer d’arriver à Damas » et avait décidé de continuer à favoriser sa victoire19 ? Comment donc, devant tous ces aveux très clairs, Belkaïd et le Diplo peuvent-ils prétendre que Washington n’a rien fait ? N’est-ce pas incompréhensible de la part d’un média qui prétend dévoiler le dessous des cartes ?

Cependant ils n’étaient pas les seuls à nier l’implication des USA dans le terrorisme. Fin 2012, alors que des dizaines de milliers de jihadistes affluent du monde entier et sont entraînés par la CIA aux frontières turques et jordaniennes, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) trotskiste français minimise : « Les prétendues aides militaires ne proviennent que du Qatar, d’Arabie saoudite et de la Libye. Elles sont infimes [sic] et destinées aux petits [sic] groupes islamistes marginalisés20. »

Quel décollage d’avec la réalité ! En contradiction totale avec les aveux et révélations qui sont même venus de… Washington !

Oui, les USA ont armé Al-Qaida et Daesh…

En 2016, le célèbre journaliste US Seymour Hersh reçoit les confidences du général Michaël Flynn qui avait été directeur des renseignements militaires sous Obama entre 2012 et 2014.

Flynn est révolté, car dès l’été 2013, un rapport de l’Armée avertissait Obama et Hillary Clinton : « La chute d’Assad allait mener au chaos et sans doute à la conquête de la Syrie par des extrémistes djihadistes, comme en Libye. [...] À cette époque, la CIA complotait depuis un an avec ses alliés du Royaume-Uni, d’Arabie Saoudite et du Qatar pour expédier des armes et des marchandises dans le but de renverser Assad. »Flynn dénonce la CIA qui n’a pas cessé d’armer Al-Nosra et Daesh :« Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes21. »

Flynn souligne combien l’opinion a été manipulée dans toute cette affaire : « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement, au niveau le plus sensible, il exploserait de rage. [...] J’ai eu l’impression que l’administration Obama ne voulait tout simplement pas entendre la vérité22. »

La confirmation vient donc des cercles supérieurs du pouvoir : la théorie des « rebelles démocrates » et des « islamistes modérés », abondamment relayée dans les médias, n’était qu’un rideau de fumée pour cacher une réalité bien plus sordide : « Les États-Unis armaient des extrémistes ». D’ailleurs, Ben Laden, Al-Qaida et consorts ne sont pas les seuls terroristes que les États-Unis ont utilisés. Il y eut aussi en Amérique latine, des escadrons de la mort et des milices fascistes, ainsi que des attentats terroristes fomentés contre Cuba, et en Europe des milices Gladio commettant des attentats sous patronage de l’Otan…

« Il ne recule devant aucun crime »

Il est donc urgent d’abandonner toute naïveté. Toutes les guerres menées par les USA, qu’elles soient directes (invasions ou bombardements) ou indirectes (sanctions et blocus, manipulations de guerres civiles ou de groupes terroristes…), poursuivent toujours un seul et même objectif : le profit des multinationales US. Piller des ressources, contrôler des zones stratégiques, s’approprier des marchés ou des mains-d’œuvre, ce sont toujours des guerres pour le fric. Qu’on doive se battre pour expliquer cela face à la droite, on comprend. Mais face à des gens qui s’affirment de gauche ?

Auraient-ils oublié que le droit et la morale ne comptent plus pour les multinationales dès lors qu’une concurrence acharnée les oblige à toujours gagner plus ? Karl Marx l’avait déjà constaté : « Le Capital a horreur de l’absence de profit. Quand il flaire un bénéfice raisonnable, le Capital devient hardi. À 20 %, il devient enthousiaste. À 50 %, il est téméraire ; à 100 %, il foule aux pieds toutes les lois humaines et à 300 %, il ne recule devant aucun crime23. » Les multinationales US et leur État n’ont ni scrupules ni états d’âme quand ils fomentent des guerres, des coups d’État ou quand ils se servent de mouvements terroristes ou fascistes :

Ce n’est pas que les dirigeants des multinationales soient, par nature, des pervers. C’est juste que les règles « normales » de l’économie capitaliste - profit maximum et concurrence acharnée - obligent ces acteurs à accumuler des profits supérieurs à leurs rivaux, sous peine de disparaître. Et quel est le moyen le plus radical pour s’assurer des matières premières bon marché ou d’autres avantages décisifs ? La guerre.

La guerre, c’est la continuation de l’économie

La guerre est, dit-on souvent, la continuation de la politique par d’autres moyens. Oui, si on précise que, dans une société dominée par l’argent, c’est donc surtout la continuation de l’économie par d’autres moyens. Cette règle essentielle nous est confirmée par le témoignage très personnel de John Perkins, auteur du remarquable J’étais un assassin financier…

Engagé en 1971 par une firme US de consultance (en fait liée à la CIA), il était chargé de vendre des infrastructures extrêmement coûteuses dans le tiers-monde : « Je devais encourager les dirigeants de divers pays à s’intégrer à un vaste réseau promouvant les intérêts commerciaux des États-Unis. Au bout du compte, ces dirigeants se retrouvent criblés de dettes, ce qui assure leur loyauté. Nous pouvons alors faire appel à eux n’importe quand pour nos besoins politiques, économiques ou militaires. […] Les propriétaires des compagnies américaines d’ingénierie et de construction s’enrichissent ainsi fabuleusement24. »

Racontant ses expériences de « corrupteur » Perkins explique le rôle important que lui et ses collègues ont joué dans l’explosion de la dette du Sud : « L’Équateur [où il travailla comme expert] est maintenant enlisé dans les dettes et doit consacrer une part anormale de son budget national à leur remboursement au lieu d’utiliser cet argent pour aider ses millions de citoyens qui sont officiellement classés comme dangereusement appauvris.[…]Pour chaque 100 $ de pétrole issu des forêts équatoriennes, les compagnies pétrolières reçoivent 75 $. Des 25 $ qui restent, les trois quarts doivent servir à rembourser la dette étrangère. Le reste couvre surtout les dépenses militaires ou autres, ce qui ne laisse qu’environ 2,50 $ pour la santé, l’éducation et les programmes d’aide aux pauvres25. »

D’abord, les corrupteurs. Puis, les tueurs. Enfin, l’armée.

Terrible aveu d’un homme qui a participé directement à ces crimes économiques, mais pris de remords, a fini par tout dénoncer. Un aveu qui, soit dit en passant, réduit à néant toutes les belles proclamations sur le thème « Le Nord aide le Sud ».

Mais ce qui nous intéresse beaucoup ici, c’est que Perkins n’était que la première étape : « Si les assassins financiers échouent[à endetter et faire chanter le pays visé],une espèce plus sinistre encore entre en scène, ceux que l’on appelle les chacals. Ils sont toujours présents, tapis dans l’ombre. Quand ils en sortent, des chefs d’État sont renversés ou meurent dans des accidents violents [Perkins fut chargé de corrompre deux présidents d’Équateur qui restèrent honnêtes, résistèrent au piège et moururent rapidement]. Et si, par hasard, les chacals échouent, comme en Afghanistan ou en Irak, les vieux modèles resurgissent. Quand les chacals échouent, de jeunes Américains sont envoyés au combat, pour tuer et pour mourir26. »

D’abord, les corrupteurs. Puis, les tueurs. Et finalement, la guerre. L’enchaînement est logique. Ce que Perkins jouait était seulement la première partie d’une pièce en trois actes. Tout ceci nous est révélé par un homme qui a d’abord cru à ce qu’il faisait avant de prendre conscience et de révéler la vérité avec un grand courage.

Alors, si un homme qui n’était nullement marxiste est capable d’expliquer tout naturellement ce lien « dette - pillage - chantage - guerre », on se demande pourquoi ce lien est nié par une gauche qui se dit marxiste, mais sépare arbitrairement la guerre de l’économie. On a même vu un dirigeant trotskiste chevronné, par ailleurs auteur d’un travail remarquable sur la Dette, à juste titre salué mondialement, refuser de combattre ces guerres US alors qu’elles ne sont que le prolongement du pillage financier et le bâton pour imposer celui-ci.

Gilbert Achcar, au nom de la révolution, soutient le terrorisme islamiste

Cette coupure arbitraire entre pillage et guerre amène la majorité des groupes trotskistes à présenter des analyses qui ne tiennent pas quand on les confronte aux faits. Et aussi à passer sous silence des faits essentiels. Prenons l’exemple de Gilbert Achcar, présenté sur le site du Nouveau Parti anticapitaliste français (NPA), comme le grand expert sur la Libye, la Syrie et les stratégies en œuvre au Moyen-Orient. Que raconte-t-il ?

D’abord, cette « analyse » tellement originale qu’il est le seul à l’avoir remarquée : « L’influence que peuvent avoir les États-Unis sur le processus en cours en Libye est très limitée27. »Ah bon ? Ils ont volé les avoirs libyens placés aux USA, ils ont bombardé ce pays pendant huit mois, ils ont ainsi permis aux milices islamistes de prendre le pouvoir, ils ont organisé l’assassinat de Kadhafi, mais c’est très limité ?

Puis, à propos de la Syrie en 2013, cette affirmation tout aussi étonnante :« Washington ne souhaite le démantèlement d’aucun État. Il veut une transitionordonnée – que le pouvoir change de mains, mais en garantissant la continuité fondamentale de la structure de l’État28. » Ah bon ? Les États-Unis viennent de démanteler la Somalie, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et le Soudan, mais ils ont décidé d’arrêter ?! Achcar aurait-il oublié de lire le fameux plan du colonel Peters, publié en 2006 pour « remodeler » tout le Moyen-Orient en le fragmentant en une poussière de mini-États confessionnels dressés les uns contre les autres29 ? N’aurait-il pas remarqué Condoleezza Rice, ministre de Bush, encourageant l’agression d’Israël au Liban en 2006 : « Nous voyons ici – dans les douleurs de l’accou­chement – le développement d’un nouveau Moyen-Orient30 ? » 

Et enfin, cette perle fin 2013 : « Les puissances occidentales ne vont apporter de soutien substantiel – en particulier militaire – à aucune force de l’opposition, parce qu’elles ne font confiance à aucune de ses composantes31. »Ah bon ? Mois après mois, année après année, les puissances occidentales convoquent des réunions internationales « d’Amis de la Syrie », tentent d’unifier les fractions, assemblent des fonds, organisent l’entraînement de milices armées islamiques (hypocritement qualifiées de « modérées ») qui vont se retrouver avec un armement sophistiqué, mais Achcar n’a rien remarqué de tout ça ?

Vive Al-Qaida ?

Puisque les États-Unis sont présentés comme « absents » de la scène libyenne, Achcar peut alors facilement passer au soutien ouvert de ces milices qui sont en réalité les pions de cette stratégie US. En octobre 2013, il déclare à propos de la Syrie : « Même si le soulèvement était guidé par des forces islamiques, cela ne devrait pas changer notre position32. » En mars 1914, le théoricien trotskiste franchit un pas supplémentaire :« La révolution syrienne ne pourra se développer qu’en se transformant en guerre civile33. »Dans une région mise à feu et à sang depuis tant d’années, il faut le faire d’envoyer des millions de gens dans une escalade de violence, depuis son tranquille bureau londonien.

D’autant que ce « soulèvement » est en fait dominé depuis longtemps par les pires massacreurs, Al-Qaida et surtout Daesh qui va bientôt organiser les attentats de Paris (Charlie, puis Bataclan) et de Bruxelles (métro et aéroport). Mais tout ceci n’empêche pas Achcar de prôner la guerre civile maintenant pour libérer le Moyen-Orient.

Sur le plan des stratégies, Achcar réserve toutes ses flèches à la Russie et à l’Iran, alliés de la Syrie, tandis qu’il fait preuve d’une conciliation étonnante avec l’impérialisme US : « En termes politiques et sociaux, les États-Unis paraissent plutôt progressistes par rapport à la Russie de Poutine34. » On reste perplexe.

D’autant qu’en été 2019, un journal britannique, le Morning Star, révélait que le ministère britannique de la Guerre avait payé au moins 400 000 livres pour des formations données entre autres par Gilbert Achcar35. Ceci soulève évidemment de nombreuses questions sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

Certes d’autres courants proguerre ne vont pas aussi loin. Mais Achcar est une figure qui fait autorité dans ces milieux et on n’a pas encore entendu la moindre rectification sur ces positions singulières. Et on doit bien constater que cette mouvance proguerre se tait entièrement sur le lien indiscutable entre les États-Unis et le terrorisme islamiste. Est constamment occulté le fait avéré que Washington, pour atteindre ses objectifs stratégiques sans envoyer de troupes US au sol, les a remplacées par une armée de rechange, à savoir des dizaines de milliers de combattants issus de nombreux pays européens, arabes ou asiatiques et que ces terroristes ont été utilisées avec machiavélisme et grand profit en Bosnie, au Kosovo, en Tchétchénie et dans le Caucase, en Libye et en Syrie, ainsi que dans certaines provinces chinoises. Sur tous ces faits, il existe des déclarations très claires émanant des propres dirigeants et stratèges US et elles ont été publiées en français36, Comment réagit la gauche proguerre ? Soit elle tente maladroitement de nier ce lien, soit elle se réfugie dans le silence.

Plus à droite que Macron ?

Du coup, ces « gauchistes » se retrouvent curieusement plus à droite que… Macron. Celui-ci a tiré en juin 2017 un bilan étonnamment lucide de l’action française en Syrie : « Sur la Syrie, on ne réglera pas la question uniquement avec un dispositif militaire. C’est l’erreur que nous avons collectivement commise. Le vrai aggiornamento que j’ai fait sur ce sujet, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar el-Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime ! Mes lignes sont claires. Un : la lutte absolue contre tous les groupes terroristes. Ce sont eux, nos ennemis. C’est dans cette région qu’ont été fomentés des attentats terroristes et que se nourrit l’un des foyers du terrorisme islamiste. Nous avons besoin de la coopération de tous pour les éradiquer, en particulier de la Russie. Deux : la stabilité de la Syrie, car je ne veux pas d’un État failli. Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans. La démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur à l’insu des peuples. La France n’a pas participé à la guerre en Irak et elle a eu raison. Et elle a eu tort de faire la guerre de cette manière en Libye. Quel fut le résultat de ces interventions ? Des États faillis dans lesquels prospèrent les groupes terroristes. Je ne veux pas de cela en Syrie37. »

Ici, Macron reconnaît quatre choses très importantes qui avaient été constamment niées (et aussi par les mouvements trotskistes et « antifas ») :

1. La France a bel et bien attaqué militairement la Syrie (« L’erreur que nous avons collectivement commise »).

2. La France a eu tort de s’allier avec Al-Qaida (« Ce sont eux, nos ennemis »).

3. Son agression était vouée à l’échec (« La démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur »).

4. Les agressions en Libye et Syrie (« Des États faillis dans lesquels prospèrent les groupes terroristes »)ont provoqué les attentats à Paris et à Bruxelles.

Ceci dit, cet échec occidental n’a été une surprise que pour les gens peu ou plutôt mal informés. Face à l’agression, Assad, quoi qu’on puisse lui reprocher, a bénéficié du soutien de 55 % de la population selon un sondage… qatari de décembre 201138 et en juin 2013, ce pourcentage est monté à 70 %, selon un rapport de l’Otan39.

Les attentats ne sont pas tombés du ciel

En tout, cas, ce qui précède est très clair : Macron rend ses prédécesseurs responsables de la destruction spectaculaire de la Libye et de l’expansion du terrorisme. Donc des attentats commis d’abord au Moyen-Orient, puis en Afrique et en Europe. Nous-mêmes avions d’ailleurs averti, revenant de Libye en août 2011 : « Monsieur le premier ministre [belge],pour renverser Kadhafi, vous avez fait alliance avec des terroristes. Vous allez créer en Libye une base terroriste. Et si un jour, on ramasse des attentats à Bruxelles ou ailleurs, allez-vous expliquer que votre politique est à l’origine de tout ça ? 40»