La guerre sainte de Muriel - Chris de Stoop - E-Book

La guerre sainte de Muriel E-Book

Chris de Stoop

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Beschreibung

La seule femme occidentale à avoir jamais commis un attentat suicide.
Cet ouvrage raconte l’histoire vraie de Muriel Degauque qui quitta Bruxelles à bord de sa Mercedes blanche pour aller se faire exploser à Bagdad. Une femme extraordinaire minée par un chagrin extraordinaire.

Chris de Stoop s’est entretenu avec les divers protagonistes et leurs proches, il a étudié les dossiers et a suivi les traces de Muriel jusqu’en Irak où il a retrouvé l’épave de la voiture piégée et mis un terme à son récit.
Une histoire qui lève le voile sur un phénomène inquiétant, alors que des centaines de jeunes Européens rejoignent au nom du djihad islamique la guerre en Syrie, en Irak ou en Afghanistan.
À PROPOS DE L'AUTEUR 
Chris de Stoop est journaliste. Il a pris un an de congé sans solde pour réaliser la présente enquête. Outre de nombreux articles et reportages, il est également l'auteur d'une étude sur la traite des femmes rédigée à l'intention de la Fondation Roi Baudouin.
EXTRAIT 
« La paix soit avec toi, sœur », dit Muriel en s’avançant de derrière la tenture avec deux tasses de sang dans les mains. Elle sourit aux huit femmes assises sur le tapis, mais son salut de paix s’adressait surtout à Rebecca qui était venue non en patiente mais en amie. Rebecca était la petite fiancée africaine d’un ami wallon, Pascal, un converti aux yeux bleus et aux cheveux blonds qui lui avait tourné la tête et lui promettait le paradis.

C’était une vraie succession de malheurs dans la pièce : les récits des femmes commençaient systématiquement par un grand soupir pour se terminer par un inch’Allah résigné. Elles se plaignaient de toutes sortes de troubles et douleurs : maux de dos et maux de tête, stress et anxiété. D’avoir de mauvaises selles, des mains déformées ou la peau purulente. Ou de souffrir des nerfs et d’insomnie parce que leur mari ne leur parlait plus, que leurs fils traînaient dans la rue, qu’elles-mêmes ne quittaient plus la maison ou ne connaissaient personne ou ne parlaient pas la langue. Ou avaient le mal du pays.

La plupart des patientes s’adressaient à Muriel par son prénom islamique : Maryam. Celle-ci les écoutait avec compassion, leur posait quelques questions précises : âge, alimentation, maladies antérieures, médication, douleur. Avant de commencer le traitement, elle prononçait la bismillah: « Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. »

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Il y a là ce qu’aucun œil n’a pu contempler, qu’aucune oreille n’a pu entendre et qu’aucun esprit humain n’a pu imaginer.

Ibn Qayyim

On ne peut pas faire le terrorisme. C’est le fait de musulmans fanatiques qui ne suivent pas les commandements d’Allah le Très-Haut.

Muriel Degauque

JUSTIFICATION

L’autoroute de Tampa traverse l’Irak du nord au sud. Elle constitue l’artère vitale des troupes américaines et le cordon ombilical des habitants du triangle sunnite. C’est la route la plus bombardée du pays. C’est là que je suis parti à la recherche d’une épave de voiture.

La guerre sainte de Muriel est la reconstitution aussi fidèle que possible d’un événement réel, une reconstruction basée sur des entretiens avec les protagonistes et leurs proches, sur des dossiers officiels ainsi que sur des recherches effectuées sur place. D’autres informations m’ont été fournies par des personnes, des institutions et diverses sources qui figurent à la fin de cet ouvrage. Les documents, lettres et mails sont cités textuellement. De même, les conversations téléphoniques et les sessions chat s’inspirent de la réalité. Néanmoins, certains noms ont été modifiés à la demande des intéressés.

En octobre 2009, je mettais la dernière main à mon enquête. Je parcourais la route de Tampa en compagnie d’une patrouille américaine. Dans la coupole du tank, un soldat faisait tourner nerveusement sa mitrailleuse. Des oreillettes roses pépiaient sous son casque. Au moment où nous atteignions la bifurcation vers Tarmiya, un véhicule déboucha à toute vitesse dans la direction opposée.

C.D.S.

PROLOGUE 9/11

— La paix soit avec toi, frère, et la clémence et la bénédiction de Dieu.

— La paix soit avec toi, frère. Comment vas-tu ?

— Que Dieu te bénisse, louange à Dieu.

— Louange à Dieu, le Dieu de toute l’humanité.

— Louange à Dieu, elle est morte en martyre !

— Dieu tout-puissant, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ! À l’instant même, à l’instant même, oui !

— À l’instant ?

— À l’instant, elle est morte en martyre !

— Seul Dieu est grand.

— Louange à Dieu, elle est rentrée dans l’ennemi !

— Euh… l’épouse ?

— Oui, mon épouse, c’est cela. La sœur est morte en martyre !

— Seul Dieu est grand, louange à Dieu.

— Elle s’est enfoncée dans l’ennemi, trois véhicules. Des Américains !

— Dieu est grand. Où?

— À Tarmiya, près de Bagdad.

— Seul Dieu est grand, euh…

— Louange à Dieu. Moi, si Dieu le veut, demain si Dieu le veut… on va me préparer, si Dieu le veut, si Dieu le veut, je leur rentrerai dedans, si Dieu le veut !

Si Dieu le veut, que Dieu te bénisse.

— Si Dieu le veut.

ACTE UN - LES SAIGNEURS

1 – La hijama

« La paix soit avec toi, sœur », dit Muriel en s’avançant de derrière la tenture avec deux tasses de sang dans les mains. Elle sourit aux huit femmes assises sur le tapis, mais son salut de paix s’adressait surtout à Rebecca qui était venue non en patiente mais en amie. Rebecca était la petite fiancée africaine d’un ami wallon, Pascal, un converti aux yeux bleus et aux cheveux blonds qui lui avait tourné la tête et lui promettait le paradis.

C’était une vraie succession de malheurs dans la pièce : les récits des femmes commençaient systématiquement par un grand soupir pour se terminer par un inch’Allah résigné. Elles se plaignaient de toutes sortes de troubles et douleurs : maux de dos et maux de tête, stress et anxiété. D’avoir de mauvaises selles, des mains déformées ou la peau purulente. Ou de souffrir des nerfs et d’insomnie parce que leur mari ne leur parlait plus, que leurs fils traînaient dans la rue, qu’elles-mêmes ne quittaient plus la maison ou ne connaissaient personne ou ne parlaient pas la langue. Ou avaient le mal du pays.

La plupart des patientes s’adressaient à Muriel par son prénom islamique : Maryam. Celle-ci les écoutait avec compassion, leur posait quelques questions précises : âge, alimentation, maladies antérieures, médication, douleur. Avant de commencer le traitement, elle prononçait la bismillah: « Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. »

Elle plaçait deux ou quatre tasses en verre sur leur dos ou leurs omoplates. Un petit mécanisme à piston en caoutchouc fixé au-dessus de la tasse permettait d’en extraire l’air. Le vide se faisait ainsi dans les tasses qui s’accrochaient à la peau. Muriel appuyait sur le piston jusqu’à ce que le sang s’accumule sous la peau. Elle retirait alors les tasses, puis elle passait une lame de rasoir sur la peau et remettait les tasses en place. Elle suivait attentivement le processus : la chair s’ouvrait et le sang noirâtre se mettait à couler. Le sang impur.

Rebecca était béate d’admiration devant cette femme extraordinaire qui diffusait tant de confiance et de sympathie. Une jolie femme dans la fleur de l’âge, avec un charmant visage ovale et des cheveux ondulés qui dépassaient de son voile. Des yeux bruns en amande, des lèvres pleines, un nez fort et légèrement busqué, des sourcils fournis qui n’étaient pas épilés. Et aucune trace de maquillage.

Il flottait toujours une bonne odeur de pain frais ou de baklava dans cette maison située dans un quartier sinistre de Bruxelles, entre la gare du Midi et le dépôt de tram. Au rez-de-chaussée était installée une boulangerie-pâtisserie dont la porte arrière donnait sur la cage d’escalier aux murs carrelés à l’orientale. Mais ce qui frappait encore plus Rebecca, c’était que l’appartement de Muriel possédait deux portes séparées. Elle était entrée par la porte des femmes, son fiancé Pascal par la porte des hommes.

L’aménagement était très sobre. Muriel mangeait et dormait par terre, comme autrefois le prophète. Il n’y avait presque pas de meubles. Une simple chaise pliante sur laquelle était posé le Coran. Des rayonnages couverts de livres en arabe et en français.

Le sol était jonché de coussins noirs brodés à la main. Aux murs étaient accrochées des photos de la Kaâba à La Mecque et des calligraphies de sentences islamiques. Dans une cassolette brûlait de l’encens parfumé au musc pour repousser les mauvais esprits.

Une fois le traitement terminé, les patientes quittèrent la pièce, soulagées et détendues. Elles avaient de vilaines taches rouges qui disparaîtraient d’elles-mêmes après quelques jours, grâce au baume à base de cumin noir et de miel pur que leur donnait parfois Muriel. Presque toutes disaient se sentir plus légères, pareilles à un oiseau qui pourrait un peu sortir de sa cage et s’envoler. Quel que soit le mal dont elles souffraient, on y avait remédié. Et ce que faisait Muriel était le prolongement de ce que faisaient dans un lointain passé les « pieux prédécesseurs ». Sa pratique se basait exclusivement sur le Coran et la Sounnah ou Tradition du prophète, et sur toutes les indications contenues dans ces textes à propos de la santé physique et mentale – ce qu’on appelle la médecine prophétique, et plus particulièrement la hijama ou saignée islamique.

« Ce n’est pas moi qui guéris, c’est Dieu, disait toujours consciencieusement Muriel. Ce qui arrive au patient est la volonté d’Allah. Je ne suis que son instrument. »

Après la consultation, elle fit bouillir et stérilisa minutieusement les instruments. Puis elle servit du thé brûlant, sucré et parfumé à la cardamome.

Rebecca avait à peine dix-huit ans. Elle avait fui la Sierra Leone de nombreuses années auparavant et avait atterri avec sa mère dans la commune bruxelloise de Saint-Josse-ten-Noode. La jeune fille avait reçu une éducation chrétienne mais, depuis qu’elle fréquentait Pascal, elle envisageait de se convertir à l’islam.

« Ma conversion est la meilleure chose qui me soit arrivée, lui expliqua Muriel. Avant, j’étais sur la mauvaise voie. Je séchais l’école, buvais de l’alcool et me droguais. Je travaillais dans une boulangerie et quand j’avais besoin d’argent, j’en piquais dans la caisse. J’avais un horrible partenaire qui me battait.

— Et après ? » demanda Rebecca en cherchant ses mots. Elle était néerlandophone et Muriel francophone, ce qui ne facilitait pas toujours la conversation.

« Après, l’islam a donné un but et une structure à ma vie. L’islam et Issam… »

Elle semblait parfaitement heureuse avec son mari, son Issam qui était capable de fabriquer des armoires, de coudre des vêtements, de réciter par cœur des versets du Coran, d’extraire du sang, de chasser des démons et de soulever de lourdes haltères mieux que n’importe quel frimeur de ce quartier douteux. Mais, maintenant, il gardait son pantalon et ne paradait plus les fesses à l’air avec un ridicule petit slip, comme du temps où il était champion de Belgique de bodybuilding dans la catégorie des moins de 75 kilos. Ce passé, il y avait définitivement renoncé, tant de lui-même que sur l’insistance de Muriel.

Rebecca l’avait aperçu à la porte de l’appartement. Un homme costaud avec une longue barbe rousse, teinte au henné comme celle du prophète, et un torse carré où les muscles saillaient comme des câbles. Sur ce physique imposant, il portait une tunique blanche qui lui arrivait à la cheville et était aussi chiffonnée qu’une chemise de nuit au saut du lit.

Au moment où sonnèrent les cloches de l’église Saint-Antoine, Muriel révéla à Rebecca qu’elle rêvait d’émigrer définitivement dans un pays musulman où elle se lèverait le matin à l’appel à la prière du muezzin. Elle se sentait traitée par-dessous la jambe en Belgique où on se méfiait de chaque homme barbu et de chaque femme voilée. Un pays où les policiers pouvaient faire irruption dans votre appartement, feuilleter vos livres religieux et tout chambouler de leurs mains impies. Un pays où, en moins de deux, vous faisiez la une aux infos du soir en tant que « cellule dormante » d’Al-Qaïda.

Muriel était indignée par l’interdiction du port du voile dans les écoles et les institutions publiques que venaient de promulguer les autorités françaises. Cette mesure avait donné lieu à des protestations et des manifestations de femmes musulmanes dans le monde entier, mais autant chanter Malbrouck ! Son voile, trouvait Muriel, c’était son identité et une forme d’adoration, mais dès que les Belges voyaient une femme en niqab, ils avaient presque une attaque.

Muriel aurait donc aimé déménager et repartir de zéro, ce qui ne posait pas de problème car elle n’avait pas d’enfants, ajouta-t-elle. À son regard, Rebecca vit que c’était là le secret qu’elle cultivait. À sa voix, elle comprit que c’était là une chose qui n’avait jamais été dite et qui devait le rester. Un secret tapi au fond de son ventre. Dans les ténèbres de ses ovaires.

2 – Les joyaux de la femme

Printemps 2004. Le soleil perçait à travers les nuages. Les premières tables et chaises faisaient leur apparition sur la place Saint-Antoine. Les vieux Turcs sortaient leur fauteuil et fumaient la pipe à eau. Les bruits de la rue montaient vers le balcon de Muriel, au quatrième étage. Au rez-de-chaussée, il y avait un marchand de journaux, à côté de la boulangerie qui ne désemplissait pas. Puis un café, avec des jeunes qui faisaient du bruit du matin au soir. Plus loin, un snack de spécialités marocaines. Et en face, près de l’église en briques rouges, le bistrot Le Paradis.

À travers les barreaux rouillés du balcon de l’appartement de Muriel, on découvrait une des zones les plus pauvres de Bruxelles. Et une forêt d’antennes paraboliques. Muriel sortait le moins possible. Elle se retranchait chez elle, évitait de plus en plus le monde extérieur. Elle se plongeait, s’enterrait dans l’étude de l’islam. Sa foi lui suffisait. Elle ne se contentait pas, comme tant d’autres musulmans, d’accomplir la salât et le woudou – les cinq prières quotidiennes et l’ablution rituelle. Elle trouvait inconvenant de perdre son temps à s’amuser à une époque où il était si nécessaire de prendre la défense de la foi.

Sa profession était « étudiante » et sa passion « la lecture ». C’était ce qu’elle avait écrit sur le formulaire d’inscription à l’école de la rue de la Limite à Saint-Josse-ten-Noode. Ce centre, ouvert depuis peu, était de stricte obédience islamique. De l’extérieur, on ne voyait qu’une porte de garage avec un écriteau. On y donnait des cours d’arabe et d’islam ; il y avait une petite maison d’édition de livres religieux et une bibliothèque avec des ouvrages de référence et des ordinateurs. Muriel, qui venait y apprendre l’arabe tous les lundis et mardis, y restait parfois après les cours, pour étudier et s’informer. C’est ainsi qu’elle avait récemment téléchargé sur le site islamoncœur des textes sur « les herbes aromatiques du Maroc » et « le traitement de la migraine », un mal qui l’affligeait de plus en plus souvent.

Muriel, qui avait arrêté l’école à seize ans et n’avait aucun diplôme, était maintenant un crack en arabe classique. Vocabulaire, grammaire, analyse de textes, tout lui réussissait. Elle obtenait presque toujours des dix pour ses devoirs. Elle était la meilleure de la classe. La grande majorité des exercices étaient tirés du Coran ou d’autres ouvrages religieux. Et dans ces exercices à faire à domicile, Muriel ne biffait pas seulement les visages des gens, mais aussi ceux des ânes, des souris et des moutons. Au feutre noir ou avec un effaceur blanc. Car la représentation des êtres animés était interdite par l’islam strict.

Elle consacrait presque tous ses loisirs à l’étude. Elle possédait une volumineuse collection de livres dont elle s’occupait avec autant d’amour qu’un vieil horticulteur de ses roses. Elle se basait sur ces livres pour rédiger ses synthèses et ses analyses, une sorte d’exégèse à sa manière tâtonnante et hésitante. Elle avait déjà noirci des milliers de pages, d’une écriture ronde et appuyée, accordée à son caractère. Des feuilles qu’elle rangeait, soigneusement perforées, dans des classeurs à anneaux. D’arrière en avant, comme en arabe. Et toutes imprégnées de musc ou d’autres variétés d’encens.

Ainsi elle écrivit, dans une dissertation détaillée consacrée à La femme et son habillement, qu’un érudit du Moyen Âge, l’illustre Ibn Taymiyya, avait dit qu’une muslima doit toujours porter un vêtement qui la couvre entièrement lorsqu’elle sort. Le cheikh Ibn Taymiyya était une des figures de proue de l’islam salafiste. Il disait aussi qu’il était interdit aux femmes de se parfumer pour aller à la mosquée. Mais cela n’avait pas de sens, avait noté Muriel : « Si on se met sur son trente et un pour sortir, on ne va pas habillée n’importe comment à un rendez-vous avec Allah. »

D’après elle, on devait au contraire se faire belle pour Allah, comme pour son propre mari, mais on devait aussi tout faire pour cacher les joyaux de la femme, comme ses cheveux et ses seins. C’était écrit en toutes lettres dans le Coran : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines. »

Selon une tradition digne de foi, le prophète, la paix soit avec lui, avait même ajouté : « Parmi les gens de l’enfer il y a des femmes à demi nues et à demi vêtues qui marchent en se dandinant pour séduire les regards, se parant de coiffures telles des bosses de chameau penchées. » Une femme pouvait donc provoquer les hommes par ses vêtements moulants, sa façon de marcher et ses cheveux relevés, et tout cela, c’était mal.

Les hommes aussi devaient porter des tuniques amples, qui ne pouvaient cependant leur arriver qu’à mi-mollet, car le prophète avait dit : « Quant à la partie du vêtement en dessous des chevilles, elle est destinée au feu. » En conséquence, son mari Issam ressemblait à un Afghan quand il sillonnait la capitale de l’Europe sur son gros vélo de livreur, avec sa djellaba blanche flottant au vent, son pantalon de flanelle pour se protéger du froid de Belgique, et son calot de prière vissé sur la tête.

Il n’avait pas de voiture et faisait tout à vélo. Appuyant vigoureusement sur les pédales. Les mollets à l’air.

Il aidait aussi Muriel à confectionner ces longs et pieux vêtements. Ils possédaient deux grosses machines à coudre et faisaient parfois du travail à façon pour un magasin de tissus du quartier de la gare du Nord. Sans grand profit.

Bien que les docteurs de la loi ne soient jamais arrivés à un consensus sur le sujet, Muriel estimait que, parmi les joyaux qu’une femme devait cacher, il y avait aussi les mains et le visage. Pour sortir dans la rue, elle portait donc des gants noirs et un niqab noir qui ne laissait voir que ses yeux. Et ses yeux, elle apprenait à les baisser chastement, car un simple coup d’œil pouvait aussi mettre le feu aux hommes. Le regard est une flèche empoisonnée du grand démon Iblis, nota-t-elle.

Sous son vêtement couvrant, Muriel se sentait protégée et accueillie par l’oumma, la communauté des musulmans. Même si elle appartenait à une tendance qui ne représentait qu’une petite minorité. Pour être exact, elle était presque la seule de son quartier à porter le voile intégral. Mais elle se sentait mieux ainsi qu’avec sa veste en jeans et sa minijupe d’autrefois.

De toute façon, après un petit temps, vous ne voyiez même plus que tout le monde vous regardait.

3 – Perquisition 2 avril 2004

Procès verbal

Nous, Anzalone, Giovanni, inspecteur de police de la Zone Sud de Bruxelles, section drogue, portons à votre connaissance ce qui suit. En date du 2 avril 2004, nos services sont intervenus en soutien lors d’une perquisition au n° 275 de la rue de Merode, dans le cadre d’une enquête sur un vol perpétré à Ninove. Notre soutien a été requis en raison de la situation de l’immeuble en question, au cœur d’un quartier réputé « difficile », à savoir le quartier Saint-Antoine.

Nous pénétrons dans l’immeuble et nous rendons avec nos collègues fédéraux à l’appartement du dernier étage. Nous sommes reçus par un individu de sexe masculin de type nord-africain, dont les caractéristiques physiques les plus frappantes sont une barbe étonnamment fournie et une constitution très athlétique. Au fond de l’appartement, nous remarquons un individu (de sexe impossible à déterminer, ndlr) en position penchée et recouvert d’une burqa intégrale, qui ne laisse visible aucune partie du corps. Nos collègues demandent à pouvoir accéder à l’appartement, mais l’individu de sexe masculin les prie d’attendre un moment afin, nous déclare-t-il, de cacher sa compagne dans la cuisine. Les collègues acceptent.

L’accès à la pièce principale de l’appartement nous est accordé et la perquisition peut commencer. Nous constatons la présence de nombreuses publications en arabe (langue que nous ne comprenons pas, ndlr) ainsi que de plusieurs livres en relation avec le Coran. Un espace consacré à la prière est aménagé dans la pièce. L’intéressé nous confie être un ancien boxeur, ce qui explique sa forte musculature. Il nous remet sa carte d’identité ainsi que celle de sa compagne. Il s’agit de la dénommée Degauque, Muriel et de Goris, Issam. À aucun moment de la perquisition, la compagne n’est présente dans la même pièce que nous. Nous pouvons constater que les deux individus présentent toutes les caractéristiques de personnes ultra-religieuses.

La perquisition se révèle infructueuse, vu qu’aucun délit ni élément suspect n’a été découvert. Nous marquons donc que les deux intéressés n’ont rien à voir avec le dossier pour lequel a été délivré l’ordre de perquisition.

Dont acte.

4 – Le mauvais sang

Le petit cabinet de consultation d’Issam Goris était la seule pièce bien meublée de l’appartement : un bureau imposant, un fauteuil, une armoire remplie de pots et de sachets d’herbes médicinales et d’huiles essentielles de Damas, Marrakech ou Meknès. Pascal y venait régulièrement pour une hijama. Il avait souvent de violentes migraines qui lui battaient le crâne jusqu’à le faire éclater. Il voulait alors en faire sortir le mauvais sang. Dès que le sang se mettait à couler, il se sentait plus léger. La douleur refluait. La pression disparaissait. Et bien vite, sa tête ne pesait plus rien.

Ce jour-là, Pascal regardait d’un air fasciné la manière dont Issam soignait un jeune Marocain au visage torturé. Issam fit une courte prière pour implorer le secours d’Allah, puis il interrogea le garçon sur les causes profondes de ses douleurs. C’était manifestement un cas particulier.

Pascal, un type maigre et ascétique qui semblait vivre de l’air du temps, se sentit soudain bien insignifiant en écoutant Issam. Qu’était-il, lui, en comparaison d’Issam ? Un prolétaire du Pays Noir de Charleroi. Un enfant de l’Assistance. Un gamin des rues. Un petit truand qui avait fait de la taule. Un va-nu-pieds. Un béotien. Un névrosé et un naïf. Un mauvais musulman. C’est ainsi qu’il se voyait.

En Issam, il avait trouvé le grand frère qu’il n’avait jamais eu mais dont il avait toujours rêvé. Son mentor, qui lui voulait du bien, lui donnait de bons conseils et le contredisait si nécessaire. Son meilleur ami, qui ne le laisserait jamais tomber. Un homme d’un calme chevaleresque qui lui inspirait une confiance toute filiale. Dès qu’Issam entrait quelque part, il régnait en maître. Non seulement en raison de son extraordinaire présence physique mais parce qu’il possédait une force intérieure qui n’échappait à personne. Il en imposait. Tout le monde l’écoutait. Tandis que personne n’écoutait Pascal. Sauf Rebecca, son amoureuse, qu’il avait amenée aujourd’hui pour demander l’approbation d’Issam.

Ce dernier s’était vite imposé comme le meilleur saigneur de Bruxelles. Pour la communauté musulmane, il était « le hijama » et formait avec Muriel « le couple hijama ». Il ne pratiquait la saignée que sur les hommes, car il ne lui était pas permis de toucher d’autres femmes. C’était donc Muriel qui s’occupait des patientes de sexe féminin. Elle avait acquis les connaissances de base en suivant les conseils de son mari et en lisant ses livres sur la médecine prophétique. Mais Issam, lui, n’avait pas seulement les connaissances, il avait aussi le don. La baraka, la bénédiction divine. Et des mains guérisseuses.

Issam, un enfant bâtard, avait été élevé par sa grand-mère dans la médina de Meknès, une des quatre villes impériales du Maroc. À l’époque, il y avait encore dans les souks des barbiers qui appliquaient des ventouses. Ils plaçaient sur le corps une tasse ronde chauffée avec un morceau de papier enflammé. En se refroidissant, la tasse produisait un effet de succion sur la peau. Le vide ainsi créé attirait et aspirait le sang. Cette technique se pratiquait dans un lointain passé avec des cornes de vache ou des coques de noix de coco. Par la suite, on avait utilisé des tasses en terre cuite, en fer et surtout en verre. Des variantes de cette méthode existaient aussi en Europe. D’ailleurs, n’utilisait-on pas des sangsues pour purifier le sang ?

Ce n’était pas de la superstition, insistait Issam. C’était un simple élément de la foi pure et, de plus, c’était irréfutable du point de vue scientifique. D’après les chercheurs modernes, le sang secrété contiendrait beaucoup de globules rouges vieillis, c’était écrit dans ses livres. Ces globules freinaient la circulation sanguine, ce qui pouvait causer toutes sortes de maladies. La hijama régulait l’écoulement des fluides et rétablissait l’équilibre, et c’était là l’axe essentiel de la médecine prophétique : le corps et l’esprit devaient être en équilibre, tout devait être en harmonie. Même le docteur Yassin Beyens, un médecin généraliste converti à l’islam et considéré comme un leader par la communauté, en était venu à pratiquer ouvertement la saignée parce qu’elle se révélait si salutaire.

Par les hadiths – la tradition –, Issam avait appris que le prophète y recourait souvent contre la migraine et d’autres affections, même contre la sorcellerie. De préférence au niveau de la septième vertèbre cervicale. Avec les meilleurs résultats le lundi ou le jeudi, et en saison ni trop chaude ni trop froide. Les hommes en bonne santé devraient d’ailleurs y recourir préventivement une fois par an. Pas les femmes, car elles perdaient naturellement le mauvais sang durant leurs règles.

En saigneur du XXIe siècle, Issam Goris utilisait des pompes à vide de fabrication moderne et des lames stériles. Il désinfectait soigneusement le matériel pour éviter les infections. Il avait accroché aux murs des « planches anatomiques » où il avait indiqué et numéroté avec précision tous les points de saignée. Le point central était la septième cervicale, comme l’avait indiqué le prophète près de quatorze siècles auparavant.

Des gens venaient d’Anvers, de Malines et de Liège pour se faire soigner par Issam Goris et Muriel Degauque dont ils avaient entendu vanter la réputation qui se propageait de bouche à oreille dans la communauté. Il y avait même des gens qui venaient du Maroc, en fauteuil roulant ou avec des béquilles. Certains jours, des dizaines de patients se présentaient au cabinet de consultation. L’agenda de cuir d’Issam contenait beaucoup de noms, mais uniquement ceux des malades les plus atteints, des cas qui nécessitaient un suivi.

Il ne pouvait pas demander de véritables honoraires, car c’était Allah qui guérissait, pas lui. Mais il n’était pas interdit aux malades de donner quelque chose. Et il était permis d’accepter ces offrandes. Qui pouvaient s’élever à cinquante euros par consultation si le patient était reconnaissant. Ou à rien du tout, quand Issam voyait que ces gens ne possédaient presque rien. La contribution volontaire minimale, qui était depuis longtemps de vingt euros, venait d’être portée à trente euros. Oui, tout augmentait.

Selon les docteurs de la loi, il était permis de faire de la publicité, à condition que l’intention soit bonne. Issam distribuait donc dans les mosquées et les associations d’émigrés des dépliants sur la médecine prophétique. Il y avait fait imprimer le texte suivant intitulé « La hijama »:

La saignée est un traitement islamique de toute maladie qui peut toucher l’être humain. Elle est appliquée de manière préventive depuis l’époque d’Adam. Une tradition rapporte que le prophète, paix sur lui, a dit : « Gibril m’a révélé que la saignée est le meilleur remède pour l’homme. » D’après des chercheurs syriens, on peut traiter ainsi les maladies suivantes : maladie du sang, hypertension, diabète, maladie du cœur, maladie du foie, cancer, stérilité, impuissance, rhumatisme, hémorragie cérébrale, saignements internes, hémorroïdes, varices, migraine, allergies, affections cutanées, fatigue chronique, problèmes gynécologiques, empoisonnement par des moyens conscients ou inconscients…

Ici, il avait ajouté entre parenthèses : magie noire.

Au bas de la feuille figuraient son numéro de téléphone et son nom musulman : Abou Abderahmane. Esclave du Miséricordieux.

5 – Les djinns

Dans le cabinet d’Issam, le jeune Marocain se recroquevilla. Le praticien tenait sa grande main droite à plat au-dessus de la tête du garçon. Selon son diagnostic, le problème n’avait pas de cause physique ou psychique, mais était de nature surnaturelle. Un cas d’ensorcellement ? Ou le mauvais œil ? Ou encore une possession par les esprits ? Si les djinns jouaient un rôle, la médecine normale ne pouvait sûrement rien faire.

« Ô Allah, je cherche refuge auprès de Toi contre le démon lapidé, dit Issam d’une voix forte.

— Allah, Seigneur du monde, délivre-moi de ma douleur, guéris-moi car Tu es le guérisseur », répondit le garçon.

Issam se mit à réciter à pleins poumons la sourate de la vache qui est, comme chacun le sait, le texte du Coran le plus indiqué pour chasser les démons. Il prononça les versets en les soufflant sur le garçon, de manière à ce que la grâce des paroles sacrées retombe via son souffle sur le corps malade et que, simultanément, par l’imposition des mains, la force négative soit retirée de ce corps. C’était de la magie blanche et c’était parfaitement admis, contrairement à la magie noire qui était le fait du démon.

Pascal regardait en retenant son souffle. Ce n’était plus une simple saignée mais une autre partie de la médecine prophétique : la roqya, qui consiste à exorciser les esprits en récitant des versets du Coran ou des prières. En bon converti, Pascal savait que dans l’univers de l’islam il n’y avait pas seulement un Dieu, un démon, des anges et des prophètes comme dans la religion catholique qui lui avait été inculquée à l’orphelinat. L’islam comptait également une autre catégorie d’êtres : les djinns, qui habitaient sous terre, dans un monde parallèle au monde des humains. On les rencontrait surtout dans les toilettes et les salles de bains qui étaient reliées à ce monde souterrain. Et aussi dans l’écoulement des éviers, de sorte qu’il était préférable de ne pas y égoutter les pommes de terre si on ne voulait pas fâcher les djinns, car la plupart étaient franchement méchants et rancuniers.

Les djinns, créés à partir d’un feu sans fumée, étaient invisibles, mais pouvaient adopter la forme d’un homme ou d’un animal. Il y avait des djinns musulmans, chrétiens, juifs et incroyants. Il y avait des djinns mâles et femelles, ils pouvaient tomber amoureux et se marier. Ils pouvaient même, mais tous les oulémas n’étaient pas d’accord sur ce point, faire l’amour avec des humains et avoir des enfants.

Récemment, un imam de Molenbeek avait été pris en flagrant délit d’adultère avec la femme d’un fidèle de la mosquée. L’affaire était même passée à la radio. L’imam avait déclaré qu’il n’y était pour rien, que le coupable était le djinn en lui. Et les choses en étaient restées là.

Pascal avait rompu depuis longtemps avec le christianisme. Notamment parce qu’un des prêtres de l’orphelinat lui avait accordé un intérêt plus que malsain. Mais le doute avait surgi en lui dès l’enfance : il ne pouvait pas accepter, se rappelait-il, que le vin de messe se change en sang du Christ et que, de surcroît, les croyants le boivent goulûment.

Mais les djinns malveillants cadraient parfaitement avec sa vision du monde. Il était fort possible que, ici et maintenant, parmi les hommes sur terre, des forces cherchent à le mettre à l’épreuve et à lui faire prendre la mauvaise voie. Pascal essayait au maximum de respecter les règles de l’islam mais il était souvent incapable de résister à la tentation de l’alcool et des femmes.

Le jeune Marocain gémissait doucement, son corps tremblait et frémissait. Issam appuya plus fort sur la tête du garçon et se lança dans la récitation de la sourate de l’aurore :

Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux, Je cherche protection auprès du Seigneur de l’aube naissante, Contre le mal des êtres qu’il a créés, Contre le mal de l’obscurité quand elle s’approfondit, Contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds, Et contre le mal de l’envieux quand il envie.

Le garçon regarda craintivement autour de lui. Il semblait plus détendu et plus calme qu’au début. Issam décida de mettre fin à la séance.

« Au nom d’Allah, sors de ce corps et n’y reviens plus jamais, ordonna-t-il. Bismillah, bismillah, bismillah ! »

Issam Goris ne pratiquait que très sporadiquement l’exorcisme à son cabinet. Il renvoyait les cas les plus graves au centre salafiste La Plume de Schaerbeek, où il faisait souvent de la publicité pour sa pratique de la hijama, car les salafistes étaient de farouches partisans de la médecine prophétique. À La Plume, le spécialiste de la roqya était le cheikh Abou Chayma, un ancien forain devenu un des principaux cybercheikhs du net.

Rebecca, la fiancée de Pascal, fut approuvée par Issam Goris. Il lui donna sa bénédiction, puis il conseilla fortement au jeune homme de ne pas se couper entièrement de ses deux premières épouses et de ses deux enfants.

Pascal était aux anges. Rebecca n’avait que dix-sept ans quand il l’avait rencontrée dans un magasin de la rue de Brabant. Comme elle était occupée à farfouiller dans un carton de foulards, il l’avait prise pour la vendeuse et s’était adressé à elle. Elle lui avait répondu avec un petit rire coquet qu’elle ne travaillait pas là. Quand elle était sortie, il l’avait suivie. Il lui avait de nouveau adressé la parole et lui avait donné sa carte.

« Je te trouve gentille. Je peux avoir ton numéro et te téléphoner ? »

Il espérait qu’il pourrait vite l’épouser et qu’elle deviendrait une femme comme Muriel avec qui Issam était si heureux. Une femme introvertie qui vivait selon les règles de l’islam, qui trouvait son bonheur de vivre au sein de sa famille et qui cuisinait comme un vrai cordon-bleu.

Pascal ne savait presque rien de Muriel qu’il n’avait du reste jamais vue. Il n’avait aperçu que ses mains, gantées de noir, quand elle glissait le plateau par l’entrebâillement de la porte. Mais il savait que Muriel était réputée faire la meilleure harira ou soupe du ramadan de tout Bruxelles.

6 – Soupe du ramadan de Muriel

Ingrédients : coriandre, persil, haricots, tomates, oignons, huile, céleri (coupé fin), pois chiches, lentilles, vermicelle.

Mettre les ingrédients dans un peu d’eau et faire cuire doucement pendant trois quarts d’heure.

Assaisonner avec du gingembre, du poivre, du safran, du sel et de l’huile d’olive. Attention : pas d’ail dans la soupe du ramadan !

Remplir d’eau la casserole, ajouter un peu de farine et bien mélanger le tout.

Passer les légumes à la moulinette.

Préparer les lentilles, les laver et les ajouter.

Faire cuire trois minutes avec le vermicelle.

Allonger d’eau. Assaisonner la harira avec un cube de bouillon Knorr. Attention : bouillon de bœuf !

Laisser mijoter doucement.

7 – L’invisible

Dans un de ses textes sur la sorcellerie, Muriel avait indiqué comment préparer une potion contre la magie noire : « Mettre 20 gr de cassia et une ou deux cuillerées à café de cumin noir dans un litre d’eau. Chauffer jusqu’à l’ébullition, puis ôter du feu et laisser refroidir. Laisser infuser douze heures. Boire un verre la première semaine. Deux verres la deuxième semaine. Autant de verres qu’on voudra la troisième semaine. Ajouter du miel. Ne pas quitter la maison, car il y aura de fortes diarrhées. Avec la grâce d’Allah, la sorcellerie disparaîtra entièrement ou partiellement. »

Muriel se fournissait en épices orientales à Molenbeek, chez un grossiste installé derrière le Petit Château. Elle achetait surtout de la nigelle ou cumin noir, la graine sacrée du prophète, qui était très appréciée par les musulmans pieux. On en trouvait également dans les librairies islamiques, qui vendaient aussi des bâtons de siwak pour se brosser les dents. Même les scientifiques modernes reconnaissaient que la nigelle était une herbe miracle, nota Muriel, qui ne trouvait pourtant nullement nécessaire d’avoir des preuves scientifiques : « L’invisible, c’est croire en Allah, ses prophètes, la révélation, les anges, les démons et les djinns. C’est-à-dire en tout ce que l’homme ne voit pas de ses yeux, comme la vie après la mort. Croire vraiment, c’est croire en l’invisible. »

Ainsi, elle croyait dur comme fer en la magie et avait rempli des pages et des pages sur la manière de faire la roqya. Cette pratique l’intéressait manifestement au plus haut point, car elle avait toute une série de livres sur le sujet. Elle se sentait tout particulièrement attirée par les écrits d’Ibn Qayyim, un célèbre philosophe du Moyen Âge, élève d’Ibn Taymiyya et lui-même une des étoiles du salafisme. Il était l’auteur de l’ouvrage de référence La médecine prophétique, dont Muriel possédait tant l’édition arabe que l’édition française.

Ibn Qayyim estimait que la majorité des maladies étaient dues à la sorcellerie et à la possession par des djinns. Pour s’en protéger, il fallait invoquer les 99 beaux noms d’Allah, répéter en permanence des supplications et réciter les versets adéquats du Coran. Si on récitait la sourate de la vache dans une maison, le démon quittait les lieux pour trois jours. Si, malgré les récitations, un habitant de la maison devait être possédé, Ibn Qayyim conseillait de chasser les djinns en rouant de coups le corps du possédé.

Les femmes surtout étaient sensibles à ces phénomènes et ce, pour diverses raisons. Elles étaient plus émotives, et les émotions représentaient des points faibles pour la sorcellerie. Elles avaient davantage d’ouvertures corporelles par lesquelles les djinns pouvaient pénétrer. Elles étaient moins fortes dans leur foi et donc moins protégées. De plus, leurs règles les rendaient impures plusieurs jours par mois.

Voici donc quelle était, selon les textes de Muriel, la marche à suivre pour chasser un djinn :

Posez la main sur la tête du possédé et lisez-lui soigneusement dans l’oreille la Fatiha, la sourate d’ouverture du Coran.

Récitez les quatre premiers versets de la sourate Al Baqara.

Puis la sourate 2, 102.

Posez trois questions au djinn:

1/ Comment t’appelles-tu et quelle est ta religion ? (S’il n’est pas musulman, proposez-lui de se convertir à l’islam.)

2/ Quelle est la sorcellerie qui a été appliquée ? (Attention : les djinns mentent souvent ou sont hypocrites. Vérifiez donc !)

3/ Y a-t-il d’autres djinns dans le corps ? (Pour savoir si le djinn ment, demandez au malade s’il a mal à l’estomac.

Si oui, c’est que le djinn dit la vérité.)

Dites finalement au djinn de quitter le malade.

En outre, il est fortement recommandé de lire les versets prescrits du Coran au-dessus d’un bol d’eau, de manière à ce que l’eau puisse en capter la force sacrée. Le malade doit boire de cette eau matin et soir pendant sept jours et l’utiliser pour se laver.

Le possédé devra aussi écouter une heure par jour pendant un mois une cassette avec les versets adéquats du Coran. Il souffrira peut-être encore les premiers jours, mais ça devrait normalement s’améliorer.

La morale de l’histoire était, selon Muriel, que seule une foi pure pouvait vous protéger. C’était du reste le message sous-jacent de la plupart des exorcistes et des guérisseurs par la prière qui connaissaient un succès croissant dans la capitale de l’Europe : le retour à la vraie doctrine.

Muriel disposait de toute une panoplie d’invocations pour implorer l’aide divine à tout moment et dans toutes les situations possibles. Des invocations pour le moment où elle se réveillait, se levait, se mettait à table, allait à la mosquée, se rendait au marché, partait en voyage, était malade, n’arrivait pas à dormir. Contre le malheur, le tonnerre et la foudre, et surtout contre Shaïtan, le démon. Elle possédait des livres remplis d’invocations et en avait recopié sur des post-it qu’elle collait partout à portée de main. Ainsi, aux toilettes, il suffisait de lire ce post-it : « Au nom d’Allah, ô Seigneur, je demande refuge auprès de Toi contre les démons impurs, tant mâles que femelles. »

Une pauvre femme qui n’avait pas d’enfants devait, selon Muriel, réciter l’invocation suivante : « Ô mon Seigneur, ne me laisse pas seule, alors que Tu es le meilleur des héritiers. »

8 – La Quête

Sa formation à la médecine prophétique, il l’avait suivie au Pakistan, dans une médersa, raconta Issam à Pascal. « Tu te rappelles qu’après le pèlerinage à La Mecque en 2001, j’ai pris l’avion pour le Pakistan ? C’est là que j’ai appris la hijama. Avec l’aide d’Allah. »

Pascal s’en souvenait. Il avait rencontré Issam au printemps 2001, à la Grande Mosquée de Bruxelles. Pascal y venait souvent, il aimait faire son jogging dans le parc du Cinquantenaire où était située la mosquée. À quelques enjambées se trouvait un édicule abritant un relief scabreux intitulé Les Passions humaines. Et, derrière celui-ci, un grand monument en pierre blanche, à la gloire de la colonisation de « la race noire » au Congo, portant l’inscription : « L’héroïsme militaire belge anéantit l’Arabe esclavagiste ». Mais le mot « Arabe » avait été effacé par un musulman scandalisé.

L’édifice circulaire de la mosquée était l’ancien Pavillon du Panorama du Caire, un bâtiment d’inspiration orientaliste conçu à l’occasion de l’Exposition universelle de 1897. En 1967, le roi Baudouin l’offrit au roi Fayçal d’Arabie saoudite pour le remercier de sa générosité lors du tragique incendie du grand magasin L’Innovation. L’Arabie saoudite y ouvrit la Grande Mosquée qui fut, jusque dans les années 1990, le seul interlocuteur des autorités belges en matière d’affaires islamiques. La manne des ressources pétrolières permit d’y diffuser une forme d’islam appelée d’abord wahhabisme puis salafisme : un islam strict qui voulait revenir à la doctrine des salaf ou « pieux prédécesseurs ». La mosquée était réputée pour son nombre record de conversions, plusieurs centaines par an.

C’est par l’intermédiaire de la Grande Mosquée que, chaque année, un groupe de convertis était envoyé en pèlerinage à La Mecque aux frais de l’Arabie saoudite. Pascal avait eu la chance de faire partie du lot en avril 2001. Le groupe était sous la conduite d’Issam Goris, que la mosquée avait désigné comme émir parce qu’il parlait l’arabe. Ils logèrent dans une auberge de jeunesse aux portes de La Mecque et vécurent le pèlerinage sous toutes ses facettes : faire sept fois le tour de la sainte Kaâba, faire la marche entre les collines de Safâ et Marwah, boire à la source sacrée Zamzam, veiller jusqu’au soleil couchant sur la montagne ’Arafat et lancer des cailloux sur un tas pour lapider symboliquement Shaïtan. Ils se rendirent aussi à la châsse du prophète à Médine et visitèrent les grands musées. Tout au long du voyage, Issam fut leur guide-interprète enthousiaste et dévoué.

Durant ce mois d’intenses expériences était née une forte solidarité. Issam avait fait grande impression sur Pascal. Quand Pascal lui demanda pourquoi, lui qui était né musulman, il guidait un groupe de convertis, Issam lui avait raconté sa vie. Il était le fruit d’une relation illégitime entre un militaire belge originaire de Liège, Ghislain Goris, et une jeune habitante de Meknès, Fatima. Celle-ci n’avait que dix-neuf ans à la naissance d’Issam, le 6 mars 1973. Ghislain Goris les avait aussitôt abandonnés à leur sort et était parti voir ailleurs. Issam n’avait jamais connu son père, et ce fait le marquerait à vie.

Sa jeune mère Fatima avait fui elle aussi pour échapper au scandale de cette naissance et confié l’enfant à la grand-mère, une femme pour qui Issam avait une profonde vénération. Dans les années soixante-dix, Fatima sillonna l’Europe et l’Afrique du Nord en tant que danseuse de night-club. Son nom de scène était Perle. Elle travailla pour le Suisse Verlès, un impresario tristement célèbre, et occupa pendant des années une chambre à l’hôtel Century de Genève. Des problèmes de santé la forcèrent finalement à mettre un terme à cette carrière. Elle se lia avec un autre Suisse qui lui offrit une maison à Mons, en Belgique. Dès qu’elle y fut installée, le bonhomme prit le large avec une autre femme, abandonnant Fatima malade et sans travail.

Son fils Issam avait connu la dure enfance d’un bâtard dans le quartier populaire de Sidi Amar, au cœur de la médina de Meknès, un labyrinthe de ruelles où seuls les initiés se repéraient. La ville était réputée pour l’immense complexe de palais de l’ancien maître des lieux, Moulay Ismaël, surnommé Le Sanguinaire. Celui-ci avait fait construire les édifices monumentaux, les remparts et les portes par des milliers d’esclaves noirs et de prisonniers chrétiens. Mais Meknès avait aussi la réputation d’être un centre religieux où étaient nées diverses fraternités soufistes s’occupant activement de djinns et de rituels d’exorcisme.

Issam avait suivi l’enseignement primaire et secondaire à l’institution de Madame Aker, où il avait souffert en permanence des quolibets de ses camarades qui se moquaient de cet enfant sans père. Sa seule défense était d’en venir aux mains. Cette colère ravalée pendant des années, il put la canaliser à la puberté, grâce au sport. Le bodybuilding faisait alors rage dans la jeunesse marocaine, cette activité était presque aussi populaire que le foot. Des gymnases poussaient partout, l’inscription ne coûtait presque rien et les anabolisants y étaient souvent en vente libre. L’adolescent commença à fréquenter une salle de musculation, Les Étoiles du Muscle, et travailla jour et nuit à transformer son corps chétif. Il participa à des tournois au Maroc et à l’étranger. Il gagna des concours, un peu d’argent, et beaucoup de respect. Il tenait là sa revanche : le bâtard était devenu le colosse.

Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, Issam avait également été coach et prof de natation pour arrondir ses fins de mois. Il s’adonnait alors, comme le mentionnait son dossier de police, à « la boisson et la débauche ». Avec ses gains, il acheta un lopin dans un village à l’est de Meknès, dans les monts Atlas. Il commença à y construire une maison. Il y vécut un petit temps avec Khadija qu’il épousa religieusement. Mais ce mariage se termina bien vite par un divorce. En 1996, il émigra en Belgique où il s’installa à Mons, chez sa mère. Ni Issam ni Fatima n’avaient alors le profil de musulmans pieux, au contraire.

Issam devint portier de night-club. Tous les fêtards craignaient ce bagarreur, ce costaud, ce baraqué. Il partit quelques fois comme travailleur saisonnier en France, en Suisse ou en Italie où il avait de la famille. À Mons, il fut condamné pour vol à plusieurs reprises. Mais il omettait ce détail dans le curriculum vitae qu’il envoyait à des entreprises. Il y mentionnait par contre qu’il avait été figurant dans La Quête, un film américain de série B où le culturiste bruxellois Jean-Claude Van Damme jouait le rôle d’un kickboxeur défendant avec panache les couleurs américaines dans un tournoi disputé en Extrême Orient.

Dans son CV, Issam Goris déroulait un impressionnant palmarès de bodybuilder :

• 1998 – champion de Flandre, champion de Belgique ;

• 1998 – champion de France ;

• 1999 – troisième place aux championnats européens à Zagreb.

Il se fit tatouer sur le bras un aigle aux ailes déployées. Le signe des dominateurs, des vainqueurs.

Le pèlerinage de 2001 à La Mecque le toucha profondément. Quand Pascal lui demanda comment il avait redécouvert l’islam après sa vie pécheresse, Issam lui parla d’une foudroyante expérience spirituelle. Quelques mois auparavant, il avait eu une vision qui l’avait incité au repentir. « Je me suis effondré sur mon tapis de prière et j’ai pleuré tout un jour et toute une nuit. Le tapis était trempé comme une serpillière. Après cela, j’ai trouvé la vraie voie et je suis arrivé droit dans la doctrine. Avec la faveur et la grâce d’Allah. »

En Arabie saoudite, Issam noua des contacts intenses, car il projetait d’y revenir pour compléter sa formation religieuse. Il était un partisan convaincu du cheikh saoudien Madkhali. Ce cheikh, qui prônait le retour aux pieux prédécesseurs et « le rejet des pays occidentaux d’incroyance », représentait la tendance pacifiste du salafisme. Les madkhalistes étaient diamétralement opposés aux djihadistes. Issam Goris aussi.

Après le pèlerinage, Issam resta en Arabie saoudite afin de prolonger son voyage jusqu’au Pakistan. À son retour en Belgique, il suivit un cursus à la Grande Mosquée de Bruxelles et épousa Muriel Degauque, une fille de Charleroi. Elle avait six ans de plus que lui. Ils ne se connaissaient pas, un marieur de la mosquée les avait rapprochés. Il ne s’agissait que d’un mariage religieux. Le troisième pour Muriel.

9 – Acte de mariage

Au nom d’Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

Nous remercions Allah, nous le louons et le craignons. Nous témoignons qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mahomet est son prophète. Puisse Allah nous protéger contre le mal de nous-mêmes et contre ce que nous avons fait de mal.

Ce jour, selon les usages du Coran et à l’exemple du prophète, ont contracté mariage au sein de la communauté de la mosquée Al Hidaya, le sieur Goris Issam, musulman, de nationalité belge, né à Meknès le 6 mars 1973, et madame Degauque Muriel, dite Maryam, musulmane, de nationalité belge, née à Charleroi le 19 juillet 1967.

Elle accepte les conditions et les règles de la charia islamique, ce après réception de la dot d’un montant de 4000 francs belges.

Puisse Allah les bénir.

Les témoins et l’imam de la mosquée Al Hidaya, Charleroi, le 30 juillet 2001.

10 – Les Quatre Seigneuries

Tout le quartier était frappé de stupeur. Muriel et Issam descendaient du bus et se dirigeaient vers la maison natale de la jeune femme dans la cité ouvrière de Monceau-sur-Sambre. Une longue rangée de maisons de la Société du Logement Social de Charleroi, des jardinets, quelques arbres et une poignée de buissons, une série de boxes de garage. Une rue paisible, offrant une vue imprenable sur une montagne fumante, le terril des Quatre Seigneuries. Une rue en cul-de-sac, rongée par les galeries de la mine.

Muriel avait prévenu ses parents par téléphone. Elle ne s’entendait pas avec eux, mais elle essayait d’arranger les choses. Ne serait-ce que parce que le prophète ordonnait de « respecter l’utérus », c’est-à-dire les liens de parenté.

« Je me suis remariée et je viendrai vous voir avec Issam, avait-elle dit.

— Quoi ? Si vite ? Tu viens à peine de divorcer, avait rétorqué sa mère.

— Ça ne pose pas de problème pour l’islam. Ne t’effraie pas quand tu nous verras ! »

Ses parents eurent la peur de leur vie. Quant aux jeunes du voisinage, ils crurent qu’Aladin en personne avait débarqué. On n’avait jamais vu de type aussi imposant avec une longue barbe rousse et une djellaba blanche dans cette cité où la majorité des émigrés étaient italiens. Et leur petite Muriel qui portait autrefois du cuir moulant et des minijupes, qui collectionnait les petits amis, qui buvait et fumait, elle avait l’air d’une nonne maintenant, avec ses gants noirs et sa grande robe noire qui lui couvrait même le visage, à l’exception des yeux.

Ses parents étaient comme cloués au sol. Ils avaient déjà été déconcertés quand, après sa conversion, Muriel s’était mise à porter le foulard, mais ce n’était rien en comparaison de cette burqa. Ils avaient honte devant les voisins.

Jean, le père, avait travaillé toute sa vie pour la grande aciérie La Providence, mais il avait été mis en prépension après un grave accident de travail. Liliane, la mère, qui avait neuf ans de plus que son mari, avait été femme de ménage à l’école communale. Dès son plus jeune âge, Muriel avait eu des relations turbulentes avec ses parents. À leurs yeux, c’était son frère aîné, Jean-Paul, qui incarnait la perfection. Elle était l’enfant à problèmes. Difficile et rebelle. Ce que Liliane illustrait toujours par la même anecdote : « Avait-elle deux ans et demi ? Elle apprenait à parler. Pour Jean-Paul, elle disait Pampaul. Si elle cassait un vase au salon et qu’on lui demandait qui avait fait ça, notre Muriel répondait que c’était Pampaul qui pendant ce temps-là faisait ses devoirs à l’étage. » Muriel était très proche de son grand frère. Il prenait toujours sa défense quand on la grondait. Mais il était mort dans un accident de moto. De grandes photos de Jean-Paul étaient accrochées aux murs de la maison.