La guerre sur le hameau - Henri Bachelin - E-Book

La guerre sur le hameau E-Book

Henri Bachelin

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Beschreibung

C’était le jeudi 30 juillet. Il pouvait être dix heures du matin quand les femmes revinrent de la petite ville où, selon leur habitude, elles étaient allées porter au marché leurs œufs, leur beurre, leur fromage et leurs volailles. Elles revenaient paniers vides, mais chargées d’une angoissante nouvelle : on était à un doigt de la guerre. Pourquoi ? Elles ne savaient pas au juste. Ce n’est pas dans ces hameaux, ni dans ces villages, ni même dans ces communes où l’on lit un journal quand on n’a rien de mieux à faire, que l’on peut être au courant des complications de la diplomatie européenne. L’Europe ? On ne s’en fait qu’une idée si vague ! Quant à la diplomatie, on serait bien embarrassé de dire ce qu’elle représente et à quoi elle peut servir. Les femmes qui revenaient du marché avaient beau parler de l’assassinat de l’archiduc d’Autriche, on ne savait guère plus ce que c’était qu’un archiduc.

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HENRI BACHELIN

LA GUERRE SUR LE HAMEAU

1917

© 2021 Librorium Editions

ISBN : 9782383831174

Le trop fameux surhomme de Nietzsche nous a fait beaucoup de mal. Il fallait des héros supérieurs à la vie qui leur avait été destinée. Un roman dont le personnage principal ne cherchait pas à « se dépasser » tombait très bas dans l’estime de certains. « Ah ! qu’il pèse déjà sur toute notre génération ! » écrivait Lucien Jean des les premières années de ce siècle.

Tourgueneff reprochait à Flaubert « une facture, dans le récit, trop différente de la sensibilité des gens mis en scène. Cela » disait-il, « empêche l’atmosphère. »

LA GUERRE SUR LE HAMEAU

A M. GEORGES LECOMTE,

ami du Morvan.

 

On eût pu croire que c’était sans se presser que la Catherine Dareau coupait son blé à la faucille. Il n’y avait plus que son champ où l’on vit encore des épis debout. Partout ailleurs, aux alentours, ils étaient couchés et rassemblés en javelles dont plus d’une déjà, grâce aux chariots, avait pris le chemin des foineaux d’où on les descendrait un peu plus tard pour les étaler sur les aires des granges ; alors elles auraient affaire aux fléaux et l’on verrait bien qui, d’eux ou d’elles, aurait raison.

La Catherine Dareau n’avait pas l’air de se presser. Et pourtant de l’aube au crépuscule elle ne perdait pas une minute. A peine prenait-elle le temps de casser la croûte aux environs de midi : une omelette au lard, du fromage blanc sur du pain de seigle, le tout arrosé d’un pot d’eau fraîche tirée du puits. Et elle reprenait sa faucille. Peu lui importait de se piquer les doigts aux chardons : elle avait la peau dure. C’était une petite vieille de soixante-cinq ans dont on pouvait dire, à la voir, qu’elle avait « l’âme chevillée au corps ». Toujours trottinant comme une souris, depuis que Dareau était parti pour l’endroit d’où l’on ne revient pas, — si ce n’est les nuits de brume, de pluie et de grand vent, lorsque les vivants rêvent, — elle suffisait seule à tout l’ouvrage. Des hommes du hameau, la Tampole, s’étaient offerts à l’aider pour rien ; elle les avait remerciés, comme si elle avait eu à cœur de leur prouver que défunt Dareau ne lui avait été d’aucune utilité et qu’elle pouvait se passer d’eux aussi bien que de lui.

C’était le jeudi 30 juillet. Il pouvait être dix heures du matin quand les femmes revinrent de la petite ville où, selon leur habitude, elles étaient allées porter au marché leurs œufs, leur beurre, leur fromage et leurs volailles. Elles revenaient paniers vides, mais chargées d’une angoissante nouvelle : on était à un doigt de la guerre. Pourquoi ? Elles ne savaient pas au juste. Ce n’est pas dans ces hameaux, ni dans ces villages, ni même dans ces communes où l’on lit un journal quand on n’a rien de mieux à faire, que l’on peut être au courant des complications de la diplomatie européenne. L’Europe ? On ne s’en fait qu’une idée si vague ! Quant à la diplomatie, on serait bien embarrassé de dire ce qu’elle représente et à quoi elle peut servir. Les femmes qui revenaient du marché avaient beau parler de l’assassinat de l’archiduc d’Autriche, on ne savait guère plus ce que c’était qu’un archiduc. Elles avaient beau parler encore de l’Allemagne. On se disait :

— Il y a quarante-trois ans que la paix existe ; elle peut bien durer jusqu’au jour de notre mort. Nous ne demandons qu’à vivre tranquilles. Nous cultivons nos champs. Nous rentrons nos récoltes. Nous en gardons ce qu’il nous faut pour cuire notre pain. Nous vendons le surplus. Nous ne cherchons querelle à personne. Nous sommes des paysans pacifiques qui payons nos impôts. Nous allons à la messe, les uns tous les dimanches, les autres pour les quatre grandes fêtes seulement. La terre est assez grande pour que chacun en ait sa part. Ne nous mettons donc pas en guerre. Pourtant, s’il faut marcher, on marchera.

La Dareaude était dans son champ, faucille à la main, quand par-dessus la haie Borne l’appela. Lui, sa moisson était faite depuis dix jours. Aujourd’hui, sur son chariot attelé de deux vaches, il rentrait ses dernières gerbes.

— Hé ! mère Catherine ! dit-il.

Elle ne se releva même pas. Elle n’avait pas le temps.

— Quoi que tu me veux donc ? fit-elle,

— Savez-vous qu’on va avoir la guerre ? Gare à votre garçon, pour le coup !

« Pour le coup » elle se leva, sa faucille à la main, comme si de la pointe elle eût voulu en frapper Borne. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, bon vivant, et qui avait toujours le mot pour rire : la mère Catherine s’en apercevait bien.

— Qu est-ce que tu me racontes là ? dit-elle. On va avoir la guerre ? D’abord, ça n’est pas possible.

Au milieu de la paix des champs entourés de bois silencieux, cela lui paraissait en effet impossible qu’il y eût la guerre, qu’il y eût quelque part, un jour, d’autres champs labourés d’obus au lieu de l’être par la charrue, d’autres bois dont les arbres seraient coupés à coups de canon au lieu de l’être par les bûcherons.

— C’est pourtant, affirma Borne, le bruit qui court aujourd’hui à Lormes. C’est la patronne qui en vient et qui me l’a dit.

La patronne, c’était la femme de Borne. Lormes, c’était le chef-lieu de canton où habitaient le maire, en même temps conseiller général, les gendarmes, le juge de paix, le receveur de l’enregistrement, le percepteur, deux notaires, un banquier, bref, des « messieurs » très haut placés et devant qui la mère Catherine, les rares fois où elle se fût trouvée en leur présence, s’était sentie toute petite, toute menue. Elle ne doutait pas qu’ils ne fussent tenus au courant de tout ce qui se passait ici-bas. Elle n’eût pas été plus intimidée devant le président de la République qu’en face du maire de Lormes. C’était lui sans doute qui avait lancé la nouvelle. Cela lui donna à réfléchir Elle ne demanda même pas à Borne pourquoi il allait y avoir la guerre. Elle ne s’attachait jamais à débrouiller les causes : elle n’y aurait rien compris.

— Si mon garçon doit partir, dit-elle, il partira. Il fera comme tout le monde. Il ne sera pas le seul. Ton gendre aussi va partir.

C’était entre eux comme les échos d’une très ancienne querelle.

— Oh ! fit Borne, ça dépend, mère Catherine ! Ça dépend !

Mais elle le laissa là, retournant à son blé qu’elle se remit à couper avec plus d’ardeur encore, comme si elle avait dû être touchée directement par la guerre, comme si elle avait dû partir le premier jour de la mobilisation.

Le hameau de la Tampole se composait de six maisons, dont trois très anciennes et qui étaient encore couvertes en chaume ; deux autres avaient des toits d’ardoises, la dernière avait un toit de tuiles rouge sombre. Elles n’étaient pas collées les unes aux autres. Elles voisinaient cependant d’assez près, séparées seulement par la largeur de jardins où il y avait plus de légumes que de fleurs. Elles n’étaient pas desservies par une route départementale. Un simple chemin vicinal, mal entretenu, passait devant elles, les reliant indirectement à la France et au monde. Le facteur ne venait pas tous les jours : la Tampole n’avait que très peu de relations avec l’extérieur. C’était la mère Catherine qui recevait le plus de lettres, et son garçon ne lui écrivait guère qu’une fois par mois. La Tampole vivait des champs et des bois. C’était un pauvre hameau qui avait jailli de terre, autrefois, on ne savait trop comment. Indifférente à tous, son origine pouvait se perdre dans la nuit du moyen âge. Sans doute ses maisons avaient changé d’aspect. Ce n’étaient plus les huttes en torchis au beau milieu desquelles, faute de cheminée, on allumait le feu dont la fumée s’échappait à l’extérieur comme elle pouvait et quand elle le voulait bien. Et pourtant on n’eût pas été très étonné d’en voir sortir un serf en cotte, surcotte, chausses et portant de grossiers souliers de cuir à lacets, comme au temps où vicomtes et abbés ravageaient les récoltes pour le plaisir de chasser et de guerroyer. Tout à l’entour les champs et les bois étaient restés les mêmes. Et la mère Catherine ne se disait pas que, des siècles auparavant, ses ancêtres, à la même époque, avaient pareillement coupé le blé à la faucille.

A la tombée de la nuit elle fut bien obligée de s’arrêter. Elle y avait mis une telle ardeur qu’elle put se dire qu’elle aurait fini le lendemain, dans l’après-midi. Harassée, elle reprit le chemin de la Tampole. La nuit était claire et tiède. Il y avait presque autant de vers luisants dans l’herbe que d’étoiles au ciel. Des chauves-souris battaient l’air de leurs ailes molles.

Devant la maison de Borne tous les gens du hameau étaient rassemblés quand elle passa.

— Eh bien, mère Catherine, dirent-ils, et cette moisson ?

Elle annonça, non sans fierté :

— Je pense que ça sera fini demain, sur les quatre heures de l’après-midi.

Ils parlaient de la guerre. Ils ne cherchèrent pas à la retenir, sachant qu’elle ne leur apprendrait rien de nouveau. Rentrée chez elle, elle prit dans l’arche du fromage blanc, un morceau de pain, but une potée d’eau, se déshabilla et se coucha, sans même avoir allumé sa chandelle de suif. Elle s’endormit tout de suite. Elle ne pensait plus à la guerre. C’était trop loin d’elle. Sa moisson était une réalité. Durant la nuit elle rêva qu’elle coupait des épis par milliers, avec une aisance merveilleuse. Mais le lendemain matin elle retrouva debout tous ceux qu’elle y avait laissés la veille. Elle n’en fut pas étonnée.

Ce samedi 1er août, à quatre heures de l’après-midi, le concierge de la mairie rassembla son tambour et son baudrier de cuir où étaient passées les baguettes. A tous ceux qui pouvaient en ignorer il allait simplement annoncer que la mobilisation générale était décrétée, et qu’au prochain coup de minuit on commencerait le premier jour. C’eût été une après-midi pareille à toutes celles de cette brûlante période de l’année si, depuis l’avant-veille, de l’angoisse n’avait plané entre terre et ciel. Les hommes se tournaient, anxieux, vers les quatre coins de l’horizon, reniflant comme s’ils eussent déjà senti l’odeur de la poudre. Les femmes étaient tentées de joindre les mains. Les plus vieilles avaient vu 70. On avait beau leur dire :

— Tenez-vous donc tranquilles ! Ce n’est certainement ni cette année, ni l’autre, que les Allemands arriveront jusqu’ici. Nous autres, nous n’avons rien à craindre d’eux.

Elles ne voulaient rien entendre. Et puis, elles ne connaissaient que « les Prussiens » contre qui plus d’un de leurs maris, aujourd’hui défunts ou de plus en plus vieillissants, s’étaient battus « en 70 ». Les Prussiens, elles se les imaginaient, d’après des récits mille fois entendus, comme de gros hommes à moustaches rousses, qui mangeaient à pleine bouche, voraces, de la graisse et du suif, et qui trouvaient encore moyen de crier continuellement : Capout ! Capout ! Elles voyaient fermes et villages incendiés, elles-mêmes et leurs enfants inoffensifs massacrés, le bétail réquisitionné, les boutiques pillées, la ruine s’abattant sur les belles campagnes et sur la petite ville paisible. On avait beau leur dire surtout :

— Et puis, la guerre n’est pas encore déclarée. Au dernier moment tout peut s’arranger.

Elles répondaient :

— Laissez-moi donc ! Cette fois ça y est bien.

On sut que « ça y était » quand on entendit le tambour.

La grande nouvelle circula de porte en porte. On ne sut jamais comment cela s’était fait, mais il lui arriva de passer d’une maison à une autre en franchissant toute la longueur d’un espace vide, représentée par la haie d’un jardin. Il arriva même qu’elle passa par-dessus les champs et les bois pour atteindre, en même temps, tous les villages et tous les hameaux auxquels commandait, en tant que commune, le chef-lieu de canton. A la vérité, dans ces champs et dans ces bois il y avait des bûcherons, des moissonneurs et des gardeuses de vaches qui l’attendaient presque. Il y eut aussi le courrier d’Avallon qui, comme tous les jours, partit à quatre heures, mais en faisant claquer son fouet plus fort que de coutume. Malgré tout, on pouvait dire que la grande nouvelle avait des ailes. Aussitôt qu’ils en avaient été effleurés, les moissonneurs en retard, leur faux sur l’épaule, reprenaient le chemin de leur maison, ceux qui chargeaient les gerbes se hâtaient pour avoir terminé avant la nuit, les bûcherons sortaient du bois avec leur hache sur l’avant-bras, et les gardeuses de vaches rassemblaient leurs troupeaux comme s’ils avaient dû être mobilisés ; et en effet il en serait ainsi.

En même temps, dans la petite ville les femmes se réunissaient en groupes, plusieurs tenant encore à la main qui son ouvrage, qui son fer à repasser. Car c’était samedi, jour où elles ont l’habitude de donner le dernier coup au linge du dimanche. Les hommes sortaient aussi en roulant distraitement des cigarettes. Ils avaient l’air grave. Ils causaient quelques instants, puis se dirigeaient vers les cafés et vers les auberges, comme des paysans qui viennent de conclure un marché. Les uns disaient :

— Eh bien ! Ça y est tout de même !

Et les autres :

— Ma foi, autant vaut maintenant que plus tard ! Depuis si longtemps qu’on en parle !...

Une même pensée avait raison de leurs intérêts respectifs, parfois rivaux. Il avait suffi d’un roulement de tambour pour qu’ils redevinssent soldats. La plupart d’entre eux étaient mobilisables. L’armée, en un instant, venait de reprendre possession d’eux. Déjà ils se revoyaient en pantalon rouge et secouaient les épaules comme s’ils avaient senti le poids du sac chargé réglementairement. Il y avait les commerçants, qui constituaient comme l’aristocratie du travail de la petite ville, les ouvriers qui, selon leur spécialité, étaient à la disposition de qui avait besoin d’eux, les journaliers qui travaillaient à l’heure, un peu partout, au hasard. Ils fraternisaient aujourd’hui, et l’on put même voir M. Perreau, « le premier magistrat » de la petite ville, serrer les mains du fils Poitreau, qui affichait des sentiments anarchistes.

Beaucoup d’hommes se trouvèrent réunis, sans l’avoir fait exprès, devant la mairie, au moment où l’horloge allait sonner cinq heures. Le brigadier de gendarmerie apparut sur le perron. Il représentait ici la plus haute autorité militaire, si toutefois on fait exception pour le lieutenant des pompiers. On l’acclama aux cris de « Vive la France ! » Peu habitué à susciter de pareils enthousiasmes, le brigadier fit correctement le salut militaire, et se hâta de disparaître.

Ce fut un cri répercuté jusque très tard dans la nuit par les échos de la petite ville que d’habitude, à ces heures, aucun bruit ne réveillait. Et il eut beaucoup de maisons où les lampes restèrent allumées jusqu’à minuit. Comme la nuit était chaude, on avait laissé ouvertes portes et fenêtres, et de longs rectangles de lumière s’étendaient sur l’herbe et sur le gravier des chemins. Des papillons, qui jamais n’avaient été à pareille fête, venaient se brûler les ailes contre les verres brûlants. Il y eut même quelques maisons où les lampes ne furent éteintes que le lendemain matin : c’étaient celles d’où devaient partir, dès les premières heures du premier jour de la mobilisation, les jeunes hommes dont la France avait un besoin urgent.

De la petite ville, et de ses villages, et de ses hameaux, des communes du canton, et de leurs villages, et de leurs hameaux, les hommes partirent nombreux, les uns après les autres, ou par petits groupes de deux, trois, quatre. Les uns rejoignaient des régiments d’active dont ils étaient destinés à compléter les effectifs ; les autres, réservistes de la territoriale, allaient garder des voies ferrées dans la Nièvre. Ils étaient comme des fétus de paille dispersés aux quatre coins du ciel par un souffle de tempête. Ceux des villages et des hameaux que ne desservait ni chemin de fer ni diligence s’en allaient à pied, emportant un léger bagage enveloppé dans de la toile à matelas ou tassé dans un sac. Il y en avait, parmi les jeunes, que leurs père et mère accompagnaient jusqu’à la grand’route, à l’endroit où le chemin vicinal s’évase comme un estuaire. Là, pour que l’on ne se quittât pas tout de suite, les vieux faisaient des pas qui s’ajoutaient à des pas. Et ils étaient obligés, à la fin, de s’arrêter : sinon ils seraient allés avec leurs fils jusqu’aux grilles de la lointaine caserne où l’on n’aurait pas voulu d’eux. Il y en avait, parmi les réservistes de la territoriale, que leur femme et leurs enfants suivaient jusqu’au premier tournant de la route d’où l’on aperçoit le clocher. L’homme à barbe grisonnante les embrassait une dernière fois, et ils marchaient ensuite chacun vers sa destinée qu’il ne lui était pas donné de connaître. Pour atteindre la gare de la ligne d’intérêt local, ceux de la petite ville avaient moins à marcher. C’étaient deux fois par jour comme des exodes de familles entières. Mais seuls les hommes montaient dans les wagons. Quand le train s’ébranlait, les yeux des femmes étaient humides ; mais les hommes, tout en fumant cigarettes et pipes, criaient : A bientôt ! Cependant ils embrassaient d’un dernier regard l’horizon familier que constituaient pour eux ; l’Étang-du-Goulot et les bois qui descendaient du haut des montagnes presque jusqu’au niveau des eaux. Comme un secret viatique ils emportaient cette vision du pays. Et plus d’un en serait réconforté, plus tard, au bord des étangs lorrains ou parmi les marécages des Flandres.

Camuzat, le gendre de Borne, partit le cinquième jour. Il avait trente ans, et rejoignait à Cosne le dépôt du 285e. Borne s’était trop avancé en laissant soupçonner à la mère Catherine qu’il pourrait ne point partir. Auraient-ils donc eu à leur disposition, l’un et l’autre, des protecteurs tout-puissants ? Ou bien Camuzat avait-il un cas de réforme ? Il était en effet petit, maigre et pâle. Une moustache noire et mal taillée, dont il avait la manie de ronger les poils les plus longs, lui tombait perpendiculairement de chaque côté de la bouche. Mais il était solide, et capable de défier à la lutte les gars les plus forts. Borne n’avait ainsi parlé que parce qu’il n’avait pas trouvé, sur le moment, mieux à répondre à la mère Catherine. La veille de son départ, Camuzat vint lui faire ses adieux. Elle était encore dans son champ où, cette fois, des pointes de sa fourche elle retournait ses javelles tout doucement, pour n’en pas faire tomber les grains parmi l’éteule. Maintenant elle croyait à la guerre. Dans ce cadre de paix et de silence, il lui était impossible de s’en imaginer le fracas et les ravages. Mais elle avait assisté, et pas de si loin, à celle de 70 où les Prussiens étaient venus jusqu’à A vallon. Un instant le canton de Lormes les avait attendus. Est-ce que ça n’allait pas recommencer ? Sa moisson achevée, elle ne pensait plus guère qu’à son garçon dont la destinée, pour elle, s’identifiait aux suites de la guerre et les résumait entièrement. Ce matin même elle avait reçu de lui une lettre qu’il lui écrivait de Paris où depuis une dizaine d’années il travaillait comme livreur dans un grand magasin de nouveautés. Il avait trente-six ans. Il lui rappelait — si tant était qu’elle l’eût jamais su — qu’il rejoignait à Cosne, le douzième jour, le dépôt du 61e territorial. Il ajoutait qu’il aurait été heureux de revenir passer, avant, quelques jours au pays, mais qu’il était obligé de rester à Paris jusqu’au dernier moment.

— Alors, mère Catherine, dit Camuzat, c’est pour vous dire au revoir que je suis venu. On ne vous voit pas de la journée. Le soir, quand vous rentrez, c’est pour vous coucher tout de suite.

Il était facile de se rendre compte qu’il ne venait qu’à contre-cœur. Mais la mère Catherine était la doyenne d’âge du hameau. Et l’on sait, dans les campagnes, quels égards on doit aux anciens.

— C’est que j’ai à travailler, puisque je reste toute seule, répondit-elle d’un ton bourru.

— On ne demanderait pas mieux que de vous aider, riposta Camuzat d’une voix qui pouvait faire douter qu’il pensât vraiment ce qu’il disait.

— Ce n’est pas ce que je demandais, rétorqua la vieille sur le même ton.

— Allons ! fit Camuzat devenu conciliant. Allons ! ce qui est fait est fait. Et ce n’est guère le moment d’y penser.

— Tu n’as peut-être pas tort, dit la vieille qui mettait aussi les pouces. Comme ça, c’est demain que tu pars ?

— Oui, répondit Camuzat. Demain matin. Probable que je retrouverai le Jean, là-bas ?

Le Jean, c’était le garçon de la mère Catherine.

— Il m’a écrit ce matin, dit-elle, qu’il part le douzième jour. Quand est-ce que c’est donc ?

Seule, elle ne l’aurait jamais trouvé. Les calculs n’étaient pas non plus le fort de Camuzat. Il arriva pourtant à découvrir que, le cinquième jour de la mobilisation étant le jeudi 6 août, le douzième en était le jeudi 13.

— Ainsi ! fit-elle, admirative. Si elle n’avait pas tenu sa fourche, certainement elle eût joint les mains comme en extase. Il part huit jours après toi ?

Pour elle, c’était une supériorité de son Jean sur Camuzat. Et il n’eût pas fallu la pousser beaucoup pour lui faire avouer quelle pensait que la guerre serait terminée avant que son Jean n’eût pris les armes.

— Ça ne prouve rien, dit Camuzat offusqué et redevenant [redenant] hargneux. Il y aura de l’ouvrage pour tout le monde. Et, des fois, les territoriaux pourraient bien trinquer comme les réservistes.

— Il est donc « territoriau ? » dit la vieille qui n’était rien moins que familière avec les choses de l’armée.

— Probable, dit Camuzat, puisqu’il a trente-six ans. Allons ! au revoir, mère Catherine. Et portez-vous bien. Si je le vois à Cosne, je lui souhaiterai le bonjour de votre part.

— Attends donc ! dit la vieille. Et tu lui diras qu’il tâche de venir me voir.

— Oh ! vous savez, en temps de guerre il ne faut pas compter sur des permissions.

— Ça ne fait rien, répondit-elle, tu lui diras tout de même.

Elle ne lui souhaita même pas bonne chance. Et Camuzat s’en alla d’un pas lourd, sortant du champ de la mère Catherine et se disant que jamais plus peut-être il n’en foulerait les mottes de terre. On sait qui va à la guerre : on ne sait pas qui en revient.

Il partit le jeudi, à l’aube. Personne ne l’accompagna. Son père et sa mère étaient morts. Borne, son beau-père, jugeait inutiles toutes ces espèces de manifestations : puisqu’il faut se quitter, que ce soit un quart d’heure plus tôt ou plus tard, le résultat est le même. Sa femme, qu’il avait pris de bonne heure l’habitude de battre, étant de tempérament brutal, le voyait partir sans joie certes, mais aussi sans chagrin violent. Son fils, un gamin de cinq ans qui ne savait pas ce que c’était que la guerre, pensait qu’il n’allait pas tarder à revenir. Camuzat était le seul représentant que la Tampole pût déléguer aux armées. La mère Catherine vivait seule dans sa chaumière. Avec sa femme, Borne habitait une des deux maisons couvertes en ardoises, dont l’autre était occupée par Camuzat. Dans les trois autres il y avait : d’abord les Roy, deux vieux d’une soixantaine d’années ; puis les Granger, un jeune ménage dont la femme avait vingt-six ans et l’homme, borgne à la suite d’un accident, donc réformé, vingt-neuf ; enfin les Gillotte qui représentaient la bohème dans ce hameau de six feux. Il y avait le grand-père et la grand’mère, chargés, comme les Roy, d’une soixantaine d’années, leurs deux grandes filles âgées l’une de vingt-cinq, l’autre de vingt-huit ans, et trois mioches dont les pères étaient inconnus. Toute la maisonnée vivait plus sur la communauté environnante que du produit de deux champs que le vieux et la vieille cultivaient mal. Les deux filles étaient souvent parties en des expéditions qui plusieurs jours de suite les retenaient loin de la Tampole, où elles revenaient toujours fatiguées, parfois avec quelques pièces d’argent.

Camuzat connaissait le pays. Il y avait déjà vingt minutes qu’après avoir quitté le chemin vicinal il marchait sur la route de Sommée quand, arrivant à certaine borne hectométrique, il se retourna : il savait que quelques mètres plus loin un renflement de terrain lui cacherait la Tampole. Il se retourna pour revoir une dernière fois son petit pays. La matinée était lumineuse et fraîche. Le soleil se levait au-dessus des bois qui dominent Brassy. Quelques alouettes chantaient, et beaucoup d’autres oiseaux. C’était un tout petit coin de la vaste terre, et qu’il connaissait haie par haie, sillon par sillon. Il vit les six maisons dont les cheminées fumaient déjà : tout le monde à la Tampole se levait de bonne heure, l’été. Il regretta que sa femme ne l’eût pas accompagné. Dépouillant le vieil homme, il n’était plus qu’un paysan qui abandonne ses terres, qu’un mari qui se sépare de sa femme, et qu’un père, de son enfant. L’envie le prit de retourner sur ses pas. Puis il eut hâte d’être arrivé à Cosne pour écrire à sa femme.

La vie de la Tampole ne fut point bouleversée, ni même modifiée, par son départ. On pensait un peu à la guerre. On en parlait un peu, mais c’était presque pour n’en rien dire. On ignorait à peu près tout des causes qui l’avaient déchaînée et des conditions dans lesquelles les opérations commençaient à se dérouler. C’était d’ailleurs Borne qui faisait la pluie et le beau temps ; on le laissait causer, et l’on ne manquait pas de se rallier à son opinion.

La mère Catherine comptait les jours. Ils s’en allaient l’un après l’autre au-devant de son garçon, et le dernier viendrait qui le prendrait par la main en lui indiquant la direction de Cosne.

Sur six familles, il y en avait trois de touchées plus ou moins directement par la guerre. Mais, comme personne n’entendait le bruit du canon ni même ne voyait passer de trains chargés de troupes et de matériel, comme en revanche rien autour d’eux n’avait changé, que la campagne était ce qu’elle avait coutume d’être chaque année à pareille époque, comme ils ne lisaient pas plus de journaux que par le passé, ils continuaient leurs travaux. Parfois, pourtant, l’idée venait bourdonner autour d’eux comme une guêpe qui va vous piquer. Mais ils n’avaient rien à craindre d’elle. Ils ne faisaient aucun effort pour la chasser : elle s’en allait d’elle-même au bout d’une minute. Et le reste du temps leurs cerveaux étaient habités par la pensée de la moisson, du battage, de la prochaine récolte des pommes de terre et des provisions de bois à faire pour l’hiver.

Madeleine, la femme de Camuzat, s’habitua d’autant plus vite à son absence qu’elle ne courait plus le risque d’être battue. Il avait le vin mauvais, et, lorsqu’il allait à Lormes, ce qui n’arrivait heureusement guère plus d’une fois par mois, invariablement il rentrait à moitié ivre. Borne avait en vain essayé de lui faire entendre raison. Mais Borne avait d’autant moins d’autorité sur son gendre que lui-même à l’occasion ne dédaignait pas de caresser la bouteille.

Parti de la Tampole le jeudi, Camuzat n’arriva à Cosne que le matin du samedi 8 août : il lui avait fallu quarante-huit heures pour franchir une centaine de kilomètres. Aussi bien les trains ne correspondaient-ils plus, et, pour comble de bonheur, un accident d’aiguillage s’était produit entre Donzy et Cosne. Et ce fut seulement le jeudi suivant — au moment peut-être où le garçon de la mère Catherine partait de Paris — que Madeleine reçut la lettre que, dès son arrivée, son mari s’était empressé de lui écrire. Les caractères en apparaissaient lourds et grossiers. Ici, il y avait des pâtés d’encre ; là, le papier avait été crevé par le bec de la plume. Dans un coin s’étalait une tache ronde de graisse. Mais Camuzat y avait mis tout son cœur d’homme qui en voit long depuis que le malheur lui a ouvert les yeux. Il demandait à Madeleine de tout lui pardonner, jurant de ne plus recommencer s’il avait le bonheur de revenir à la Tampole après la guerre. Madeleine n’en fut pas émue.

C’était une paysanne encore jeune, mais dont le sentiment était le moindre défaut. Son visage n’aurait pas été désagréable, sans l’expression d’indifférence et de dureté de son regard. Elle s’était mariée parce que c’est dans les mœurs, mais elle ne pensait qu’à son intérêt. Parce que Camuzat était plus riche — ou moins pauvre — que le Jean Dareau, elle l’avait préféré, bien que presque officiellement elle fût depuis longtemps fiancée au garçon de la mère Catherine qui, désespéré, s’en était allé à Paris tâcher d’oublier son chagrin et de faire fortune. On racontait aussi que du plus âgé des trois mioches qui se traînaient, à peine vêtus, chez les Gillotte sur les carreaux sales, Camuzat pouvait bien être le père. A son retour du service militaire il avait en effet courtisé l’aînée des filles, qui déjà n’en était plus à un galant de plus ou de moins. Enceinte, il l’avait délaissée, prétextant que rien ne pouvait prouver que l’enfant à venir fût de lui. Et il s’était retourné du côté de Madeleine Borne.

Depuis cette époque, le hameau était divisé en deux camps de forces à peu près égales : du côté de Camuzat, son beau-père (évidemment !) et les Roy ; du côté des Gillotte, la mère Catherine (bien entendu !) et les Granger. On n’échangeait ni coups, ni même, la plupart du temps, d’allusions aigres-douces. On allait jusqu’à se réunir les uns chez les autres pour les veillées d’hiver, les soirs d’été un peu au hasard sur le seuil de l’une ou d’une autre maison : depuis six ans que l’histoire était arrivée, les esprits avaient eu le temps de s’apaiser. Seulement, ce qu’on n’avait plus vu, c’était les Gillotte entrer chez Camuzat, ni Camuzat chez les Gillotte. Son départ aurait privé de son chef un des camps, si les hostilités s’étaient vraiment continuées, ou qu’elles eussent été sur le point de reprendre.

Il fut d’ailleurs remplacé par une transfuge, qui n’était autre que la mère Catherine.

Elle jugea que, par plus d’un point, sa position ressemblait à celle de Madeleine : de l’une le fils, le mari de l’autre étaient mobilisés et, qui plus est, allaient se retrouver, sinon dans le même régiment, du moins dans la même ville. Il ne s’agissait plus d’en vouloir à Madeleine d’avoir été la cause du départ de Jean. La mère Catherine s’était habituée à sa solitude. Elle avait fini par se trouver bien dans sa chaumière, où elle pouvait tailler et rogner à sa guise. Il n’y avait qu’aux époques de rude travail et de coups de collier à donner qu’elle regrettât d’être seule, mais, Dieu merci, cela ne durait pas toute l’année. Maintenant le plus fort de son travail était fait pour jusqu’à l’été prochain. Elle battrait elle-même son blé, mais tranquillement, sans se presser, à petits coups de fléau, et soigneusement, pour ne pas laisser un seul grain dans son enveloppe. Ses bras y étaient rompus, ses reins aussi. Ce n’était pas ce qui la fatiguait le plus. Dans sa grange elle serait à l’ombre. Mais moissonner à la faucille sous le soleil brûlant est une dure besogne. Jusqu’à l’été prochain, donc, elle n’aurait pas l’occasion d’éprouver contre Madeleine de rancune renouvelée.

La poste fonctionnant mal alors, ce fut seulement aux environs du 20 août qu’elle reçut de son garçon une lettre datée du 14. Il l’informait de son arrivée à Cosne, et lui disait de ne pas s’inquiéter à son sujet. Elle voulut lui répondre tout de suite, mais depuis longtemps elle avait perdu l’habitude d’écrire. Elle savait encore lire, quoique avec difficulté. Après avoir beaucoup réfléchi, elle prit la décision d’aller trouver Madeleine. Jusqu’alors c’était la femme de Granger qui lui avait servi de secrétaire, mais voici qu’elle se sentait brusquement une grande sympathie pour Madeleine.