La Justice des ombres - Antoine Maire - E-Book

La Justice des ombres E-Book

Antoine Maire

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Beschreibung

Un réseau de nouveaux justiciers élimine des criminels auteurs d'atrocités. Mais dans leurs quêtes, violentes et viscérales, ils ne font qu'accentuer le vice. Les autorités se mettent alors sur leurs traces afin de stopper leurs actions…

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Antoine MAIRE

La justice

des ombres

Roman

Cet ouvrage a été imprimé en France par Copymédia

Et composé par Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : http://editions-lagrandevague.fr/

ISBN numérique : 978-2-38460-061-8

Dépôt légal : Mars 2023

Les Éditions La Grande Vague

 

 

 

 

 

 

 

À Garance et mes enfants.

À mes parents.

À ma grand-mère.

À Audrey, Marie et Laurence, mes premières lectrices.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Un seul mot, usé, mais qui brille comme une vieille pièce de monnaie : merci ! »

Pablo Neruda

 

 

 

 

Chapitre I

« AINSI EST NOTRE JUSTICE »

 

« Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. »

Martin Luther King

            

Verdun-sur-Meuse, 20h39.

Il marche rapidement. Est-ce le froid particulièrement intense de ce mois de novembre qui lui fait presser le pas ? Ou la simple envie de retrouver son domicile cosy au plus vite ? Il arpente cette rue étroite et éclairée sommairement par quelques lampadaires désuets. Il va rejoindre à pied comme à son habitude son immeuble situé à quelques encablures de là. Il vient de quitter le restaurant dans lequel il a ses habitudes. Il y a dîné seul encore une fois. Cet homme taciturne apprécie la solitude mais celle-ci lui pèse atrocement ces derniers temps. La nuit est déjà bien noire en ce début de soirée. Il s’amuse à regarder son ombre défiler, apparaître et disparaître à la faveur des éclairages publics. Il est comme ça Monsieur Parsan, prompt à dénicher chaque petit moment poétique que lui offre la vie et qui le rend heureux en somme.

 

Soudainement d’autres ombres se mêlent aux siennes. Il tourne la tête à droite du côté d’un escalier abrupt qui permet d’accéder au monument aux morts un peu plus haut. Deux hommes aux visages dissimulés par des tours de cou et des capuches grises accourent dans son dos. Ils fondent sur lui sans lui laisser la moindre chance de s’échapper. Et pas même de réagir. Bousculé à terre, les coups pleuvent abondamment avec une violence inouïe.

L’instituteur ne comprend pas ce qui lui arrive et, tétanisé, il n’arrive pas à alerter le voisinage. Il se demande à ce moment-là ce qui l’a poussé à ne pas rester terré chez lui, à attendre que la tempête passe comme un animal apeuré. Il était certainement venu chercher un peu de chaleur humaine dans ce restaurant de quartier à l’atmosphère intimiste et à la cuisine française reconnue au-delà des limites de la ville.

Maintenant il se trouve dans une situation tragique dont l’issue funeste se dessine au fur et à mesure qu’il reçoit les chocs métalliques sur tout son corps, au plus profond de sa chair et de son être. L’un des bourreaux manie sa matraque télescopique avec précision et ne retient aucunement ses gestes. Au contraire, il appuie ceux-ci avec acharnement et frénésie. L’autre fait le guet. Il est agité et tourne la tête dans tous les sens, à l’affut. Après quelques secondes qui lui paraissent des heures, l’instituteur gît sur le sol, la face contre terre et le goût du sang chaud qui s’enfuit de sa bouche. Le liquide rouge dévale la rue gelée des « Vieux Pavés » en une flaque visqueuse. Est-ce dans cet endroit banal qui sent l’urine de chien et de fêtards du week-end qu’il vit ses tout derniers instants ? Il tente de se remettre debout, sans succès. Il se tient maintenant le buste relevé, les jambes pliées, les genoux sur le sol humide. Ses mains flottent dans les airs comme boucliers futiles des prochains coups à venir et que son corps appréhende déjà.

 

Un des agresseurs lui fait face. L’autre se positionne derrière lui et sort de son sac à dos une baïonnette, de celle dont les poilus de la Grande Guerre se servaient. Il l’enfonce lentement dans la chair de sa victime au niveau de l’omoplate gauche. Lentement comme pour mieux profiter de l’instant et de la souffrance atroce que cette torture fait endurer à sa proie. Manifestement Yannick Parsan ne mérite pas un coup de grâce aux yeux de son tortionnaire. La mise à mort n’est peut-être pas le but de cette expédition. Le supplicié émet un cri d’une rare intensité, étranglé dans sa gorge nouée. Celui d’une détresse profonde. Celui de la terreur. Celui d’un homme qui se voit mourir et qui ne peut rien faire pour l’empêcher. Celui des dernières respirations. Dans son oreille, droite il entend dans un souffle humide ces quelques mots, « Ainsi est notre justice ».

Puis il reçoit un coup de pied au thorax qui le propulse en arrière. Sa tête cogne le bitume dans un bruit sourd.

Allongé sur le sol, les yeux grands ouverts mais l’esprit éteint, l’instituteur semble fixer ses deux agresseurs qui s’éloignent dans la précipitation et sans panique. Au bout de la rue ils découvrent leurs visages nonchalamment et prennent des directions opposées. Avant de se quitter, le plus grand des deux avertit son complice, « Ne cours pas. »

Les deux ombres disparaissent aussi furtivement qu’elles sont apparues. Plusieurs centaines de mètres plus loin, sur un pont en pierre traversant la Meuse, la baïonnette est jetée à l’eau.

 

Dans la pénombre d’un balcon surplombant la rue du drame, une silhouette avait tenté de se faire oublier. Quand les agresseurs furent partis, elle se pencha timidement pour observer la scène puis fila aussitôt à l’intérieur d’un appartement.

À la lumière terne des réverbères, l’existence prête à s’éteindre d’un instant à l’autre comme une ampoule qui clignote, le destin de l’instituteur a pris une tournure des plus définitives.

 

Verdun-sur-Meuse, 20h43.

Promener son chien est toujours un plaisir pour le vieil homme. Son habitation du deuxième étage du petit immeuble au numéro douze de la rue des « Vieux Pavés » n’est qu’à quelques pas. Pourtant depuis quelques jours, il est agacé. Le rhume qu’il traîne ne semble pas vouloir le quitter et il se mouche à intervalles réguliers. Malgré ses légers soucis de santé passagers, il quitte volontiers son modeste logis et sa compagne pour un tour des environs. C’est ainsi qu’été comme hiver, il ne rechigne jamais à la corvée. Il aime son animal de compagnie, mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle il brave si régulièrement les intempéries depuis tant d’années. Ces virées canines sont aussi l’occasion pour lui de faire une halte au bar du coin de la rue. Quand il passe la porte, le barman connaît le rituel. Ce dernier doit servir un grand rouge dans un verre ballon de vingt centilitres. Il a deux minutes, pas une seconde de plus, pour accomplir son geste sans quoi le vieux monsieur s’impatiente et le fait savoir à tous les clients présents en tapant sa pièce de monnaie sur le comptoir. Le vieux ingurgite l’acide breuvage, toujours le même, toujours le moins cher, d’un trait sec et en commande un autre, qui sera toujours le dernier. Il paie avec le compte juste et repart aussitôt. Ainsi le pauvre caniche à poil blanc au bout de la laisse se voit amputer de cinq minutes ses balades quotidiennes. Car le trajet est minutieusement chronométré par sa maîtresse qui attend son retour et celui de son mari. Ils fêteront leurs noces de diamant dans quelques jours. Ils s’aiment par habitude. Ils ne vont plus ensemble, ils se supportent difficilement et ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre tant ils se sentiraient perdus seuls après une longue existence commune.

En ce jour férié, le pauvre Monsieur a manqué de peu de tomber à terre foudroyé par une crise cardiaque en découvrant le corps de l’instituteur gisant sur le sol et baignant dans une mare noirâtre. À plusieurs reprises il a dû empêcher son chien de renifler ce fluide si appétissant pour un animal carnivore, si répugnant pour un humain. Le vieux monsieur se presse de donner l’alerte en sonnant à la première porte alentour. Il n’a pas eu assez de force pour retourner chez lui. Cette fois-ci il aura une bonne raison de rentrer en retard de la promenade vespérale. En attendant d’être rejoint par des voisins avertis, il s’assied sur la marche d’entrée d’un commerce à proximité. Il a la nausée et la tête lui tourne. Puis soudainement un frisson intense lui traverse tout le corps. À quelques minutes près, peut-être même quelques secondes, il aurait certainement croisé les auteurs de ce crime abject. Car il ne fait aucun doute pour le retraité mécanicien à la vue du corps : sa découverte macabre est l’œuvre d’un esprit sadique.

 

 

Chapitre II

« LA BELLE ÉPOQUE »

 

« Et chaque fois qu'il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s'efface. »

Jules Romains

 

Haut des marches du Monument à la Victoire, Verdun-sur-Meuse, 06h18.

Le commandant Ravoir arpente les rues de Verdun. Il y vécut heureux jusqu’à ses dix-neuf ans. Il avait quitté sa ville natale après le lycée pour suivre une brillante carrière à Paris. En pleine ascension professionnelle, il avait fait une demande de mutation pour revenir dans sa région de cœur, à l’étonnement général de ses collègues et de sa hiérarchie. Cette sollicitation pour un poste manquant d’ambition contrariait ses opportunités futures.

 

Il s’imprègne, reprend ses marques en prévision des quelques mois, quelques années peut-être qu’il va passer ici. Depuis qu’il travaillait en Île de France, il ne revenait qu’une à deux fois par an. Durant ses courts séjours, certains changements brusques lui sautaient aux yeux. Tandis que d’autres, lents et insidieux, qu’il ne remarquait pas au premier abord, transformaient malgré tout en profondeur les lieux de son enfance. Des endroits qui avaient compté pour lui et qui disparaissaient parfois du jour au lendemain. Ils appartiennent dorénavant au passé et en les ayant connus, Ravoir se rend compte qu’il a beaucoup vécu et que son sablier a plus de grains en bas qu’en haut. Combien de grains peut-il encore espérer ? Ici un bar avait fermé, une véritable institution. Personne n’aurait imaginé qu’un jour ce lieu puisse s’arrêter d’exister. Et pourtant, il n’en restait que des vestiges sur la façade comme cette enseigne colossale en bois sculpté toujours intacte. Là un restaurant était né des décombres d’une ancienne usine de meubles.

 

Sa ville change, bouge, se modernise. Au détour de cette avenue une résidence de standing a poussé dans cet ancien terrain vague. Le gymnase qui jadis voyait la magnifique association de cirque y donner ses représentations est devenu un complexe sportif flambant neuf et l’ancien cinéma des remparts a été transformé en bureaux de co-working. Il a vu disparaître la boîte de nuit de ses premières soirées, le snack de ses déjeuners de lycéen. Il se souvient de Mokhtar, le patron, qui jouait aux échecs un brin alcoolisé le temps que les steaks cuisent et que les frites dorent dans l’huile bouillante. Il perdait souvent. Très commerçant il laissait surtout gagner ses jeunes clients affamés.

 

Le coiffeur de la rue de la « Digue » n’existe plus lui aussi. Une porte violette. Un seul siège en cuir marron large et confortable, un grand miroir orné de dorures, une imposante plante verte qui montait jusqu’au plafond. Patrick rafraîchissait toutes les têtes des environs. Souvent des amis ou de simples commères du quartier occupaient les deux fauteuils destinés normalement à faire patienter la clientèle. L’ambiance était si conviviale qu’on y buvait volontiers une bière de temps à autre. Certains anciens habitants, partis vers d’autres horizons, profitaient d’une visite à Verdun pour se faire coiffer, rien que pour le plaisir de discuter avec lui. Il n’est plus là aujourd’hui pour saluer Ravoir et s’occuper de sa tignasse autrefois noire et épaisse.

 

Ravoir s’émeut de redécouvrir la cité de ses premières amours, bagarres, cuites et cigarettes. La ville des copains, des joies et des peines de l’immaturité. Il la reconnaît, mais elle lui semble pourtant un peu étrangère. Aujourd’hui alors qu’il va avoir cinquante ans dans quelques semaines, il y revient pour de bon. Les visages familiers sont moins nombreux. Les enfants des amis ont grandi et ces nouveaux adultes ne le connaissent pas bien et pour ainsi dire pas du tout. Quelques potes ont déménagé. Souvent vers le Sud, parfois à l’étranger. D’autres sont morts.

Il doit apprivoiser à nouveau son environnement et s’installer pour de vrai, pas simplement poser ses valises. Il doit s’amarrer. Pas facile de refaire sa vie là où on en a déjà laissé une.

Il a marché une heure sans s’en rendre compte. Il est passé presque partout dans la ville.

Il savoure la joie de retrouver une commune à dimension humaine, mais rien ne lui manque pour autant. Il respire à pleins poumons. La fin du voyage doit certainement se faire ici. Retourner sur ses propres traces avant le grand saut, c’est un comportement animal. Ravoir est un instinctif.

 

Après une halte rapide dans son troquet préféré pour un café bien chaud pris au comptoir et une lecture en dilettante du quotidien régional, il va rejoindre ses obligations et son bureau pour sept heures précises. Il est ponctuel et surtout il travaille dur, comme un forcené, souvent jusqu’à l’épuisement mental. Lève-tôt avec des tendances à l’insomnie, il affectionne les longues promenades pour s’ouvrir l’esprit et mieux se focaliser ensuite sur les affaires en cours. Et une de ces affaires l’obsède tout particulièrement depuis peu : celle des « soldats de VIDAR. »

 

 

Chapitre III

« NOS LIGNES OPPOSÉES »

 

« Il n'y a rien de négatif dans le changement, si c'est dans la bonne direction. »

Winston Churchill

 

Commissariat de Verdun-sur-Meuse, 07h15.

L’espace de travail de Ravoir est agencé de façon minimaliste, peu de décoration, quelques photos en noir et blanc de Verdun aux murs, une ou deux en couleur aussi et à différentes époques surtout. Et bien sûr des images de sites historiques majeurs, tels la Citadelle ou l’Ossuaire de Douaumont. Ravoir aime l’histoire et la géographie, c’étaient les matières pour lesquelles il était le plus doué durant son parcours scolaire. Dans l’armoire destinée aux archives, se trouvent une babiole sans aucune valeur, ni sentimentale ni pécuniaire, quelques stylos, une agrafeuse, une pile imposante de dossiers et quelques classeurs étiquetés. Sur le bureau, un objet insolite est positionné à l’angle, un obus français de soixante-quinze millimètres, retrouvé dans le jardin d’un ami qui creusait une cave. Ravoir l’avait récupéré et fait désamorcer.

La poussière autour de cette munition s’amoncelle. La femme de ménage n’a pas été mise au courant qu’il n’y avait aucun risque et Ravoir s’en amuse. Un ordinateur portable trône au milieu du bureau, rien d’autre, et surtout pas le moindre effet personnel. Ravoir aime l’efficacité et cherche à concentrer ses pensées sur son travail, rien ne doit le détourner de celui-ci.

 

Arrêter de fumer lui a semblé être une évidence. Il avait trouvé dans les bâtonnets de réglisse un exutoire à son sevrage. À cette heure matinale, il se bousille littéralement les dents sur l’un de ces bouts de bois parfumés dans son burlingue inchauffable et décrépi du commissariat de Verdun. Malgré cela, il aime l’endroit qui a gardé le cachet de l’ancien, celui du début du vingtième siècle.

 

Le jour n’est pas encore levé et la pluie qui tombe abondamment depuis peu le déconcentre. Elle ne semble pas vouloir s’éloigner. Ravoir jette de temps en temps un œil par la fenêtre. La météo ne lui donnera pas de baume au cœur aujourd’hui. Il en aurait eu bien besoin pourtant. La balade nostalgique de l’aurore s’est transformée en mélancolie stagnante. Les gouttes ruissèlent les unes après les autres et se poursuivent sur les carreaux épais des vitres.

 

Le lieutenant Isabelle Gauth, « sa fiancée », comme il aime à la désigner, apparaît dans l’encadrement de la porte d’entrée.

— Bonjour Gérard. T’as bien dormi… sans moi ?
— Commandant !!! Et vous me vouvoyez ! lui répond sèchement Ravoir.

Gauth recule d’un pas devant cet accueil inhospitalier. Elle a suivi son supérieur âgé de quinze ans de plus qu’elle dans son retour aux sources. Elle a mis de côté son existence à Paris pour fonder quelque chose avec lui. Elle rêvait d’intégrer la police d’intervention d’élite, le renommé et si convoité RAID. Elle n’avait jamais trop bien su s’expliquer comment elle était tombée follement amoureuse de Ravoir. Elle admirait le professionnel qu’il était. Cet homme qui apaisait son besoin de sécurité. Cet homme avec un avenir, une vie bien rangée et sans excès. Car elle avait connu trop de mésaventures et de revers en s’entichant d’adolescents attardés et instables mais à l’existence ô combien palpitante. Ravoir savait se montrer si tendre quand il le voulait bien. Derrière sa peau d’ours mal léché au travail, il savait faire renaître de temps à autre l’être romantique qui avait réussi à la séduire. Et puis il n’a jamais utilisé la violence, qu’elle soit psychologique ou physique, dans leur liaison. Contrairement à tous ces machos aux gros bras et à la grande gueule qu’elle avait connus, et dont certains étaient allés jusqu’à tenter de lever la main sur elle, se prenant pour de vrais mecs. Des gars dont la fierté est de partager la vie d’une femme docile et obéissante et non celle d’une personne épanouie et libre. Elle avait réussi à briser ses schémas amoureux. Mais dorénavant le manque de passion, d’aventure et même d’exotisme dans sa relation avec Ravoir pesait à Gauth chaque jour un peu plus. La routine commençait à l’abîmer, à l’user à petit feu. Dans son esprit, le contrat était clair, elle acceptait de venir vivre ici pour passer toutes les étapes que franchissent les couples un jour ou l’autre. Et le temps pressait dorénavant. L’a-t-il bien compris ?

— T’es sérieux là ? 

Le ton un tantinet radouci, Ravoir s’explique :

— Il pourrait y avoir des collègues dans le service.
— Il n’y a que nous à l’étage à cette heure-ci. Et de toute façon, tout le monde sait pour nous deux ! souffle Gauth.

Ravoir est bourré de principes et de moralité. Il assume parfaitement son penchant vieille France et sa droiture à toute épreuve.

— J’avais imaginé jouer à la collaboratrice dévouée, mais tu sembles loin du délire, tente Gauth afin d’attirer l’attention de son petit ami.

Ravoir tourne la tête dans la direction de la porte.

— Pardon ? Ici… Jamais !!! Tu entends ?

Gauth est un peu choquée. Gênée, elle se passe la main dans les cheveux et se gratte l’arrière de la tête frénétiquement. Ce tic soudain souligne sa surprise face à l’attitude de son compagnon. Elle est une femme pétillante, sportive, au charme naturel fou et à l’esprit vif.

Elle le sait, elle ne pourra se contenter d’une vie morose. Elle aimerait le faire comprendre à Ravoir, elle a si souvent essayé dernièrement. Mais il a changé. La joie de vivre semble le quitter peu à peu, par petites miettes. Obnubilé par son travail, obnubilé par une enquête à vomir et qui prend toute la place. Elle ne le reconnait plus et ne le comprend pas. Il se renferme chaque jour un peu plus. Elle est battante, néanmoins est-elle prête à en supporter davantage ? Démunie, elle ne voit pas comment l’aider et apaiser ses tourments. Les prétendants se bousculent aux pieds de cette femme séduisante en tout point. Elle ne résistera peut-être pas encore très longtemps.

— Écoute Isabelle, je…
— Tu m’appelles par mon prénom ? L’ambiance se réchauffe on dirait.

Elle laisse un silence s’installer. Au bout d’un instant, elle poursuit affectueusement.

— Allez viens au moins boire un café avec moi chez Mimi, elle a ouvert un peu plus tôt aujourd’hui.

Ravoir, un brin désolé, marmonne :

— Oui mais… une autre fois peut-être. 
— Une autre fois, comme d’habitude, rétorque Gauth en levant les yeux au ciel.
— C’est bon arrête, répond Ravoir agacé.
— C’est bon j’arrête comme d’habitude. Tu bosses sur quoi qui te rend si agréable ?
— C’est la clope qui me rend nerveux, je bosse sur… les autres, les connards de VIDAR quoi ! se justifie Ravoir.
— Encore ? Ça vire à l’obsession. T’en as pas marre de courir après eux ?
— Certainement pas ! Certainement pas depuis qu’ils existent dans MA région ! Certainement pas depuis l’agression infâme d’avant-hier !

Gauth le regarde avec gravité.

— C’est eux ?
— Oui, ils viennent de revendiquer.

Ravoir se lève de son siège et se rend à la fenêtre pour observer les premiers rayons du soleil qui se mêlent à l’obscurité déclinante. La pluie s’affine et le vent souffle de plus en plus fort, faisant tomber les dernières feuilles d’arbre qui résistaient encore. Les mains croisées dans le dos et la posture droite comme un i, il ne dit mot.

Après quelques secondes pesantes, le lieutenant rompt le silence :

— Reconnais qu’on a du mal à s’apitoyer sur le sort de l’instit.

Le commandant se retourne brusquement et lui lance un regard noir, réprobateur. Gauth l’affronte.

— Ne me regarde pas comme ça, la moitié des collègues pensent comme moi, la moitié des gens pensent comme moi.
— Tu crois encore à la justice après tant d’années de service ? insiste-t-elle, semblant vouloir le convaincre.
— Je crois à l’ordre. 

Gauth crispe ses mains et fait les cent pas dans la pièce.

— Travail-Famille-Patrie ! Je sais de qui tu tiens.
— Respecte mon aïeul s’il te plaît ! s’insurge Ravoir.
— Ah bon et en quel honneur ? ironise Gauth.
— Mon arrière-grand-père s’est battu durant la Grande Guerre et a résisté pendant la seconde, ça devrait te suffire.
— Tu passes un peu vite la partie où il a copiné avec les Allemands, s’esclaffe Gauth.
— On en a déjà parlé. C’était une période compliquée. S’il y avait plus de gens comme lui aujourd’hui, on ne serait pas dans ce merdier, se défend Ravoir.

Gauth perd ses nerfs.

— PUTAIN Gérard, tu parles comme un vieux con réac. Je supporte de moins en moins.
— Dis-moi, quoi au juste ? Vas-y ! rétorque Ravoir sur le ton de la provocation.
— Arrête Gérard. Arrête avec ton intransigeance, tes grands airs. Sors de ta bulle.

Elle se rattache les cheveux avec énergie.

— Prends tes distances avec l’enquête, elle te dévore, lance-t-elle en supplique.

Elle reprend son calme. Seules ses mains tremblent un peu.

— L’instit est coupable, intéresse-toi aux vraies victimes. Elles ne manquent pas.

Ravoir s’approche de Gauth. Il tend son bras droit, l’index pointé vers elle.

— Et s’il est innocent, Isabelle ?
— Le corbeau ne s’est jamais trompé, lui rétorque Gauth instantanément.

Le commandant Ravoir se retourne vers la fenêtre et croise les bras.

À nouveau sa bouche n’émet plus un son.

Gauth l’observe, décontenancée, tout en reculant vers la porte.

— Tu vas t’abîmer et… tu vas me perdre.

Gérard ne relève pas les derniers mots d’Isabelle, déjà replongé dans ses pensées.

Il ne remarque pas que le lieutenant quitte lentement la pièce, la tête baissée. La kickboxeuse, championne régionale, a perdu un round ce matin.

 

Café des Courses, 10h16.

Stéphane Chavenant ne peut détacher le regard de l’écran habitué à recevoir, quand il y en a, les matchs de football, de rugby ou les retransmissions du tour de France. Les coutumiers de l’endroit sont peu nombreux, assis de façon dispersée à quelques tables vintages en Formica rouge et bordées d’une languette d’aluminium qui ont bien vécu. Ils jouent frénétiquement aux jeux de grattages, cochent des numéros du loto sur leur grille ou tentent de deviner les chevaux gagnants du prochain tiercé. Pour certains l’activité dure du matin au soir. La bière est la boisson phare de l’établissement, en témoignent les six becs de pression prêts à déverser le liquide jaunâtre aux amateurs de mousse. De la blonde toute l’année. De la blanche durant l’été et les spéciales à Noël. Le pastis a aussi la part belle dès onze heures du matin. Assis au comptoir du bar, tout au bout, loin des autres clients, Chavenant est consterné de ce qu’il voit. Son ami, Loïc Petravieno, chef d’entreprise également, lui tient compagnie.

— Et voilà ça devait arriver, c’est devant nos yeux. C’est pas vrai !!! BORDEL !

Aussitôt inquiet d’avoir pu attirer l’attention, Stéphane s’arrête net de parler.

Loïc ingurgite une gorgée de sa pils ambrée puis repose sa boisson sur un sous-bock imprimé au logo d’une marque de bière belge célèbre.

— Calme-toi. Attendons d’en savoir plus.

Petravieno n’est pas inquiet de nature. Il a le caractère fort de ceux qui se sont octroyés leur réussite. Fils d’immigré, il n’était pas destiné à devenir cet homme riche et craint en raison d’un charisme hors norme et d’une autorité naturelle. Dur en affaire, sévère avec ses collaborateurs, exigeant avec ses proches, impitoyable avec ses opposants, il mène sa vie d’une main de fer, voulant tout maîtriser, tout contrôler.

Sans patrimoine familial, il a été très difficile pour lui de réussir et de se hisser en haut de la pyramide. L’ascenseur social ne fonctionne pas sans beaucoup d’énergie déployée. Il a commencé la partie de Monopoly avec moins de billets en poche et un dé pipé au départ. Selon les critères de Petravieno, l’accomplissement personnel se mesure à la puissance et au pouvoir acquis. Ils sont ses leitmotivs et lorsqu’il se lève chaque matin, c’est avec l’intention d’aller toujours plus haut, de devoir se battre pour prendre, attraper, posséder, s’approprier ce qu’il désire. L’argent n’est qu’un moyen pour y arriver. Mais certainement pas le seul. Issu d’une famille nombreuse, il a vite compris qu’il fallait se démener pour exister, se démarquer, manger en premier dans la gamelle. À dix ans une leucémie a bien failli l’emporter. Chaque minute qu’il respire depuis, il la voit comme un bonus à savourer.

Stéphane se rapproche de Loïc et lui chuchote, prudent, au-dessus de l’épaule :

— Les chaînes d’infos sont en boucle depuis ce matin, « Les soldats de VIDAR se sont probablement trompés de cible... Un père de famille en a fait les frais…, Jusqu’où iront-ils ?... Ils tuent au hasard !... » Tu vas voir qu’on va finir par nous tomber dessus.

Il reprend sa respiration.

— Depuis le temps que j’te le dis, il faut nous organiser davantage !

Petravieno ne peut qu’acquiescer, leur jeune réseau a besoin d’un coup de ménage sans plus attendre.

— Ok. Réunis-les.
— Qui ça ? Le comité ? Tout le comité ? Mais t’es fou, pas maintenant, c’est trop risqué !
— Ne discute pas, il faut agir vite, le sermonne Petravieno.

Stéphane sait mieux que personne d’autre qu’il est périlleux de réunir tous les cadres de leur lutte dans un même endroit. Il faut en amont choisir un lieu sûr, informer les membres dans la plus grande discrétion. Quelques coups de téléphone ne sont pas envisageables. Alors même que la police cherche à leur mettre la main dessus, il ne faut pas éveiller le moindre soupçon et c’est à lui qu’incombe le rôle d’organisateur de cette assemblée exceptionnelle et gorgée de périls.

Les deux amis d’enfance quittent le bistrot. L’enseigne lumineuse scintille. Une des lettres ne fonctionne plus depuis bien longtemps. Le patron a la flemme, et la radinerie, de la changer.

Adolescents, Stéphane et Loïc aimaient se retrouver ici quasiment tous les jours. Ils séchaient les cours pour des heures de babyfoot et quelques tentatives de drague souvent ratées. Ils y passaient aussi leur week-end dans ce boui-boui. L’hiver, la journée filait au gré des parties de flipper et de fléchettes. L’été, en terrasse dans la cour arrière du troquet, en bordure du ruisseau, ils regardaient passer les filles et jouaient aux cartes avec le patron. Son épouse le prétendait trop feignant. Pour les autres, il était le tenancier toujours souriant et serviable. Quelques fois le vieux taulier leur préparait un barbecue. Il affectionnait ces jeunes qui lui donnaient de l’énergie et leur maigre argent de poche. Loïc était le plus débrouillard. On commençait à entrevoir chez lui le grand chef d’entreprise qu’il allait devenir. Stéphane bien plus réservé n’en avait pas moins une intelligence rare, celle de l’affectif et des rapports humains. Tous les deux n’étaient pas du même monde. Un homme plein de rêves et de rage d’un côté, un héritier de l’autre. Beaucoup reprochent encore à Petravieno de se servir de son meilleur ami comme faire-valoir, comme bras droit, comme celui à qui il peut déléguer les sales besognes. Rien d’étonnant, Loïc ne semble se lier aux autres qu’uniquement pour servir ses intérêts. Avec Stéphane cependant, les choses étaient peut-être différentes.

 

C’est une anecdote qui avait scellé leur amitié, celle qui avait vu Loïc venir au secours de Stéphane pris à partie par deux vendeurs de shit venus le racketter sur fond de harcèlement scolaire. Loïc avait pris Stéphane sous son aile protectrice. Ils avaient trouvé dans leur relation un équilibre. Une fois adultes, quelle que soit la saison, le troquet était resté leur endroit de rencontre favori pour un café ou un repas pris sur le pouce bien que le lieu eût perdu de sa superbe et n’attirât plus les jeunes lycéens. Ils avaient été remplacés par des accidentés de la vie, des sans famille, des traîne-trottoirs, des ventouses à comptoirs et des myriades de joueurs compulsifs. Cette atmosphère nouvelle n’était cependant pas pour déplaire aux deux amis, leur réussite sociale s’en trouvant valorisée au contact d’un microcosme modeste.

Loïc et Stéphane doivent maintenant éclaircir les faits de l’avant-veille et débusquer les usurpateurs de leur combat obscur. La pureté fantasmée de leur idéal les écarte de la raison. Ils se confortent mutuellement dans une aventure qui va se révéler hasardeuse et criminelle.

 

Chapitre IV

« AVEC OU SANS VOTRE CONSENTEMENT »

 

« Le pouvoir s'il est amour de la domination, je le juge ambition stupide. Mais s'il est acte de créateur et exercice de la création alors le pouvoir je le célèbre. »

Antoine de Saint-Exupéry

 

Autoroute A4, à proximité de Reims, 06h17.

Petravieno n’aime pas prendre sa voiture pour se rendre à Paris. Le train l’y emmène en moins d’une heure chaque semaine mais les grèves l’en empêchent cette fois-ci. Il n’aime pas les grèves, il n’aime pas les syndicats, il n’aime pas les imprévus, il n’aime pas les Français moyens. En fait, il n’aime pas grand monde, Petravieno. Excepté son cercle familial très rapproché, son cocon, son repos du guerrier. Il est un mari respectueux. Enfin tant que sa femme gardera le rôle qu’il lui a octroyé, celui d’une mère au foyer qui gère parfaitement les affaires courantes. Il voue un amour inconditionnel à sa fille, Lorenza. La chair de sa chair. Celle qui fera perdurer la lignée ne doit pas souffrir de ses activités de l’ombre. Cette image de père attentionné contraste avec la dureté qu’il entretient dans ses relations d’affaires ou amicales et pour lesquelles il fait preuve d’exigences sans cesse plus élevées. Il démontre un égocentrisme exaspéré qui désempare ses interlocuteurs. Le rendez-vous qui l’attend, il l’espère depuis si longtemps. Il doit s’enrichir une nouvelle fois. La fortune, la notoriété, la gloire, Petravieno est sans grande surprise. Toute sa vie a été guidée par ces mêmes volontés.

 

Sa fille, Lorenza, qui fait partie du voyage, espère aussi beaucoup de l’entrevue qui l’attend dans la capitale. En quelque sorte pour les mêmes raisons. Elle tente cependant de se réaliser autrement. Elle cherche à réussir en tant que comédienne, modèle, chanteuse, ou artiste de n’importe quoi. Au début elle voulait saisir toutes les occasions qui pouvaient se présenter à elle. Chaque opportunité de la faire connaître se devait d’être étudiée quitte à se fourvoyer dans des projets qui ne la mettraient pas en valeur. Et même tout le contraire. La lumière, il lui fallait attirer la lumière des éclairages sur sa petite personne, à tout prix et par tous les moyens.

Quelques expériences en figuration l’avaient déçue. L’anonymat, le manque de considération dont souffre parfois cette catégorie essentielle dans le monde du cinéma l’avaient découragée. Elle ne pouvait souffrir de n’être qu’un simple décor vivant dans le flou de la caméra, derrière les vraies stars, souvent parisiennes. Elle ne pouvait supporter d’être étiquetée pour toujours dans la case des acteurs de compléments et autres silhouettes du septième art. Beaucoup rêvent de percer. Peu parviennent à décrocher leur étoile.

Elle avait changé d’avis rapidement. Elle essaierait de forcer la grande porte, ses ambitions décuplées de devenir un grand nom aux yeux du public grâce au soutien de son paternel. De la patience, voilà ce qu’il lui fallait, de la patience.