La Légende du Roi Arthur - Tome 1 - Jacques Boulenger - E-Book

La Légende du Roi Arthur - Tome 1 E-Book

Jacques Boulenger

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L'Enchanteur Merlin, fils d'une vierge et d'un démon, est un des plus célèbres personnages de la Légende arthurienne. Conseiller, magicien, barde et devin, son histoire nous est contée ici, du mystère de sa naissance au rôle qu'il joua auprès du roi Arthur et de la création de la Table ronde jusqu'à sa «douce mort» aux côtés de la fée Viviane, dans l'antique et féerique forêt de Brocéliande. aC'est dans cette même forêt que grandira Lancelot, fils de roi et fleur de la chevalerie terrienne, élevé par la Dame du Lac qui partagera son temps entre l'Enchanteur amoureux et l'enfant merveilleux...

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La Légende du Roi Arthur - Tome 1

La Légende du Roi Arthur - Tome 1PRÉFACELE ROMAN DE MERLINI. Parlement des ennemis.II. La pucelle engeignée par le diable.III. Enfances de Merlin : Le nourrisson qui parle.IV. Enfances de Merlin : La tour croulante.V. Enfances de Merlin : Vortiger et les dragons.VI. Enfances de Merlin : Jeux de Merlin.VII. La duchesse de Tintagel.VIII. Naissance d'Arthur.IX. Le perron merveilleux.X. Les princes rebelles.XI. Départ pour la Carmélide.XII. Merlin en Romanie.XIII. Invasion des Saines.XIV. Galessin.XV. Les fils du roi Lot.XVI. La querelle.XVII. La reine d'Orcanie et l'enfant Mordret.XVIII. La bataille de Carohaise.XIX. Guenièvre de Carmélide.XX. Les damoiseaux.XXI. Viviane.XXII. Fiançailles d'Arthur.XXIII. Le baiser.XXIV. Arthur et les damoiseaux.XXV. Adoubement des damoiseaux.XXVI. Histoire du Saint Graal : Joseph d'Arimathie.XXVII. Histoire du Saint Graal : Délivrance de Joseph.XXVIII. Histoire du Saint Graal : Sarras.XXIX. Histoire du Saint Graal : L'île tournoyante et la nef.XXX. Histoire du Saint Graal : L'arbre de vie.XXXI. Histoire du Saint Graal : La femme de Salomon.XXXII. Histoire du Saint Graal : Songe de Nascien.XXXIII. Histoire du Saint Graal : Conversion de la Bretagne : Le roi méhaigné.XXXIV. Histoire du Saint Graal : Le Siège périlleux.XXXV. Histoire du Saint Graal : Siméon, Chanaan, Galaad.XXXVI. Histoire du Saint Graal : Les riches rois pêcheurs.XXXVII. Merlin et Viviane.XXXVIII. Le roi Lot et Gauvain.XXXIX. Trêve avec les rebelles.XL. La guerre aux Saines.XLI. Le “moit-de-jeûne”.XLII. Le mariage d'Arthur.XLIII. Le château des Mares.XLIV. Le Lac de Diane.XLV. Le beau harpeur.XLVI. Fondation de la Table ronde.XLVII. Morgane.XLVIII. Fin du roi Rion.XLIX. La demoiselle au nain.L. Le géant du mont Saint-Michel.LI. Quête de Merlin.LII. Vaillance du nain.LIII. Gauvain puni.LIV. La prison d'air.LV. Gauvain guéri.LVI. Naissance d'Hector, de Lancelot, de Lionel et de Bohor.LES ENFANCES DE LANCELOTI. Fuite du roi Ban.II. Prise de Trèbe.III. Le roi qui mourut de deuil.IV. La reine aux grandes douleurs.V. Les fils du roi Bohor.VI. Claudas de la Terre Déserte.VII. La Dame du Lac et Lancelot.VIII. Le cheval donné.IX. La venaison donnée.X. Lancelot et son maître.XI. La pucelle Saraide.XII. Lionel.XIII. Les lévriers enchantés.XIV. Délivrance des enfants.XV. Prise de Claudas.XVI. Pharien et Lambègue au Lac.XVII. Les cousins.XVIII. Les mères.XIX. La chevalerie.Page de copyright

La Légende du Roi Arthur - Tome 1

 Jacques Boulenger

PRÉFACE

Dès son apparition aux alentours de l’an 1225, le roman en prose de Lancelot du Lac fut regardé comme le Miroir de toute la chevalerie, comme la Somme de toute la courtoisie, comme le Roman des romans. Les plus belles fictions du cycle de la Table Ronde, déjà contées au douzième siècle par tant de poètes dispersés, s’y trouvaient rassemblées en un seul corps d’ouvrage, et la légende souveraine du saint Graal, entrelacée à ces innombrables légendes de féerie et d’amour, les dominait, les enveloppait toutes de sa splendeur. Aussi ce grand livre, continûment admiré, ne cessa-t-il, durant des siècles, d’enchanter les cœurs. Pour le maintenir en vogue, des remanieurs, de temps à autre, le réécrivaient : il en circulait au quinzième siècle plusieurs versions rajeunies.

Vint la Renaissance. On le lisait encore, à telles enseignes que les presses parisiennes s’empressèrent, dès 1488, d’en publier, en trois tomes in-folio, un renouvellement que, dans les cinquante années qui suivirent, il fallut jusqu’à cinq fois réimprimer. Or, au milieu du siècle, aux jours où se formait la Pléiade, il put sembler un instant que ce vieux Doctrinal de prouesse et d’honneur, si fortuné jusqu’alors, allait connaître une fortune nouvelle, plus haute encore.

Car, aux pages de la Défense et illustration de la langue française, où Joachim Du Bellay appelle de ses vœux le Poète futur et lui trace son programme, il lui recommande par-dessus tout de se faire l’émule de l’Arioste et lui dit : “Comme Arioste donc, qui a bien voulu emprunter de notre langue les noms et l’histoire de son poème, choisy moy quelqu’un de ces beaux vieulx romans françoys, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres, et en fay renaître au monde une admirable Iliade et laborieuse Énéide.”

Ainsi Du Bellay et Ronsard, qu’on se représente à tort tout Grecs et tout Latins, ont commencé par recevoir des vieux romanciers de France des inspirations et des leçons. Ainsi Lancelot et la reine Guenièvre, Viviane, Perceval, Galaad ont hanté les bords du petit Liré et du Loir gaulois. Ainsi, à l’âge des longs espoirs et des vastes pensers, l’Angevin et le Vendômois, ces artistes ardents et lucides, si pleinement conscients de leur mission de rénovateurs, ne concevaient pas de tâche plus noble que d’animer d’une vie nouvelle nos antiques légendes : “Choisy moi quelqu’un de ces beaux vieulx romans françoys, comme un Lancelot…”

Hélas ! on ne le sait que trop, le conseil ne fut pas suivi. Pour des raisons multiples, les unes accidentelles et les autres profondes, la Pléiade se fraya d’autres voies. “On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion,” mais non pas les chevaliers d’Arthur, et la forêt de Brocéliande se dessécha. Vers la fin du siècle, en 1591, le soin de renouveler une fois encore le Lancelot fut abandonné à quelque commis de librairie, qui le résuma outrageusement en un seul tome, de 166 pages in-octavo. Alors ce fut la fin : ce roman tomba du décri dans l’oubli. De nos jours, hors du cercle étroit des érudits, quel lettré l’a jamais lu ? Les noms mêmes des héros qu’il met en scène ne sont plus que des grelots vides. Nous ne connaissons plus que par un vers de Dante Galehaut, seigneur des Îles Lointaines, – et Perceval, en français d’aujourd’hui, se prononce Parsifal.

C’est que le temps a fait son œuvre, dira-t-on, et c’est la loi commune. Sans doute. Encore convient-il de remarquer que ce livre français oublié en France, a survécu en Angleterre, en Allemagne, en Italie. Il serait long de suivre en ces divers pays l’histoire de ses destinées. Mais regardons un instant en Angleterre.

En Angleterre vivait, à la veille de la Renaissance, un certain sir Thomas Malory, qui aimait les romans français. On ne sait rien de lui, sinon qu’il n’était pas un auteur de métier, mais un gentilhomme du comté de Warwick, qui prit part comme combattant à la guerre des Deux Roses : valent miles, dit son épitaphe, récemment retrouvée. Or ce bon chevalier, épris de notre roman de Lancelot, s’avisa, vers l’an 1470, de le traduire en sa langue, à la libre manière du temps, c’est-à-dire qu’il inséra dans son ouvrage des épisodes empruntés à d’autres modèles français. Le hasard voulut qu’il fût bon écrivain, si bon que sa prose n’a presque pas vieilli. Aussi cette ample composition, la Morte d’Arthur, comme il l’avait intitulée, imprimée d’abord en 1485 par les presses vénérables de Caxton, maintes fois réimprimée au temps d’Élisabeth et jusqu’en plein dix-septième siècle, et tout au long du dix-neuvième en des éditions sans nombre, demeure-t-elle un livre classique, l’un des joyaux du trésor qui forme en Angleterre le patrimoine spirituel de la nation. Par ce livre, tout Anglais cultivé sait d’enfance les légendes du roi Arthur, de Sir Gawain, de Sir Galaad. C’est de ce livre que Tennyson a tiré les plus belles de ses Idylles du roi, de lui que procèdent les plus précieuses idées poétiques d’un Matthew Arnold et d’un Swinburne, et, dans le domaine de l’art d’un Burne-Jones. Mystérieux pouvoir du goût, d’une langue saine, d’un bon style ! Ce Malory ne fut qu’un traducteur, un adaptateur : sans lui pourtant, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, ni la poésie, ni la pensée, ni l’art ne seraient tout à fait ce qu’ils sont.

Ne se peut-il pas que le vieil auteur du Lancelot ait trouvé enfin, chez nous aussi, un renouveau digne de lui et qui représente en quelque mesure à nos yeux cet Arioste français dont rêvait la Pléiade, ce Malory que nous envions aux lettres anglaises ? Voici que M. Jacques Boulenger s’efforce de le remettre en lumière et en honneur. L’entreprise que le comte de Tressan en 1775, puis Paulin Paris en 1868, ont essayé d’accomplir, il la tente à nouveau, mieux armé que ses devanciers. Il dispose de la magnifique édition du Lancelot, en sept forts volumes in-quarto, qu’a publiée à Washington, de 1909 à 1913, aux frais de la Carnegie Institution, M. H. Oskar Sommer[1]. Il dispose aussi des commentaires multipliés par de récents érudits, de la très ingénieuse et très profonde Étude de Ferdinand Lot sur le roman de Lancelot (1918), du livre pénétrant d’Albert Pauphilet sur la Queste del saint Graal (1921). À lire son premier volume, celui-ci, on voit d’emblée, à divers indices, que M. Jacques Boulenger n’a négligé aucune de ses sources d’information, et, en outre, que s’inspirant surtout de la Vulgate, telle que la présente l’édition Sommer, il a connu par surcroît et exploité à l’occasion d’autres versions des mêmes légendes, le Merlin du manuscrit Huth, le Joseph d’Arimathie de Robert de Borron, les poèmes de Chrétien de Troyes, etc.

Tantôt il transcrit sans plus, tantôt, et plus souvent, il adapte. Ainsi a fait avant lui son maître Jean Moréas, en ses Contes de l’ancienne France. Ainsi ont fait plus récemment, chacun selon son tempérament et selon des formules très diverses, tant d’autres renouveleurs, romanciers ou poètes. Voyez le drame de Guillaume d’Orange de Lionel des Rieux, et, sous forme narrative, la Légende de Guillaume d’Orange de Paul Tuffrau ; – et les Contes de la Vierge, de Jérôme et Jean Tharaud ; – les Amours de Frêne et Galeran et la Pucelle à la rose d’André Mary ; – et le Huon de Bordeaux d’Alexandre Arnoux : multa renascuntur, au prix de quels efforts ingénieux ! Il faut observer patiemment la manière des vieux maîtres, s’imprégner de leurs couleurs, de leur esprit, puis, procédant comme ils procédaient eux-mêmes à l’égard des conteurs plus anciens, modeler à nouveau la matière épique ou romanesque, élaguer, transposer, combiner, développer ou réduire ; et parfois renouveler, c’est créer.

Mais j’en appelle à ces récents écrivains, de qui M. Jacques Boulenger se fait l’émule : tous s’accorderont à l’admirer pour l’ampleur et l’hardiesse de sa tentative. Songeons que ce volume qu’il nous offre, le premier d’une longue série, ne donne encore que le prologue du drame, rien quel’allegro de la symphonie ; – que la Vulgate, dans l’édition Sommer, compte 2800 pages grand in-quarto ; – qu’il s’agit d’abréger cette immense histoire sans l’appauvrir, et surtout d’obtenir du lecteur qu’il se plaise aux méandres des aventures, à leur fourmillement et à leur enchevêtrement. Puis, telle est la singulière et inéluctable condition de l’entreprise que les difficultés croissent pour le narrateur à mesure que progresse la narration. Au début, en effet, ce n’est guère que la féerie légère des contes de Bretagne, “si vrais et si plaisants”, ce ne sont que des thèmes aimables et brillants de chevalerie et de courtoisie, ceux-là mêmes où se complaisait l’Arioste :

Le donne, i Cavalieri, l’arme, gli amori,

Le cortesie…

Mais peu à peu se multiplient les épisodes qui sont les présages et des préfigurations de la Quête du saint Graal, et mystérieusement toutes les aventures s’acheminent et convergent vers la légende sainte, chargée de symboles et de mystère. Peu à peu les “chevaleries terriennes” s’orientent vers les “chevaleries célestes”. Il faudra que paraisse dans l’action le héros qu’ont annoncé les prophéties, le chevalier aux armes couleurs de feu, le Promis, le Désiré, Galaad, celui que tous à son approche salueront de la même parole d’accueil : “Sire, bien soiez vos venuz, que molt vos avons désiré a veoir” ; car il vient pour rompre les enchantements, pour mettre fin aux temps aventureux, pour animer les chevaliers d’Arthur à la recherche du saint Graal, qui n’est autre que la recherche de Dieu. Il faudra, en un mot, qu’après les livres courtois et féeriques du début, Merlin et Lancelot, se déroule le livre ascétique et mystique du Graal, puis encore le livre tragique de la Mort d’Arthur, où sera dépeint le Crépuscule des héros.

Quelle diversité des thèmes et des tons, et que d’obstacles rencontrera le narrateur au Pays de la Merveille, sur la route qu’il se fraye à travers la forêt âpre et dure !

Ces difficultés, bien faites pour tenter un esprit “rompu à toutes les métamorphoses”, M. Jacques Boulenger, n’en doutons pas, les a mesurées : il aura aimé sa tâche pour ses risques mêmes. La haute aventure qu’il ose tenter, il saura la mener à bien, s’il est muni d’un talisman. Lequel ? J’ai lu quelque part, dans un de ses livres, ceci :

“La race se marque dans le style par un certain tour vif, naturel, aisé, attique ou extrêmement français (c’est tout de même), qu’on y a de naissance et qu’on n’acquiert jamais ; par une façon inimitable de couper, d’agencer ses phrases, de choisir ses tournures, ses expressions, ses mots mêmes, de manière que tout ait d’abord un air de “chez nous”, populaire ensemble et royal à force d’aisance, un je-ne-sais-quoi de fort mais de léger, de traditionnel et de neuf, de vieux comme notre patrie et de jeune comme elle.” (Jacques Boulenger,… Mais l’art est difficile !, 2e série, p. 12).

Ces lignes, M. Jacques Boulenger les a écrites visiblement sans retour sur lui-même et à une heure où il ne pensait pas à nos vieux romanciers. Elles leur conviennent pourtant, et j’ose les appliquer à lui comme à eux.

“Sire, bien soiez vos venuz,

que molt vos avons désiré a veoir.”

JOSEPH BÉDIER

[1]Sous ce titre : The Vulgate version of the Arthurian romances, edited from manuscripts in the British Museum.

LE ROMAN DE MERLIN

À Gérard d’Houville et à Marinette

qui ont rencontré l’Enchanteur…

I. Parlement des ennemis.

Très grande fut la colère de l’Ennemi quand Jésus Notre Sire fut venu en enfer et en eut fait sortir Ève et Adam, et tous ceux qu’il lui plut.

– Quel est Celui-ci, qui nous surpasse tant que notre force ne peut rien contre lui ? se demandaient les démons, étonnés.

– Rappelez-vous, dit l’un d’eux, que les prophètes avaient annoncé depuis longtemps que le Fils de Dieu descendrait sur la terre pour sauver les enfants d’Ève et d’Adam. Et maintenant Il est venu et nous a arraché ce que nous avions conquis. Désormais il suffit que les hommes se lavent en une eau au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit pour que nous n’ayons plus aucun droit sur eux, à moins que leurs œuvres ne nous les ramènent. Encore le Fils de Dieu a-t-il laissé des ministres qui ont pouvoir de les sauver de nous, quels que soient leurs péchés, pourvu qu’ils s’en repentent. De la sorte, tout est perdu.

Alors un des Ennemis reprit :

– S’il y avait sur terre un homme qui fût dévoué à nos intérêts autant que s’il était des nôtres, et qu’il fût doué de notre science des choses faites, dites et passées, il nous aiderait beaucoup à tromper les fils d’Ève et d’Adam, car il gagnerait sur eux une grande autorité. Or, n’est-il pas l’un de nous qui peut prendre semblance d’homme et féconder une femme ? Qu’il le fasse, et l’être engendré de lui, participant de notre nature, nous secondera puissamment.

Ainsi parlait l’Ennemi. Mais il était bien fol quand il croyait que Notre Sire lui permettrait d’engeigner à ce point l’homme de Jésus-Christ.

II. La pucelle engeignée par le diable.

Or, dit le conte, il était en ce monde une pucelle qui n’avait plus ni père ni mère ; mais elle avait un confesseur et elle croyait tous les conseils que lui donnait ce prud’homme : aussi allait-elle dans la droite voie. C’est elle pourtant que l’Ennemi choisit.

Il lui envoya une vieille femme qui obéissait toujours à ses ordres.

– Qu’il est triste de penser que votre beau corps engendré n’aura jamais de joie ! dit-elle à la pucelle. Ah ! si vous saviez le plaisir que nous avons quand nous sommes en compagnie de nos amis ! N’eussions-nous que du pain à manger, nous serions plus aises que vous avec tout l’or du monde. Elle est à plaindre, la femme qui n’a commerce d’homme !

Quand la nuit fut venue et qu’elle fut se coucher, la pucelle regarda son beau corps et elle pensa que la vieille avait peut-être raison. Mais le lendemain elle conta tout au prud’homme, qui lui montra que l’Ennemi était autour d’elle. “Garde-toi surtout de te mettre en colère et de te désespérer, lui dit-il ; fais le signe de la croix en te levant et en te couchant, et prends garde d’avoir toujours de la lumière, la nuit, dans la chambre où tu dors, car le diable ne vient pas volontiers où il y a de la clarté.” Et quand l’Ennemi sut les avis que le prud’homme donnait à la pucelle, il eut grand’peur de la perdre et il songea comment il pourrait la gagner.

Elle avait une sœur cadette qui vivait mal et s’abandonnait à tous les hommes. Un samedi soir, la pucelle vit entrer cette fille dans son logis avec une troupe de garçons ; elle se mit en colère et la voulut jeter à la porte, mais la cadette lui répondit qu’on voyait bien que son prud’homme l’aimait de fol amour, et qu’au reste la maison était à la plus jeune autant qu’à l’aînée, et qu’elle n’en sortirait pas. Ce qu’entendant, la pucelle prit sa sœur par les épaules pour la pousser dehors, mais les garçons la battirent cruellement. Quand elle put leur échapper, elle se réfugia dans sa chambre et se mit à pleurer de tout son cœur dans l’obscurité. Alors l’Ennemi lui remémora la mort de son père et de sa mère, si bien qu’elle désespéra tout à fait, et finit par s’endormir de chagrin sur son lit, sans lumière. Le diable vit ainsi qu’elle avait oublié tous les avis du prud’homme, et il fut bien content. Il revêtit sa forme humaine, et, tandis qu’elle sommeillait, il s’approcha d’elle et la posséda charnellement.

Lorsqu’elle se réveilla, elle connut bien ce qu’il lui était arrivé et elle se signa en disant : “Sainte Marie Notre Dame, que m’est-il advenu !” Puis elle se leva et chercha qui lui avait fait ce qu’elle pensait, mais elle ne vit personne, et elle trouva sa porte fermée comme elle l’avait fermée : ainsi sut-elle que le diable l’avait engeignée. Alors elle alla conter au prud’homme comment elle s’était trouvée honnie. Il ne la voulut tout d’abord pas croire, disant que c’était merveille et que jamais femme ne fut dépucelée sans savoir par qui. Mais, frappé par ses protestations, il lui prescrivit pour pénitence de ne manger jusqu’à sa mort qu’une seule fois le vendredi et de s’abstenir à toujours de luxure, hors celle qui vient en dormant, dont nul ne se peut garder. Et elle lui promit. Si bien que le diable comprit qu’il l’avait perdue et il en fut très courroucé.

III. Enfances de Merlin : Le nourrisson qui parle.

Cependant, le temps vint où sa grossesse ne se put plus cacher. Et les autres femmes, en regardant ses flancs, lui demandaient qui l’avait ainsi engrossée.

– Que Dieu me refuse une heureuse délivrance, si je le sais !

– Avez-vous donc connu tant d’hommes ?

– Que Dieu ne m’accorde jamais d’être délivrée, si un homme, à ma connaissance, m’a approchée !

– Belle amie, disaient les femmes en se signant, sans doute vous aimez mieux que vous-même celui qui vous a fait cela, puisque vous ne le voulez accuser. Mais c’est un grand dommage pour vous, car, lorsque les juges le sauront, il vous faudra mourir.

En ce temps-là, en effet, quand une femme était convaincue de débauche, si elle ne consentait à ne devenir fille commune, on en faisait justice. Aussi fut-elle bientôt appelée devant les juges. Mais, comme ils pensèrent que l’enfant n’avait commis nulle faute et qu’il ne devait pas être puni pour le péché de sa mère, ils résolurent qu’elle ne serait pas jugée avant qu’il fût né.

Ils l’enfermèrent dans une forte tour en compagnie de deux femmes, les plus sages qu’on put trouver, pour l’aider le moment venu, et toutes les ouvertures furent murées, sauf une petite fenêtre au sommet, par où elles tiraient au moyen d’une corde ce dont il était besoin. Et c’est là que la demoiselle eut son enfant quand il plut à Dieu.

En le recevant, les commères eurent grand’peur parce qu’il était plus velu que jamais nouveau-né n’a été. Et lorsqu’elle le vit ainsi, la mère se signa et leur commanda de le descendre sur-le-champ pour qu’il fût baptisé.

– Et quel nom voulez-vous lui donner ?

– Celui de son aïeul maternel.

C’est ainsi qu’il fut appelé Merlin. Après quoi on le rendit à sa mère pour qu’elle le nourrît, car nulle autre femme n’eût osé allaiter un enfant si poilu et qui, à neuf mois, semblait déjà âgé de deux ans.

Or, quand il fut sevré, les deux femmes déclarèrent à sa mère qu’elles ne pouvaient demeurer dans la tour davantage.

– Hélas ! sitôt que vous serez sorties, on fera justice de moi !

– Nous n’en pouvons mais, répondirent-elles.

Sur quoi la mère se mit à pleurer amèrement et à se lamenter.

– Beau fils, disait-elle en prenant son enfant dans ses bras, je recevrai la mort à cause de vous, et pourtant je ne l’ai pas méritée, mais qui voudrait croire la vérité ?

À ces mots, le poupon la regarda en riant et lui répondit :

– Tu ne mourras pas de mon fait.

En entendant parler son enfant au maillot, la mère fut si ébahie qu’elle ouvrit les mains et le laissa choir. Il se mit à vagir et à hurler, et les commères accoururent, croyant qu’elle avait voulu le tuer. Mais elle les détrompa en leur expliquant la merveille. Alors elles prirent le poupon : elles n’en tirèrent mot. À la fin, sur le conseil de la mère, elles feignirent de la rudoyer et elles lui dirent durement :

– Quel malheur que votre beau corps doive être brûlé pour cette créature ! Il vaudrait bien mieux que cet enfant ne fût jamais né !

– Vous mentez, cria tout à coup le nourrisson, et dites ce que ma mère vous a fait dire. Laissez-la en paix ; vous êtes plus folles et plus pécheresses qu’elle. Nul ne sera assez hardi, tant que je vivrai, pour faire justice d’elle, hors Dieu.

Voilà les commères, émerveillées à leur tour, qui s’empressent de courir à la fenêtre et d’annoncer aux gens du dehors la nouvelle du poupon qui parlait. Le bruit en vint tôt aux oreilles du juge qui fit amener la mère pour la juger. Naturellement, elle eut beau lui répéter que nul homme ne l’avait approchée, il n’en voulut rien croire et il allait la condamner, lorsqu’on entendit le petit Merlin, qu’elle tenait dans ses bras, s’écrier :

– Ce n’est pas de si tôt qu’elle sera brûlée ! Car si on condamnait au feu tous ceux et toutes celles qui se sont abandonnés à d’autres que leurs femmes et leurs maris, il ne serait guère de gens ici qui n’y dussent aller ! Je le ferais bien voir, si je voulais. Et je connais mieux mon père que vous le vôtre, et votre mère sait mieux de qui elle vous a conçu, que la mienne ne sait qui m’a engendré.

À ces mots, le juge fut tout ébahi, mais en même temps fort courroucé, et il envoya quérir sa propre mère sur-le-champ, déclarant que, si Merlin ne prouvait ce qu’il osait avancer, il serait brûlé avec la sienne.

– Si vous m’en croyiez, dit l’enfant, vous laisseriez aller ma mère et ne feriez aucune enquête sur la vôtre.

– Tu ne te sauveras pas si facilement ! répliqua le juge. Mère, demanda-t-il quand la dame fut arrivée, ne suis-je pas le fils de votre loyal époux ?

– Par Dieu, beau fils, de qui seriez-vous donc né, sinon de mon seigneur qui est mort ?

– Dame, dame, reprit l’enfant, il faut confesser la vérité.

– Diable ! Satan ! fit la dame en se signant, est-ce que je ne la dis pas ?

– Non, car vous savez bien que votre fils est né d’un prêtre, à telles enseignes que la première fois que vous vous unîtes à celui-ci, vous lui dîtes que vous craigniez beaucoup d’être engrossée, parce que votre mari était loin de vous à cette époque. Est-ce vrai ?

– Beau fils, dit la dame, vas-tu croire ce que raconte ce diable ?

– Si cela ne suffit pas, reprit l’enfant, je vous dirai encore ceci. Lorsque vous vous sentîtes grosse, le prêtre courut tout le pays à la recherche de votre époux et fit tant et si bien qu’il le décida à coucher avec vous. Grâce à quoi votre seigneur ne douta point que l’enfant ne fût de son sang.

En entendant cela, la dame fut si troublée qu’elle dut s’asseoir. Son fils alors la regarda :

– Quel que soit mon père, lui dit-il, je suis votre fils et vous traiterai comme tel. Avouez donc la vérité.

– Pour Dieu, beau fils, grâce ! Je ne le puis celer : il en est comme cet enfant dit.

– Il avait donc raison de prétendre qu’il savait mieux que moi quel était son père que moi quel était le mien, et il ne serait pas juste que je condamnasse sa mère quand je ne condamne pas la mienne. Mais, dit le juge à Merlin, au nom de Dieu et pour ton honneur, et afin que je puisse disculper devant le peuple celle dont tu es né, déclare-moi qui t’a engendré.

– Et bien, je suis le fils d’un Ennemi qui trompa ma mère. Et sache que ces Ennemis ont noms incubes et habitent dans les airs. Dieu a permis que j’eusse leur science infuse et leur mémoire, et je sais comme eux les choses faites, dites et passées ; mais, de plus, à cause de la bonté de ma mère, de son repentir et de sa pénitence, Notre Sire a permis que je connusse également les choses à venir. Ainsi puis-je te révéler que ta mère, en s’en allant contera au prêtre qui t’engendra ce que je t’ai dit. Et, en apprenant que tu sais tout, il aura si grande peur qu’il s’enfuira, et le diable le conduira à un étang où il se noiera.

Ainsi en advint-il. Cependant la mère de Merlin se retira dans un monastère éloigné où elle vécut très saintement, et l’enfant grandit tranquillement auprès d’elle jusqu’à l’âge de sept ans.

IV. Enfances de Merlin : La tour croulante.

En ce temps-là, il y avait en Bretagne un roi du nom de Constant, qui avait deux jeunes enfants, appelés Moine et Uter Pendragon. Lorsqu’il mourut, son sénéchal fit traîtreusement mettre à mort le petit Moine et se fit couronner roi à sa place. Mais il gouvernait si méchamment que son peuple le haïssait, et, comme il n’avait pu s’emparer du plus jeune fils du roi Constant, qu’un prud’homme avait emmené en une ville étrangère, nommée Bourges en Berry, il avait grand’peur que l’enfant ne revînt un jour le détrôner. Aussi résolut-il de faire bâtir une tour si haute et si forte qu’elle ne pût jamais être prise. On se mit à l’œuvre, mais, à peine la tour commençait-elle de s’élever à trois ou quatre toises au-dessus du sol, elle s’écroula. Vortiger manda ses maîtres maçons et leur recommanda d’employer la meilleure chaux et le meilleur ciment qu’ils pourraient trouver. Ainsi firent-ils, mais une seconde fois la tour tomba ; puis une troisième et une quatrième : si bien que tout le monde était ébahi et le roi très irrité.

Il appela les plus sages clercs et astronomes de sa terre, et il leur proposa le cas. Après en avoir délibéré durant onze jours, ils prétendirent que la tour ne tiendrait jamais si l’on ne mélangeait au mortier le sang d’un enfant de sept ans né sans père. Aussitôt le roi envoya douze messagers par le monde qu’il chargea de ramener cet enfant.

Un jour, deux d’entre eux passèrent en un grand champ à l’entrée d’une ville, où une foule de jeunes garçons jouaient à la crosse. Or, parmi ceux-ci était le petit Merlin qui, sachant toutes choses, connut bien ce que venaient chercher les messagers. Dès qu’il les vit, il s’approcha du fils de l’un des plus riches hommes de la ville et le frappa rudement de sa crosse à la jambe. L’enfant se mit à pleurer et à injurier Merlin en l’appelant : né sans père.

Aussitôt les messagers s’approchèrent pour l’interroger. Mais, sans leur en laisser le temps, Merlin vint à eux en riant et leur dit :

– Je suis celui que vous quérez et dont vous devez rapporter le sang au roi Vortiger.

– Qui t’a dit cela ? demandèrent les messagers stupéfaits.

– Si vous me jurez que vous ne me ferez aucun mal, j’irai avec vous et je vous dirai pourquoi la tour ne tient pas. Mais d’abord, je vais vous prouver que je sais bien d’autres choses.

Et il leur conta sans manquer d’un mot comment le roi Vortiger avait voulu bâtir une tour, et comment elle s’écroulait toujours, et ce qu’avaient dit les astronomes, puis comment eux-mêmes avaient été envoyés, et tout le reste, si bien que les messagers pensaient : “Cet enfant nous dit merveilles, et nous aimerions mieux être parjures tous les jours de nos vies et de risquer de perdre nos biens, que de le tuer. ” Aussi Merlin, qui lisait leur pensée, put prendre congé de sa mère, et partit de bonne grâce avec eux.

Ils chevauchèrent de compagnie jusqu’à ce qu’ils arrivassent en une ville et, comme ils en sortaient, ils virent un vilain qui portait de gros souliers et une pièce de cuir à la main. En passant près de lui, Merlin se mit à rire, et comme ses compagnons lui demandaient pourquoi, il leur dit :

– Parce que ce vilain, qui pense avoir à réparer ses chaussures en faisant pèlerinage, sera mort avant que d’arriver à sa maison.

Les messagers interrogèrent l’homme qui leur répondit qu’il venait d’acheter ses souliers au marché, et le cuir pour les raccommoder quand ils seraient usés, car il voulait aller en Terre sainte. Étonnés, les messagers le suivirent, et ils n’avaient pas fait une lieue qu’ils le virent tomber mort. Alors ils songèrent, chacun à part soi : “Il nous faudrait mieux souffrir mille supplices que d’occire un si sage enfant.” Et Merlin qui sut leur pensée dans le même instant, les remercia de leurs bonnes résolutions.

V. Enfances de Merlin : Vortiger et les dragons.

Cependant ils approchaient de la cour du roi Vortiger. Quand ils n’en furent plus qu’à une heure de route, ils demandèrent à Merlin ce qu’ils diraient au roi.

– Contez-lui ce que vous avez vu, leur conseilla-t-il, et assurez-lui que je lui enseignerai pourquoi sa tour s’écroule toujours.

Ce qu’ils firent ; et le roi émerveillé commanda qu’on lui amenât Merlin. Celui-ci le salua le plus poliment du monde :

– Roi Vortiger, tu veux savoir pourquoi ta tour ne peut tenir ? C’est qu’il y a dessous la terre, à l’endroit où elle s’appuie, deux dragons qui ne voient goutte, l’un rouge et l’autre blanc, qui dorment sous deux grandes pierres. Quand ils sentent le poids de la tour, ils se tournent, et elle croule. Si ce que je dis est faux, condamne-moi au feu ; si c’est vrai, accuse tes clercs et tes astronomes qui prétendent connaître tout et ne savent rien.

Aussitôt le roi fit rassembler les ouvriers du pays pour creuser la terre, lesquels travaillèrent si bien qu’on mit à jour les deux grandes pierres qu’avait annoncées Merlin. Et dès qu’on en eut soulevé la première, un dragon blanc apparut, si grand, si fier et si hideux, que tout le monde se hâta de reculer. Puis, sous la seconde, on découvrit un dragon rouge, qui sembla encore plus grand et plus sauvage. Et tous deux ne tardèrent pas à s’éveiller et à se jeter l’un contre l’autre, en se déchirant horriblement des dents et des griffes. La bataille dura tout le jour, toute la nuit et le lendemain jusqu’à l’heure de midi. Longtemps le blanc eut le dessous ; mais à la fin, il lui sortit une flamme de la bouche et des narines qui consuma le rouge ; après quoi le vainqueur se coucha et mourut à son tour. Et Merlin dit au roi que maintenant il pouvait faire bâtir sa tour.

– Mais, demanda celui-ci, il faut que tu nous apprennes ce que signifie la lutte des deux dragons.

– Promets-moi donc, sur ta foi, qu’il ne me sera fait aucun mal.

Le roi promit.

– Je te dirai que le dragon rouge signifie toi, et le blanc le fils du roi Constant, auquel tu as volé son héritage. Et si les deux dragons luttèrent longtemps, c’est que tu tiens depuis longtemps le royaume que tu as pris. Et si le blanc a brûlé le rouge, c’est qu’Uter Pendragon, le fils du roi, te fera brûler toi-même. Dans trois jours il débarquera au port de Winchester.