La licorne de Nazareth - Pascale Leconte - E-Book

La licorne de Nazareth E-Book

Pascale Leconte

0,0

Beschreibung

Proche-Orient, Antiquité. Enceinte, Maryam, une adolescente de quinze ans, est vouée à la lapidation. Par son audace, elle y échappera en décidant de faire de son futur enfant, le sauveur tant attendu par son peuple. Et si la sainte Vierge n'était pas comme on le prétend ? Pour survivre, aurait-elle monté de toutes pièces l'Immaculée Conception, l'ange Gabriel et les fameux rois mages ? Ce récit illustre le pouvoir d'autopersuasion insoupçonné qui est présent en chacun de nous. Yeshua serait-il devenu le "Sauveur de l'humanité" s'il n'avait pas eu la mère que fut Maryam ? Inspirée par la forte intuition que la Vierge Marie était une jeune fille comme les autres, mais que, confrontée à la mort, elle se révéla autrement plus audacieuse, l'autrice revisite cette histoire ancestrale sous un regard réaliste et contemporain. Une relecture moderne et féministe de l'histoire de la Vierge Marie ou comment la volonté d'une femme condamnée à mort parviendra à transformer sa destinée en l'élevant au rang de mythe.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 236

Veröffentlichungsjahr: 2021

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Merci à Fabienne pour cette

parenthèse créative dans le Var.

La coccinelle posée sur ta paume ne décollera pas.

Sauf si tu lèves ta main horizontale jusqu’à la rendre verticale.

Ainsi seulement, l’insecte à élytres prendra son envol.

Sera-ce identique pour l’être humain ?

Faudra-t-il que ses conditions de vie deviennent à ce point insupportables pour qu’il s’envole et qu’il passe à la prochaine étape de son évolution ?

Correction : Ségolène Tortat.

Couverture et quatrième de couverture :

Anne-Clotilde Jammes.

Sommaire

ACTE 1: Conception

ACTE 2: Naissance

ACTE 3: Décision

ACTE 1 :Conception.

Je me nomme Maryam Bath Joachim, j’ai quinze ans et je vais bientôt mourir.

Je porte en moi le germe qui, par sa seule présence, causera ma perte.

Tant que je me tais, je vivrai. Pour autant, un jour pas si lointain, mon corps parlera pour moi.

Et il n’y aura alors nulle autre échappatoire qu’attendre la main fatale qui m’exécutera.

Le propriétaire de cette main dont j’ignore encore l’identité me tuera aussi sûrement que le soleil se couche chaque soir sur le mont Carmel.

Pire, sa main effectuera cette tâche ignoble en étant intimement convaincue de la respectabilité et de la nécessité de son geste. En prenant la décision de mettre par écrit ce passage crucial de mon existence, j’ai comme l’impression que cela m’aidera à y voir plus clair, à trouver, si elle existe, une issue salvatrice à cette fatalité.

Je ne suis qu’une femme, pourtant j’ai eu le privilège d’avoir appris à lire et à écrire. Fait hors du commun, car dans mon pays, seuls certains hommes, riches de surcroît, bénéficient de cet enseignement précieux.

Compte tenu des circonstances, puisque je maîtrise cet art, me voilà poussée à l’utiliser chaque jour.

Qui sait ? Peut-être mes pensées apporteront-elles quelques éclairages dignes d’intérêt concernant le quotidien des jeunes filles vivant à mon époque ?

Je suis née à Nazareth. Une bourgade insignifiante située au nord de Canaan, à trois jours de marche de la grande Yerushalaim.

J’y habite toujours. En quinze ans, rien n’a changé, les années s’écoulent pareilles à elles-mêmes depuis des temps immémoriaux.

Des changements ? Quelle idée saugrenue… J’ignore même pourquoi cette idiotie m’a traversé l’esprit.

Tout est figé ici. Les gens, leurs ségrégations, les habitudes, l’alimentation, les rituels sacrés, la hiérarchie avec son lot de dominants et de dominés ; dominés dont je fais malheureusement partie. Non à cause de mon statut social, mais en tant que femme par rapport aux hommes.

Mes parents sont fortunés. Voilà encore une faveur dont Hachem1 m’a gratifiée.

Ma maison se trouve au pied d’une colline verdoyante, un peu à l’écart du centre du village.

Le calme qui y règne favorise l’introspection dans laquelle j’aime si souvent m’abandonner.

Ma demeure est spacieuse, j’y ai même ma propre chambre. Cette bâtisse est entourée d’un vaste domaine où broutent vaches, brebis et ânes.

Notre potager n’est pas en reste, il abonde de fruits, de légumes et de fleurs comestibles dont la beauté n’a d’égal que leur saveur.

Mais voilà, je ne suis rien comparée à mon père et ses confrères masculins.

Ma condition de femme est aussi la cause de ma mort annoncée.

Ah ! Si seulement j’avais été un homme… mon futur ne me serait pas ôté si prématurément.

Excepté mes proches, personne ne connaît la couleur de mes cheveux, car on ne les voit pas. Dès que je sors, je les cache sous un voile comme l’exige la coutume. Ainsi, je réserve ma chevelure chatoyante pour l’intimité de mon foyer. Là où mes grands-parents paternels, mon père et ma mère vivent en harmonie.

Eleli, ma sœur de seize ans mon aînée, habite dans la demeure de son époux et s’occupe de leurs trois filles.

La petite dernière vient de naître. Elle est en parfaite santé, pourvu que cela perdure !

Il n’y a que des filles dans notre lignée familiale.

Le patriarche est sévère avec nous, il aurait tant aimé engendrer un fils. Or cela fait plusieurs générations que nous ne donnons naissance qu’à des femmes. Est-ce une malédiction ? Je l’ignore. En tout cas, c’est un fait.

Sans doute au-delà de nos frontières est-ce identique, toutefois dans mon pays, les femmes sont à peine mieux traitées que les animaux. Nous aimons beaucoup les animaux et nous en prenons soin, pour autant, nous les mangeons lorsqu’il s’agit de festoyer…

Notre sentiment d’affection envers eux est-il vraiment sincère ?

Je me suis souvent posé la question.

Mes yeux possèdent la couleur translucide du lac de Tibériade, cela crée un contraste troublant avec mes cheveux noirs.

En raison de l’ensoleillement constant qui inonde ma région natale, ma peau arbore la chaude couleur du miel.

J’aime mon pays autant que les merveilles gustatives dont il regorge. Si je m’écoutais, je ne me nourrirais que de dattes, de figues et de sarrasin grillé.

Je n’ai pas à rougir quand je vous dis que les traits de mon visage sont fins et délicats. C’est ainsi, je suis jolie.

Pourtant, ce détail anecdotique est, j’en suis convaincue, à l’origine de mes problèmes…

Si j’avais été laide, mon destin aurait-il été différent ?

Le soir où la quiétude de mon existence allait disparaître à jamais, ce soir-là, mon voile cachait parfaitement ma chevelure. Il tombait même assez bas sur mon front, masquant en partie le haut de mon visage.

Mais sans doute, ma mort précoce est-elle écrite dans les astres depuis toujours.

Avez-vous déjà vécu une absence ? Une subite perte de connaissance ?

Il y a quatre mois environ, cela m’est arrivé…

Ce matin-là, je me suis fait réveiller à coups de talon, sous un soleil écrasant.

Le garde romain qui effectuait sa ronde me martelait le mollet avec la semelle de ses sandales.

Il me secouait comme si je n’étais rien d’autre qu’un sac de jute rempli d’étoupe !

À ses côtés, son collègue ricanait d’un air méprisant.

— Hé ! Réveille-toi, maudite Tzigane ! brailla-t-il.

— Je ne suis pas tzigane, murmurai-je.

Mais comment aurait-il pu le savoir ?

En vérité, tout dans mon apparence faisait penser à une gitane en haillons… Je gisais, inconsciente, sur le chemin rocailleux qui menait au village.

Mon voile, à présent dénoué, était couvert de poussière.

Horreur ! Ma chevelure se révélait être exposée aux yeux de tous. Ma tête bourdonnait comme une ruche d’abeilles en furie. Ma jupe retroussée dénudait mes cuisses de façon impudique…

J’étais submergée de honte. Comment m’étais-je retrouvée dans cette situation ?

Et ce garde qui continuait à me malmener de ses pieds crottés.

— Debout ! Ramasse tes fruits pourris !

« Mais que croit-il ? » pensai-je. « Je suis une fille honorable. Ne peut-il me venir en aide au lieu de rire comme un âne ?! »

Je tentai de m’asseoir avant de cracher sur le sol, ma bouche ayant côtoyé de trop près la terre desséchée.

Mon regard se posa alors sur mon panier d’osier ; il s’était renversé. Les raisins qu’il contenait avaient roulé autour de lui. Certaines grappes ayant été écrasées lors de ma chute répandaient leur jus rougeâtre.

— Les raisins de Salomé…, me lamentai-je. Les voici infestés de mouches. Ils sont bons à jeter.

Sans la moindre compassion, le soldat romain renchérit :

— Pressons… Lève-toi.

Cette maudite nuit passée au bord du chemin allait-elle causer ma perte ? Qui aurait encore foi en ma vertu après une telle expérience ? Si Aaron venait à l’apprendre, ce serait catastrophique…

Jusqu’à présent, je chérissais le ciel de devoir patienter deux longues années, le temps que dureraient nos fiançailles. Mais depuis cette nuit, je brûle d’impatience de me marier, craignant qu’il ne change d’avis en découvrant cela.

Que m’était-il donc arrivé ?

Un étourdissement ? Une insolation ? Un coup sur la tête ?

Ce dont je me souvenais était cette soudaine absence de lumière : un noir mat, impénétrable.

Un noir plus profond qu’une forêt de térébinthes. Un noir ?

Un noir ou du rouge ? La couleur du sang…

Oh, je ne sais plus, voilà. Je ne sais plus rien. Cette amnésie m’a volé ma nuit, mais pourquoi diable me rend-elle la mémoire à présent ?

Ma vie semble être en équilibre instable au bord d’un précipice sans fond.

Avant, je maîtrisais parfaitement mon existence : les ablutions chaque matin, les prières, la préparation des repas, le soin aux animaux de mon domaine. J’aidais ma mère, j’aidais ma sœur à s’occuper de mes trois nièces.

J’apportais aussi mon aide à ma cousine, cette chère Élisabeth qui est ma plus fidèle amie.

Élisabeth est enceinte. Oh… j’espère que je retrouverai la force nécessaire pour l’accompagner durant sa grossesse.

Elle a tellement prié pour obtenir la grâce d’être mère !

Un miracle. C’est un véritable miracle. Il n’y a pas d’autre mot pour décrire cet événement. En vérité, l’extraordinaire est possible tant qu’on garde la foi.

Mariée et âgée de trente-cinq ans, Élisabeth n’a jamais eu d’enfant. Elle se croyait stérile.

Son époux, Zacharie, était devenu la risée du village tandis que le ventre de sa femme demeurait sec comme le sable du Sinaï. La honte et la culpabilité s’abattirent sur ma pauvre cousine. Pour autant, Zacharie ne la répudia pas…

J’ignore pourquoi, car dans ce cas, n’importe quel autre mari aurait rompu les liens du mariage.

Il en est ainsi dans mon pays, une femme sans enfant ne mérite pas de vivre, elle n’est d’aucune utilité pour la société.

Malgré cela, Élisabeth est restée digne durant toutes ces années. Aujourd’hui, Hachem a enfin exaucé sa demande !

La voilà enceinte.

Je suis tellement heureuse pour elle ! Et en même temps, vraiment désespérée pour moi…

— Va !! Rentre chez toi ! hurlait le garde. Libère-moi le passage.

— J’ai mal à la tête…

Je mis ma main derrière mon crâne, j’y sentis les reliefs d’une bosse. Une protubérance dont la taille était impressionnante, un peu de sang suintait de mes cheveux.

Il macula mes doigts de pourpre.

Suis-je tombée inconsciente avant de heurter le sol ? Ou alors aurais-je reçu un coup puis seulement, me serais-je évanouie ?

Oh, que de mystères ! Ma vie me glisse entre les mains. Je suis perdue, terrorisée. Cette peur me noue l’estomac au point de m’en donner la nausée.

Ma mère… elle doit être morte d’inquiétude !

Et que va penser mon père ? Me battra-t-il à mort en apprenant cette absence inexplicable ?!

Le soleil est déjà haut dans le ciel alors que mes derniers souvenirs remontent à son coucher.

Voici ce que je me rappelle : je marchais d’un pas rapide, me hâtant de rentrer chez moi. Il est si dangereux pour une jeune fille de rester dehors une fois la nuit tombée.

— La nuit entière ! murmurai-je, en réalisant la gravité de ma situation. Je suis restée inconsciente toute une nuit ?!

— Seules les chiennes dorment dehors ! railla l’autre soldat.

— Pardonnez-moi, je m’en vais…

— C’est ça, file, pauvre folle ! m’asséna-t-il en riant grassement.

Ce rire maudit ! Qu’il se le garde, son rire humiliant ! Pour qui se prend-il ?

Je suis restée trop longtemps chez Salomé. Je n’ai pas fait attention au temps qui passait, trop absorbée par ses lamentations concernant les difficultés qu’elle traverse avec son mari.

Oui, j’étais en retard. Oui, je n’ai pas vu la lumière déclinante du soleil couchant. Oui, le panier de raisins était lourd et ralentissait mes pas. Oui, ma marche n’est pas aussi rapide que celle d’un homme ! Les hommes…

Moquez-vous donc de nous, nous, « faibles femmes » que nous sommes !

Que connaissez-vous de notre vie ? Vous ignorez tout des difficultés qui abondent dans notre quotidien ?! Vous avez le beau rôle ! Vous êtes nés dans un monde régi par vos pairs…

Tout est construit selon vos besoins, vos envies, votre vision égocentrée de la société. Vous nous avez désignées comme étant vos domestiques : « vos épouses ». Vos mères ? Des reproductrices, en vérité.

Ah… que ne suis-je un homme. J’espère ne donner la vie qu’à des garçons ! D’ailleurs, je ne veux plus me marier.

Voilà, je renonce aux fiançailles avec Aaron pour rester au chevet de mes parents jusqu’à leur mort !

Mais ensuite ? Leur décès adviendra bien avant le mien…

Et que deviendrais-je sans mari pour pourvoir aux dépenses et me prendre sous sa protection ? Où irais-je sans fils chez qui je pourrais finir mes vieux jours ?

Seule, je n’y arriverai jamais. Ai-je seulement le choix ?

Non. Je suis vouée à endosser ce rôle d’épouse et de mère.

Ou alors devrais-je rejoindre les carmélites du mont Carmel ? Je ressens un appel intérieur puissant concernant le mode de vie essénien ! J’aime leur philosophie, elle suit la voie du sacré et transcende les besoins de notre corps de chair. Oui, là-bas, peut-être, trouverais-je un semblant de liberté…

Il s’agit, à ma connaissance, de l’unique endroit où les hommes et les femmes se côtoient tels des frères et des sœurs. Une fois dans leur communauté, nous devenons les membres d’une famille soudée, il n’est plus question alors de séduction ni de la conquête possessive d’un conjoint.

— Allez, déguerpis, paresseuse ! vociféra le garde.

Je m’étais enfin levée, mais n’avais pas trouvé la force de mettre un pas devant l’autre, l’esprit envahi de pensées confuses.

Je remis quelques grappes de raisin dans mon panier, même si elles étaient devenues immangeables.

Sur mon visage fatigué, les larmes se mêlaient à la poussière de mes joues.

J’étais crasseuse, comme souillée jusqu’au plus profond de mon être… Je voulais voir Élisabeth… Puis non, je ne voulais voir personne.

Il me fallait rentrer au plus vite afin de rassurer mes parents. Sans doute me croyaient-ils morte !

Pourtant, ma décision était prise : une fois arrivée à la maison, je me tairai. Je ne leur expliquerai rien. D’ailleurs, qu’y avait-il à dire ? Mon amnésie avait été totale.

Oui, je garderai le silence.

J’avais mal à la tête et une constante envie de vomir me rendait fébrile…

« Courage, Maryam. », me convainquis-je. « Ce n’est rien.

Un rêve, sans aucun doute… Absolument ! Je suis en train de rêver ! »

Pour être exacte, il s’agissait plutôt d’un cauchemar.

Toutefois, je sortirais de ce songe d’un moment à l’autre, j’en étais persuadée. Ce qui se passait maintenant ne ressemblait en rien à ce que j’avais connu. Tout cela était aussi irréel qu’un rêve éveillé.

Non, je ne pleurerai pas !

— Couvre-toi les cheveux, courtisane du diable ! éructa un passant au regard libidineux.

Je ne suis pas une catin. Laissez donc les catins faire leur travail et laissez les jeunes filles pieuses mener leur vie sans les inquiéter. J’avais perdu connaissance, rien d’autre.

Qu’y pouvais-je ? Je n’avais commis aucune faute, or les répercussions de cette « absence » me semblaient bien excessives…

Je nouai correctement le foulard, espérant cacher mon visage maculé de terre puis baissai les yeux, comme toujours.

Je marchais sans me retourner. Jusque chez moi. Il me fallait rentrer et vite.

Un désir m’obsédait : me réfugier dans ma chambre. Me dissoudre sur la paillasse. Me terrer sous la couverture. Ah, cette odeur suave de laine de chèvre.

L’air brûlant m’était, à présent, devenu irrespirable. Il me tardait de faire mes ablutions. Je m’y attèlerais dès que je rentrerais !

Je voulais me laver de cette poussière, l’ôter de mes habits, la faire disparaître. J’avais l’impression d’être crasseuse !

Moi qui me sentais si pure auparavant…

Depuis que je m’étais mise à marcher, mon bas-ventre s’embrasait ! Mais quelle était cette blessure invisible qui me faisait tant mal ?

Avant cette maudite nuit, mon corps ne m’avait jamais fait souffrir. Je vivais dans une confortable harmonie avec ce corps féminin.

Mais… avais-je seulement vécu jusqu’à présent ?

Étais-je vivante pour la première fois ? Il me semblait me réveiller, enfin, à la réalité ! Serait-ce donc cela ma véritable existence ?

L’horreur, la souffrance, la déchirure ?

Mon ventre se consumait. Mon sexe devenait incandescent. Il était pourtant inexistant avant. Avant…

mais « avant » quoi ?!

Je ne savais plus rien.

Baissant la tête plus qu’à l’accoutumée, je me hâtais. Le regard des gens sur moi me remplissait de dégoût. Je voulais disparaître. Je voulais… mourir ?

Que m’arrivait-il ? J’aimais les hommes pourtant. Enfin, je ne les détestais pas ainsi auparavant… J’avais accepté leur domination, leur totale emprise sur mon existence et sur celle des femmes en général. Mais je sentais que l’un d’entre eux me révulsait particulièrement…

Oui, un homme était la cause de mon intense souffrance.

Or cet homme me poussait à haïr tous les autres !

J’atteignis la porte de ma maison. Ma mère y apparut dans l’embrasure.

Elle se jeta sur moi pour m’étreindre de ses mains tremblantes. La voilà qui pleurait, la voilà qui criait !

Par ma faute, elle était effondrée, or je me sentais incapable de la rassurer. J’étais la cause de son désespoir.

J’en étais l’unique responsable. Je n’avais pourtant rien fait de mal.

— Enfin ! Tu es rentrée !

— Oui, Maman. Je suis là. Je vais bien.

— Misère…, se lamenta-t-elle. Mais dans quel état es-tu ?

— Pardonne-moi d’avoir…, m’interrompis-je sans pouvoir finir ma phrase. Les raisins sont abîmés, je suis navrée.

— Ton père est furieux ! Qu’est-ce qui t’a pris de fuguer ainsi ?!

Telle une bête sauvage, Joachim bondit derrière elle. Son visage rouge de colère était méconnaissable.

J’allais me faire lyncher !! Mon père me tuerait et il aurait raison de le faire.

Ma vie m’échappait totalement, ma mort aussi.

— Maryam ! Où as-tu passé la nuit ? hurla-t-il.

— Je me suis évanouie, Papa. J’ignore ce qui est arrivé ensuite… J’ai mal à la tête. Il faut que je m’allonge.

— Tu… tu t’es évanouie ? Mais où donc ?

— Sur la route, près du grand pin, juste après le moulin de Merad. Je venais de quitter Salomé et… C’est elle qui m’a donné le raisin.

— Tu as perdu connaissance… Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à la maison juste après ? insista-t-il. Nous t’attendons depuis hier soir ?!

— Papa… crois-moi, je t’en supplie. Je suis revenue dès que j’ai pu… Je… Un garde romain m’a réveillée ce matin. Sans son intervention, je serais encore inconsciente sur le bord de la route.

— Si Aaron l’apprend, il te répudiera sans la moindre hésitation ! Et, ainsi souillée, qui voudra de toi pour épouse ?!

— Rien de cela n’arrivera aux oreilles de mon fiancé, dis-je avec conviction.

« Aaron…, pensai-je. Lui qui est si pieux, il me rejettera à coup sûr. Je suis perdue… et je n’ai que quinze ans. »

— Aïe !

Je me retins au mur. La douleur de mon bas-ventre se fit plus intense.

— Je dois m’allonger, Père. La tête me tourne, laisse-moi passer, s’il te plaît.

— Reste ici, Maryam !!

Comprenant ma détresse, ma mère tenta d’apaiser Joachim en posant sa main sur son épaule. Hannah était dotée d’un caractère fort. Je l’ai toujours admirée. Voilà aussi pourquoi la blessure que je lui ai infligée cette nuit-là m’anéantissait.

— Pardonne-moi, Maman… Je suis vraiment désolée, Papa.

M’excuser, que pouvais-je faire d’autre ? Excepté disparaître à jamais sous ma couverture en laine.

Je perdis toute notion du temps et me réveillai finalement après une longue période de sommeil entrecoupée de songes effrayants.

J’étais nauséeuse. J’avais chaud, puis froid, je grelottais de façon incontrôlable.

Depuis cette nuit, j’étais malade.

Depuis cette nuit, je ne me reconnaissais pas.

Moi qui avais espéré trouver un peu de réconfort entre les murs de ma chambre, je demeurais prostrée dans la pénombre. Tout me répugnait. Tout m’ulcérait…

Puis j’avais encore ce mal de ventre indescriptible.

Entre les jambes, je ressentais comme une brûlure ! Je n’osais plus boire d’eau, craignant le moment où il me faudrait uriner. Je ne voulais plus manger. Je voulais mourir. Sans attendre.

Si ma vie devait se résumer à ces sensations insupportables, si être dans ce corps me dégoûtait à ce point, alors je choisirais la mort.

Que m’arrivait-il ? J’étais si heureuse auparavant. Je vivais perpétuellement dans un état de grâce !

D’ordinaire, je baignais dans la grâce. Mes journées débutaient par des ablutions.

Je priais, je chantais, je riais, j’aidais mes parents à s’occuper des bêtes, j’aimais passer du temps avec mes amies, ma cousine, ma sœur…

Or, à présent, plus rien ne me faisait sourire ! Ma joie s’était volatilisée…

Même ma solitude m’était devenue insoutenable. Pourtant, comme je l’aimais ce silence de l’esprit, cette immobilité du corps.

Je redoutais autant le fait d’être seule que celui d’être en communauté.

Je n’étais plus moi-même, plusieurs choses indescriptibles semblaient avoir changé en moi.

Tout était pourtant si clair, auparavant. Je croyais me connaître. Je comprenais à présent que je n’avais connaissance que de ma partie lumineuse. Je découvrais maintenant les ténèbres. Mes propres ténèbres.

Et je n’avais de cesse de les fuir comme la lèpre !

« Allons, Maryam, lève-toi ! » me morigénai-je. « Ouvre les yeux, vois la bassine remplie qui t’attend. Elle a été mise à ton attention par la tendre Bedsébée. »

Je devais trouver la force de me lever pour me laver de ce souvenir poisseux.

Mais je n’avais aucune envie de me toucher. Je voulais retirer cette robe sale. Pour autant, j’avais peur de ce que j’allais découvrir sous ses plis… Comment serait mon corps ? Avait-il été blessé ? Était-ce toujours le mien ? Ce corps m’avait trahie… Il avait disparu de ma conscience le temps d’une nuit. Une nuit entière. Comme une éclipse.

Mon corps s’était éclipsé à moi et il m’était revenu tel un étranger.

« Courage, Maryam. »

Je me levai. J’ôtai cet habit devenu gris de terre battue. Je le jetai dans un coin de la pièce, refusant de le voir. Je sentais pourtant qu’il attirait plus que jamais mon regard.

L’habit maudit m’appelait, il voulait que je l’observe, que je le scrute… Pour quelle raison ?

Possédait-il un secret à me révéler ? Détenait-il une information capitale que je ne pourrais trouver ailleurs ?

Que n’avais-je une cheminée dans cette chambre ! J’aurais tant voulu le jeter dans les flammes !

Qu’elle flambe, cette robe déchirée, qu’elle transforme en cendres le souvenir de cette nuit infernale !

Il me faudra pourtant la descendre jusqu’à la pièce principale, du bout des doigts, comme s’il s’agissait d’un tissu enduit de venin, afin de la faire disparaître dans le feu de notre foyer.

Elle me rappelait trop de colère, trop d’injustice, trop de souffrance. Comment avais-je pu m’endormir en la portant ?

« Mais… qu’est-ce… ? m’exclamai-je, pétrifiée. Que vois-je sur ce tissu autrefois clair ? Serait-ce une tache ? Du sang ? Du sang séché sur le pan intérieur de ma robe ? »

Non, non, non. Il s’agissait certainement du jus de raisin.

Le doute n’était pas permis. Il me fallait vérifier cela avant que ce vêtement ne s’embrase à jamais.

Lentement, l’ongle de mon index gratta la poussière.

C’était du sang. Quelques gouttes d’un sang devenu brun.

Avais-je saigné ? Là ? À cet endroit de ma robe ?

Non, ce n’était rien.

De l’eau !

Ce bout d’étoffe au feu et moi, à l’eau !

Je plongeai mes mains dans la bassine. Je fermai les yeux, ne voulant rien voir, rien sentir. Seulement me purifier grâce à cette eau translucide.

Je ressentis la caresse de ce liquide béni, néanmoins, cela me glaça le sang. Cette eau était pourtant tiède, sa douceur aurait dû m’apaiser. Mais elle me fit l’effet d’une gifle !

« TOC TOC TOC ! »

Je sursautai. Quelqu’un avait frappé à ma porte.

Pas maintenant, non… Je ne voulais voir personne.

— Je suis occupée ! Qui est-ce ?

— C’est moi, Élisabeth.

Je me tus, tiraillée entre l’envie de me réfugier dans ses bras pour pleurer et celle de lui crier de me laisser seule.

— Ta mère m’a dit que tu étais souffrante, ma chère cousine. Puis-je entrer un instant ?

— Attends ! Non, car je… je… je fais mes ablutions…

— Tes ablutions ?! s’étonna-t-elle. Enfin, Maryam, nous sommes au beau milieu de l’après-midi.

— Je viens de me réveiller. Je suis malade.

Je me rafraîchis le visage et la nuque. En silence, elle patienta le temps que je m’apprête puis, enfin, je lui ouvris la porte de ma chambre.

— Entre, Élisabeth. Comment vas-tu ?

Elle sourit avant de me répondre :

— Tu me demandes cela ? C’est plutôt à moi de te poser la question. Ta mère m’a confié que tu as disparu toute une nuit… Toute une nuit ?! Que s’est-il passé ?

Elle se tut et m’observa avec anxiété. Je baissai les yeux, ne supportant pas ce regard perçant qui semblait deviner le fond de ma pensée.

— Et ton visage, Maryam… Que t’arrive-t-il ?

— Je suis morte. Enfin, j’ai l’horrible impression d’être morte à l’intérieur. Je me sens sale, telle une pestiférée. Je voudrais plonger dans une étendue d’eau si vaste que je disparaîtrais. Tu sais, comme le macérât de raisins quand on le dissout dans une jarre pleine d’eau et qu’il se dilue complètement. Je voudrais me fondre dans cet océan, Élisabeth.

— Te fondre dans l’océan ? Mais pourquoi ? Si tu es malade, tu iras mieux demain. Patience.

— Je ne me reconnais plus. Cette nuit-là, j’ai eu une longue absence. Depuis… j’ignore qui je suis devenue.

Pour combler le trou béant de ma mémoire, j’imagine le pire… Et ce pire me revient sans cesse à l’esprit, il m’obsède et me maintient prisonnière de ses visions cauchemardesques. J’ai si mal au ventre. Mal à la tête aussi. Aide-moi, Élisabeth, car je n’y arriverai pas. Tu es la seule que j’ose encore toucher, je me sens comme infectée par une ombre malfaisante.

— Oh, ma douce, ta confiance m’honore, mais je reste persuadée que tu peux aussi en parler à ta mère.

— Ma mère ? Quand mon père est à ses côtés, elle devient aussi intolérante que lui. Je suis désolée, moi qui voulais te soutenir durant ta grossesse. N’es-tu pas trop fatiguée ?

Sens-tu déjà bouger ton bébé ?

— Pas encore, Maryam, rit-elle. Cela fait à peine trois mois que je le porte en mon sein. Veux-tu poser la main sur mon ventre ? Il irradie d’une énergie d’Amour puissante qui passera à travers peau et tissus pour remonter jusqu’à ton corps endolori et t’illuminer de l’intérieur. Ma fille sera certainement un être magnifique !

— Ta fille ?! relevai-je. En es-tu sûre ?

— C’est une évidence. Tu le sais bien, jusqu’à présent, notre descendance se compose uniquement de femmes.

— Hélas. Puis-je poser ma main alors ? La pureté d’un être qui s’apprête à entrer dans ce monde m’apaisera.

Je me tus pour profiter de ce moment de grâce que m’offrait Élisabeth.

Ma respiration ralentit, les battements de mon cœur aussi.

Je me mis à parler à cet enfant comme s’il était déjà présent :

— Aide-moi… Aide-moi, petit être lumineux, montre-moi la voie. Je l’ai perdue. Pourtant je le connaissais bien, mon chemin ! Il était tout tracé : ablutions, prières, tâches du quotidien, soins aux animaux, fiançailles avec mon futur époux, Aaron… Même si j’ai peur, car je ne sais rien de lui, ni de cette vie conjugale qui nous attend. Me fera-t-il, lui aussi, une adorable fillette telle que toi ?

Un sanglot dans la gorge m’empêcha de poursuivre. Je lâchai le ventre de ma cousine et croisai les bras au-dessus du mien.

— J’ignore si je pourrai être mère… Il s’agit d’un trop grand honneur, d’une responsabilité immense. En suis-je digne ?

— Tu seras une maman merveilleuse, Maryam. Allons, explique-moi ce qu’il s’est passé l’autre nuit.

— Rien, Élisabeth ! Absolument rien ! Si seulement je pouvais forcer ma mémoire à me révéler ce qu’elle a vu…

Mais elle demeure désespérément silencieuse. Je n’ai rien à te confier, pas le moindre souvenir. Mon corps a disparu, happé dans le néant, pour se réveiller à coups de pied dans la hanche, le lendemain, sous un soleil de plomb ! J’étais étendue sur le sol poussiéreux, ma jupe relevée jusqu’aux cuisses… Excepté cette bosse derrière le crâne, mon corps semble n’avoir aucune séquelle. Je me suis levée, tant bien que mal, pour rentrer seule à la maison. Enfin de retour, après avoir essuyé les reproches de mon père, je me suis affalée sur ma paillasse pour ne me réveiller que deux jours plus tard, aujourd’hui.

— Deux jours ?! Tu as dormi deux jours !

— Je vais d’ailleurs me recoucher. J’ai besoin de dormir encore et encore, pour tout oublier.

— Si tu souhaites effacer le souvenir de cette nuit, alors allons nous baigner. Qu’espères-tu de cette petite bassine ?

Ce n’est pas avec ce mince filet d’eau que ton corps parviendra à retrouver sa pureté. Non, allons nous promener jusqu’à la rivière. Tiens, enfile cette robe.

Elle m’aida à revêtir une tunique en lin.

— Je vais te coiffer et tenter de démêler cette crinière indomptable !

Élisabeth prit mon peigne et s’installa par terre.

— La rivière, dis-tu ? Penses-tu qu’une baignade me requinquera ?

— À l’évidence ! La rivière est toujours une excellente solution, quel que soit le problème, déclara Élisabeth en retrouvant sa gaieté. L’eau fraîche, la forêt qui nous entoure, le chant vibrant des oiseaux, tout cela va réveiller la joie qui sommeille au fond de toi.