La Main du diable - Alphonse Karr - E-Book

La Main du diable E-Book

Alphonse Karr

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Extrait : "Par une pesante soirée du mois de juillet, l'air était surchargé de nuages d'un gris cuivré, et si bas qu'en s'avançant lentement ils touchaient la cime des arbres, dont le feuillage frissonnait sans qu'il s'élevât le moindre souffle. De temps à autre un bruit lointain et sourd suivait un éclair à peu de distance."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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La main du diable

À BELMONTET

I

Par une pesante soirée du mois de juillet, l’air était surchargé de nuages d’un gris cuivré, et si bas qu’en s’avançant lentement ils touchaient la cime des arbres, dont le feuillage frissonnait sans qu’il s’élevât le moindre souffle. De temps à autre un bruit lointain et sourd suivait un éclair à peu de distance.

Involontairement soumis à ce respect et à cet air d’attente que l’orage qui va éclater donne à toute la nature, trois hommes, enfermés dans une chambre, s’entretenaient à voix basse. Dans ces convulsions de la nature, l’homme tâche de se rendre petit et inaperçu, comme l’enfant qui, redoutant la colère d’un pédagogue, cherche à se cacher sous son banc.

– Mes chers messieurs, dit un des trois, dont les traits fatigués et la voix affaiblie pouvaient indiquer un profond chagrin et des veilles prolongées, vous êtes maintenant ma dernière espérance.

Tout ce que les autres médecins ont fait jusqu’ici à mon pauvre frère n’a réussi qu’à le faire souffrir davantage, et cependant je n’ai épargné ni peines ni argent ; j’ai vendu tout ce que je possédais pour payer la médecine et les drogues, et je l’ai fait de grand cœur, car si mon pauvre frère meurt, comme il ne paraît que trop certain, mon plus grand chagrin sera d’être forcé de lui survivre pour nourrir sa femme et l’enfant dont elle va être mère. Je vous laisse seuls, messieurs, avec une excellente bouteille de kirschenwasser. Je vais retourner auprès de mon frère, voir s’il a besoin de quelque chose ; avisez entre vous au moyen de le soulager, messieurs, et tout ce qui me reste sera à vous, et vos noms seront dans mes prières tant que mes lèvres pourront remuer, et mes mains se joindre, et mes yeux se tourner vers le ciel.

Quand les deux médecins furent seuls, ils se mirent à converser et à vider la bouteille de kirschenwasser.

Ceci se passait il y a cent cinquante ans, dans une maison de pêcheur sur les bords du Rhin, non loin des ruines du château d’Ehrenfels, en cet endroit où le Rhin, resserré et gêné par des rochers entassés, précipite ses flots avec une violence qui les fait bondir et écumer, tandis que de loin on l’aperçoit calme, bleu, limpide, promenant ses eaux entre deux rives vertes et fleuries. Près du château d’Ehrenfels, des écueils produits par des portions de rocher que le fleuve ébranle sans les pouvoir enlever, forment un tourbillon que les bateliers ne passent jamais sans se recommander à Dieu et à la Vierge, et où plusieurs ont péri.

– Monsieur, dit un des deux médecins, croiriez-vous que j’ai une incroyable peine à tirer de l’argent de mes malades, et que je ne puis m’en faire payer qu’en productions de leurs champs ? – Cela peut avoir son agrément, et je m’en trouve quelquefois très bien. – Oui, mais, malheureusement pour moi, j’ai affaire à de maudits vignerons. Pour comble de malheur, la récolte de l’an dernier a été très abondante, de sorte que j’ai reçu plus de vin que je n’en pourrai boire dans toute ma vie. – Quoique, mon cher confrère, je vous en aie vu parfois vider un certain nombre de bouteilles, et avec une parfaite résignation. – Je ne me prétends pas plus ennemi du vin que doit l’être un bon Allemand, mais la récolte de l’an dernier a été si abondante que personne ne veut plus en acheter. – C’est un heureux hasard qui vous a poussé à me parler de cet embarras, mon cher confrère ; j’ai besoin de vin, et nous pourrons facilement nous arranger pour faire un échange. Vous m’avez parlé, il y a quelque temps, de l’envie que vous auriez de trouver un cheval doux et robuste à la fois. Je serais assez porté à me défaire de mon cheval bai. Décidément, c’est un luxe que ma fortune ne me permet pas, d’avoir ainsi deux chevaux dans mon écurie. – Cet arrangement me conviendrait assez. Quel âge a votre cheval ? – Il prend sept ans. – Vous me répondez de sa douceur, confrère ; vous savez que je ne suis pas cavalier, et vous ne voudriez pas vous servir de ce moyen pour avoir ma clientèle. – Je le laisse monter par ma femme et par mes enfants, ainsi vous pouvez être parfaitement tranquille. – Pour votre cheval, je vous donnerai deux pièces de vin. – Cela va, pourvu qu’il soit bon. – Le meilleur qu’on puisse boire. Pourvu que le cheval ne soit pas rétif. – Scellons le marché en buvant un verre de ce délicieux kirschenwasser. – Il va sans dire que vous donnez avec la selle et la bride. – Du tout, c’est un marché à part ; cependant je vous les jouerai aux cartes contre cinq bouteilles de kirschenwasser, si vous en avez qui vaille celui-ci. – Tope ! Il est fâcheux que nous n’ayons pas de cartes ici.

À ce moment Wilhem entra.

Il était encore plus abattu qu’à son départ.

– Messieurs, dit-il, mon pauvre frère souffre encore davantage ; de grâce, dites-moi ce que vous pouvez avoir imaginé pour le soulager.

– Monsieur Wilhem, dit un des deux médecins, après avoir examiné attentivement, et avec les lumières que peuvent nous donner la science et l’expérience d’une longue pratique, nous avons décidé qu’il fallait faire boire à votre pratique une infusion de cochléaria. – Dans laquelle, dit l’autre, vous mettrez trois gouttes de laudanum. – Voici le laudanum et le cochléaria. – Vous pensez donc, messieurs, que cela le soulagera ? – Sans aucun doute.

Wilhem paya les médecins nomades, et se hâta de préparer leur ordonnance, puis de la faire prendre à son frère ; elle ne produisit aucun résultat, et Richard laissait échapper des cris aigus. Wilhem, de désespoir, se frappait la tête contre la muraille.

– Mon Dieu ! disait-il, ayez pitié de mon pauvre frère, ayez pitié de moi ; ne m’enlevez pas mon bon, mon seul ami, lui qui a protégé mon enfance, m’a nourri, m’a élevé comme aurait fait une mère. Mon Dieu ! ayez pitié de lui, donnez-moi la moitié de ses souffrances, il en a plus qu’un homme ne peut en porter ; ou, s’il vous faut accabler une pauvre créature, donnez-moi ses douleurs tout entières, je les supporterai pour qu’il ait un moment de sommeil.

– Ô mon frère ! mon Richard, que veux-tu ! Oh ! si mon sang pouvait te soulager ! Ne te désespère pas, Richard, il est impossible que Dieu n’ait pas pitié de nous. – Wilhem, dit Richard, où est ma femme ? – Je l’ai forcée de prendre un peu de repos. La pauvre femme a les yeux brûlés par les veilles. – Et toi aussi, mon pauvre Wilhem, tu dois être bien fatigué. Et Richard s’efforça d’étouffer un cri. – Comment, se dit Wilhem, Dieu ne m’entend pas ; les cris de douleur de ce malheureux et les cris de mon cœur n’arrivent pas jusqu’à lui ! Je ne puis résister davantage, je ne puis le voir souffrir. Que faire, qu’inventer ? J’ai fait brûler des cierges dans l’église ; chaque jour on dit une messe. Tous les médecins, à dix lieues à la ronde, le sont venus visiter depuis trois semaines qu’il est sur son lit sans un instant de sommeil. Dieu est-il donc notre père ?

Et comme Richard souffrait toujours, Wilhem parut frappé d’une idée soudaine. Attends, mon Richard, dit-il, attends une heure seulement, et si je n’apporte pas un remède à tes douleurs, je tuerai toi, et moi, et ta femme, car c’est trop souffrir ; attends-moi. Il serra la main froide de Richard et s’élança dehors au milieu du vent et des éclairs qui sillonnaient l’air à de courts intervalles.

Il alla prendre son bateau, et se mit au courant. En passant près du trou de Bingen, ce tourbillon si redouté dont nous avons parlé plus haut, il allait, comme de coutume, faire une courte prière, d’autant que le vent soulevait les vagues plus que de coutume, et que ses sifflements, la lueur des éclairs et les éclats de la foudre qui déchirait les nuées, tout répandait dans l’âme une terreur mystique ; mais il était arrivé à ce point de désespoir, à ce point où l’on brave tout, parce qu’on croit avoir épuisé le malheur. – Et d’ailleurs, se dit-il, pourquoi prierais-je Dieu, qui ne veut pas soulager mon frère ? Il ne m’entend pas, et ce n’est plus en lui que j’espère ; ce qu’il ne veut pas m’accorder, je vais aller le demander au diable ; c’est lui seul que j’invoque, puisque Dieu m’abandonne. – En ce moment, un éclair brilla, la foudre presque aussitôt fit un bruit horrible au-dessus de sa tête ; la nuée était proche, il crut un moment que Dieu allait le punir de ses blasphèmes, mais son bateau passa entre les écueils malgré l’obscurité et le vent. – Au reste, dit-il, pourquoi entendrait-il nos blasphèmes, puisqu’il n’entend pas nos prières ! Le diable est d’un bon secours ; en l’invoquant j’ai passé le Bingerloch, où tant d’autres ont péri en implorant le secours de Dieu.

Et tout en suivant le cours de l’eau :

II

– Il est bien connu dans le pays que Henry, qui est allé s’établir à Mayence, n’est devenu si riche qu’en se donnant au diable, au carrefour de la forêt. Je sais que beaucoup sont incrédules, et soutiennent qu’on aurait beau appeler le diable pendant cent nuits de suite à tous les carrefours de toutes les forêts, il ne vous entendrait pas. Cependant, ce n’est pas une raison pour ne pas croire les choses parce qu’on ne comprend pas ; nous croyons bien au soleil, que personne ne comprend ; mais c’est un crime horrible que de se vendre au diable, et je frémis à la pensée de lui appartenir, quand je songe à tout ce qu’on dit des peines de l’enfer. Mais, mon frère, mon pauvre frère qui, lorsque j’étais enfant, travaillait pour me nourrir ! encore en ce moment il souffre, il crie ; il faut le soulager à quelque prix que ce soit, et, d’ailleurs, Dieu aura peut-être pitié de moi en voyant la cause qui me fait agir.

Quelle horrible tempête ! continua-t-il, serait-ce un avertissement du ciel ? Bah ! il s’occupe bien de nous, le ciel qui laisse souffrir le meilleur des hommes !

À ce moment, il aborda, amarra son bateau aux racines d’un vieux saule.

– Pourvu que je retrouve l’endroit ; on me l’a cependant montré bien des fois.

À la lueur des éclairs, il pénétra dans la forêt, et, après bien des détours, arriva à un point d’où partaient trois chemins. – C’est ici, dit-il. Et il appuya contre un arbre.

Ses cheveux étaient dressés sur sa tête ; tous ses muscles étaient horriblement tendus.

Le vent qui s’engouffrait sous les arbres, les éclairs qui jetaient de temps à autre une lueur bleuâtre, tout augmentait sa terreur.

Il chercha dans sa tête la formule qu’on lui avait indiquée, et dont s’était, disait-on, servi Henry le riche.

Au moment de la prononcer, il hésita. Puis : – Allons, c’est un moment de plus que souffre mon pauvre frère : il arrivera ce qui pourra. Et, à haute voix, il dit trois fois : Monseigneur le Diable ! je vous donne à présent et à tout jamais ma main gauche, si vous rendez la santé à mon frère.

Puis, avec accablement : C’est fini ! Alors il tomba sur la mousse humide, et se prit à pleurer.

Ensuite, sans rien dire, sans penser presque, tant il était écrasé et anéanti, il alla rejoindre son bateau. En passant le Bingerloch, l’aviron qu’il tenait de la main gauche se brisa contre un roc. Il ne douta plus que le diable n’eût accepté son offrande ; il frissonna, et cependant se hâta de regagner la maison.

Il trouva Richard endormi.

Voici ce qui était arrivé :

Dans son trouble, Wilhem avait en sortant mal fermé la porte ; le vent l’avait ouverte avec violence, et le bruit qu’elle faisait, joint au vent qui venait jusqu’à lui, devinrent tout à fait insupportables à Richard ; il appela, mais inutilement. Enfin il essaya de se lever ! mais sa faiblesse était telle que, arrivé à la porte, il se laissa lourdement tomber ; eh même temps, il vomit du sang ; l’abcès, cause de sa douleur, venait de crever ; il ne sentit plus qu’une véhémente envie de dormir, se traîna jusqu’à son lit, et tomba dans un profond sommeil.

Quand Wilhem vit son frère endormi : – Allons, dit-il, mon frère est guéri, et moi, je suis damné !

Il passa le reste de la nuit sans dormir ; le matin, vaincu par la fatigue, il céda au sommeil ; puis, se réveilla en sursaut en criant : – Mon Dieu, ayez pitié de moi ! – Il avait songé que le diable l’entraînait dans les entrailles de la terre.

Une semaine après, Richard avait repris ses travaux ordinaires. Le bonheur et la douce paix reparurent dans la cabane du pêcheur. Wilhem lui-même, qui, pendant quelque temps, avait paru sombre et taciturne, avait repris sa bonne humeur ; seulement, le moindre incident qui pouvait lui rappeler cette nuit funeste le rendait morne et silencieux pendant plusieurs jours, et son imagination frappée trouvait à chaque instant des prétextes à d’invincibles terreurs. Il eût tué mille hommes de sa main droite et incendié tout son village, qu’il eût considéré cela comme un accident ordinaire ; mais s’il lui arrivait de briser un vase de terre qu’il tenait de la main gauche, il lui semblait que le diable se servait de cette main qui était devenue sa propriété. Joignez à cela que la maladresse ordinaire de la main gauche était encore fort augmentée chez lui par la répugnance qu’il avait à s’en servir, et qu’il ne touchait rien de cette main sans le briser ou le laisser tomber.

Le dimanche, à l’église, il tenait cette main cachée sous sa veste, et souvent, agenouillé sur la pierre, il pleurait amèrement en demandant pardon à Dieu. Personne ne comprenait un tel excès de piété, et Wilhem ne répondait à aucune question. Une nuit d’orage l’empêchait de dormir, il la passait en prières ; il n’osait non plus passer sur le trou de Bingen, qu’il avait franchi deux fois en invoquant le diable.

Richard souvent et sa femme, qui était devenue mère, s’inquiétaient de la situation de Wilhem, et lui en faisaient quelquefois de doux reproches. Ces marques d’affection rendaient du calme à son esprit, et il était heureux et tranquille jusqu’au moment où un accident nouveau lui rendait trop présent le souvenir de la nuit fatale où il s’était donné au diable.

III

Il arriva qu’un sentiment qui lui remplit tout le cœur vint le distraire de ses sombres pensées. Il devint amoureux d’une jeune fille douce et belle ; tout à son amour, il ne songea plus au diable, et ne s’occupa que de sa jolie Claire. Richard et sa femme se réjouissaient de le voir heureux, car c’était tout ce qui manquait à leur bonheur.

La veille du mariage, Wilhem et Claire s’étaient assis sous les branches de quelques saules qui bordaient la rive, le soleil descendait à l’horizon sous des nuages sombres, et ses rayons leur faisaient une belle frange d’or et de pourpre.