La Patagonie autrefois - Andreas Madsen - E-Book

La Patagonie autrefois E-Book

Andreas Madsen

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Beschreibung

Une légendaire chronique de la Patagonie sauvage au tournant du siècle.

Né au Danemark, Andreas Madsen a tout juste vingt ans lorsque, fuyant la misère, il débarque à Buenos Aires en 1901. Il gagne alors la lointaine Patagonie, à l’époque encore peu explorée. Sa vie sera dès lors celle d’un pionnier du grand Sud, faite de longues chevauchées dans les immensités désertiques, de dur labeur dans les estancias et de mémorables aventures dignes du Far West, courant mille dangers sous le vent des Andes. Voici le récit d’une vie hors du commun, empreinte de philosophie et contée avec simplicité et humour. Installé au pied du célèbre Mont Fitzroy, Andreas Madsen deviendra le “patriarche” de ce coin reculé des confi ns du monde, aujourd’hui prisé pour sa beauté grandiose et heureusement préservé.

Découvrez le récit d'une vie de pionnier du grand Sud, faite de longues chevauchées, de dur labeur et de mémorables aventures !

EXTRAIT

Nous avons alors commencé une course contre le vent. Nous n’avions plus que 4 km à parcourir. Nous étions encore au calme, mais nous apercevions les crêtes blanches des déferlantes qui s’approchaient. Nous ne nous hasardions pas à maintenir l’embarcation trop près de la plage dans la crainte qu’elle ne se brisât. Pour finir, nous relâchâmes la corde de débardage, nous attachâmes les chevaux pour venir les chercher plus tard et nous rembarquâmes. Nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces, il ne manquait plus que 2 km. La tourmente nous rattrapa à quelque cent mètres de la plage et elle nous recouvrit de sable, d’herbes de pâturage et de petits arbustes… venus d’un kilomètre plus loin. Par deux fois le bateau fut presque complètement rempli d’eau quand la corde de débardage se tendit. Comme toujours, Alfred était au gouvernail, qu’il gardait fermement sous son bras gauche tandis que son bras droit tenait, en l’air, une hache bien aiguisée. Brodersen, Hans et moi, nous ramions ou nous reculions en fonction de la tension de la corde de débardage. Les déferlantes étaient chaque fois plus hautes. Soudain en arriva une énorme.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Andreas Madsen (1881-1965) est né dans le Jutland, au Danemark. Il s’établit au sud de la Patagonie argentine en 1903 et y vivra jusqu’à la fin de ses jours. Paru en 1948, son récit La Patagonie autrefois est une chronique attachante de ses années de pionnier.

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Avant-propos

Un modeste quotidien chilien, El sur de Chile, assurait le 19 février 1908 « qu’en peu d’années, Chiloé, si méprisé aujourd’hui, deviendrait un emporium de richesses beaucoup plus durables que les nitrates du Grand Nord ». La prédiction s’est révélée exacte pour beaucoup de recoins de Patagonie : ainsi le massif du Fitzroy, encore vu au milieu du XXe siècle comme « un irremplaçable capital de solitudes vierges », s’est hissé en quelques décades au rang des hauts lieux du tourisme mondial. Hasard de l’histoire, c’est un Danois, Andreas Madsen, seul habitant pendant longtemps d’un espace désert, qui a joué, avec sa famille, un double rôle dans cette véritable transmutation : d’abord celui de pionnier modèle, puis celui de narrateur de sa propre vie, une vie toute de labeur et de fatigues, mais riche des succès les plus variés.

Si l’on oppose à cette histoire exemplaire un ouvrage de fiction, Lago Argentino, édité en 1946 alors que le texte de Madsen, La Patagonie autrefois, l’était en 1952, on prend conscience d’un paradoxe étonnant. Ce roman, qui se déroule dans un secteur proche de celui du Fitzroy, est d’une inspiration désolée : c’est « une histoire dont les protagonistes ne sont pas les hommes, mais les forces naturelles d’un morceau inhabitable du monde, dans lequel animaux et humains, cernés et assiégés par les divinités innommables et informes qui peuplent ces régions terribles, luttent au début pour vaincre, ensuite pour tenir bon, et finalement, pour ne pas être annihilés ». Quand la fiction est celle d’une catastrophe inévitable, le récit de Madsen ferait presque de la réalité patagone un aimable conte de fées !

C’est au bout d’un demi-siècle que Madsen cède aux instances d’amis fidèles : ses récits, traduits du danois ou de l’anglais, sont publiés en 1952. C’est son troisième livre, il sera voué à une fortune étonnante ! Madsen devient l’une des figures emblématiques de cette Patagonie « d’autrefois » – il suffit que ce soit celle du début du siècle pour qu’on puisse utiliser à bon droit ce qualificatif. Il incarne en effet, non le pionnier patagon type – tous durs au mal et capables de tous les travaux –, mais le modèle du pionnier tel qu’il aurait pu être : humain à l’égard des humbles – Indiens et péons – et, chose exceptionnelle pour un pionnier, pétri de convictions écologistes avant même que le mot n’existe. Madsen vit en symbiose avec la nature plus qu’il ne l’exploite, les pumas mis à part : il se targue à la fin de sa vie d’un tableau de chasse de trois cents pumas, cette peste pour le bétail. Il y voit la matière d’une seconde publication, Cazando pumas en la Patagonia1, traduite de l’anglais et parue en 1945 dans le numéro 164 de la revue Argentina Austral, sa première œuvre étant, en 1943, un recueil de poèmes écrits en anglais, vendu aux enchères au profit de la Croix-Rouge anglaise.

Son enfance rude et brève dans son Jutland natal l’a formé pour le reste de sa vie : placé à sept ans dans une ferme, il s’embarque à treize ans pour fuir la misère, et à dix-neuf il débarque à Buenos Aires de son dernier vapeur pour gagner la Patagonie. Il travaille d’abord dans la « Commission des Frontières », créée en 1902 pour délimiter sur le terrain l’immense frontière chiléno-argentine : avec plus de 1100 km à borner dans des montagnes quasiment inconnues, c’est une très dure initiation à l’espace patagonien… Il peut alors oser dès 1903, à partir de rien, l’aventure de l’estancia Viedma, encastrée dans la cordillère en amont du lac du même nom, juste au pied du massif du Fitzroy. Il s’autorise en 1912 un saut au Danemark pour y retrouver sa promise connue à l’âge de sept ans, et la ramène chez lui en 1914 : elle lui donnera, très chrétiennement, quatre enfants dont deux mourront accidentellement. Il passera la majeure partie de sa vie face au Fitzroy, accueillant avec une générosité sans bornes toutes les expéditions qui depuis les années vingt rôdent autour de ces cimes prodigieuses : depuis le Père Agostini dans les années trente, tous les visiteurs évoquent, avec respect et admiration, celui qui devient au fil des années le « Philosophe », le « Patriarche » du Viedma et le « Gardien » ou le « Portier » du Fitzroy.

Cette œuvre, qu’il présente comme une « autobiographie », rassemblait initialement une douzaine de récits, presque tous publiés par un quotidien danois de Buenos Aires, Syd og Nord (Sud et Nord), entre 1948 et 1952. La présente édition française y ajoute certains des textes parus dans une réédition argentine de 1998. La forme courte du récit se prête à l’évocation des facettes très diverses des activités d’un pionnier : quels débuts ! Voici l’histoire, au chapitre 3 (La borne du lago San Martín), d’un dilemme peu ordinaire : fuir un incendie ravageur, en traversant à la voile un bras du lac, sous un vent d’enfer et dans un mauvais cotre surchargé. Il fallait choisir, et Madsen avoue : « je préférai la noyade à la grillade ». Voici le chapitre 6, Sur la piste avec les charettes à bœufs, l’histoire d’un voyage de treize jours, de la côte atlantique aux Andes. Au départ, huit jours de cheval, pour rechercher les bœufs qui ont divagué dans l’immense espace des plateaux côtiers ; un péon ivre-mort poignardé au cours d’une mauvaise rencontre ; d’autres rixes entre ivrognes – un mort seulement –, et trouvaille inopinée du squelette d’un péon disparu. Morale de l’histoire pour des gaillards prêts à tout : « nous nous sentions maîtres de toute la Patagonie, des Andes à la mer, et personne ne nous disputait le droit de vagabonder ». Le scénario du chapitre 7, La lune de miel du pionnier, est différent, mais le cadre reste le même : un couple tout juste marié à Santa Cruz, regagne en charrette sa cabane à quarante lieues dans l’intérieur. Chaque soir Madsen leur aménage sous la charrette une « alcôve nuptiale », pour qu’au moins des bâches les protègent du terrible vent qui charrie sable et poussière. C’est aussi, et je ne peux tout citer, les traits d’héroïsme des femmes de pionniers, en particulier de Fanny Madsen. Le chapitre 15, Naissance, témoigne d’un courage et d’une résistance à toute épreuve : elle part sans hésitation, de nuit, à cheval, vers la cordillère, pour secourir une femme dont l’état est grave ; il lui faut franchir trois ríos, et elle est accompagnée d’un individu habile au revolver… Madsen conclut sobrement : « Ils revinrent le lendemain matin sans contretemps ». Il reconnaît quand même, dans une lettre de 1946, qu’« on a beaucoup écrit sur le pionnier : disons la vérité, ce sont les femmes qui font le travail le plus dur ».

C’est ainsi toute la palette des réalités patagoniennes qui se révèle au fil de ces récits : alcoolisme, banditisme, chasses dangereuses, pluies, vent, hivers terribles avec troupeaux décimés, inondations, solitude, accidents mortels, bivouacs improvisés… Des quatre-vingt neuf mots que, dans mes Histoires du bout du monde2, j’ai listés comme Mots de la Patagonie pour montrer par des citations la lueur crue qu’ils jettent sur ces réalités, une bonne quarantaine pourrait être évoquée dans les moindres détails par ces récits !

Cette vie pionnière hors du commun est contée avec humour et simplicité. Mais Madsen sait aussi profiter du recul que lui donnent sa longue expérience et sa forte personnalité pour émailler ses textes, avec spontanéité et sans prétention, de réflexions mêlant religion, philosophie, esthétique, écologie… Le chapitre 2, Seul dans le grand lointain, peut-être un de ses meilleurs récits, offre des notations éplorées sur la destruction de la nature – incendies méthodiques, massacres délibérés d’animaux pacifiques ; des méditations esthétiques sur ce qui subsiste encore de cet « extraordinaire paysage » – ainsi sa « contemplation hypnotique » d’un coucher de soleil sur le Fitzroy, cependant que des cerfs broutent paisiblement autour de lui ; des effusions religieuses, quand il remercie Dieu d’un spectacle tel qu’il prouve son existence ; et de plus, ses aveux directs sur ses goûts – l’amitié par-dessus tout, et dégoûts – comme sa franche hostilité à l’égard du monde moderne, à l’idée qu’il aurait pu « se perdre dans une ville pour fonctionner au rythme d’un réveil » ; il y a aussi sa propension spontanée à pardonner à ses frères humains leurs faiblesses, la vie en Patagonie facilitant leur rédemption – celle des meurtriers, et surtout celle des alcooliques, car l’alcool en pareil milieu est une « médecine » indispensable ; puis enfin ses déclarations fraternelles et pacifiques à l’égard d’« une race condamnée », celle des Indiens téhuelches, « qui n’ont jamais tué un animal que pour s’alimenter ou se protéger… à la différence du chrétien très civilisé… ». Et le récit conclut, encore à l’orée des années cinquante : « Pauvre Patagonie ! Tout ce qui te faisait romantique se meurt… Cela m’attriste de voir la destruction de la nature et des traditions qu’elle a laissées dans son sillage ».

Fait significatif, la consécration de Madsen comme conteur est quasi synchrone de la conquête du Fitzroy en 1952 par une expédition française, exploit réputé impossible du fait d’échecs répétés depuis la décennie 1910. Lionel Terray, qui forme avec Guido Magnone la cordée victorieuse de l’expédition, emploiera, dans le récit de cette ascension, les qualificatifs les plus extrêmes, aussi bien pour témoigner, avant même qu’il ait été vaincu, de son admiration pour l’objectif – la « cime idéale… » – que pour attester ensuite des difficultés inégalées qu’ils ont affrontées – des « conditions atmosphériques inhumaines… », « l’expérience la plus épuisante que j’ai jamais vécue… » – et surtout l’exaltation née de la « pureté absolue » de cette action dont il était convaincu qu’elle échouerait. Aussi le retentissement de cette réussite en Argentine est-il énorme !

À terme, ce bref événement local entraîne la mutation du secteur, même si ses débuts sont lents : une wilderness enchantée – évoquée par Madsen avec une sorte de sincère ravissement, cette wilderness dans laquelle des hommes sont livrés à leurs seules forces – va céder irrémédiablement la place à un site touristique exceptionnel !

Mais pour Madsen, l’heure de la retraite a déjà sonné, puisque son épouse, paralysée depuis 1949, meurt d’une deuxième attaque en août 1950. « Elle a été l’âme et la vie de l’estancia pendant presque 40 années » écrit Madsen dans une lettre de 1952 à un ami, et qui n’est qu’un long éloge funèbre de Fanny… Juste au début d’une lettre de mars 1955 à un parent, il s’avoue marqué, à 73 ans, par la solitude et souhaite retrouver Fanny au plus vite… Il part vivre à Bariloche et y décède en 1965, à 84 ans. Mais comme il est intimement associé aux lieux où s’est déroulée sa vie, et fait désormais partie de l’histoire du Fitzroy, ses restes sont en 1971 solennellement transférés à « l’estancia Fitzroy/Viedma », où un musée a été aménagé, qui lui fait une large place. Dès 1955, d’ailleurs, le « Territoire » de Santa Cruz accède, en même temps que tous ceux de la Patagonie argentine, Terre de Feu exceptée, à la dignité de Province de la République, ce qui signifie un certain degré d’autonomie égal à celui de toutes les anciennes provinces argentines.

La connexion définitive du « secteur de Viedma » avec le reste du monde est confirmée par la fondation officielle, le 10 octobre 1985, de la localité d’El Chaltén, au pied du Fitzroy, rebaptisé du même toponyme indigène. Ce rappel d’une identité perdue, faite de mystère et d’invincibilité, n’empêche pas que la cime soit irrévocablement ramenée à un banal statut de palestre, toutefois de niveau mondial, du fait des itinéraires extrêmement difficiles qui couturent toujours plus ses murailles… Trois décades plus tard, El Chaltén, reliée à Santa Cruz par une excellent route, s’affaire à remplir des constructions typiques d’un site touristique « alpin », les cases d’un assez vaste plan en damier dont l’existence était visible dès 1997 : les déceptions ne pouvaient donc que s’enchaîner…

Peut-on ignorer ce que Madsen penserait maintenant de tout cela ? Saint-Loup lui avait rendu visite en 1950, pour lui expliquer qu’a propos du Fitzroy, « après une heure d’étude à la jumelle, on pouvait dire : ça se monte » ; et l’écrivain-alpiniste avait compris que « la conquête de cette cime lui serait pénible, car Madsen serait dépossédé de la partie essentielle de son royaume… elle dérangerait un certain équilibre de sa vie… et l’esthétique de sa solitude ».

Mais la famille et les proches, eux, semblent avoir tiré d’autres conclusions de cette évolution, qui peut se résumer désormais en une courte phrase : qu’est-ce qu’on doit vendre aux touristes ? La réponse est facile : c’est le droit d’entrer dans le Parque Nacional Los Glaciares, avec horaire et questionnaire justifiant des capacités du client ; des places de camping ou d’hôtel, des vivres et des informations de toute nature incluant, bien sûr, les œuvres de Madsen, dont les éditions se succèdent, cherchant chaque fois à séduire l’acheteur, sans trop se mettre en frais, en offrant tout un appareil de présentations nouvelles, notes, documents nouveaux, et photographies professionnelles ou familiales.

Si l’on examine avec attention les éditions successives des œuvres d’Andreas Madsen apparues en Argentine depuis quarante ans, bien des questions se posent. On se prend ainsi à rêver d’un inventaire respectueux de ses archives. Car il semble impossible que cet homme, fou de lecture depuis son plus jeune âge alors même qu’il naviguait, n’ait pas veillé, tout au long des trente dernières années de sa vie, à ordonner et commenter les écrits, quels qu’ils aient été, issus de sa plume ou de celle de sa femme. Sans doute de sa descendance surgira bien un jour l’archiviste que la mémoire d’Andreas Madsen mérite.

Philippe GrenierSaint-Ismier, février 2018

1 À la chasse aux pumas en Patagonie.

2Histoires du bout du monde, une anthologie des récits de voyage en Patagonie, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2013.

Un croquis sommaire de la main d’Andreas Madsen, couvrant la région allant de la cordillère (Fitzroy) à la côte atlantique (Santa Cruz).

La région des lacs San Martín et Viedma sur une carte de 1898. On y distingue les prétentions argentines (pointillé à gauche avec croix) et chiliennes (pointillé au centre avec traits) pour le futur tracé de leur frontière. La Commission des Frontieres, à laquelle participa Andreas Madsen, fut chargée de régler cette question, sous l’arbitrage de l’Angleterre.

Chapitre 1

Premières années

Je suis né en 1881 dans une petite maison au toit de chaume, sur la côte du Jutland, au Danemark. Mes parents avaient été les premiers à s’installer dans cette région jusqu’alors inexploitée. Je me souviens de ma prime enfance comme d’une lutte difficile pour la vie, quand un penny me paraissait une fortune colossale. À neuf ans, on me confia à un fermier comme commissionnaire ou, pour mieux dire, comme « coureur », car je ne me rappelle pas y avoir marché. Je devais toujours courir et, la plupart du temps, avec un lourd maillet sur l’épaule pour enfoncer les piquets auxquels, au Danemark, on attache tous les animaux durant l’été. Ma paye était de 8 couronnes (quelque 9 shillings) pour toute la saison, soit sept mois. Avec ça, je devais m’acheter mes vêtements, limités à des culottes courtes, une chemise et une blouse, car des chaussures je n’en avais besoin qu’en hiver.

Pour ces 8 couronnes, j’ai travaillé sans doute plus qu’en Patagonie pour 800 pesos. J’ai appris que, plus tard au Danemark, on a heureusement supprimé ce travail des enfants, mais je peux affirmer que, de huit à douze ans, au travail de l’aube à la tombée de la nuit, ma vie fut peu agréable. Les uniques rayons de lumière étaient l’école – quatre demi-journées par semaine en été et deux en hiver – et la pauvre nourriture. Quand des années plus tard j’ai lu Dickens, il ne m’en a rien coûté de sympathiser avec Oliver Twist.

À douze ans, mon destin a basculé, et pour toujours. Je suis parti travailler dans une autre ferme où il y avait de bienveillantes personnes, ainsi qu’une bonne bibliothèque qui m’a permis d’entrer en relation avec Dickens et Shakespeare, avec Stanley à la recherche de Livingstone, et avec beaucoup d’autres. Ce furent des années heureuses. De là, je suis passé sur une plus grande propriété rurale, mais je n’y suis resté que deux mois. Dès l’enfance, mon rêve avait été de partir pour connaître le monde. Probablement avais-je dans mes veines une goutte de sang des Vikings. J’avais envie d’étudier, d’aller au collège, mais comme je n’avais pas d’argent, ni pour le collège ni pour les voyages, ma seule espérance se trouvait sur la mer. Néanmoins je ne pouvais pas m’éloigner, car j’avais été embauché pour un an.

Ma « bonne chance » fit qu’alors je tombai gravement malade. Je suppose que ce fut la scarlatine, car ensuite je me suis dépouillé de toute ma peau. Cependant je ne puis l’affirmer, car personne ne s’est préoccupé d’appeler un médecin pour un humble domestique. Avec la convalescence s’est présentée une opportunité : j’ai demandé la permission d’aller voir mes parents et on me l’a accordée puisque je ne pouvais pas travailler. Mais au lieu d’aller à la maison, je me suis dirigé vers la gare et, pour ne pas éveiller de suspicions, je n’ai rien emporté avec moi à part une photo de la famille, de la taille d’une carte postale. Mon capital était de 10 couronnes (quelque 11 shillings). J’en ai dépensé 6 pour un billet à destination du port le plus proche : Aalborg. Je ne connaissais personne là-bas, mais j’y avais l’adresse d’une famille.

Il faisait déjà nuit quand j’arrivai à Aalborg avec 3 couronnes en poche, somme bien trop réduite pour affronter le monde. Mon physique de tout petit bonhomme, malingre et mal nourri, devait représenter peu de chose. Un des portefaix, me voyant désorienté et ne sachant quelle direction prendre – jamais auparavant je n’avais été dans une grande ville et je ne savais pas parler le danois, sinon seulement le dialecte du Jutland –, s’approcha de moi pour me demander où j’allais.

— À la mer, lui répondis-je.

— Hum ! me dit-il. Tu t’es enfui de la maison.

Je convins qu’il en était ainsi, mais j’ajoutai sur un ton de défi que je n’y retournerais pas. Il me demanda si je connaissais quelqu’un par ici et je lui ai montré l’adresse en ma possession.

— Bien, me dit-il, je sais où c’est. Je vais t’y conduire. S’ils ne veulent pas de toi tu viendras chez moi. Tu as des bagages ?

— Non.

— Tu as de l’argent ?

— Oui, 3 couronnes.

Il me contempla un moment, comme intrigué, puis il me tapota l’épaule et me dit ensuite, gentiment :

— Viens, gamin. J’admire ton courage, mais je peux t’assurer que la mer n’est pas un jardin d’enfants.

Il me conduisit alors à la maison indiquée, très pauvre, qui appartenait aux parents d’un camarade d’école. Quand ils apprirent que j’étais un ami de leur Karl, ils me reçurent affectueusement, car il n’y a pas comme un pauvre pour accueillir la pauvreté qui vient frapper à sa porte. Je pus manger quelque chose, je couchai avec un de leurs fils et, en un clin d’œil, je me trouvai dans le monde des rêves.

Ma « bonne fortune » continua. Nous étions au début du printemps, le dégel commençait et tous les batelets recrutaient avant de partir. Il y avait donc des chances, mais les patrons, sûrement, me jugeraient trop petit et trop faible. Pourtant, le deuxième jour, je fus recruté à bord d’un sloop, destination la Suède. La mère de Karl était à court pour me donner des couvertures, car elle n’avait pas d’argent, mais le dénuement est mère d’ingéniosité. Elle lava plusieurs sacs à charbon et ses fils collectèrent tous les journaux qu’ils trouvèrent. Elle les cousit ensemble, réalisant ainsi une épaisse couette à l’intérieur des sacs. Le problème de la literie ainsi résolu, j’embarquai sur le sloop, plus orgueilleux que Lucifer, avec ma place sur le rôle de l’équipage. Je devais laver ma chemise les jours de soleil, car je manquais de rechange. Je n’avais pas besoin de bottes de mer, car j’avais les pieds tannés. Pas besoin non plus de vêtements de pluie, car je savais que la pluie ne transperce pas la peau. Rien n’avait de l’importance pour moi. Je gagnerais dix couronnes par mois et nous partions en pleine mer. Le monde m’appartenait, je m’éloignais du Danemark avant que l’on puisse me rechercher, car le fermier me croyait chez mes parents et ces derniers, de leur côté, me supposaient à mon travail aux champs. Grande fut leur surprise quand ils reçurent ma lettre les informant que je me trouvais loin dans le vaste monde.

On a beaucoup écrit sur la vie à bord d’un voilier, je n’ai donc pas besoin d’entrer dans les détails. Il y eut de bons et de mauvais jours, mais dans l’ensemble ce fut la grande vie pour moi. Je voyais des terres et je gagnais de l’argent ; je pouvais m’acheter des vêtements, mais jamais de fantaisie ; par-dessus tout, je pouvais m’acheter des livres et dans chaque port, je taquinai les petites boutiques de libraires. Je me constituai ainsi une collection remarquable, que malheureusement j’ai perdue plus tard à Buenos Aires.

Pendant quatre ans, je fus à la proue du mât sur toutes sortes de voiliers et, à dix-sept ans, on me reconnut comme marin A.B. Je n’ai pas trouvé dure la vie à bord, car je n’ai pas eu à me plaindre de grand-chose. La soupe ne me tracassait pas. Quand j’étais enfant on ne m’a pas beaucoup cajolé. À deux ans, j’ai perdu ma mère et la marâtre n’a eu ni le temps ni la propension à de pareilles bêtises. Les femmes de fermiers que j’ai servies ensuite, je crois qu’elles portaient des bâtons, non seulement pour dissimuler l’infirmité de leurs jambes, mais aussi pour s’en servir comme armes, avec une libéralité choquante. Aussi un coup en plus ou en moins me laissait indifférent. J’ai très vite appris à être utile et ma résistance a suppléé à ce qui manquait à ma taille et à ma vigueur. Mon petit corps était comme un mince câble d’acier et mon agilité celle d’un singe. En général, j’étais le premier à grimper au mât de perroquet et une autre qualité, qui me valut la considération des capitaines et des officiers, fut mon aptitude à tenir le gouvernail : aussi bien que le meilleur, je pouvais piloter au plus près sur n’importe quelle coque. Quand il y eut des disputes sur le gaillard, on apprit bien vite que l’on ne m’intimidait pas facilement, mais en général je fus l’ami de tous. « Souris au monde et le monde te sourira » fut ma ligne de conduite. Au cours de ma vie, je me suis toujours fait davantage d’amis que d’ennemis et j’ai peu de dispositions pour la haine.

Quand j’eus dix-neuf ans, je décidai d’essayer un bateau à vapeur. Mais cet emploi ne me plut pas à cause de sa monotonie et c’est pourquoi, quand j’arrivai à Buenos Aires à bord du Skanderborg, je décidai d’abandonner la mer pour un temps et de tenter ma chance à terre. J’avais lu quelque chose sur l’Argentine comme étant un pays neuf, plein d’opportunités. Mais quand je demandai au capitaine qu’il me règle ma paye, il me répondit fermement « non ».

— Tu ne la toucheras qu’une fois de retour au Danemark.

Il m’aurait été facile de déserter, puisque Tommy Moore, le maître hôtelier de la Boca (un quartier de Buenos Aires), avait envoyé à bord ses « faiseurs de déserteurs », nous promettant monts et merveilles si nous nous enfuyions. Beaucoup de matelots à voile de toutes nationalités se trouvaient dans mon cas. Pourtant je ne voulus rien savoir, car j’avais entendu bien des choses sur la pratique du shanghaïage3 et sur les « bateaux-enfer ». En outre, j’avais des relations très amicales avec le capitaine, qui s’était même offert de m’aider à suivre les cours de l’école navale si je voulais devenir officier. Décidément la désertion ne me convenait pas. Après plusieurs jours de discussion, quand il vit qu’il ne parviendrait pas à me faire abandonner ma résolution, il finit par me dire :

— Bien, je te paierai si tu me promets de ne pas reprendre la mer et de te frayer un chemin en Argentine. Je suis sûr que ce pays est aussi bon que n’importe quel autre, et peut-être même meilleur.

Ce fut ce que je promis. Sur quoi il me licencia dûment. Ensuite j’ai fait mon possible pour tenir ma promesse.

Je débarquai à Buenos Aires vêtu de toile à voile, mais riche comme Crésus comparé à mon arrivée à Aalborg cinq ans plus tôt. Il ne restait rien de ma précédente misère. En peu de jours j’obtins un travail à la Commission des Frontières entre l’Argentine et le Chili4. Mon chef était un Danois, L. von Platen, un gentleman parmi les plus charitables que j’ai connus. Au quartier de la Boca, je me fis d’autres amis, spécialement dans la famille de Frederik Petersen, du café Skandinaven, qui me traitèrent comme un fils et dont je n’oublierai jamais la grande cordialité.

En novembre 1901, nous quittâmes Buenos Aires pour la Patagonie. Nous débarquâmes à Puerto Madryn, continuâmes par le train jusqu’à Trelew, puis de là par voie de terre jusqu’au lago5 Buenos Aires. Les chariots de la colonie galloise de Gayman transportèrent nos provisions jusqu’au lac. Ensuite nous les acheminâmes nous-mêmes, autant que nous le pûmes, sur des bêtes de somme, en suivant le río6 Ibáñez à travers la cordillère des Andes. Quand nous ne pûmes plus avancer avec des chevaux et des mules, nous montâmes un « campement général », et c’est là que resta le cuisinier responsable du matériel et des animaux pendant que nous continuâmes à pied, chacun de nous portant quelque 45 kg. L’itinéraire était très mauvais – broussailles et marécages – et, au bout de deux jours de lutte, sans presque progresser, on me commanda de retourner avec deux autres pour monter un canot à voile. Moi, j’en fus le constructeur (car la Commission m’avait engagé comme marin) et, en deux jours, il fut prêt. Les deux aides – un Danois, Hans, et un Norvégien, Hogil – tous deux très décidés, en réalisèrent le squelette pendant que je m’occupais de la voile.

Avec le canot nous avançâmes fermement et comme il y avait toujours une berge sans forêt, nous utilisions cette berge pour le transport, passant fréquemment de l’une à l’autre. Durant vingt-huit jours nous vécûmes trempés jusqu’aux os, car il ne cessa pas de pleuvoir terriblement. La nuit, nous allumions un grand feu pour nous sécher. Nous nous mettions autour, aussi nus qu’Adam, et accrochés sur de longs bâtons, nous approchions nos linges de corps de la chaleur du foyer.

Au matin du vingt-neuvième jour, nous entendîmes un cri dans le lointain, sur notre arrière, et nous restâmes tous en alerte au cas où il se serait agi d’un être humain. Ce cri se répétait toutes les minutes, quelque chose comme « you-hou ». Ce pouvait être Max, le cuisinier allemand laissé au campement, mais c’était improbable. Max était resté justement à cause de son manque de résistance. En revanche, l’inconnu avançait très vite, à en juger par la puissance croissante de son cri, et il le faisait sur la rive nord du río où la progression était extrêmement pénible. Les cris étant chaque fois plus proches, von Platen en arriva à penser à quelque « surhomme », car personne ne pouvait s’approcher ainsi dans ce marécage. Enfin, vers midi, émergea de la forêt un géant, criant et gesticulant, couvert de haillons. Pendant un moment, nous restâmes tous stupéfaits jusqu’à ce que, tous en même temps, nous criassions « Fritz ! », et nous courûmes à sa rencontre. Car le sauvage n’était autre que notre bon ami Fritz Gladys, un Bavarois qui avait voyagé avec nous de Gayman au lago Blanco, où il continua ensuite avec une autre Commission. Véritable géant, fort comme un éléphant et avec une voix semblable à une sirène de brume, il comptait de nombreuses années en Patagonie et, à nous les novices, il nous avait beaucoup appris sur celle-ci. Hasketh Pritchard y fait référence dans son livre Through the Earth of Patagonia.

En tant que messager, Fritz venait nous apporter un ordre de notre commandant supérieur, le docteur Francisco perito7 Moreno, afin que nous revinssions et que, sans perdre de temps, von Platen gagne le lago Belgrano pour se joindre, là-bas, aux Commissions qui venaient du Sud par les lacs Argentino, Viedma et San Martín. Pour la première fois nous apprîmes, alors, que l’Argentine et le Chili avaient eu recours à l’arbitrage de la Grande-Bretagne pour résoudre la question des frontières.

Nous fîmes en vitesse nos bagages que nous embarquâmes dans le canot, lequel resta sous ma responsabilité, tandis que tous les autres membres de la Commission, allégés, marchaient le long de la rive. Pour moi, le voyage descendant la rivière se révéla très rude. En de nombreux endroits les troncs d’arbres à la dérive s’étaient entassés, créant ainsi de petites cascades. Mais je me trouvais dans mon élément et je parvins sans encombre au campement général. Quelques jours plus tard, nous nous trouvâmes en face de la baie de la Lancha au lago Buenos Aires, où se trouvait une petite barque à moteur qui avait été utilisée quelques années auparavant pour naviguer sur le lac. C’est là que nous campâmes.

Puis, laissant la plupart des animaux et cinq hommes chargés de l’approvisionnement, von Platen, Hans et moi, avec une petite troupe des meilleurs chevaux et des meilleures mules, nous entreprîmes la marche vers le lago Belgrano. Nous allions sans grands chargements, avec peu de provisions, car nous étions au courant que Clemente Onelli devait arriver de Santa Cruz avec une charrette à bœufs transportant tout le nécessaire. Il arriva en effet avec la charrette et quelques objets, mais pour ce qui était des provisions proprement dites, il n’apportait qu’un sac avec 70 kg de farine, bien pauvre chose pour les soixante-six hommes qui se trouvaient rassemblés là-bas.

La mémorable tempête de neige de 1902 sur la pampa occasionna le plus pénible des trajets à cheval de ma vie. J’étais un marin et bien que j’eusse déjà un peu monté à cheval, je l’avais toujours fait au pas, derrière des bêtes de somme. Maintenant c’était un trot allongé toute la journée, avec une moyenne de dix-huit lieues par jour. Le troisième jour fut le pire. Après avoir monté le campement, je dus aller chercher de l’eau à la lagune, mais je ne pus le faire qu’à quatre pattes. Ensuite les choses devinrent meilleures et les dix-huit lieues quotidiennes ne me dérangèrent plus. Du lago Belgrano, Hans et moi fûmes détachés au lago Buenos Aires, tandis que le reste de la Commission venait lentement derrière nous. Une fois de plus nous nous rassemblâmes près du lago Buenos Aires, au coude du río Fenix, où se trouve aujourd’hui le village d’El Nacimiento. À cette époque, il n’y avait vraiment rien là-bas et durant toute notre chevauchée, jamais nous n’avons rencontré un seul cavalier qui n’appartînt aux Commissions argentine et chilienne, ou aux arbitres anglais. Avec nous se trouvaient les capitaines Thompson et Robertson, dont l’équipe comprenait deux Britanniques, Jack Lively et Edward Blinkhorn, avec qui j’ai noué une grande amitié. Plus au nord allait le colonel Holdich avec le perito Moreno : ces derniers auraient dû se retrouver au lago Buenos Aires, mais comme l’hiver approchait, ils avaient résolu, depuis le río Huemul, de s’orienter directement sur Comodoro Rivadavia.

Le 25 mai, nous abandonnâmes le lago Buenos Aires, sous la neige et avec déjà un pied couvrant le sol. L’hiver arrivait. Il était long le chemin jusqu’à la côte et il n’y avait pas de temps à perdre. La route sur la pampa fut cruelle et sur la rive du río Senger, nous nous vîmes littéralement recouverts par la neige. Des jours avant la grande tempête de neige, les ingénieurs nous avaient précédés avec les campañistas, les meilleurs chevaux et les meilleures mules, tâchant de rejoindre Moreno et Holdich. Nous restions donc en arrière avec tout le chargement, voyageant avec les quinze chariots des Gallois de Gayman qui avaient dressé les poteaux télégraphiques de Comodoro Rivadavia à Koslowski et Río Huemul. Parmi eux il y avait quatre de nos amis du voyage au lago Buenos Aires. Un jour, tout le campement – les tentes, les chariots, etc. – se réveilla couvert de neige et durant quatre jours, nous ne pûmes bouger. Puis nous fîmes une tentative désespérée : nous irions de l’avant, avec tous nos chevaux et mules lâchés pour ouvrir la trace aux Gallois avec leurs chariots. Il y eut des jours avec une seule lieue parcourue. Les pauvres chevaux devaient progresser avec la tête bien haute, car la couche de neige était extrêmement épaisse. Chaque jour il en succombait jusqu’à vingt, debout, la tête simplement plongée dans la neige. Dieu sait combien périrent ainsi. Du lago Buenos Aires, nous étions partis avec plusieurs centaines d’animaux, et à Comodoro Rivadavia nous arrivâmes avec seulement les chevaux montés. La température descendit à 28° sous zéro. J’eus des morsures du froid sur mes deux pieds et pourtant ceux-ci devaient me monter sur le cheval et m’en descendre. Heureusement, grâce aux camarades, j’ai pu les sauver.

Nous arrivâmes à Comodoro quelques jours avant le 9 juillet, juste à temps pour célébrer la fête nationale. La « fête » fut brava (brutale), mais il n’y eut pas de bajas (morts). En ce temps-là, Comodoro se composait de treize ranchos8. Le 20 juillet, nous embarquâmes pour Buenos Aires sur un bateau de la compagnie Transportes Nacionales.

Cinq mois passèrent avant que les Commissions reviennent en Patagonie. Je fis deux voyages comme timonier sur le Chubut, un de ces bateaux de courrier et de passagers qui voyageaient entre Buenos Aires et Punta Arenas. Très vite je connus tous les savoir-faire du bateau et le vieux capitaine Janson s’habitua tout de suite à moi. « Que le Danois prenne le gouvernail », chaque fois que nous entrions à Deseado, San Julian, Santa Cruz ou Gallegos. Il ne me relevait pas avant d’avoir jeté l’ancre, mais cela ne m’importait pas, car le gouvernail était facile pour moi. Il y avait à bord un pilote italien qui avait l’habitude de s’énerver un tant soit peu. Une fois, il essaya de m’ôter le gouvernail, mais Janson l’arrêta brusquement par un « laisse-le à cet homme ». Par vents violents et forts courants, la tenue du gouvernail est risquée dans quelques-uns de ces ríos, mais Janson avait confiance en moi.

En définitive, ça s’est bien passé à bord, bien que j’eusse pris la tête de deux grèves. L’une d’elles pour la nourriture. Une autre fois, je refusai de travailler, et les autres y joignirent leur colère et refusèrent aussi. Le contremaître s’obstinait à ce que nous fissions de la peinture le jour de Noël et il y eut du grabuge. Le premier officier, entre autres choses, menaça de nous abandonner sur la côte patagonne. Ce qui est certain c’est que nous ne peignîmes pas et que nous célébrâmes Noël. Mais pour avoir de la bière, nous avions besoin de l’accord de l’officier et aucun des Allemands n’osait lui en demander. Ce fut moi qui y allai, à la condition qu’on me considérât comme un invité, et j’obtins le visa une première fois, puis une deuxième, sans la moindre remarque. À la troisième, l’officier me dit qu’il me mettrait en morceaux si je revenais. « Jamais plus je ne prendrai un Danois à mon bord, jura-t-il. Tous sont des forflugte socialisten ! » Mais quand je fis demi-tour, je pus voir dans le miroir qu’il était en train de rire intérieurement. Jamais il ne m’a engueulé comme ses compatriotes, et il s’efforça de me persuader de rester. Moi, je ne voulais que retourner avec la Commission et nous nous séparâmes ainsi, comme deux bons amis.

Début janvier 1903, je me trouvai à nouveau en route vers la Patagonie. Cette fois, mon chef était le capitaine suédois Hogberg, car von Platen, avec qui j’aurais aimé aller, se rendait sur une zone où l’on n’avait pas besoin d’un marin. Il me recommanda donc à Hogberg.

Nous débarquâmes à Santa Cruz et de là nous allâmes au lago San Martín par un chemin qui existait déjà. (Aucune charrette par contre n’était encore parvenue au lago Viedma.) Au San Martín, il y avait deux implantations de pobladores9 : Santiago Frank, au nord, et les frères Lively, au sud. Ces derniers étaient les premiers à s’être installés près de ce lac.

Notre première tâche fut de réarmer le cotre Los Andes avant que n’arrive l’autre Commission mixte d’Argentins, de Chiliens et d’Anglais. La région était très mauvaise pour les cavaliers et, pour tracer la frontière, il faudrait probablement y aller à la voile. Ce cotre, dont le squelette en bois avait été apporté de Buenos Aires, avait déjà son histoire. Chaque année on y ajoutait une nouvelle bâche sous la coque – je crois que la mienne fut la cinquième.

Tout était prêt quand la Commission arriva. L’ingénieur norvégien Arneborg pour la partie argentine, un autre ingénieur dont je ne me souviens pas du nom pour la chilienne, le capitaine Crotwaithe pour les Anglais, et avec ce dernier, mon ami de l’hiver précédent, Jack Lively. Nous embarquâmes tous – dix hommes – et nous mîmes à la voile. Tout alla bien jusqu’à ce que nous doublassions la pointe pour entrer dans le canal Chacabuco. Là nous rencontrâmes une grosse houle et comme jusqu’alors nous nous trouvions sous le vent de terre, nous portions imprudemment trop de voile. Le capitaine Hogberg était bon marin. En plus de moi, il y avait deux autres marins, un Suédois, Johnson, et un Allemand, Martin. Nous subîmes un fort coup de vent et connûmes la plus grande des frayeurs, mais heureusement nous parvînmes à conjurer le péril. Quand nous jetâmes l’ancre dans une petite crique de la péninsule Maipú, l’ingénieur chilien jura qu’il ne reviendrait pas sur le bateau…

Après plusieurs journées pénibles et avoir parcouru plusieurs lieues à pied, nous arrivâmes à la ligne frontière. Le retour fut encore plus spectaculaire : il soufflait un ouragan et la forêt avait pris feu. Nous nous trouvâmes littéralement pris entre les deux éléments : nous optâmes pour l’eau et rejoignîmes le campement sans anicroche10.

De là, nous allâmes au lago Argentino par le Paso de Los Indios11. Comme sur le río Santa Cruz il n’y avait pas d’autre radeau que celui de Paso Ibáñez, près de l’embouchure, nous emportâmes le petit bateau pliable en toile. Du lago Argentino nous passâmes sur la rive nord du lago Viedma, où nous rencontrâmes l’Allemand Federico Otten. Fred, comme nous l’appelions, était un personnage original, un taxidermiste envoyé depuis quelque temps déjà par Hagenbeck, de Hambourg, pour collecter des spécimens de la faune patagonne et fuégienne. Au lieu de quoi il s’était mis à prospecter de l’or. Il avait été le premier Européen à passer le río Grande, en Terre de Feu, ainsi que le río Santa Cruz, près des lacs, en remontant vers la région du Viedma et du San Martín.

Fred se sentait seul et souhaitait trouver quelqu’un pour l’accompagner. Il me persuada de rester avec lui pour chercher de l’or, chasser l’autruche et le guanaco, etc. Il n’eut pas besoin de beaucoup discourir. Tel était le monde de mes rêves d’enfant : de l’espace sans limites et des terres sans propriétaires… Néanmoins, pour Fred, ces dernières étaient déjà surpeuplées : deux Allemands remontaient vers le lago Viedma avec un millier de moutons emmenés d’un lieu entre le río Leona et le río Santa Cruz. Ce fut un prétexte futile pour abandonner le site où il s’était installé – la plus belle prairie du lago Viedma –, mais Fred avait ses caprices. Quelques jours plus tard, nous pénétrions dans la cordillère, au pied du Mont Fitzroy. Fin avril, après que nous nous fûmes implantés dans notre nouveau domaine, Fred se prépara à descendre jusqu’à la côte, à 80 lieues, pour acheter des provisions. Pour les payer, il chasserait des autruches en chemin. Pendant ce temps, je construirais une maisonnette pour laquelle le bois ne manquerait pas, car nous nous trouvions au milieu de la forêt vierge.

— Ne t’en fais pas, jeune homme. Je serai de retour dans deux mois.

Deux mois ! Il s’en écoulerait six avant qu’il revienne… Je n’entrerai pas ici dans les détails de cette cohabitation de deux années avec Otten, qui m’initia à la vie de poblador patagon, car j’en parle au chapitre suivant. Je dirai simplement que mon isolement absolu durant une demi-année compta une fracture de la clavicule que je dus réparer moi-même et que, au retour d’Otten, ne voulant pas passer un autre hiver sans vivres, je résolus de descendre moi-même jusqu’à la côte. Ce voyage en charrette, initié sous de bons auspices, fut terrible et se termina presque en tragédie. J’en parlerai plus loin.

L’été suivant, en 1904, je conduisis la première charrette à bœufs à arriver à Viedma, pour Guillermo Jork (plus tard Bonvalot et Cie). Il n’existait alors aucune piste de Mata Amarilla à Viedma, mais je m’étais plus ou moins gravé la route dans mon esprit.

En 1905, je retournai à Buenos Aires avec l’estomac à demi-détraqué, en raison de la faim endurée pendant ces deux hivers et probablement aussi à cause de quelques excès dans l’intervalle. C’est seulement là-bas que j’ai pu consulter un médecin, car il n’y en avait pas à Santa Cruz. De Buenos Aires, je fus envoyé à Misiones par le gouvernement pour recevoir la colonie finlandaise à Bonpland. Le chargé de la Commission sur place était mon ancien chef, le capitaine Hogberg.