La Politique de la peur - Au Sokhieng - E-Book

La Politique de la peur E-Book

Au Sokhieng

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Beschreibung

DÉCEMBRE 2013, Guinée : un petit garçon succombe à une maladie non diagnostiquée. Ce décès mystérieux marque le début d’une épidémie d’Ebola de deux ans qui va faire trembler le monde et menacer nombre de pays, riches et pauvres confondus, en divers endroits de la planète.
Le 31 mars 2014, Médecins Sans Frontières (MSF) lance un avertissement : cette épidémie, qui sévit désormais en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia, est sans précédent, « hors de contrôle ». Il faudra cependant attendre le 8 août pour que l’OMS finisse par déclarer que l’épidémie est une « urgence de santé publique de portée internationale ». En septembre, lorsqu’un cas est diagnostiqué aux États-Unis, la majeure partie du monde tourne enfin son attention sur ces trois petits pays d’Afrique de l’Ouest et la machine médiatique s’emballe, produisant en série des scénarios catastrophes.
Au cours des mois suivants, l’épidémie entame un recul et, le 29 mars 2016, l’OMS en déclare officiellement la fin. La maladie à virus Ebola aura contaminé 28 646 personnes et fait 11 308 morts. Le maître mot de cette épidémie ? La peur. Peur naturelle liée à une maladie mortelle, peur alimentée par les tenants du pouvoir afin d’obtenir des bénéfices politiques. Peur « à distance » sur les autres continents, mais aussi peur des malades. Au sein d’un tel chaos - une situation inédite pour l’organisation -, MSF s’est retrouvée contrainte d’agir. Cette épidémie a non seulement mis à rude épreuve ses valeurs éthiques, mais a aussi montré les limites de ses capacités en termes d’infrastructures médicales et logistiques. C’est pour examiner le rôle de l’organisation et tirer les enseignements de cette crise sans précédent que MSF a conçu La Politique de la peur, ouvrant même ses archives internes aux contributeurs.
De façon impitoyable, la maladie a mis au jour la fragilité du corps humain, de la société et du corps politique. Les textes de cet ouvrage racontent les pans de cette histoire à travers le prisme de diverses disciplines (anthropologie, médecine, histoire...), mais aussi de quatre témoignages narrant une expérience personnelle de l’épidémie. Car ce qui importe, c’est ce qui se passera demain et la manière dont ceux qui auront à faire des choix difficiles pourront bénéficier des leçons du passé.

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La Politique de la peur

Médecins Sans Frontières et l’épidémie d’Ebola

La Politique de

la peur

 

Médecins Sans Frontières et l’épidémie d’Ebola

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Facebook: Renaissance du Livre

Twitter: @editionsrl

        

La Politique de la peur

Couverture : idée originale de Lucas Heinrich adaptée par Philippe Dieu (Extra Bold)

Illustration de couverture : Getty / Anadolu Agency

        

isbn : 978-2507-05502-8

        

© Renaissance du livre, 2017

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Préface

Le recul aidant, le terme « sans précédent » est aujourd’hui clairement et fermement associé à l’épidémie d’Ebola qui a touché l’Afrique de l’Ouest en 2014 et 2015. Les chiffres sont éloquents : durant la première année de l’épidémie, 25 213 cas furent confirmés et 10 460 patients en sont morts. Les professionnels de la santé déployés par MSF n’ont pas non plus été épargnés par la maladie : au cours de la même période, 28 membres du personnel local de MSF ont été contaminés et 14 d’entre eux ont perdu la vie. Toutefois, la froideur des chiffres masque le terrible impact qu’a eu l’épidémie, non seulement pour les patients infectés par le virus, mais aussi sur les sociétés à travers lesquelles la maladie s’est propagée et sur les acteurs impliqués dans la riposte. La communauté internationale, en ce inclus MSF, a réagi lentement. Nous avons tous, sans exception, sous-estimé la rapidité avec laquelle le virus se propagerait et jusqu’à quel point il allait faire des ravages. Nous avons aussi sous-estimé l’ampleur des efforts qui se révéleraient nécessaires pour aider les populations touchées et contrôler l’épidémie.

Avant cette crise en Afrique de l’Ouest, la maladie à virus Ebola (MVE) était relativement rare. Son impact local était limité et les épidémies s’éteignaient assez rapidement. MSF, qui était l’une des rares organisations à avoir une expérience directe dans les réponses à Ebola, avait atteint un réel niveau d’expertise en la matière. Dès les premiers jours de l’épidémie de 2014-2015, MSF s’est donc retrouvée au cœur de la riposte. Pourtant, rien ne l’avait préparée à ce qui allait se passer en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia. En effet, la vague infectieuse allait non seulement se propager à une vaste région géographique, mais elle allait aussi toucher, pour la première fois, des zones à forte densité de population, comme les villes de Monrovia et Conakry.

MSF a eu énormément de mal à se rendre compte de l’ampleur de cette épidémie et à renforcer ensuite les ressources médicales et humaines nécessaires à sa réponse. L’impact a été profond. MSF a non seulement atteint les limites de ses capacités en termes d’infrastructure médicale et logistique, avec, pour conséquence, un personnel à bout de force, mais l’épidémie a aussi mis à rude épreuve les valeurs éthiques de l’organisation, obligeant ses membres à faire chaque jour des choix parmi un éventail d’options limité et au rabais, alors que des vies étaient en jeu.

Dans un tel contexte, les évaluations coûts/bénéfices habituelles ne sont d’aucun secours. Cette épidémie a mis à l’épreuve la détermination politique et les choix opérationnels au sein de MSF et en dehors de l’organisation. Elle a laissé en héritage des enseignements à tirer, en termes d’améliorations techniques indispensables, mais nous a aussi forcés à réexaminer la façon dont la communauté internationale, d’une manière générale, gère les urgences sanitaires transnationales. La peur a été un facteur qui a influencé les décisions prises tout au long de cette crise. Pour examiner ce thème, MSF a conçu cet ouvrage et – fait exceptionnel – a ouvert aux auteurs ses archives internes sur la réponse à Ebola en 2014 et 2015. La majorité d’entre eux ne faisant pas partie de MSF, ils ont porté un regard unique sur ce climat de peur qui a influencé bon nombre des décisions prises par les politiciens et les acteurs de la riposte, comme MSF.

Ces dix chapitres ne couvrent pas tous les aspects de l’épidémie. Les auteurs ont fait leurs propres choix quant aux aspects mis en avant, et la plupart des chapitres fournissent des précisions sur la réponse plus générale, sans se limiter au rôle spécifique joué par MSF. Le lecteur peut ainsi avoir l’impression que seuls les autres ont ressenti de la peur, tandis que les intrépides « héros » de MSF se lançaient, fermement décidés, dans la réponse à l’épidémie. Rien n’est plus éloigné de la réalité : la peur « a infecté » et paralysé en partie MSF aussi. Non seulement l’organisation n’est pas parvenue à se rendre compte qu’il s’agissait d’une épidémie sans précédent – même lorsque celle-ci commençait à s’étendre sur des sites multiples, souvent densément peuplés –, mais elle a aussi eu du mal à renforcer sa réponse lorsqu’il ne faisait plus aucun doute que l’épidémie était hors de contrôle. Comme le décrit très bien Lindis Hurum dans son témoignage, lorsque le premier membre du personnel d’une organisation partenaire a contracté le virus à Monrovia, MSF était elle-même sur le point de prendre la décision de se retirer, tant le risque lui paraissait élevé.

À un niveau plus institutionnel, certaines ressources de MSF ont, elles aussi, été paralysées par la peur. MSF est organisée sous la forme d’un conglomérat international de cinq « centres opérationnels » semi-autonomes, dotés chacun de leurs propres capacités médicales, logistiques et humaines pour répondre aux urgences. Étant donné que la majorité des experts Ebola se trouvaient au centre opérationnel de Bruxelles, celui-ci fut chargé de coordonner la réponse. Il est toutefois rapidement apparu que l’ampleur de l’épidémie exigeait aussi les ressources d’autres centres, mais celles-ci ont bien trop tardé à arriver. La peur a clairement retardé la réponse au niveau interne : la peur d’une contamination du personnel, la peur de manquer d’expertise et la peur d’un manque de ressources. Enfin, la crainte d’être littéralement, mais aussi symboliquement, dépassée par l’épidémie lorsque celle-ci connut un pic durant l’été 2014, incita MSF à prendre une autre mesure sans précédent : appeler pour la première fois de son histoire à une intervention militaire dans la riposte à une épidémie.

Pourtant, au lendemain de cette crise, ce n’est pas le nombre incroyable de décès, la propagation rapide du virus à trois pays, les nombreux acteurs impliqués et le tout premier appel de MSF au déploiement d’experts militaires en guerre biologique qui marqueront durablement les esprits. Ce qui subsistera, c’est ce doute perpétuel quant aux choix impossibles que toutes les personnes concernées, patients comme intervenants dans la réponse, ont dû faire tout au long de l’épidémie.

— Vais-je me rendre à hôpital quand je me sens malade au risque d’être mis en quarantaine et de mourir ? Ou dois-je plutôt rester chez moi, au risque d’infecter ma famille ?

— Vais-je accepter dans le centre Ebola tous les patients qui ont besoin de soins, même si le manque de ressources m’obligera à faire des compromis en termes de qualité des soins ? Ou dois-je fermer les portes pour offrir à quelques rares privilégiés la meilleure prise en charge possible ?

— Vais-je utiliser des médicaments expérimentaux jamais testés sur des patients humains au risque de détériorer encore plus leur état de santé ? Dois-je proposer ce choix au patient ?

— Dois-je évacuer tous les expatriés pour qu’ils bénéficient de soins de meilleure qualité à l’étranger et accepter que mes collègues infectés qui font partie du personnel local restent sur place et se contentent du niveau de soins inférieur qui est la norme dans leur pays ?

Ce sont là de profondes interrogations qui font peser une immense pression sur l’éthique de MSF et d’autres acteurs de la riposte. Des questions qui sont toutes très concrètes et qui se sont posées pendant la crise. Les choix sont cornéliens dans les contextes difficiles. Rares sont ceux qui envieraient les personnes à la source de ces décisions ou qui oseraient formuler un jugement. Ce qui importe, c’est ce qui se passera demain et la manière dont ceux qui auront à faire des choix éthiques difficiles peuvent bénéficier de certaines leçons du passé.

Nous espérons que cet ouvrage sera d’une aide précieuse pour tous les acteurs de la santé qui auront à se poser, dans les années à venir, les questions que nous nous sommes posées.

Christopher Stokes

Directeur général

MSF - Centre opérationnel de Bruxelles

Contributeurs

Sous la direction de :

Michiel Hofman est spécialiste humanitaire senior pour MSF. Basé à Belfast, en Irlande du Nord, son travail inclut, entre autres, la formation, la recherche et des publications dans le secteur humanitaire. Il travaille pour MSF depuis 1993 et a été directeur de programmes à de nombreuses reprises dont, récemment, en Russie et en Afghanistan. Il a également été directeur des opérations pour MSF à Amsterdam. Michiel Hofman est cofondateur de The Antares Foundation, une organisation à but non lucratif ­néerlandaise qui aide des ONG locales à offrir un soutien psychosocial aux membres du personnel travaillant dans des environnements très stressants.

Sokhieng Auest membre de l’Unité d’analyse et d’advocacy de MSF. Chercheuse associée indépendante à la KU Leuven, elle s’intéresse à toute une série de thèmes en rapport avec la santé, l’histoire et la société à l’époque coloniale et postcoloniale. Elle est l’auteure de Mixed Medicines: Health and Culture in French Colonial Cambodia (University of Chicago Press, 2011). Récemment, avec Kaat Wils et Raf de Bont, elle a coédité le livre Bodies beyond Borders: Moving Anatomies between 1750 and 1950 (KU Leuven Press, à paraître).

Auteurs :

Annick Antierens, anesthésiste et urgentiste, est également diplômée en santé publique. Elle travaille avec Médecins Sans Frontières depuis 1995 dans toute une série de contextes et sur diverses problématiques médicales. Elle a coordonné les référents médicaux et la recherche pendant quatre ans et, depuis 2014, dirige la Plate-forme pour l’étude de produits expérimentaux contre Ebola dédiée au suivi des patients ayant survécu à la maladie.

Adia Benton est assistante en anthropologie et en études africaines à l’université Northwestern. Elle a écrit de nombreux ouvrages sur la politique culturelle de la santé mondiale et l’humanitarisme. Son premier livre, HIV Exceptionalism: Development through Disease in Sierra Leone, a été publié par les Presses de l’université du Minnesota en 2015.

Jean-Francois Carémel est socio-anthropologue, chercheur postdoctoral au CERMES3 (INSERM-CNRS, Paris) et chercheur associé au LASDEL (Niger). Ses travaux se concentrent sur la dynamique des innovations médicales dans la médecine humanitaire et la façon dont ces innovations alimentent la politique de la santé à l’échelle mondiale.

Patricia Carrick, infirmière, travaille occasionnellement avec MSF depuis 2007. Elle vient d’une famille d’éleveurs des Rocheuses, dans le sud-ouest du Montana, aux États-Unis, où son mari, David Hagenbarth, s’occupe de tout lorsqu’elle est en mission.

Alice Desclauxest anthropologue médicale et chercheuse senior à l’Institut de recherche pour le développement, basé à Dakar, où elle a beaucoup travaillé sur l’anthropologie et l’éthique du VIH, les produits pharmaceutiques, la recherche médicale, ainsi que les femmes et la santé avant de se consacrer à Ebola, au Sénégal et en Guinée.

Moustapha Diop est professeur de socio-anthropologie à l’université Général Lansana Conté de Sonfonia à Conakry et directeur scientifique du Laboratoire d’analyse socio-anthropologique de Guinée. Ses nombreuses études portent sur les aspects juridiques et anthropologiques du système de propriété foncière et d’autres aspects de la Guinée d’aujourd’hui. Durant l’épidémie, il a participé à plusieurs études de recherche sociale sur Ebola.

Stéphane Doyon dirige, depuis avril 2013, l’Unité régionale de Dakar pour MSF-OCBA. Il a participé à plusieurs missions de représentation pour MSF à Dakar dans le cadre de l’épidémie d’Ebola dans la région et a dirigé la réponse de MSF au Sénégal après le recensement d’un cas, en août 2014.

Sylvain Landry B. Faye est socio-anthropologue et chercheur/professeur au département de sociologie de l’université Cheikh Anta DIOP (Dakar, Sénégal). Après son doctorat en anthropologie sociale et culturelle, obtenu à l’université Victor Segalen de Bordeaux, il s’est spécialisé dans l’anthropologie de la santé. Actuellement, ses travaux se concentrent sur les aspects socioculturels et historiques de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest et sur les pratiques de participation communautaire dans le cadre de la gestion des crises humanitaires.

Lindis Hurum a rejoint MSF en 2006 et a participé à plus de 15 interventions de réponse à des crises humanitaires. En 2014, elle a travaillé au sein de l’Unité des urgences de MSF-OCB et, pendant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, elle a été coordinatrice des urgences à Monrovia, au cours des deux premiers mois de l’intervention de MSF. Elle a suivi des études en communication et est titulaire d’un master en gestion des catastrophes de l’université de Copenhague.

Thomas Kratz, médecin, a travaillé sur le terrain avec MSF dans le traitement de la fièvre de Lassa et de la maladie à virus Ebola. Il travaille actuellement comme assistant de recherche au Federal Information Centre for Biological Threats and Special Pathogens à l’institut Robert Koch de Berlin, en Allemagne.

Prince Lahai est infirmier diplômé. Lors de l’épidémie d’Ebola, il a travaillé dans un centre de traitement d’Ebola à Kailahun, en Sierra Leone. Survivant d’Ebola, il vit avec sa mère, sa compagne et ses trois enfants. Il est responsable du Groupe de survivants de son district et recherche actuellement un emploi d’infirmier.

Allie Tua Lappia a obtenu son diplôme d’agent de santé communautaire à l’université Njala de Bo, en Sierra Leone, en juin 2014, soit peu de temps après que l’épidémie qui s’était déclarée en Guinée gagne la Sierra Leone. Une fois diplômé, il a travaillé dans un centre de traitement d’Ebola dirigé par MSF jusqu’à sa fermeture. Allie Tua envisage d’intégrer la faculté de médecine à l’automne 2016.

Duncan McLean est titulaire d’un doctorat en histoire et partage ses activités entre le travail humanitaire et l’enseignement. En 2002, il a commencé à gérer des opérations au sein de Médecins Sans Frontières, tant sur le terrain qu’au siège. Il a également contribué à diverses publications, dont celles de l’International Crisis Group et enseigne actuellement l’histoire des maladies et du colonialisme à l’université Charles et à l’université anglo-américaine de Prague.

João Nunes enseigne les relations internationales à l’université d’York, au Royaume-Uni. Ses recherches portent sur la sécurité sanitaire, les maladies négligées et la politique brésilienne de la santé. Il est l’auteur de Security, Emancipation and the Politics of Health (Routledge) et a publié des articles dans les revues Third World Quarterly, Review of International Studies, Security Dialogue et Contemporary Politics. Il est titulaire d’un doctorat de l’université d’Aberystwyth et a été chercheur associé à l’université de Göteborg et à l’université de Warwick.

Tim O’Dempsey est maître de conférences en médecine tropicale à la Liverpool School of Tropical Medicine (LSTM), au Royaume-Uni. Entre juillet 2014 et décembre 2015, pendant l’épidémie d’Ebola, il a travaillé comme médecin sur différents sites et pour plusieurs organisations en Sierra Leone. Au moment de la rédaction de cet ouvrage, il était détaché de la LSTM et travaillait comme responsable clinique de l’OMS au Centre de traitement d’Ebola de Kenema.

Ramatou Ouedraogo est anthropologue et post-doctorante à la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) à Paris. Elle est également chercheuse associée au laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM) à l’IEP-Bordeaux. Ses travaux portent sur la santé reproductive, les jeunes en Afrique, les maladies infectieuses (VIH, Ebola), les relations de genre et les relations intergénérationnelles.

Mit Philips est experte en politiques de santé et responsable de plaidoyer médical au sein de l’Unité d’analyse et d’advocacy de MSF. Ses travaux se concentrent sur le VIH/sida, le financement de la santé et les obstacles financiers aux soins, la santé et les politiques des systèmes de santé à l’échelle mondiale. Elle a travaillé comme médecin et coordinatrice de terrain pour MSF pendant 15 ans, avant de devenir directrice des opérations à Bruxelles.

Annette Rid est chargée de cours senior en bioéthique et société au King’s College de Londres. Elle s’intéresse à de très nombreux aspects de la bioéthique, comme l’éthique de la recherche, l’éthique médicale, la justice en santé et en soins de santé et l’éthique de la médecine transplantatoire. Parmi ses publications sur l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, citons : « Ethical considerations of experimental interventions in the Ebola outbreak » (avec Ezekiel Emanuel ; The Lancet, 2014) et « Ethical rationale for the Ebola “ring vaccination” trial design » (avec Franklin Miller ; American Journal of Public Health, 2015).

Maud Santantonio est médecin au Samusocial, une organisation belge qui offre des services sociaux ainsi que des soins médicaux aux sans-abri. Après avoir décroché son diplôme de médecine, en 2011, elle a travaillé pendant cinq mois dans un centre de soins de santé primaire de Mayotte, avant de rejoindre MSF. Entre 2013 et 2015, elle est partie plusieurs fois en mission avec l’organisation. Elle continue à travailler en faveur des populations défavorisées, en Europe et ailleurs.

Armand Sprecher est urgentiste et épidémiologiste. Il travaille avec MSF depuis 1997. Depuis 2000, il a participé aux interventions de riposte aux épidémies de filovirus, notamment en Ouganda en 2000, en Angola en 2005, en République démocratique du Congo en 2007 et en Afrique de l’Ouest. À côté de cela, il travaille également sur l’informatique de la santé. Il a également travaillé avec l’International Medical Corps et ­l’Epidemic Intelligence Service des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) aux États-Unis.

Introduction

Michiel Hofman et Sokhieng Au

Dans ses grandes lignes, l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest est connue de la majorité du public qui s’informe grâce à la presse. En décembre 2013, dans la région forestière isolée de Guéckédou, en Guinée, un petit garçon a rapidement succombé à une brève maladie non diagnostiquée. Le décès mystérieux de cet enfant a marqué le début d’une épidémie d’Ebola de deux ans qui allait faire trembler le monde et menacer nombre de pays, riches et pauvres confondus, en divers endroits de la planète. En bref, voici comment le scénario a évolué. L’épidémie est passée inaperçue jusqu’à la mi-mars 2014, moment où l’organisation internationale d’aide médicale Médecins Sans Frontières (MSF) a pour la première fois diagnostiqué la maladie en Guinée et où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une notification formelle de la présence de la maladie à virus Ebola (OMS 2014). Avant cela, les épidémies d’Ebola avaient touché des régions retirées et faiblement peuplées, et s’étaient rapidement éteintes d’elles-mêmes. Cette première notification émise par l’OMS ne suscita que peu d’intérêt auprès des autorités sanitaires internationales, et l’épidémie continua à s’étendre. Sa première victime avait succombé dans une région forestière de la Guinée, limitrophe de la Sierra Leone et du Liberia. Le parcours de l’épidémie fut un rappel cinglant que les frontières artificielles n’ont aucune signification dans le monde de la nature : à partir de la région initiale, le virus s’est rapidement propagé à d’autres pays. L’épidémie fut officiellement déclarée le 23 mars en Guinée, le 30 mars au Liberia et le 25 mai en Sierra Leone.

À partir du début du mois d’avril, les membres du personnel MSF en Guinée et ceux déployés alors au Liberia voisin ont commencé à être extrêmement inquiets. L’organisation avait déjà été confrontée à de nombreuses épidémies d’Ebola, mais jamais sur une zone si étendue ni avec des victimes en si grand nombre. On ne comptait que quelques dizaines de spécialistes en la matière dans le monde entier, dont beaucoup étaient membres du personnel MSF, et l’on arrivait aux limites en termes d’expertise. Le 31 mars, MSF lançait un avertissement en déclarant que cette épidémie était sans précédent. Deux mois plus tard, le 23 juin 2014, l’organisation essayait d’alerter les autorités sanitaires internationales en utilisant les termes « hors de contrôle ». Ces deux avertissements n’ont eu d’autre effet que de faire pleuvoir des critiques sur le personnel MSF présent sur le terrain, que les gouvernements nationaux accusaient d’ingérence et de manœuvres politiques (Pagano et Poncin, à paraître). Il aura fallu attendre le 8 août 2014 pour que l’OMS finisse par déclarer que l’épidémie était une « urgence de santé publique de portée internationale ». Ce n’est que lorsque qu’un cas fut diagnostiqué le 24 septembre au Texas sur un voyageur provenant du Liberia, alors que l’épidémie faisait rage en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia, que la majeure partie du monde tourna enfin son attention sur ces trois petits pays d’Afrique de l’Ouest.

En août et en septembre, la couverture médiatique de l’épidémie s’intensifia, et Ebola devint un phénomène culturel mondial. Les médias occidentaux produisirent en série des scénarios catastrophes, certains habitants du Midwest américain achetèrent des kits de survie Ebola, des compagnies aériennes annulèrent certains vols au départ des villes européennes, la température des voyageurs fut contrôlée dans les aéroports et les travailleurs humanitaires de retour au pays furent taxés d’égoïsme (Anderson 2014). Fonds et ressources commencèrent à affluer dans la région en août 2014. Au cours des mois qui suivirent, l’épidémie entama un recul qui, sans être radical, montra de la constance jusqu’en 2015. Au moment où l’épidémie fut déclarée terminée (ce qui, jusqu’à la fin avril 2016, avait été fait à plusieurs reprises dans les trois pays) 1 ou, pour utiliser des termes plus techniques, que la transmission interhumaine s’était enfin interrompue, 28 646 personnes avaient eu une infection confirmée par diagnostic, dont 11 308 en étaient décédées (OMS 2016b). Le 29 mars 2016, l’OMS déclarait officiellement la fin de l’« urgence de santé publique de portée internationale » (OMS 2016c).

La peur fut le maître mot de cette épidémie. Dans certains cas, cette peur était une réaction naturelle à une situation d’incertitude liée à une maladie mortelle. Dans d’autres cas, elle a été alimentée par les tenants du pouvoir qui cherchaient ainsi à obtenir des bénéfices politiques. La peur était aussi la conséquence imprévue de la diffusion de slogans dramatiques tel « Ebola tue », n’ayant pas fait l’objet d’une mise en lien avec le contexte et qui, diffusés par les autorités sanitaires dans la région, ont par mégarde souligné l’impuissance des traitements (Bianchi 2015). Il est un fait que ceux qui ont cherché à attirer l’attention et l’aide sur les populations victimes de l’épidémie en Afrique de l’Ouest ne se sont pas privés d’utiliser la peur pour mobiliser l’action en faveur de leur cause. Les discours évoquant le danger ont suscité un intérêt tant positif que négatif. Malheureusement, c’est cette crainte sous-jacente, plutôt que les réflexions rationnelles, qui a déterminé une grande partie des réponses apportées par l’Afrique de l’Ouest et les pays riches impliqués.

Tout comme pour l’épidémie, on a pu observer plusieurs stades dans l’évolution de la peur. Dans un premier temps, les habitants de la Guinée, de la Sierra Leone et du Liberia, alors qu’ils souffraient et mouraient subitement d’affections génériques souvent non spécifiques, furent largement abandonnés à leur effroyable sort. Dans les pays pauvres dont les systèmes de santé sont déficients ou inexistants, ces premières victimes d’étranges fièvres et diarrhées n’étaient guère très différentes des autres qui mouraient de paludisme, de dysenterie ou de typhus dans la région. Pourtant, ces symptômes ordinaires se sont tragiquement avérés mortels, car le virus Ebola s’attaque à une grande diversité de cellules du corps humain, profitant de façon insidieuse des cellules du système immunitaire pour se répandre dans tout le corps à partir du point d’entrée. Bien que ses mécanismes d’action soient encore largement incompris, on sait du virus qu’il cause des dégâts métaboliques à grande échelle se manifestant selon les cas par des fièvres, des diarrhées, des vomissements ou des céphalées, ainsi que des douleurs musculaires et articulaires, qui sont également le lot d’autres virus (Schieffelin et al. 2014 ; Singh et al. 2016). Les symptômes d’Ebola ne sont en général pas les hémorragies externes ni l’effondrement physique instantané présentés de façon si dramatique par Hollywood. Mais cela ne les empêche pas d’être mortels. Contrairement à la plupart des autres virus, Ebola Zaïre, la souche particulière à l’origine de cette épidémie, fut d’une efficacité redoutable. Elle s’est avérée fatale pour la majorité de ses hôtes, une fois sa présence (ou charge virale) atteignant un niveau que le corps ne pouvait plus combattre. Même avec des soins cliniques améliorés, le taux de létalité était encore de 40 % à la fin de l’épidémie (OMS 2016a). Le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), qui est peut-être la seule épidémie internationale comparable à Ebola dans l’histoire récente, présentait un taux de létalité légèrement inférieur à 10 % (CDC 2003).

Une autre caractéristique distingue Ebola des autres épidémies notables telles que le H1N1 (grippe porcine) ou le SRAS : la maladie n’est pas particulièrement contagieuse lors des stades initiaux. Alors que des épidémies comme le SRAS se propagent par des gouttelettes émises dans l’air par des malades pouvant ne présenter que de légers symptômes, Ebola est une maladie qui se diffuse par contact intime avec les fluides et excrétions d’une personne visiblement malade. Dans le cas d’espèce donc, plus le corps montrait les ravages du virus – lorsque la personne était manifestement malade et affichait les signes du virus par ses saignements, vomissements ou diarrhées –, plus le malade était contagieux. Dans ces conditions, les soignants, le personnel médical et les personnes chargées des rites funéraires étaient le plus exposés. Les cadavres, en particulier, constituaient de véritables foyers de contagion. Toutefois, Ebola a très vite été associée aux contacts sociaux, même anodins. Dans les trois pays affectés, le simple fait de toucher devint un geste à craindre. Mais la peur était également liée à l’incertitude et à des informations erronées.

Alors que les autorités essayaient de s’organiser pour lutter contre la propagation de l’épidémie, la confusion la plus totale continuait à régner autour des questions de souveraineté et de protocoles internationaux à suivre. Et la réponse à la crise reflétait ce manque de clarté. L’OMS a beaucoup été critiquée pour son manque de dirigisme, mais, comme certains l’ont avancé, la gouvernance mondiale des urgences de santé publique est plus un idéal qu’une réalité. Alors même que l’épidémie devenait clairement une urgence, ses particularités ou caractéristiques exceptionnelles demeuraient faiblement prises en compte. D’après le chapitre rédigé notamment par Jean-François Carémel (voir p. 105-128), la riposte devint la réponse d’urgence « standard », dont le manque de flexibilité met en lumière les problèmes systémiques profonds de la structure sanitaire internationale. Les autorités locales devaient jongler avec la souveraineté nationale et les protocoles internationaux à suivre. Qu’elles soient internationales ou nationales, ces mêmes autorités devaient agir au sein des populations, avec elles et sur elles. La santé publique étant toujours une affaire politique, les priorités médicales et les priorités politiques se heurtaient. Par exemple, l’instauration de la mise en quarantaine était aussi politique que médicale. Cette mesure tendait à montrer que les autorités n’étaient pas passives, une démonstration de force qui visait à la fois à intimider et à rassurer la population. Une décision autoritaire qui, parfois, se voulait telle. Les communautés locales ont dans certains cas réagi avec violence face à l’imposition de ces décisions ou de mesures perçues comme étant coercitives (AFP 2014 ; Anonyme 2015 ; Phillips 2014). D’autres réactions ont été plus nuancées, comme le révèle le chapitre écrit entre autres par Alice Desclaux (voir p. 277-306). Quant à l’analyse réalisée par Adia Benton aux pages 61-92, elle explique plus en détail pourquoi de telles réactions ne peuvent être comprises si elles sont dissociées du récent historique de conflit dans la région.

La peur des contacts sociaux sur le terrain a trouvé son pendant à l’échelle mondiale avec la réaction internationale face à la maladie, une période de peur qui débuta en août 2014. Dans nombre de médias de pays lointains, l’intense couverture consacrée à Ebola entraîna moins une pluie de marques de sympathie et de soutien pour les personnes en souffrance ou en péril qu’un déluge de mesures d’autoprotection et de « sécurisation » contre cette menace, comme l’évoque João Nunes dans le premier chapitre de ce livre (voir p. 37-60). Des pays du monde entier engagèrent des moyens pour combattre l’épidémie, en grande partie au motif que cette menace sécuritaire devait être neutralisée à la source. La peur « à distance » qu’Ebola suscitait chez les responsables politiques des autres continents entraîna des mises en quarantaine – controversées – de travailleurs humanitaires de retour au pays, des vols restreints – voire interdits – à destination et en provenance de la région affectée, ainsi que des contrôles forcés des voyageurs (Miles 2015). Comme Duncan McLean l’explique en détail aux pages 307-329, ces mesures d’urgence pour isoler le problème plutôt que de l’affronter furent à l’origine des réticences des pays à accepter le retour de leurs propres citoyens qui avaient souffert en combattant la maladie, et à en prendre soin. Parmi les populations de continents pourtant distants, les réactions ont versé dans l’absurdité. Aux États-Unis, la pression publique mena à l’exigence de mesures de lutte contre cette menace locale, pourtant extrêmement faible. En novembre 2014, un sondage Gallup révélait qu’un Américain sur six estimait qu’Ebola était le plus grand problème de santé du pays (Saad 2014). Pour relativiser la situation, il suffit de savoir qu’en 2014, les États-Unis ont enregistré plus de cas de peste bubonique que d’Ebola (CDC 2016). Néanmoins, plusieurs manuels de survie à Ebola ont été publiés et des scénarios catastrophes circulèrent dans les médias, inspirant à un expert l’expression « fear-bola » (« peur-bola ») pour désigner cette réaction disproportionnée (Robbins 2014). Au plus fort de la crise, Anthony Fauci, directeur de l’Institut national américain des allergies et des maladies infectieuses (National Institute of Allergy and Infectious Diseases), fit cette observation : « Nous assistons à une crise sanitaire catastrophique en Afrique de l’Ouest et à une épidémie de peur chez nous » (C-SPAN2 2014). Plus encore, la peur de la maladie et la crainte des malades se sont confondues, menant à un amalgame entre Ebola et les Noirs africains pauvres et malades, voire tout le continent africain, perpétuant ainsi la « longue et vilaine tradition consistant à voir l’Afrique comme un endroit sale et ravagé par la maladie » (Flynn et Scutti 2014 ; Seay et Dionne 2015). L’Europe et l’Asie n’ont pas échappé à ces sentiments irrationnels. Des écoles en France, en Belgique et en Angleterre ont rejeté l’inscription d’étudiants originaires d’Afrique de l’Ouest. Un bar en Corée du Sud a refusé de servir les clients noirs et les chauffeurs de taxi chinois prenaient soin de ne pas serrer la main des clients de couleur (Anonyme 2014a ; Anonyme 2014b ; Fadoul 2014 ; Higgins 2014 ; Nadeau 2014 ; Waldmeir et Hornby 2014).Au fur et à mesure que l’Afrique et les Africains devenaient synonymes d’Ebola, l’hystérie mondiale se répandait beaucoup plus que les cas réels de la maladie.

Même si ces réactions à distance ont eu un impact sur l’épidémie, le présent ouvrage se focalise sur l’épicentre de cette crise sanitaire catastrophique. Sur place, des gouvernements nationaux dotés de faibles moyens ont, dans un premier temps, essayé de protéger leur souveraineté et leur économie en niant les effets de la maladie sur la santé et le bien-être de la population, mettant ainsi la charrue avant les bœufs. En Afrique de l’Ouest, où se sont déclarés les 99,9 % des cas, l’épidémie a tout changé, et rien à la fois. Alors que, un an plus tard, une grande partie du monde, rassurée, a détourné son attention de cette région, la majorité de sa population reste confrontée à une pauvreté écrasante, les soins de santé de qualité continuent à être un luxe accessible à une minorité, et la population meurt encore de maladies facilement traitables. Les ministères de la Santé, qui sont souvent les moins prioritaires dans les pays à faible revenu, sont toujours en bas de l’échelle. Les membres du personnel de santé, déjà en nombre insuffisant avant l’épidémie, ont été décimés. D’un autre côté, l’OMS a promis d’apporter une assistance pour le suivi des survivants d’Ebola, et des fonds sont réservés pour les soins médicaux et psychosociaux de ces personnes. Un bienfait tout relatif, comme le montre l’histoire de Prince, car l’offre de soins ne peut être dissociée de la difficile situation économique et politique à laquelle chaque survivant est confronté. Comme le met en exergue le chapitre rédigé par Mit Philips, cette aide néglige en outre le fait que les systèmes sanitaires généraux (déjà extrêmement fragiles) de ces trois pays ont été mis à mal pendant l’épidémie et que l’aide à leur rétablissement reste limitée.

Le livre est subdivisé en quatre sections thématiques. Dans la première, intitulée « La riposte », chaque texte examine le rôle de différents acteurs lors d’une urgence internationale de santé publique. João Nunes y démêle les relations qui existent entre la sécurité et la santé en analysant le lien de plus en plus marqué entre santé et peur à l’échelle mondiale. Comme il le fait remarquer, la maladie est de plus en plus perçue comme une menace pour la sécurité internationale, en raison des craintes nées après le 11 septembre concernant le bioterrorisme et des angoisses liées aux bouleversements sociaux et politiques causés par les épidémies. Alors que la santé publique a toujours relevé de la politique, ses liens croissants avec la sécurisation ajoutent une autre dimension à sa configuration politique. Le concept de risque – et sa focalisation sur la menace potentielle plutôt que sur les problèmes réels – facilite la réorganisation politique préventive de la société. Les urgences sanitaires telles qu’Ebola sont considérées comme des menaces existentielles exigeant des mesures exceptionnelles.Comme Nunes l’explique, la peur en tant que principe moteur de l’action privilégie de contenir et de gérer les « crises » plutôt que d’affronter les problèmes qui en sont les véritables causes profondes. Il souligne aussi l’exemple spécifique du positionnement de MSF en termes de rhétorique et d’aspirations quant aux réponses sanitaires mondiales, ainsi que le paysage sécuritaire changeant.Comme il le fait remarquer, MSF se trouve à un carrefour en cette période post-Ebola : l’organisation peut choisir de poursuivre le chemin pris par une grande partie de la communauté sanitaire mondiale ou de redoubler d’efforts pour continuer à briser les frontières en délégitimant la mentalité du « nous contre eux », qui prévaut dans le cadre de la sécurisation.

Se penchant sur une institution dont la présence ne fait que s’accroître lors des urgences sanitaires, Adia Benton examine quant à elle le rôle de l’armée, qu’elle soit étrangère ou nationale, dans la crise d’Ebola. L’appel inhabituel fait par MSF à une réponse militaire à cette crise est utilisé afin d’analyser les dynamiques de l’implication de l’armée et de la police dans les urgences humanitaires. La recommandation de MSF en faveur d’une implication militaire a eu de quoi surprendre, étant donné la position défendue jusqu’ici par l’organisation, opposée à toute intervention de l’armée dans les urgences humanitaires. D’une certaine manière, elle est même paradoxale, car elle appelait à ce que cette implication exclue la mise en quarantaine, la gestion des foules et le confinement – à savoir essentiellement une médecine militaire sans moyens militaires. Néanmoins, avec la participation de l’armée, certaines réponses à l’épidémie ont été implicitement menées sous la menace de la force, soulevant la question de savoir qui était jugé digne d’une protection et contre quoi. Dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest, l’occupation coloniale, l’indépendance et la guerre civile ont constitué autant d’épisodes brutaux où les forces armées avaient maintenu l’ordre au sein de la population civile. Une réponse militaire a rappelé ces événements de l’histoire, avec, pour conséquence, une association déplaisante pour la majorité de la population. Au bout du compte, l’incidence d’Ebola, qui a commencé à reculer très vite après le début de l’implication militaire, a empêché de savoir vraiment comment ou dans quelle mesure cette intervention a joué un rôle dans la diminution des cas. Le rôle de l’armée dans les urgences de santé publique est une question controversée qui garde toute sa pertinence étant donné la complexité croissante de la santé publique au niveau mondial.

La première section s’achève sur un témoignage illustrant une expérience personnelle lors d’un tournant dans l’épidémie. Lindis Hurum livre un récit évocateur de quelques jours cruciaux au Liberia, au cours desquels elle et son personnel ont dû faire un choix entre cesser ou continuer de travailler pour vaincre des obstacles qui semblaient insurmontables. Son histoire montre qu’un véritable engagement dans cette crise allait plus loin que la simple fourniture de biens matériels ou l’apport de fonds. Les besoins de la communauté et la nature du combat contre Ebola n’avaient pas été clairement définis dans le mandat du personnel chargé des soins médicaux. Pour ceux qui étaient confrontés aux malades et aux morts, la lutte contre Ebola était aussi un engagement psychologique et social de solidarité envers les personnes en détresse.

Comme ces textes le révèlent, la communauté sanitaire mondiale est une communauté en évolution. L’épidémie d’Ebola a fait ressortir quelques-unes des forces et des faiblesses de cette communauté changeante, ainsi que la nécessité de repenser certaines de ses relations. S’il nous faut recourir à l’armée pour fournir l’aide médicale, celle-ci doit être dissociée de la philosophie militaire sécuritaire, mais aussi – chose évidemment beaucoup plus difficile à réaliser – des conceptions culturelles des forces armées (policières ou militaires) de l’État. La gouvernance mondiale dans le domaine de la santé doit être plus inclusive, mais aussi plus transparente. La mentalité sécuritaire doit aussi intégrer la solidarité. Mais comment rassembler ces différents objectifs ? Comment l’engagement individuel peut-il s’accorder avec les structures de gouvernance systémique ou les grands dispositifs institutionnels ? Ces textes montrent que nous devons réfléchir à la façon de choisir notre engagement dans le contexte des problèmes sanitaires du xxie siècle, de plus en plus complexes et étroitement liés, plutôt que de continuer à travailler en utilisant les systèmes dont nous avons hérité, avec leurs cadres immuables et leurs biais sous-jacents.

La section suivante, « Le système », examine de plus près les individus et les organisations qui luttent contre Ebola sur le terrain. Jean-François Carémel, Sylvain Faye et Ramatou Ouedraogo analysent la gestion de l’épidémie en Guinée, et éclairent les dynamiques et politiques complexes qui régissent les relations entre les acteurs internationaux et nationaux, ainsi que la réponse internationale standardisée prévue pour les événements exceptionnels. Ils explorent de façon convaincante les contradictions constatées dans la réaction banalisée et standardisée face à ce que l’on définit comme des urgences uniques et compliquées. Les populations locales ont des interprétations spécifiques de la maladie et de la réponse à y opposer, des interprétations tirées des connaissances médicales autochtones, de l’expérience et d’une méfiance historique à l’égard des intervenants publics et étrangers. Comme le soulignent les auteurs, les acteurs internationaux ont construit la notion de « risque » Ebola autour des tropes traditionnels d’une épidémie et du moralisme humanitaire. Cette construction a ignoré les différentes interprétations locales de la maladie et justifié la mise en place d’une vaste réponse internationale, bureaucratique et inefficace. En fin de compte, la réponse à Ebola en Afrique de l’Ouest a-t-elle eu beaucoup de caractéristiques exceptionnelles ? Les auteurs ne le pensent pas. La transformation de l’aide humanitaire et le véritable renforcement des systèmes de santé auxquels on était en droit de s’attendre après Ebola sont restés largement illusoires.

Se penchant encore de plus près sur la réponse à l’épidémie, Thomas Kratz raconte les premiers moments de cette riposte et propose une réflexion sur ses actions et ses acteurs (ou sur leur absence) à différents stades de l’épidémie.En tant que l’un des premiers médecins internationaux présents sur le terrain, il part de son expérience pour évoquer certains dysfonctionnements relevés parmi divers acteurs sanitaires publics au cours de l’été 2014. Il apporte un éclairage expérimenté sur les problèmes examinés au niveau politique ou systémique par d’autres auteurs dans cet ouvrage. Les négligences, la mauvaise gestion ou le manque de personnel sont mis en contexte à travers son expérience des premiers stades de l’épidémie et des périodes qui leur ont fait suite. Son récit révèle les effets réels de la riposte internationale tardive et inadéquate à l’épidémie, ainsi que les problèmes permanents liés à la réponse en termes d’aide, même après sa « normalisation ».

Mit Philips soulève la question de la mort – et de la vie – au-delà d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Comme elle le fait observer, la plupart des décès enregistrés dans cette région en 2014 et 2015 n’étaient pas dus à Ebola. Toutefois, les faits révèlent que le nombre de ces décès « ordinaires » a considérablement augmenté du fait de l’épidémie. La coordination de la réponse à Ebola, au lieu de prendre en compte le fonctionnement général du système de santé, a monopolisé les structures de coordination de la santé à tous les niveaux. L’ampleur de l’épidémie a absorbé des ressources vitales qui ont été détournées d’autres programmes, réduisant la capacité déjà limitée à affronter les problèmes sanitaires qui existaient auparavant. Tant le personnel de santé que les patients ont trouvé de nouvelles façons de gérer leur peur et d’évoluer dans cet environnement sanitaire affaibli. Ce qui n’a pas empêché les vulnérabilités de se renforcer. Dans ce contexte, le sort des patients souffrant de dystocie lors d’un accouchement, d’affections respiratoires, de paludisme et d’un grand nombre d’autres maladies courantes en Sierra Leone, en Guinée et au Liberia, s’est aggravé. Depuis peu, avec le lent rétablissement de ces systèmes de santé, les gouvernements et les organisations d’aide se tournent de plus en plus vers la mise en place de systèmes « résilients » pour l’avenir, une évolution qui pourrait détourner l’attention des besoins actuels urgents, selon Mit Philips.

L’histoire de Prince, telle que racontée à Patricia Carrick dans le deuxième témoignage, montre à quel point ces problèmes systémiques affectent les patients. Prince travaillait dans un centre de traitement d’Ebola (CTE), où il a lui-même contracté la maladie et s’est retrouvé patient à son tour. Après sa guérison, il a repris du service dans le même CTE pour continuer à combattre la maladie pour le bien de sa communauté. En tant que survivant d’Ebola, au chevet des autres victimes de la maladie et agent de santé en Sierra Leone, Prince représente le succès de la lutte contre Ebola, mais aussi les échecs qui continuent à entraver le système de santé. Son histoire et son combat incessant nous rappellent que la fin de l’épidémie ne sonne pas la fin de la tragédie qui l’entoure.

Pris ensemble, les trois chapitres et le témoignage de cette section font le lien entre l’échelle mondiale et le niveau local. Utilisant différentes perspectives, ils révèlent le dysfonctionnement inhérent au système de réponse aux urgences. Les acteurs et systèmes qui ont structuré la réponse immédiate à l’épidémie ont été confrontés à des écueils tant structurels que personnels. Néanmoins, évitant tout déterminisme structurel, les auteurs soulignent ces défauts en partie pour suggérer des solutions. Il faudrait, en effet, définir des objectifs programmatiques spécifiques qui permettraient d’orienter ces pays vers la création d’un « système sanitaire sain », comme le qualifie Mit Philips. Les individus sont contraints, mais pas contenus par les systèmes dans lesquels ils travaillent, et ces systèmes peuvent être adaptés pour le bien de leurs usagers et de leurs bénéficiaires. Ces textes laissent à penser que la gouvernance mondiale, les pratiques opérationnelles et les structures de santé peuvent toutes être repensées, améliorées et renforcées en vue des futures urgences.

La troisième section, intitulée « Le patient », se penche sur les soins dispensés aux malades. Dans leur texte, Annette Rid et Annick Antierens examinent une question très sensible sur le plan éthique : l’utilisation des traitements thérapeutiques et vaccins expérimentaux dans le cadre de l’épidémie. Lorsque celle-ci s’est déclenchée, il n’existait, pour combattre la maladie, aucun vaccin dont l’efficacité était prouvée ni de traitement ciblé. De plus, l’infection à Ebola atteignait un taux de mortalité très élevé dans les pays touchés par l’épidémie, faute de structures de santé appropriées. Face à ces sombres perspectives, il a rapidement été proposé d’utiliser des vaccins et traitements non homologués, dont certains n’en étaient même qu’aux premières phases d’essais cliniques. L’administration d’un traitement expérimental à deux citoyens américains ayant contracté Ebola au Liberia a suscité une vive controverse quant à l’utilisation de vaccins et de traitements non homologués lors de cette épidémie. La controverse concernait principalement la question suivante : les vaccins et traitements dont l’efficacité n’avait pas été démontrée devaient-ils être utilisés dans le cadre d’essais cliniques, ou dans le cadre de soins cliniques ou préventifs expérimentaux, relevant de ce que l’on a coutume d’appeler l’« usage compassionnel » ? En outre, les modalités méthodologiques ou « design » des essais étaient également problématiques. MSF s’est clairement positionnée dans ce débat, acceptant de participer à des essais cliniques, mais refusant, pour des raisons éthiques et pratiques, de procéder à des essais cliniques à randomisation individuelle. En analysant les valeurs et les croyances sous-tendant la position de MSF sur les essais cliniques lors de cette épidémie, Rid et Antierens examinent comment les décisions de l’organisation ont été prises à ce sujet. Elles tirent également une série d’enseignements pour une utilisation de tels produits non homologués lors d’épidémies futures, ainsi que pour déterminer la façon d’établir les priorités en matière de designs expérimentaux, de collecte de données et d’essais thérapeutiques.

Le chapitre suivant traite d’un sujet qui a peut-être été parmi les plus troublants et sensibles pour le personnel de santé engagé dans la riposte contre Ebola en Sierra Leone : le décès du Dr Sheik Humarr Khan.Tim O’Dempsey tente d’éclaircir une partie de la complexité politique et éthique des protocoles thérapeutiques expérimentaux. Dans son texte, rédigé selon une approche profondément personnelle, il évoque le lieu commun malheureusement réel selon lequel toutes les vies ne sont pas égales. Dans le cas du Dr Khan, la valeur accordée à la vie était centrale, mais le processus qui s’est déroulé en l’occurrence présentait une grande complexité. Les décisions de recourir ou non à des traitements expérimentaux risqués ont été motivées par de nombreux facteurs sans rapport avec les patients, donnant lieu à des niveaux de soins et des taux de mortalité différents pour divers types de patients. Ce chapitre revient sur les événements liés à la contamination du Dr Khan et à l’échec de sa prise en charge pour tenter de comprendre comment et pourquoi la décision a été prise de refuser un traitement hautement expérimental à l’un des médecins les plus réputés de Sierra Leone en charge du traitement d’Ebola au plus fort de l’épidémie. La crainte de la réaction du public, en cette période de confiance extrêmement fragile dans le système de santé, a-t-elle eu un impact défavorable sur le régime thérapeutique préconisé pour le docteur Khan ? Les risques inconnus du ZMapp ont-ils pesé rationnellement dans la décision, face aux bénéfices potentiels du traitement ? La décision aurait-elle dû être laissée au patient ? En définitive, le décès du Dr Khan influence l’analyse finale et nous laisse une double question qui demeure sans réponse : comment valoriser toute vie, mais également comment traiter toutes les vies humaines sur un pied d’égalité ?

Le dernier chapitre de cette section s’articule autour d’un épisode particulièrement intense de la réponse à Ebola. Armand Sprecher analyse les soins dispensés dans un CTE, au plus fort de l’épidémie, à la lumière des critiques selon lesquelles le confinement des patients fut prioritaire, au détriment des soins à leur prodiguer. Il fait observer que, quand le nombre de patients dépassait de loin le nombre de lits disponibles, que les centres de traitement d’Ebola souffraient d’un manque criant de personnel et que des malades à l’agonie attendaient à l’extérieur des portes, un compromis – impossible – entre le volume des soins et la qualité de ceux-ci fut exigé. Des observateurs ont critiqué la gestion de la crise en évoquant des soins de moindre qualité résultant, croyaient-ils, de la priorité accordée à une sorte de captage des malades, au détriment des meilleurs soins possible. Armand Sprecher, médecin clinicien de MSF, réfute ces critiques en expliquant que les soins sont définis par bien d’autres facteurs que la prévention du décès. L’important, c’est aussi de soulager la souffrance et d’accueillir les malades dans des conditions dignes. Mais cette croyance – que des soins devraient être prodigués à la majorité, quitte à abandonner certaines procédures standard – entre en contradiction avec l’idée que les soins thérapeutiques doivent répondre aux normes les plus élevées, même s’ils ne peuvent être offerts qu’à quelques patients.

La section « Le patient » s’achève par un texte déchirant d’Allie Tua Lappia et Patricia Carrick sur la situation des enfants dans les centres de traitement d’Ebola. À la lecture de ce texte, nous voyons clairement que le virus a déformé le concept même de soins, le forçant à s’éloigner de ce que tout soignant considérerait comme idéal, au fur et à mesure que le contact humain – besoin humain le plus fondamental – se transformait en risque inacceptable. Des parents malades et contagieux étaient séparés de leurs enfants en bas âge. Des enfants qui réclamaient leurs parents ne pouvaient pas les voir, sans comprendre les implications des résultats positifs ou négatifs des tests Ebola. Le personnel soignant, engoncé dans sa tenue de protection encombrante et disposant de ressources limitées, ne savait comment réconforter les nourrissons ou les petits enfants, même au moment d’affronter la mort. Comme les auteurs le révèlent dans leur récit bouleversant au sujet d’une poignée d’enfants qui se sont retrouvés dans ces centres, les patients comme le personnel soignant ont souffert de cette perte de prise en charge médicale et de contact humain.

Où faut-il tracer une frontière lorsque les ressources sont rares et les besoins nombreux ? Lorsqu’il s’agit de dispenser des traitements, quand et comment faudrait-il prendre en compte le rôle d’une personne dans l’épidémie, dans une organisation, voire dans une société en général ? Quand convient-il – ou ne convient-il pas – d’offrir à un patient une thérapie n’ayant pas encore été homologuée ? Et quel type de patient s’y prête le plus ? Ebola a largement mis ces questions en évidence et, dans beaucoup de cas, a eu pour conséquence de leur faire faire une rotation à 180°. Par exemple, alors qu’on a fait couler beaucoup d’encre sur l’inconvenance de réaliser des expérimentations cliniques portant sur des minorités ou des groupes marginalisés, ici, c’est le fait de refuser l’expérimentation à ces groupes qui devient un tort inquiétant 2. Les inégalités sociales se reflètent de façon compliquée dans la politique des soins thérapeutiques, ainsi que dans les décisions liées au traitement, comme le révèle cette section. Et les inégalités financières sont indissociables des inégalités sociales. La pauvreté, même si l’on en parle peu de façon directe, occupe une place centrale dans ces analyses. Un patient âgé atteint d’un cancer dans une société occidentale disposera des moyens et de l’argent nécessaires pour prolonger sa vie de quelques années. Or, redistribués en Afrique de l’Ouest, ces mêmes moyens permettraient de traiter des milliers de jeunes et de prolonger leur vie de plusieurs décennies. Une telle redistribution mondiale est actuellement inconcevable et pose aussi un dilemme éthique. En effet, comme Armand Sprecher le montre, même la distribution de ressources partagées parmi une poignée de patients supplémentaires peut être perçue comme un crime contre le patient individuel. Les calculs du risque, des ressources et de la responsabilité dans le cadre des régimes thérapeutiques sont des équations insolubles, bien que nous continuions à essayer de trouver des formules pour les résoudre.

Les deux chapitres et le témoignage de la dernière section intitulée « Endiguement de l’épidémie » s’intéressent aux divers types de confinement, de mise en quarantaine et d’évacuation médicale (« medevac »), examinant ce que la mobilité (ou l’immobilité) a impliqué pour les personnes concernées et montrant comment le fait de laisser des personnes sur place ou de refuser de les évacuer a fait partie intégrante de la crise Ebola. L’épidémie génère de la peur, et la peur installe de la distance. Dans nombre de cas, la distanciation sociale s’est opérée spontanément (comme le font remarquer Carémel et ses collègues dans leur chapitre), puis s’est bureaucratisée. Au cours de la riposte contre Ebola, la mise en quarantaine a été exploitée à son maximum sous diverses formes, depuis le confinement individuel jusqu’au bouclage d’immenses zones géographiques, comme le cordon sanitaire qui fut tenté comme mesure de coopération entre la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia dans le but de bloquer le « triangle » de contamination situé près de l’Union du fleuve Mano en août 2014 (RFI 2014). Les déplacements à destination et en provenance de l’Afrique de l’Ouest ont aussi été soumis à des contrôles, et de nombreuses compagnies aériennes ont annulé ou fortement limité leurs vols vers cette région. L’évacuation de malades – même affectés par d’autres maladies qu’Ebola – vers leur pays d’origine est devenue difficile, comme l’explique Duncan McLean. À plus petite échelle, les malades qui entraient dans le système de soins médicaux ou en sortaient étaient également contrôlés selon le risque perçu de contamination. Les chapitres de cette section se penchent de plus près sur les conséquences des contrôles des déplacements comme moyen pour endiguer la propagation de la maladie.

À l’aide d’entretiens anthropologiques approfondis, Alice Desclaux, Moustapha Diop et Stéphane Doyon expliquent comment les mesures de confinement officielles ont été perçues par les personnes qui les ont vécues. En examinant différents types de confinement (ou de mise en quarantaine) mis en place dans deux pays (Sénégal et Guinée) à différents moments de l’épidémie, ils parviennent à illustrer les effets concrets de ces stratégies sur les personnes placées des deux côtés des barrières, ainsi que la façon dont ces mesures ont été perçues. Par l’analyse scrupuleuse de quatre études de cas, les auteurs s’interrogent sur la pertinence de ces efforts de confinement, mais aussi sur les cadres organisationnels mis en place à cet effet. Cette analyse éclaire la dynamique des relations en évolution entre les personnes en quarantaine et les soignants, et explique les divers types de confinement ainsi que certains raisonnements officiels qui les justifient. Aspect important, ce chapitre met en contexte l’expérience de la mise en quarantaine et les séquelles sociales qui persistent longtemps après la fin du confinement.

Duncan McLean applique un prisme analytique à la politique compliquée de l’évacuation médicale. Au début de l’épidémie, ladite évacuation semblait relativement simple et sa nécessité s’imposait de toute évidence. Mais ce ne fut pas le cas. Les évacuations médicales internationales ont déjà un coût élevé et sont compliquées du point de vue logistique, quelles que soient les circonstances. Lors de l’épidémie d’Ebola, la situation s’est complexifiée du fait des réticences des équipages aériens à transporter des cas potentiels, par le refus de certains pays de permettre à de tels avions d’accéder à leur espace aérien, et par des difficultés techniques liées à la décontamination des appareils une fois l’évacuation terminée. L’incapacité à garantir l’évacuation de membres du personnel malades a aggravé les difficultés de recrutement, déjà sévères, dans le cadre d’une réponse à une épidémie sans précédent. Toutefois, ce qui a empêché d’assurer un service d’évacuation international, ce n’est ni l’argent ni les difficultés techniques, mais bien l’absence de volonté politique. L’échec de la coopération entre les États membres de l’Union européenne a traduit une crainte plus générale de réaction politique de la part des populations de ces États. Personne ne voulait s’exposer au reproche d’avoir « importé » Ebola dans son propre pays. Ces querelles internes et ce refus de responsabilité n’ont fait qu’isoler davantage les pays touchés. Ces considérations sont présentées dans le cadre du récit des efforts de MSF pour organiser l’évacuation médicale pendant la crise, de son plaidoyer en faveur de services d’évacuation médicale conjoints à la charge des États membres de l’Union européenne, et de la solution qu’elle a finalement trouvée, mais n’aura, en fin de compte, pas utilisée.

Le témoignage de Maud Santantonio consacré au système de tri dans le CTE de Conakry (Guinée) offre un aperçu instantané de la façon dont, au moment du diagnostic, Ebola a aussi causé des dilemmes éthiques liés au confinement et à l’isolement. Après avoir franchi la porte du CTE, les malades considérés comme des cas suspects étaient tenus à l’écart jusqu’à la confirmation de leur état par un test sanguin. Ce qui semble être une mesure épidémiologique et médicale raisonnable est, en réalité, un acte tout à fait contre nature si l’on se met à la place des familles et amis admis ensemble, à qui l’on recommande de ne plus s’approcher de leurs proches malades ou mourants. Comme Santantonio l’illustre à l’aide d’un incident particulier, le contraste frappant entre le médicalement raisonnable et le socialement acceptable a débouché sur des réactions de violence et d’incompréhension de la part des membres de certaines familles. Empêcher le virus de se transmettre en isolant les êtres humains signifiait aussi empêcher les vivants de rester avec les mourants.

La distanciation sociale peut émaner d’un individu lui-même ou de la société, en tant que mesure de protection contre un danger perçu. Les mesures examinées par ces auteurs avaient apparemment été prises pour limiter la contagion et contenir le virus. Pourtant, il est impossible qu’un malade qui survole un pays à 3 000 mètres d’altitude soit une source de contamination pour ce pays. En plus d’être inefficace pour arrêter la contamination interhumaine, le confinement d’une personne non contagieuse dans sa maison a vraisemblablement encouragé les malades à se cacher plutôt qu’à se faire soigner, ce qui a renforcé la propagation de l’épidémie. On a souvent fait la sourde oreille aux arguments épidémiologiques contre les mesures de confinement, car ces dernières poursuivaient fréquemment des objectifs symboliques et politiques plutôt que médicaux. Ces mesures donnaient une impression de sécurité à ceux situés du côté « protégé » de la ligne de division et pouvaient être offertes, comme mesures concrètes de défense, à un public inquiet. Même au niveau du patient individuel, séparer un être humain de sa communauté pour le bien général est un argument rationnel qui peut souvent sembler dénué de compassion. À certains moments, ceux qui luttaient pour enrayer la propagation de l’épidémie en limitant les déplacements humains ont perdu de vue le fait que ces « propagateurs d’Ebola » potentiels étaient plus que des vecteurs de la maladie : ils restaient des êtres humains qui souffraient et avaient besoin de soins.

Les chapitres de La Politique de la peur forment un mélange éclectique proposant aussi bien des analyses politiques que des récits personnels. Ils reflètent le thème de l’ouvrage et ses aspirations. Une politique de santé devrait toujours tenir compte des patients en souffrance. Au bout du compte, chaque drame est un drame humain, et la perspective humaine devrait prévaloir. Ainsi, dans chaque section du livre, nous avons inséré un témoignage racontant une expérience personnelle de l’épidémie. Cet ouvrage prétend rester centré sur les victimes et sur l’Afrique de l’Ouest. Tous les chapitres, même ceux consacrés à la politique, ont pour cadre cette région, d’une façon ou d’une autre.

Ce livre est en partie né du souhait de certains membres de MSF d’avoir une lecture plus politique de ce qui s’est passé pendant l’épidémie et du rôle que leur organisation a rempli dans ce paysage politique. Il a donc été décidé de rendre la documentation interne de l’organisation accessible à des scientifiques de l’extérieur, mais aussi d’investir dans une collection de textes qui englobent bien plus que le travail de MSF, car, évidemment, de nombreuses facettes de l’épidémie se situent bien en dehors de l’expérience de l’organisation seule. Des dizaines d’autres organisations ont fini par participer au combat contre Ebola. Une multitude de thèmes non repris dans le présent ouvrage devraient être et seront analysés ailleurs : le syndrome du survivant d’Ebola, les négationnistes d’Ebola, les cadres juridiques des mesures de lutte contre l’épidémie, les conséquences économiques, Ebola et l’Occident, les orphelins de la maladie, etc. D’ailleurs, bon nombre de conséquences de la crise n’ont pas encore été couchées sur le papier. Bien sûr, aucun ouvrage consacré à Ebola ne peut prétendre à l’exhaustivité. Le présent livre réunit un grand nombre de facettes hétérogènes afin de contribuer à cette histoire complexe.

En fin de compte, la riposte humaine à l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest s’est avérée confuse et inadéquate. De façon impitoyable, la maladie a mis au jour la fragilité du corps humain, de la société et du corps politique. Nous avons vécu une catastrophe, mais, comme l’a révélé le net recul de l’épidémie enregistré vers le début de 2015 au mépris des projections mathématiques, la volonté et l’action humaines, bien qu’imparfaites, semblent avoir réussi à éviter un désastre encore plus grand. Les textes de notre ouvrage racontent des pans de cette histoire en examinant la maladie à travers les prismes de diverses disciplines (science politique, anthropologie, médecine clinique, bioéthique et histoire), mais aussi à l’aide de perspectives individuelles. Ebola n’appartient à personne. Dans l’histoire récente, Ebola peut, à juste titre, se targuer d’avoir été la maladie la plus largement vécue (parfois uniquement par la peur qu’elle a causée) dans le monde entier. Nous espérons que ce livre a réussi à rendre compte d’une partie de ce vécu et qu’il suscitera des débats permettant d’améliorer la vie des victimes d’épidémies futures.

Notes

1 Les cas persistants sont considérés comme des résurgences ; un décompte d’une résurgence était d’ailleurs en cours en Guinée au 28 avril 2016.

2 Voir, par exemple, Epstein 2007.

Bibliographie

AFP (2014), « Ebola patients flee as armed men raid Liberia clinic », The Telegraph, 17 août, consulté le 10 avril 2016 sur http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/africaandindianocean/liberia/11039693/Ebola-patients-flee-as-armed-men-raid-Liberia-clinic.html.

Anderson, Marc (2014), « Ebola: Airlines cancel more flights to affected countries », The Guardian, 22 août.

Anonyme (2014a), « Ebola fears prompt Stockport school to cancel Sierra Leone charity worker visit », Press Association, 8 octobre, consulté le 12 avril 2016 sur http://www.theguardian.com/world/2014/oct/08/ebola-fears-stockport-school-cancel-charity-visit.