La Retraite - Emile Zavie - E-Book

La Retraite E-Book

Emile Zavie

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Extrait : "Ils avaient débarqué la veille au soir dans un village inconnu qui sentait le vin, la chaleur et la poussière. Des chevaux hennissaient lorsque les autobus démarraient. On entendait, à intervalles, les coups secs du canon et le ronflement des moteurs en marche. Les hommes du détachement de renfort ouvraient des yeux inquiets sur le pays où ils venaient de descendre."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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… la situation reste sensiblement la même. Le mouvement des forces allemandes continue vers l’ouest, précédé par des forces de cavalerie…

(Extrait du communiqué officiel du 22 août 1914.)

À

ANDRÉ DU FRESNOIS

JEAN-MARC BERNARD

ALAIN FOURNIER

PAUL DROUOT

MARCEL DROUET

ANDRÉ DUPONT

ET

À TOUS

LES ÉCRIVAINS

DE MA GÉNÉRATION

QUI SONT TOMBÉS

EN COMBATTANT.

Première partie
I

Ils avaient débarqué la veille au soir dans un village inconnu qui sentait le vin, la chaleur et la poussière. Des chevaux hennissaient lorsque les autobus démarraient. On entendait, à intervalles, les coups secs du canon et le ronflement des moteurs en marche. Les hommes du détachement de renfort ouvraient des yeux inquiets sur le pays où ils venaient de descendre.

Vers les neuf heures du soir, ils chargèrent des mitrailleuses ; les mules balançaient leurs têtes, hargneusement. Des conducteurs juraient. Un officier laissait traîner son sabre et l’on apercevait le feu du cigare qui éclairait par moments sa moustache et le bas de son visage épais.

– En route ! par quatre…

Et les hommes étaient partis, l’arme à la bretelle. Ils avaient cheminé, à l’aveuglette, une partie de la nuit. Pas de lune, un ciel noir et bas… Quelques réservistes annonçaient :

– On est en Belgique. Y a des houblonnières…

Au matin, on avait caché le détachement dans un bois et les hommes s’y étaient endormis.

Comme le petit jour glissait sous les branches, un personnage au ventre important traversa la route. Des sous-officiers, couchés à la lisière de la forêt, reconnurent le commandant Favouille. Ils chuchotaient le nom de ce chef redouté et blaguaient la lourdeur de sa démarche. Leurs propos m’éveillèrent tout à fait. Je tournai la tête et j’aperçus le chef de bataillon et l’officier du détachement de renfort, M. Albardet, un garçon qui portait lunettes et faisait des pas timides, puis s’arrêtait pour permettre à son compagnon de reprendre haleine. Favouille gesticulait et criait. Ce qu’il disait ne parvenait guère jusqu’aux hommes qui, silencieux maintenant, examinaient leurs chefs.

Les deux officiers s’étaient approchés du bois. Le commandant fit un brusque demi-tour, puis se tournant vers les réservistes cachés sous les branches.

– Ce sont ceux qui viennent d’arriver… Ah ! ah ! ils n’ont pas encore vu le feu… Nous allons voir si vous êtes des braves !…

Peu pressés apparemment de tenter cette expérience, nous ne bougeons pas. On entend, à temps fixes, le souffle des gros obus qui décrivent leur trajectoire au-dessus de la forêt et l’aboiement rageur des soixante-quinze qui répondent aux batteries allemandes. Je regarde autour de moi, je respire le vent frais qui s’élève doucement dans la cime des arbres. Des oiseaux commencent de chanter. La rosée tombe des branches : « Voilà, c’est la guerre, mon vieux, c’est la guerre… Nous allons partir… nous allons au feu… » Je me raisonne comme un bon camarade, une tristesse me serre la gorge ; j’ai soif ; mes pieds sont glacés et j’évite de heurter le canon de mon fusil que l’humidité a déjà taché de rouille. Par-dessus tout, une grande fatigue morale m’oppresse la poitrine. Je ne désire rien d’autre que de rester là, dans ce bois, comme un bétail qui s’attarde à la prairie, satisfait d’un horizon toujours vert. Des soldats, réunis par groupes, autour de boîtes de conserves, coupent du pain ; d’autres sommeillent encore…

Mais des hommes se sont levés. Un ordre court et nous voilà debout à la recherche de nos bidons et de nos fusils.

– Du silence ! crie la voix aiguë du lieutenant Albardet. Par deux !… En file indienne ; sur chaque côté de la route… Silence !…

Nous quittons le bois et ses abris de mousse. Nous traversons le chemin. Une plaine s’élargit, au loin. Nous avançons, sans mot dire, le fusil à la bretelle, le képi sur les yeux, attentifs seulement aux ornières où nous enfonçons. Nous longeons ainsi la lisière d’une forêt. Dans une éclaircie, sur ma droite, un petit tertre, propret, carré comme un lit réglementaire ; on y a planté des rameaux qui se dessèchent autour d’une croix de bois.

Le sentier se rétrécit. Des voitures de ravitaillement, des fourragères, des batteries ont creusé des trous où l’eau s’est amassée. Les hommes marchent, les uns derrière les autres. Parfois, ils lèvent la tête pour voir le sillage qu’un obus laisse derrière lui ou les ailes d’argent de quelque bourdonnant aéroplane.

Et brusquement ; en changeant mon fusil d’épaule, je me rappelle Madeleine. Elle était blonde avec des yeux rieurs, un nez petit et drôle. Je la revois au moment des adieux, le matin même de mon départ pour le régiment et puis en d’autres minutes… Je me souviens. Elle avait un geste arrondi pour se recoiffer devant la glace. Ses bras nus rattachaient sa chevelure, découvrant la tache rousse des aisselles… Je tâche de sourire parce que je me sens le cœur plus chargé que les épaules. Un regret misérable me fait mal à la gorge. « Allons, vieux, c’est fini, tout ça… » Je voudrais abandonner ici-même cette subite pensée d’amertume et je regarde courir, devant moi, dans les prés, un cycliste qui remorque sa machine. « Encore un contre-ordre !… » C’est ainsi que chacun de nous, inconsciemment, cherche à se rattacher au présent et à déblayer les souvenirs de la veille.

Déjà, des commandements se transmettent : nous devons marcher courbés, toujours en silence ; nous approchons de la zone dangereuse. Le soleil apparaît maintenant comme une cible rouge, où s’enfoncent, après une ronflante parabole, les invisibles obus que nos canons crachent toujours, à l’arrière de l’armée.

Nous montons à présent sur les pentes boisées d’un coteau d’où l’on aperçoit une plaine et la lisière d’autres bois. On entend distinctement les éclats d’une fusillade qui commence, s’élargit, pétarade un moment en feux de salve, puis semble finir pour mieux reprendre et s’éternise en longs tiraillements que l’écho des arbres prolonge…

Des balles folles ricochent au-dessus de nos têtes et claquent dans les branches. Nous saluons, puis dans l’étroit sentier, baissant l’échine, nous nous traînons, les mains crispées sur la terre humide.

Mais voici que dans un tournant, parvient tout à coup, accru encore par la résonance, le fracas d’un galop de chevaux lâchés à toute bride. Un escadron dévale à travers le petit chemin et les sabots des bêtes retentissent durement. Des réservistes s’écartent, mais pas assez vite et ceux qui viennent n’ont que le temps de se jeter dans le fossé le long de la route, pour laisser passage aux cavaliers. Cette hâte produit une bousculade. Un soldat crie soudain, en courant :

– Des uhlans ! C’est des uhlans !…

Alors, nous tous qui montions, nous nous précipitons contre les arbres, en saillie sur le ravin, nous bondissons devant nous, les bras écartés pour nous frayer une issue. Les uns lâchent leurs fusils, d’autres débouclent leurs sacs, ils se poussent, trébuchent et disparaissent dans les broussailles.

En voyant fuir mes camarades, je me précipite contre les talus, le fusil tendu pour me protéger la figure et ceux qui m’ont aperçu imitent aussitôt mon mouvement. Je manque de tomber sur un soldat qui s’est couché sur le sol et rampe… Je saute, mais pour heurter un autre fuyard qui se glisse à quatre pattes sous des fourrés. Là, je reprends haleine et me retourne : la curiosité serait-elle plus forte que la peur ? Je vois alors, à travers les branches, trois chevaux sans cavalier qui galopent sur le chemin. Ils descendent, butant contre les pierres, excités par les étriers qui leur battent les lianes. Des réservistes fuient toujours sans se retourner.

– Des chevaux qui se cavalent ! dit un homme près de moi. Je me faisais la même réflexion et j’eus peur alors d’avoir eu peur. « Que dira-t-on si l’on apprend cette histoire. » Je regarde autour de moi. Je reconnais mon voisin, je l’ai déjà rencontré au cours de cette marche.

– On va nous f… tout de suite en première ligne pour nous punir… Il faut rassembler les disparus…

L’homme couché m’approuve. Il charge son fusil, se relève et se met à crier :

– Partez pas !… partez pas !

Nous nous avançons sous les arbres où des réservistes se tiennent cachés.

– Rassemblez-vous… Y a pas de danger. Faut rattraper la colonne… Ça passera inaperçu…

Lentement, des têtes poussent parmi les broussailles et des hommes, sans rien dire, ramassent un fusil, au hasard, et regagnent le chemin. Un caporal survient qui s’était égaré, lui aussi. Il se nomme Claret : un garçon maigre, presque malingre, avec un visage sérieux.

– Appelle-les, lui dis-je, qu’ils se grouillent. Ça va faire du foin…

Claret alors invective contre les réservistes ; il est furieux parce qu’il bute à chaque pas contre des fusils ou des sacs abandonnés par les fuyards et que nul n’ose maintenant ramasser.

Les réservistes rejoignent le détachement. De nouveau nous parvient l’écho d’une fusillade qui se déclenche quelque part, dans le bois. Un sous-officier crie :

– Appuyez à droite !…

Nous croisons maintenant des soldats qui descendent le chemin, péniblement, le bras en écharpe ou la tête bandée. Sur le pansement, le sang fait tache. Les blessés cherchent à se protéger de la cohue de ceux qui vont au feu. Et des interrogations se répètent le long du sentier.

– Blessés ?… Où ça ?… Comment ?… En montant tout à l’heure ?… Par des balles égarées… Ah ! m… ince, alors !…

Cependant nous parvenons au faîte de la petite rampe qui se dessine en forme de plateau, autant qu’on en peut juger. Des arbres y répandent une ombre épaisse, bien que l’on approche de la dixième heure. Le sentier s’est élargi et le détachement s’y aligne sur deux rangs.

Albardet, le petit lieutenant aux lunettes d’acier ; passe rapidement. Il marche à la rencontre du commandant Favouille qui, appuyé sur son épée, nous examine.

– Voyons ! qu’allons-nous faire de ces hommes ?

La fusillade au loin décroît. Le silence commence à pénétrer dans ce bois plein tout à l’heure d’éclatements prolongés de fusées.

– Ah ! vous tombez bien, nous dit le commandant, on vous distribuera là où il y aura de la place.

Sur un signe du lieutenant Albardet, nous repartons. Nous parvenons enfin à flanc de coteau, le long d’une pente où des hêtres retiennent une terre glissante. Un sous-officier qui porte un long képi de fantaisie ordonne :

– Par deux et creusez vos abris.

Je me trouve, par hasard, à côté d’un grand diable que j’ai perdu de vue le soir même de ce jour : c’était un propriétaire du Limousin. Nous rampons jusqu’au pied d’un arbre abattu.

– Nous serons bien, ici.

Nous rejetons la terre, par pelletées, en tas devant nous. Je vais chercher des pierres pour consolider le parapet qui prend forme, lentement. Enfin, nous décidons, mon camarade et moi, que nous avons assez travaillé.

– Si nous mangions un peu ?…

Abrités derrière notre édifice de terre battue, nous mangeons, nos fusils à portée de la main. Nous surveillons la plaine, en bas, dont on ne distingue qu’un morceau blanc de route parmi les branches.

Un homme, tapi dans un trou, non loin de moi, appelle dans un souffle :

– Ça remue en bas… sergent !…

Nous saisissons nos armes et nos regards se concentrent sur le chemin. Un long moment… Je crois distinguer une ombre… mon voisin me glisse, très bas :

– Oui, ça bouge…

Les réservistes ont doucement chargé leurs fusils ; maintenant, la main sur le canon, ils attendent.

– Sergent, vous les voyez… Y se débinent…

– C’est vrai, reconnaît le sous-officier au képi rouge ; mais nous n’avons pas d’ordres…

Des hommes cependant s’apprêtent à viser. Leur énervement est bien compréhensible ; mais personne ne commande ; ils attendent. Enfin, un soldat vient nous prévenir que des chasseurs sont partis en patrouille… et ce sont eux, probablement, que nous prenions pour l’ennemi. La matinée languit ainsi, à l’affût, avec toutes les émotions de la chasse, qui varient, comme on s’en doute, suivant l’importance du gibier.

II

Dans le courant de l’après-midi, nous recevons l’ordre de quitter nos abris. Nous découvrons, sous bois, des médecins militaires. Ils fument. Deux infirmiers nous cachent un blessé. Des troupiers, couchés par terre, lèvent vers nous des têtes lourdes de linge.

Parvenus à un croisement de chemin, nous nous arrêtons. Un lieutenant, blond roussi, aux yeux gris, moustache tombante, nous fait placer sur deux rangs.

– Il me faut soixante hommes. Pas de gradés… Les soixante premiers…

Il compte trente files. Mon voisin le paysan et moi-même sommes compris parmi ces soixante, cependant que nos camarades s’éloignent. Le lieutenant s’informe.

– Il n’y en a pas, parmi vous, qui aurait de la gnole, si peu que ce soit. Je la lui paierai le prix qu’il voudra.

Pas de réponse ; l’officier insiste :

– Alors, personne ?

Un homme présente son bidon. L’officier le prend et boit à pleine gorge.

– Merci. Combien je te dois ?…

– Pas la peine, mon lieutenant.

Le lieutenant hoche la tête, bourre sa pipe, puis :

– Il y a longtemps que vous êtes partis ?… On vous a amenés en vitesse !… Pas trop fatigués ?… Vous avez du pain, des vivres ?… Les caporaux !… Conduisez vingt hommes au lieutenant Sereilles, trente au lieutenant Bretève, le reste à l’adjudant… Rompez !…

Nous reprenons la route, sous le bois. Aussi loin qu’on peut voir, c’est la forêt coutumière ; mais voici un chemin barré par des arbres, coupés à un mètre du sol et qui, entassés les uns sur les autres, doivent briser l’assaut ennemi. Des soldats s’agitent le long de ces remparts improvisés. Ils creusent des trous sur une même ligne droite qui coupe la forêt dans sa largeur.

Notre détachement s’arrête devant un gros chêne, contre lequel une hutte est édifiée. Un officier apparaît. Il est pesant et gros. L’étui à revolver orne son ventre. Il respire bruyamment.

– Par rangs de taille…

Il nous distribue dans les escouades au petit bonheur. Je perds mon camarade de ce matin qui est envoyé dans je ne sais quelle section. Je suis encadré par un garçon blond, aux cheveux crépus et par un long et maigre soldat, au visage brun. Ma nouvelle escouade occupe la tranchée, au milieu de la route. Un caporal à la barbe rare que les hommes appellent Senas nous indique notre place ; il s’exprime courtoisement, avec lenteur. J’examine ce jeune homme qui prend le temps d’être poli : une figure pâle, des lèvres fortes, un nez courbé, des lorgnons… J’hésite quant à la profession…

– Que se passe-t-il là-bas ?… D’où venez-vous ? De quel régiment êtes-vous ?… Ça ne m’étonne pas ; nous en recevons de partout… Tenez, là, à côté, il y a des zouaves, des types de Tarbes et des tirailleurs…

Mais je tiens à savoir ce qui se trafique ici :

– Eh bien, nous résistons… Nous campons là depuis ce matin… Mais vous, d’où êtes-vous ? De quel pays ?

Le caporal Senas s’adresse maintenant à mes compagnons. Le garçon blond frisé répond :

– Je suis de Paris.

Sur quoi, le soldat maigre et basané :

– De Paris ?… Quel quartier ?… J’ai travaillé à Paris, rue Saint-Marc… Cette saison, j’étais à Nice, dans l’hôtellerie…

Je me suis assis par terre, comme les autres. J’ai posé mon sac sur le mur de la tranchée, devant moi, et j’aperçois, à travers les arbres, la route qui se perd dans le bois.

– Travaillez ! dit le lieutenant, accroupi derrière son arbre. Creusez profondément.

Nous prenons nos pelles. Il commence à faire gris. Je demande au caporal :

– Comment se nomme-t-il, le lieutenant ?

– C’est le lieutenant Sereilles ; l’autre, celui qui est debout – c’est, du reste, avec lui que vous êtes venus jusqu’ici – c’est le lieutenant Creton. Quant à l’adjudant, je ne le connais pas.

Puis, le caporal Senas se met à creuser fébrilement, comme s’il était pressé, après quoi, ayant donné le bon exemple, il interpelle ceux qui ne font rien :

– Travaillez un peu !… Chamot, vous n’avez encore rien fait !… Tenez, mettez-vous là…

Un jeune garçon à l’air sournois vient se placer auprès de moi. Il proteste, il n’a pas cessé de piocher… Senas ne l’écoute pas.

– Fais voir. Je vais te faire ton abri, me dit-il… Tu m’écriras une lettre…

Chamot martèle aussitôt mon abri de quelques coups de polie.

– Tu auras un coin tranquille. Tu mettras ton fusil sur le bord. Maintenant, si tu veux faire la lettre ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

–… Que je vais bien, qu’elle…

– Non, pas comme ça… Parle… j’écrirai à mesure.

Chamot se recueille alors et, me dicte avec des arrêts :

« Chère femme,

Je te dirai que je vais bien. Tu me diras combien tu as fait de fourrage. Tant qu’à ce que tu l’as vendu, tu me diras. Je te dirai que si tu fais marché avec la Toine, il faut te méfier. Soigne bien les cochons. Soigne bien le petit. Je te dirai que je ne vois pas autre choseà te marquer pour le moment. Ton homme : Chamot. »

– Ça y est, annonce-t-il. Donne-la-moi. Je la ferai parvenir…

La voix du lieutenant, derrière l’abri de branches :

– Joly ! Joly !… Désignez un caporal pour aller patrouiller du côté du lieutenant Bretève. Les hommes de liaison ne sont pas encore revenus…

Le sergent Joly, une grosse figure sympathique, désigne le caporal Senas.

– Ah ! zut ! Je viens de rentrer il y a une heure à peu près…

Joly parlemente avec un autre gradé et cinq hommes quittent la tranchée. Ils rampent sur les mains et les genoux et disparaissent parmi les arbres.

Le soir descend… Les soldats, dans leurs abris, bavardent parfois, ils donnent un coup de pioche ou tassent la terre devant eux : aucun ne semble soucieux du danger imminent. Le lieutenant Sereilles cause avec un sergent. On entend sa forte voix d’homme gros… puis, à pas lents, Sereilles fait le tour de sa hutte, il entreprend ensuite une promenade le long de la tranchée.

– Alors ? c’est fini ? Vous ne fichez plus rien ?

Le caporal Senas, qui essuyait les verres de ses lunettes, n’a que le temps de les replacer sur son nez. L’officier est déjà devant lui :

– Vous croyez que ça suffit, Senas ? Et vous avez tous les nouveaux venus ! De quel endroit êtes-vous, demande-t-il à l’homme aux cheveux frisés ? De Paris ?… Ah ! vous connaissiez la Belgique ?… Pas sous cet aspect-là…

Lorsque le lieutenant s’est éloigné, je demande au caporal Senas :

– Sereilles, c’est un chic type ?…

Une nuit, incertaine encore, commence de se glisser lorsque dans le silence du soir et du bois, des coups de feu claquent longuement ; ils s’espacent d’abord, puis augmentent soudain, se répondent toujours plus vite et se répercutent très loin…

Sans attendre un ordre, nous avons saisi nos fusils, nous les armons fébrilement, et couchés par terre, nous épaulons… Tout d’un coup, une rafale de projectiles vient s’abattre sur les parapets de nos abris et siffle au-dessus de nos têtes courbées. D’instinct, je m’aplatis encore ; derrière moi, sur le sol, des balles éclatent, d’un coup sec ; d’autres se fichent dans les fortins de pierres et de sable… Elles giclent comme des fusées, et nous entourent de leur miaulement aigu.

Dans ce vacarme, la voix angoissée du caporal Senas :

– Mon lieutenant, on nous tire dessus, par derrière…

Le gros Sereilles, le revolver au poing, s’est tapi dans sa hutte. Il ne répond pas. De nouveau, la voix de Senas :

– Leverret est tué ! Faites passer au lieutenant… Leverret est tué. Tué ! par derrière, d’une balle dans la tête… Faites passer…

Les hommes, dans la tranchée, répètent machinalement l’ordre qui parvient ainsi jusqu’à l’officier. Chamot, la tête dans ses épaules, souffle :

– Leverret est tué !… Un homme qui avait plus de soixante porcs chez lui !

Puis, après cet éloge funèbre :

– Et toujours de l’argent en poche… Couchons-nous ! Ces idiots de réservistes qu’on a fourrés en renfort, derrière, nous tirent dessus, croyant tirer sur les autres.

Enfoncé dans mon coin, j’épaule avec rage, comme si de manœuvrer la culasse et d’envoyer mon coup de feu dans la nuit, cela dut faire cesser plus tôt ce vacarme. Je n’y vois rien ; mais j’épaule quand même, comme les autres. Sereilles nous crie :

– Ne tirez pas au jugé… Tirez lentement…

– Tiens, regarde-les, là-bas, qui passent à découvert… sur le sentier… Tu les vois ! tu les vois !…

Et Chamot tire et recharge son arme. Je vise dans la direction qu’il m’indique. La nuit tombe des hautes branches et déjà l’on aperçoit moins nettement, à droite, notre tranchée. Le crépitement des balles semble diminuer, et, dans cette accalmie, une trompette lointaine joue sur trois notes mélancoliques un air que les Français ne connaissent pas.

Sereilles nous avertit :

– Attention ! Ils sonnent la charge. C’est pour nous impressionner… Ne bougez pas de vos tranchées… Du calme ! À mon commandement… Faites passer… Ne bougez pas !

De nouveau, la petite trompe allemande jette ses trois notes pleurardes. Les hommes dans les tranchées se taisent, subissant à leur insu, peut-être, la tristesse de cet appel, au fond d’un soir de bataille, dans la forêt.

La voix du lieutenant, nette et dure, détache chaque mot :

– À mon commandement ! Feux de salve… de trois cartouches…

Au loin, dans les trous noirs du bois, les trompettes ennemies déchirent le silence de leurs notes grêles, toujours les mêmes. Chamot et moi, le cou tendu, les mains sur nos fusils, nous attendons dans une angoisse crispée. Et soudain, des clameurs gutturales :

– Hourrah ! Hourrah ! Vorvaërts ! Vorvaërts !

– Ne bougez pas ! dit Sereilles qui sort à demi de son abri. Faites passer… À mon commandement. Feux de salve !… En joue !…

Les hommes épaulent d’un même mouvement. Je les devine à la rapidité de leurs mouvements, dans la nuit qui s’épaissit.

– Feu !

Une longue décharge crépite dans le bois. On repère la place de nos tranchées aux flammes courtes qui, une seconde, furent visibles, aux canons des fusils.

– En joue ! reprend Sereilles, la voix calme. Feu !

Et, plusieurs lois, il commande des feux, lentement, nous laissant le loisir de viser. Cette tranquillité de la part de notre chef a rassuré les plus timides. Chamot explique :

– On ne nous la fait plus. Avant, ils sonnaient la charge, ils criaient : « Hourrah ! » comme maintenant. Nous, on se levait pour les recevoir… Alors, eux qui n’attendaient que ça, nous fauchaient avec des mitrailleuses.

Mais le lieutenant reprend :

– Ne bougez pas. Des feux de salve à mon commandement… S’ils arrivent jusqu’à nous, vous vous mettrez à genoux, sans cesser de tirer.

Profitant du calme angoissé qui succède à ces paroles, le caporal Senas implore :

– Mon lieutenant, on nous a tirés dessus… Ça venait de derrière… Ce sont les réservistes du renfort qui…

– Vous êtes loufe, Senas !… C’est en biais que la tranchée a été prise…

Cependant, Chamot paraît préoccupé :

– Qu’est-ce qu’ils f…ent… Y ne gueulent plus… On va les mettre… Et Leverret qui avait de l’argent sur lui. Si on f… le camp ; faut pas le laisser…

Il pose son fusil, puis, à quatre pattes, dans la confusion générale, se dirige auprès de Leverret. Ce départ me permet de reconnaître le petit hôtelier de Nice que Chamot cachait à ma vue.

– Où est ton copain de Paris ?

– À côté de moi ; je crois même qu’il s’est endormi…

Chamot revient, toujours en rampant ; il reprend son fusil. Il se tait. Je crois à quelque ennui nouveau.

– T’as rien trouvé ?

Il souffle : « Oui… » puis charge son arme.

– Feu à volonté ! commande encore le lieutenant. Chacun tire au hasard, devant soi, le plus vite qu’il peut.

– Ils avançaient, en se traînant ! crie Chamot furieux. Et on n’y voit rien !

On n’y voit absolument rien, en effet. La nuit, épaisse, rembourre toute la forêt. Une fusillade continue claque sur la ligne, puis soudain, elle se calme et une trombe de balles siffle au-dessus des tranchées françaises et cela si rapidement que beaucoup de têtes ne rentrent pas à temps dans les abris.

– La contre-attaque, annonce Chamot.

Les projectiles éclatent en atteignant la terre. Une plainte s’élève, pareille à un gémissement de femme blessée. Cela monte, se lamente… Les hommes en sont énervés, ils interrogent :

– Un qui a été touché aux deux bras, répond quelqu’un, à haute voix.

L’officier, paternel, ronchonne :

– Veux-tu te taire ! On n’entend que toi ! C’est d’un tragique cocasse ; mais c’est vrai. La plainte du moribond domine la rafale, et son hurlement n’est plus qu’un grand cri.

– Mon Dieu, maman. Ah ! ah !…

Sereilles s’époumone plus fort que le malheureux qui pleure maintenant, avec des sanglots.

– Voisin est mort ! Faites passer au sergent Joly… Le sergent Voisin est mort ! Faites passer…

La fusillade recommence encore, plus serrée que jamais. On perçoit, distinct, le tac-tac trépidant de machine à coudre des mitrailleuses. La nuit est complète. C’est à peine si l’on voit quelques branches noires qui se détachent des arbres abattus devant les abris, quelques massifs noirs et les flammes qui, une seconde, dénoncent nos fusils, à ras du sol…

Au loin, là-bas, la petite trompe allemande entame un air funèbre que l’écho élargit. C’est l’instant redoutable des surprises et des coups de main. Une angoisse nous serre la poitrine. J’ai cessé de tirer afin de mieux voir ; mais je ne distingue rien, pas même Chamot, qui – je le devine – se remue dans toute sa batterie de cuisine.

– Qu’est-ce que tu fiches ?…

– On va déguerpir, sûr… Ramasse tes trucs… Ils vont attaquer.