La révolution du Klezmer - Bremond Jean-Luc - E-Book

La révolution du Klezmer E-Book

Bremond Jean-Luc

0,0

Beschreibung

La Révolution tranquille d'un musicien témoin du racisme et du nationalisme de son époque.

Elijah est un klezmer, c’est-à-dire un musicien ashkénaze. Il vit en Transylvanie Roumaine, il a vingt-cinq ans en cette année mille neuf cent vingt-cinq. C’est lors d’une de ses prestations qu’il commence une révolution en trois étapes, qui opéreront sa transformation. Il prend d’abord conscience du milieu juif auquel il appartient, du racisme et du nationalisme qui enveniment son pays. Puis il se rebelle, revendiquant le droit d’exister, libre de tous préjugés. Alors qu’il se retrouve sans violon, Elijah subit le plus radical des changements : il devient son propre instrument, un klezmer qui fait de la musique avec le chant. Mais la révolution est aussi un cercle, Elijah doit revenir dans le village où tout a commencé.

Laissez-vous emporter par la petite musique de ce roman à la suite d'Elijah, en pleine révolution, dans la Roumanie de l'Entre-Deux-Guerres.

EXTRAIT

Elijah marche dans la grande forêt de hêtres, à l’abri de la chaleur du début de l’été, il pénètre les clairières, les prés façonnés depuis des siècles par les bergers. Il traverse des chantiers d’abattages, des plantations d’épicéas, il arpente les coupes à blanc laissées par les bûcherons, tels des immenses champs de bataille et de désolation.
Du haut d’une colline, le musicien contemple les monts des Carpates recouverts de sapins, chênes, érables et sorbiers, il admire les sommets étagés de pins cembros et mugos, mélèzes, alpages puis rochers. À ses pieds, des troupeaux de brebis et de chevaux voisinent avec des champs d’avoine ou de pommes de terre. Le violoniste aperçoit des élans qui broutent les plantes d’un petit lac argenté, il croit deviner un ours brun qui se frotte contre les genévriers, pour chasser les insectes de sa fourrure. Le klezmer est heureux, il prend son violon et joue le bonheur de sa rencontre avec sa bien-aimée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Luc Bremond est né en 1964. Depuis de nombreuses années, il vit avec sa famille dans une communauté axée sur la non-violence où il exerce le métier de boulanger et de potier. Il joue de la musique et anime des ateliers de danse traditionnelle. C’est en marchant dans les grands espaces ventés du haut Languedoc que des histoires sont nées, nourries de la richesse de l’expérience communautaire.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 299

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

 

 

Jean-Luc Bremond

La révolution du klezmer

 

Appartenance

Shtetl

Quand la maisonnée se marie, tout le shtetl se marie. Les villageois chantent et dansent la joie. Un cercle vers la droite, vers la gauche, au centre les mains levées, en arrière les bras baissés. Ils partent en farandole, tel un long serpent fuyant le danger, ou bien ils zigzaguent sous les bras des danseurs afin de se retrouver entortillés, puis ils délient les nœuds pour retrouver leur liberté. Au centre du freylekh brillent à tour de rôle les invités remplis de félicité.

Un enfant pousse un troupeau de buffles dans une large avenue en terre battue, des poules s’échappent des arrière-cours de longues maisons, en bois et sans étage, surmontées d’imposantes cheminées, toutes coiffées d’un majestueux nid de cigogne. La place semble déserte, à l’exception de la synagogue d’où sortent des chants profonds et inspirés. Il fait très froid pour la saison, mais la neige fond malgré tout, elle imprègne d’eau les bottes de l’homme qui se tient là, sur la placette de la communauté villageoise, un bourg juif transylvain.

Elijah attend la sortie des mariés et de l’assemblée. Il est assis sur un banc, son violon au verni écaillé coincé entre son épaule et son menton. Il fait sortir de son instrument des pleurs et des gémissements, en de multiples ornementations, autant de mélodies improvisées. Il s’entraîne pour le cortège nuptial et la fête qui s’ensuivra. À cette occasion il épatera les convives, il leur contera en musique l’enfance, la rencontre, l’union des mariés et la promesse d’une féconde descendance. L’homme, moustachu et barbu, cheveux clairs, bouclés, les yeux délavés, prend plaisir à reproduire des rythmes impairs, des modes arabes ou turcs. Il fait habilement glisser l’archet sur les cordes et la caisse de son instrument, il fait sortir de son cœur des chants suaves d’amour, pleins de douceurs, de sensibilité, qui lui viennent de sa faculté de voir les gens dans leur réalité. Où qu’il soit, en concert, lors d’une cérémonie, seul ou en répétition, il prend plaisir à libérer sa créativité par des sons exaltés, il donne là tout son potentiel d’humanité. Quand il joue pour les autres, il reçoit beaucoup de son public, il bénéficie d’un échange, entre le musicien et ses auditeurs, qui dépasse largement l’argent qu’il reçoit de ses commanditaires : il leur offre son âme passionnée, eux le gratifient de leur bonheur satisfait.

Elijah est klezmer de père en fils et de génération en génération. À l’âge de six ans, il reçut un violon et des leçons particulières de la part de son paternel. Il se souvient de ce que lui disait ce dernier en yiddish argotique : « tiens voici le violon de mon père. Je t’apprendrai à en jouer pour que tu puisses gagner ton pain. Tout ce que je te demande c’est de ne pas finir comme tous ces mendiants qui s’accrochent aux passants. Le violon est léger, il te permettra de fuir les pogroms en restant libre. » Beaucoup de ses amis instrumentistes n’ont pas eu cette chance, ils ont appris sur le tas ou ils ont eu quelques cours en rendant service à des enseignants occasionnels. Ainsi donc, Elijah a suivi la voie de son père. Il a joué en solo ou en ensemble ou pour diverses cérémonies et fêtes, il a même donné des concerts de musique classique et d’opéra, malgré les restrictions du gouvernement qui réglemente le nombre de musiciens juifs. Mais il a toujours pu manger à sa faim, peu il est vrai, et trouver un toit vétuste pour dormir. Le musicien contemple la forêt de hêtres, sapins blancs et sycomores, les arbres bourgeonnants qui grimpent vers les alpages argentés, les monts enneigés qui brillent sous le soleil printanier. Il observe les habitants de la bourgade qui, comme lui, n’assistent pas à la cérémonie nuptiale, par choix ou par impossibilité : les paysans et les commerçants vaquant à leurs occupations quotidiennes, les jeunes gens parlant de politique, les adolescents fumant en cachette de leurs parents, les enseignants dispensant leurs cours à une centaine d’enfants dans l’unique école du village des Carpates orientale. Elijah regarde un groupe de garçons se faire coiffer chez le barbier. L’homme coupe soigneusement leurs cheveux, il ne leur laisse que deux papillotes qui tombent devant leurs oreilles dégagées. Quelques mères les attendent, leur panier à la main, elles relatent les nouvelles du village en ce jour de mars cinq mille six cent quatre-vingt-cinq, soit mille neuf cent vingt-cinq du calendrier chrétien.

Le musicien se souvient de son quartier juif de Satu Mare, dans le nord-ouest de la Transylvanie, à proximité des frontières ukrainienne et hongroise, ils y étaient cinq mille âmes, une forte minorité mais beaucoup plus nombreux qu’ici. Il y retrouve la même ambiance, la même culture, la même religiosité. Alors qu’il se croyait affranchi de toute dépendance identitaire, il prend aujourd’hui conscience qu’il est profondément enraciné dans le monde ashkénaze, l’héritage de ses parents. Mais l’homme de vingt-cinq ans refuse son appartenance. Il revendique d’être lui-même et non l’image qu’on en a, d’être libre de toutes classifications raciales, libre comme sa musique qui réconcilie l’histoire avec ce qui advient, par l’inspiration du présent. Il aspire à plus d’authenticité, à la fraternité des humains. Il joue notamment dans un orchestre composé de Roumains, Hongrois, Tziganes, une formation de musiciens qui ont délibérément choisi de franchir les murs de la jalousie, la haine ou l’indifférence, avec leurs contrebasses, cymbalum, bratsch et violon, mais cela n’est pas assez. Elijah avait quatorze ans quand la Grande guerre éclata, dix-huit ans quand elle s’acheva, mais elle s’est poursuivie sur un fond nationaliste et antisémite, et cela le musicien ne le veut plus, il s’insurge contre la xénophobie, il est sur le point d’entreprendre sa propre révolution.

Que la cérémonie est longue ! Le musicien perd patience, pour lui rien n’a encore commencé, la fête va durer jusqu’à tard dans la soirée. Il se lève pour se réchauffer, il circule dans les rues de plus en plus peuplées : les lycéens qui rentrent chez eux, les cultivateurs qui reviennent des champs, les artisans qui déposent leurs outils. Il guette le parvis de la synagogue, mais toujours rien ! Il fulmine. À quoi bon se marier, si c’est pour être malheureux tout le reste de sa vie ? À quoi bon s’unir, si c’est pour constater son impossibilité à pourvoir au bien de ses nombreux enfants, de les négliger ou tout simplement les abandonner ? L’entraide et la solidarité ne remplacent pas de vrais parents ! Autant de sombres pensées qui tourmentent Elijah. Peut-être est-ce pour justifier son célibat, dans un milieu où l’on se marie tout juste sorti de l’enfance ? Il se souvient du mariage de sa sœur, les paroles du rabbin qui exhortait les hommes à s’unir avant que ne s’installe leur célibat, il disait que la Torah oblige le mâle à se marier, à procréer, alors que la femme en est dispensée. Cela l’avait alors choqué. L’explication du religieux ne l’avait absolument pas convaincu. Il disait en effet que la femme était naturellement consentante à l’union, qu’elle s’y rendait avec hâte et enthousiasme, car elle ne pourrait supporter la solitude. C’était il y a cinq ans, sa sœur en avait seize. Il n’avait pu déceler de joie chez la jeune femme, mais plutôt une soumission à sa tante qui l’avait élevée, il savait pertinemment qu’elle aurait préféré prendre le temps de choisir son aimé. C’est peut-être à cette occasion qu’Elijah a commencé à se rebeller, plus certainement lors des moqueries de ses camarades hongrois sur son prénom, mais encore plus vraisemblablement lors de la décomposition de sa famille, il y a quinze ans.

Le violoniste met à profit ce temps d’attente pour préparer son répertoire de danse. Que va-t-il leur jouer ? En tout premier lieu des danses en l’honneur de la mariée, d’autres où les parents pourront mimer leurs sentiments, puis d’autres où la famille devra exprimer la réconciliation et souhaiter bonne chance au nouveau couple. Cela paraît incontournable. L’assemblée ne semble pas être orthodoxe, il pourra leur jouer des danses de couple, en tous les cas pas de danses hassidiques ! Ses employeurs ne doivent pas être trop fortunés, il est en effet le seul musicien à avoir été payé pour jouer, il va devoir déployer tout son talent, donner toute son énergie pour que le mariage soit réussi. Vraisemblablement les hommes épateront la galerie avec une bouteille sur la tête, ou pieds nus sur un miroir. Bien qu’il ait des connaissances dans la ville voisine, il ne connaît pas vraiment cette région des Carpates, à l’est de Brasov, sont-ils eux aussi assimilés au point de ne danser que des horas, sirbas et autres danses roumaines ? Ils sont, comme lui, de langue hongroise, il pourra au moins leur faire des czardas.

Alors qu’Elijah trépigne d’impatience, son estomac gémissant de faim, un homme vient le rejoindre. Un musicien, un klezmer comme lui, un cymbalum en bandoulière derrière le dos. Serait-il lui aussi rétribué pour la noce ? Le violoniste est contrarié, il comptait sur sa rémunération pour renflouer sa bourse, un partenaire va réduire sa part de moitié. Le nouveau venu s’assoit sur le muret, il positionne son cymbalum puis il frappe, avec des marteaux en bois, les centaines de cordes métalliques de son instrument. D’abord une doina suivie d’un nigoun, qu’il accompagne par un chant sans paroles : « daï-daï-daï… ». Elijah ne s’était pas trompé, l’homme est là à la demande des mariés.

Tout en jouant, le joueur de cymbalum observe son confrère musicien. Il lui adresse un large sourire puis il sort de son caisson en bois un bulgar soutenu, il accélère sur un tempo endiablé. Il regarde, hilare, le violoniste comme pour lui dire : « c’est pour toi que je joue, sorts de ta misère, quitte ton trou ! »

Soudain la grande porte de la synagogue s’ouvre en grand, l’assemblée sort joyeusement. Les enfants sont en tête, suivis des mariés, de leurs familles et de leurs amis. L’époux reste interdit, il se tourne vers son père, n’avait-il pas embauché que le violoniste ? Les familles observent la scène, ahurie, pourquoi les musiciens n’ont-ils pas attendu la fin de la célébration pour jouer. Le public est partagé. Certains sont amusés par ces deux hommes qui se font face, l’un endiablé sur son instrument et l’autre qui tait son violon, posé sur son froc déchiré. D’autres sont offusqués par le désintérêt de ces deux drôles pour un événement béni par l’Éternel. Elijah est gêné, il ressent l’opprobre, le lourd reproche de ses employeurs. L’inconnu est indifférent à la désapprobation des spectateurs, encore plus à l’anathème du rabbin, seul semble l’intéressé l’homme triste au violon usé.

Le marié s’approche du violoniste.

« Êtes-vous prêt à lancer le cortège ? »

Elijah ne répond pas, il ne parvient pas à quitter le visage de son confrère, son sourire qui le transperce au-delà de toute attente, son jeu qui remplit tout l’espace de cette froide journée.

« Regarde le tsimbaliste, on dirait qu’il tire les sanglots du violoniste pour les faire fondre comme la neige, on devrait peut-être payer les deux klezmorim, à moins que tu préfères geler sur place », dit le père de la mariée à celui de son gendre.

Le marié renouvelle sa tentative. Elijah le regarde, les yeux hagards, comme s’il sortait d’un songe ou d’un cauchemar. Il se lève, range son violon dans sa caisse et s’apprête à quitter la place. Le marié est consterné.

« Vous ne voulez plus jouer ?

– Non », répond calmement le violoniste.

Il s’éloigne sans se retourner, en laissant le jeune homme bouche bée, ses parents embarrassés et l’assemblée médusée.

Les pères viennent retrouver l’époux.

« Reprends-toi mon fils, un mariage sans musicien est pire qu’une mariée sans dot.

– Oui, mon beau-fils, un mariage silencieux est aussi improbable qu’un shtetl sans mendiant. »

Le marié se place devant le joueur de cymbalum.

« Et vous, vous n’allez pas nous laisser tomber ? »

Pour toute réponse, le musicien se lève, il ajuste son instrument à son cou, puis il commence à jouer. Le marié place alors un mouchoir blanc entre son index et son majeur, il entraîne ses convives à danser. Les hommes, les femmes et les enfants rentrent dans la ronde. Certains bons danseurs pavanent dans le cercle, les pouces dans les poches de leur gilet, ou une main derrière l’oreille, ils brillent devant leur public, ils leur montrent que la pauvreté n’est pas une fatalité.

Un homme se met à chanter.

« Plus haut, plus vite, dansez ! Dans la ronde faites place aux invités, Dieu m’a béni de sa bonté, il a fait de moi un homme comblé. Réjouissez-vous, mes enfants, jusqu’au matin, de ma cadette, cette nuit, j’ai donné la main. Plus vigoureux, plus joyeux soyez ! Ce soir tu es la reine et moi le roi, oy, oy, oy, il n’y a que moi pour être, de mes yeux le témoin, que Dieu m’a prodigué ses soins. Ce soir, ma cadette s’est mariée. »

Le marié convie ses invités à poursuivre la fête dans une grande salle où les attend un banquet. Il se réjouit d’avoir pu rattraper l’incident causé par la disparition de son musicien, la providence lui en a envoyé un autre, son honneur est sauf.

Les Gentils

À travers les champs, les chemins,

Sur un wagon de foin,

Au soleil, au vent, sous la pluie

Voyagent deux musiciens.

Une nouveauté, hé ! une nouveauté !

Dis, qui sont-ils ?

Yidl avec son violon

Arieh avec sa basse

La vie est un chant,

Alors, pourquoi être en colère ?

Hey, yidl, fidl, shmidl, hey

Itzik Manger et Abraham Ellstein

Elijah s’assoit sur le talus tapissé de véroniques, de pissenlits, au-dessus d’une route asphaltée, bordée de tilleuls et de cerisiers en fleur, il laisse son corps fatigué se réchauffer au soleil de mai. Le musicien observe de vieilles personnes parcourir le bois de charmes, sans doute à la recherche de morilles, peut-être échappent-ils ainsi à la corvée des pommes de terre, une plantation qui réunit la famille tout entière, même des amis ou des voisins. Il n’est pas le seul à fixer la scène bucolique, un chat sauvage dresse ses oreilles, prêt à se réfugier au moindre geste suspect dans la forêt de chênes. Le violoniste se sent comme l’animal, tendu, seul et sur ses gardes, il est tenaillé par la faim, il est sale et fatigué, il ne veut plus qu’on le prenne pour un vagabond. Il pensait avoir renoncé à son métier de klezmer, à son appartenance culturelle, mais il a été vite rattrapé par la réalité matérielle. Il doit gagner sa vie et jouer du violon est son seul talent. Cependant, son acte insensé dans le village juif lui a fait perdre sa réputation, la rumeur le précède dans chaque bourg traversé, où donc s’arrêtera-t-elle, en Bessarabie, en Valachie ? Depuis lors, il joue dans des villes ou hameaux hongrois, allemands et roumains pour y gagner quelques sous. Rien à voir avec les bourgades de sa communauté ! il ne rencontre qu’indifférence et dédain pour le Juif errant, un lourd préjugé qui leur bouche les yeux comme les oreilles.

Elijah, né dans la vaste plaine du nord-ouest de la Roumanie, ne se lasse pas de voir les paysages vallonnés et escarpés du pays d’au-delà des forêts, ceinturé par l’arc montagneux des Carpates. Il peut voir, de son observatoire discret, des chevreuils bruns et blancs et des marmottes fauves courir dans la profusion de pâquerettes, trèfles, gentianes, pervenches et violettes. Il entend les sangliers se déplacer en horde dans les bois et les coucous annoncer, à grands cris, leur retour d’Afrique. Il contemple les bergeronnettes suivre la trace de la herse dans les champs.

Il prend son violon et joue tous les airs qu’il a accumulés depuis des années, des mélodies qui sortent avec spontanéité. Il ne peut cesser, comme si une joie enfouie s’était d’un coup libérée, qu’elle le rendait plus léger. Des buses sifflent dans le ciel bleu, elles tournent au-dessus des plateaux, des failles et des vallées. D’un coup d’archet, d’un trait d’inspiration, il commence à imiter les trilles des mésanges et le sifflement des merles. De ses doigts, de ses mains et de son âme, sortent des mélodies d’influence orientale, ils accompagnent le pinson, l’alouette, ils leur racontent les joies comme les douleurs de la vie dans les ghettos. Le klezmer sort de son être tout entier les airs destinés à Hannoucah et Pourim, il adresse aux oiseaux des chants liturgiques, des airs populaires yiddish ainsi que des mélodies sorties directement de son imagination. Les oiseaux semblent répondre. Plus ils chantent, plus les mélodies fusent de l’âme intuitive et sensible du musicien. Elijah retrouve avec eux l’extase qui le prend chaque fois qu’il joue pour les autres, seul ou en orchestre. Le jour décline, le klezmer pose son violon puis s’allonge sur l’herbe. Dans son esprit tournent de nombreuses pensées, autour du même sujet : son identité. Il vient d’une famille ashkénaze, qui doit son nom à un patriarche descendant de Japhet, l’un des fils de Noé. Il est né avec le siècle, en mille neuf cents, dans les langues yiddish et hongroises, il a grandi dans la religion de ses ancêtres, une enfance ponctuée de fêtes, achevée lors de sa Bar Mitzvah. Il appartient à un groupe spirituel que leurs concitoyens ne considèrent pas comme faisant à part entière partie de leurs nations, bien qu’ils y soient présents depuis de très nombreuses générations. Qu’il aimerait tant être comme le rossignol qui trille maintenant sur sa branche, libre d’offrir son chant singulier au passant, même le plus distrait, sans que celui-ci ne puisse se méprendre sur son intention. Un bruit de roue sur la chaussée le fait sursauter. Il relève la tête. Une charrette remplie de fumier, tirée par un petit cheval maigre, fait halte devant lui.

« Il est tard, je vous prends ? », demande en hongrois le paysan trapu et moustachu.

Elijah se relève, il ramasse ses affaires puis il monte à côté du conducteur.

« Où allez-vous musicien ? demande l’homme.

– Dans votre village, si j’y trouve une place pour manger et dormir en échange de czardas, rondos et valses.

– Il y a un hôtel qui ouvre son bar jusqu’à tard dans la nuit, je vais vous laisser devant. D’où venez-vous ?

– Originairement de Satu Mare.

– Pourquoi ne dites-vous pas le nom hongrois, auriez-vous peur des Roumains ?

– Je m’y perds un peu avec tous ces changements de noms.

– Je vous comprends, ils appellent ma ville d’origine : Harghita.

– Vous n’êtes pas d’ici ?

– Je suis Sicule, je vis ici depuis quatre ans. Ma femme vient du pays de Calata. Nous avons profité de la réforme agraire pour obtenir des terres par ici et nous en sommes reconnaissants. Nos enfants vont à l’école obligatoire et gratuite, cela nous prive de leurs bras mais leur avenir est au moins assuré. Malgré les injustices flagrantes qui donnent les privilèges qu’aux Roumains, le pays ne va tout de même pas si mal. Regardez les dernières réformes qui donnent le droit de vote aux femmes et qui partagent les grandes propriétés.

– Et les minorités ? provoque Elijah.

– Vous avez raison, cela ne va pas si bien pour nous. La Transylvanie est désormais englobée dans une monarchie valaque et moldave qui s’encombre de toute une panoplie de nationalités, à qui elle impose sa langue par une politique systématique de roumanisation. Les autorités se prétendent libérales avec ses minorités, mais elles semblent faire plus attention à ses apatrides, Tziganes et Juifs, à qui elles accordent la naturalisation. Mais ça vous le savez mieux que moi monsieur le voyageur sans repos », répond l’homme avec un clin d’œil appuyé.

Elijah garde le silence, l’homme vient de le stigmatiser comme le Juif errant, condamné par le Christ à marcher jusqu’à ce qu’il revienne sur terre, pour ne pas l’avoir aidé alors qu’il demandait de l’aide lors de son calvaire. Que cette légende est tenace dans ce pays ! le cordonnier de Jérusalem raclant son violon de pays en pays, de continents en continents, pour expier sa faute envers le messie. Un mythe tenace mais aussi dangereux, car il est responsable de bien des malheurs : la condamnation par les Chrétiens du peuple venu de nulle part, déicide et responsable de tous les fléaux, qui incarne le mal qu’on ne peut expliquer, mais qu’un bouc émissaire doit endosser ! Le klezmer prend son violon et, puisque l’homme l’a reconnu comme juif, se met à jouer une berceuse yiddish.

Elijah grimpe une colline boisée de hêtres gris et de sapins blancs, il parvient à un petit village fleuri, traversé par une unique route inondée de soleil. Les versets bibliques qui ornent les portails en bois lui indiquent qu’il est dans un bourg saxon, une langue qu’il connaît, puisque proche du yiddish, mais qu’il se gardera bien de parler. Il cherche une placette ou un estaminet où proposer sa musique, mais la bourgade semble déserte à cette heure de la journée. Ce n’est pourtant pas dimanche, jour chômé des Chrétiens, sans doute sont-ils à la sieste, avant de reprendre les travaux des champs !

Le musicien entend des coups réguliers qui résonnent de derrière une maison longue et basse. Il regarde au travers le porche ouvert. Un homme tape sur une grosse meule, avec un marteau et une boucharde, des mains expertes, de beaux gestes, réguliers, précis qui inspirent le klezmer. Elijah cherche à en reconnaître le rythme, malgré lui, par déformation professionnelle. Le musicien prend alors son violon et commence à jouer sur le tempo de l’outil, il accompagne le battement continu en une mélodie lente et soutenue. L’artisan, intrigué, suspend son geste et observe le violoniste qu’il n’avait pas encore remarqué. Que veut donc cet incongru qui doit avoir la bourse aussi trouée que ses poches ?

Passer sa surprise, l’artisan reprend son travail, encouragé par la musique qui n’a pas cessé, il se prend même au jeu. Il accélère son mouvement. Le violoniste lui sourit, il marque le tempo avec son archet, le tailleur suit la mélodie avec son maillet. Un orchestre naît. Le premier violon a trouvé son instrument d’accompagnement, un violoncelle de la Grande Plaine, dont la caisse est l’épaisse meule de pierre. Le premier violon doit aussi faire office d’alto à trois cordes, les indispensables accords d’un orchestre transylvain. La percussion résonne de sons graves et sourds, à l’instar d’une contrebasse ou d’un gardon, le curieux instrument des Carpates orientales. La massette remplace la baguette frappant les boyaux en des sons graves, la boucharde remplace la baguette tapant la touche en des sons plus aigus. Une communication insolite s’établit entre les deux hommes enjoués, comme lors d’une soirée de danse, où les musiciens jouent jusqu’à ce que les participants se fatiguent d’enchaîner les czardas ou autres danses. Le Saxon pousse des cris comme pour contraindre le violoniste à accélérer, ou bien changer de mélodie. Il choisit des rythmes carrés, comme ceux des chants populaires, complaintes, rengaines et opérettes, en vogue dans les villages ces dernières années. Le klezmer aimerait tant jouer en hongrois, interpréter les airs lents, anciens et profonds de son pays, mais il est en territoire saxon, l’une des trois nationalités historiques de Transylvanie, avec les Hongrois et les Sicules. Il doit s’incliner devant l’imposant tailleur moustachu, ne pas l’offenser en sortant de son violon des mélodies roumaines, arméniennes, tziganes ou juives.

L’artisan pose son maillet.

« Je peux t’offrir le gîte et le couvert, si tu veux bien continuer à jouer.

– Je pensais plutôt me proposer pour vous aider.

– Je n’ai pas de quoi te payer.

– Je ne fais pas cela pour l’argent, mais pour vous donner de la joie.

– Alors continuons le dialogue en musique, cela me réjouit le cœur.

– C’est le meilleur salaire que je puisse recevoir. »

Le soir, autour de la table garnie de plats de bœuf, semoule de maïs, choux fermentés, pain, bière et gâteaux aux pommes, Stephan interroge son hôte sur ses origines et sur son voyage. Il apprend peu de choses sur son invité, si ce n’est quelques informations succinctes : son nom, Karácsony, sa ville de naissance, Satu Mare, et son adresse officielle, chez un ami à Târgu Mures. Mais l’hôte n’est pas genre d’homme à se laisser intimider par la discrétion de ses auditeurs, il connaît Satu Mare, Sathmar dans sa langue, il y a même de la famille, il veut percer l’anonymat du musicien.

« Mon frère vit avec sa famille au bord du Somes, ses trois aînés étudient au collège hongrois, je suppose que c’était aussi le vôtre ?

– Non, j’ai arrêté l’école en primaire. Mais pourquoi vos neveux étudient-ils en hongrois ?

– Pour ne pas être obligé de parler roumain. Et puis c’est une ville magyare.

– De moins en moins, beaucoup choisissent d’immigrer en Hongrie.

– Il y a beaucoup de Juifs aussi, des Hassidiques comme ils disent, mais ils vivent à part n’est-ce pas ? »

Elijah reste sur ses gardes, le Saxon le tire là où il ne veut pas aller, il décide de changer de sujet.

« Au bord du Somes, où vit votre famille, il y a la plus vieille communauté allemande, beaucoup sont luthériens, a contrario des Hongrois qui sont soit réformés, soit catholiques. Les Juifs y ont une grande synagogue, ils parlent une langue allemande si je ne m’abuse.

– En effet, le yiddish, mes nièces et mes neveux, six beaux enfants de cinq à quinze ans, ont des camarades parmi eux. C’est un point de désaccord avec mon frère, ça et le fait qu’il envoie ses enfants dans un collège hongrois, car je n’aime pas beaucoup vos compatriotes, sans doute son métier le rend-il plus tolérant.

– Que fait-il ? demande le violoniste, résolu de ne pas dévoiler qu’il est Juif hongrois.

– Il est chef de gare. Dites-moi, vous jouez divinement bien du violon, faites-vous partie de l’orchestre philharmonique de votre ville ?

– J’aurai bien aimé, mais j’ai dû travailler très jeune, j’ai notamment enseigné le violon à bon nombre d’enfants. Mais la ville n’est pas pour moi, c’est pourquoi je sillonne la campagne à la recherche d’un lieu où m’établir, enseigner la musique ou travailler les champs.

– On s’improvise pas paysan, surtout aujourd’hui avec cette foutue réforme agraire. Nous avions cent hectares de terre dans la plaine, nous y cultivions du lin pour le textile, du blé, maïs et pommes de terre pour la consommation et du tournesol pour l’huile. La réforme agraire nous a pris les deux tiers de nos champs, au profit des Roumains que nous avons pourtant soutenus contre la magyarisation de l’Empire austro-hongrois. Nous avions lutté pour l’unification de la Transylvanie au royaume de Roumanie, et maintenant nous nous joignons aux Hongrois pour adresser nos plaintes auprès de la Société des Nations. Je n’y comprends plus rien, si ce n’est que le pays va mal. Nous autres, riches propriétaires fonciers, vivons désormais pauvrement, l’état ne soutient que leurs paysans roumains, nécessiteux à en faire peur. De plus en plus de nos enfants sont instruits mais, comme vous, ils ne dépassent pas l’école primaire. Nous sommes de moins en moins nombreux à rester au pays, beaucoup de nos jeunes fuient la misère et retournent à la « maison », en Allemagne. Je pense que tout vient de la faute des Juifs, ces étrangers nuisibles à la nation, à qui l’on accorde la nationalité roumaine par le droit du sol. Vous êtes hongrois, mon ami, mais vous valez quand même mieux que cette vermine sioniste qui investit nos campagnes des Sept citadelles. »

Elijah se raidit, il retrouve l’abrupte réalité de l’antisémitisme, tant de fois rencontré dans la population hongroise, professé par les nationalistes roumains qui font parler d’eux depuis trois ans.

Les enfants

Les enfants, main dans la main, avancent dans le cercle puis reviennent, ils enchaînent avec des pas chassés. Au centre deux musiciens, un violoniste et un cymbaliste, les animent par un Sher envolé. Les danseurs se mettent en quadrille, les deux couples opposés traversent et se croisent, un salut, un rire, puis les garçons font tourner les filles. C’est au tour des deux autres couples. Un gamin se place au centre, il fanfaronne en levant les bras, pendant que les autres frappent des mains. Il invite une fillette, ensemble ils tournent avant de la reconduire dans le cercle, toutes les demoiselles y passent. Au garçon suivant. La ronde se remet en mouvement, les quadrilles se coupent à nouveau puis les filles attirent à elles les gars, de futurs mariés ?

Des enfants et des adolescents sortent d’une école en riant, criant ou chantant, ils empruntent les différentes rues de Brasov pour retourner chez eux, certains d’entre eux prennent le bus. Les élèves se placent spontanément devant la règle, dessinée sur la portière, selon leur taille ils payeront le trajet à moitié prix. Ils portent tous l’uniforme, jupes bleues et tabliers noirs pour les filles, chemises et pantalons bleus pour les garçons, la tête ornée d’un chapeau azuré. Elijah devine, par les chansons et la langue des enfants, que c’est là une école sioniste, où l’on parle exclusivement l’hébreu, où l’on apprend l’art, comme la musique, mais aussi la littérature biblique, une institution qui réunit des étudiants de la maternelle au lycée.

Le musicien est impressionné, il y a tant d’élèves dans ces écoles juives, alors que bon nombre d’enfants roumains, hongrois ou allemands errent dans les rues des cités, ou bien travaillent aux champs avec leurs parents. Le gouvernement ne doit pas verser un seul leu pour financer ces institutions, les familles doivent se saigner pour l’éducation de leur progéniture. Comment font les organisations juives pour braver ainsi la politique nationale, unitaire et homogène de Roumanie ? Le « Juif » est dans tous les discours officiels, il est celui qui garde son indépendance, qui ne peut s’assimiler, donc qui représente un obstacle dans l’accomplissement de l’idéal national. Il y a tant de manifestations antisémites dans les villes de Roumanie, tant d’hostilité dans les universités du pays ! Quel contraste avec la joie exubérante de ces enfants, fiers de parler yiddish, fiers d’être issus du peuple de la Torah ! Les associations redoublent d’efforts pour développer l’enseignement de la culture hébraïque, ils publient des brochures scientifiques vulgarisées pour les élèves, ils encouragent l’éducation religieuse, organisent des conférences, des spectacles, des randonnées, des camps de vacances. Peut-être que si Elijah avait connu cela, il serait comme ces enfants, enthousiaste et fier de son identité. Le violoniste s’assoit sur un banc, il sort son instrument de sa caisse en bois, puis il commence à jouer. Il surprend un groupe de filles qui attend leur bus scolaire. L’une d’elles, environ treize ans, se détache de sa bande et s’approche du musicien qui reproduit une berceuse qu’elle ne connaît que trop bien. Que fait donc ce klezmer, seul dans les rues de Brasov ? Elle prend place à côté de l’homme et attend qu’il achève sa mélodie.

« Pourquoi jouez-vous ainsi devant le Tarbut ?

– Parce que c’est le meilleur endroit pour jouer du violon, sans trop rencontrer d’agressivité envers les Juifs. »

La fille rit.

« Depuis que mes parents ont choisi de me placer dans l’institution hébraïque, je ne rencontre plus le problème dont vous me parlez. Avant j’étais à l’école publique et un professeur m’a dit de retourner en Palestine, j’ai tout de suite été retirée de l’école par ma famille. Mais ce n’est pas ici que vous allez gagner de l’argent, le mieux est d’aller devant la gare, j’y ai souvent vu des musiciens juifs et tziganes se produire. Si vous voulez, vous pouvez venir chez moi, vous avez besoin de manger et de vous laver. J’habite en dehors de Brasov, je vous offre la course. »

Elijah ne se sent pas de refuser, il est ému par tant de générosité, mais il ne veut pas le montrer.

« Tes parents seront-ils d’accord de recevoir un musicien errant, puant et mécréant ? »

La fille part dans un fou rire. Après d’interminables gloussements, les larmes aux yeux, elle prend les mains du musicien. Elijah est gêné, embarrassé par tant de spontanéité.

« Ne vous inquiétez pas, ma famille n’est pas pratiquante, sauf pour le shabbat et les grandes fêtes religieuses, ils seront heureux d’accueillir un des Klezmorim qui ont animé leur mariage, joué pour la circoncision et la coupe de cheveux de mes petits frères.

– J’ai arrêté de jouer pour les mariages et autres célébrations religieuses, désormais je ne sors mon violon que pour les fêtes et les anniversaires, mais plus encore pour rendre les gens heureux.

– Mais alors pourquoi ne pas apporter du bonheur aux époux, une de nos lois ne dit-elle pas : il faut réjouir le marié et la mariée ? »

L’homme sourit.

« On vous apprend des choses utiles dans votre école. Que vous enseigne-t-on encore ? Que vous raconte-t-on par exemple sur les rituels qu’ont subis tes petits frères ?

– Que l’homme est comme un arbre planté dans la terre d’Israël. Pendant les trois premières années on ne doit pas toucher à ses fruits, son excroissance, donc les cheveux de l’enfant. La quatrième année, le nouvel homme peut lire la Torah, dire les bénédictions du matin, du midi et du soir. C’est pourquoi on lui coupe les cheveux, sauf sur les tempes, les péotes, là où poussera sa barbe, c’est pourquoi on lui fait une belle fête. La circoncision est aussi liée à la terre promise, l’alliance de chair entre Abraham et Yahweh, le sacrifice par le sang entre le ciel et la terre. Elle est la promesse d’Eretz Israël, la condition pour participer à Pessah, pour ne pas rester boucher à la parole de Yahweh, à la tradition, à son identité juive, pour ne pas rester esclave en terre étrangère. Là aussi c’est une grande fête, une occasion de joie. Quand ils auront treize ans, mes frères feront leur bar-mitsva, ils deviendront des adultes pour toute leur vie. Ce jour-là, les nouveaux hommes rentrent dans la Torah. À cette occasion on fête non seulement l’adulte, mais aussi la joie des parents et des grands-parents, car la famille est la meilleure école qui soit, celle où on apprend à mettre les mots de la Torah sur tous les actes quotidiens de la vie.

– Eh bien, là je suis impressionné ! J’ai reçu en trois minutes l’explication de treize années de mon existence. Mais dis-moi, si ta famille n’est pas pratiquante, pourquoi accepte-t-elle que tu sois imprégnée de religion ? Tes frères, ton père portent-ils les péotes ?

– Pas plus que vous.

– Mais moi je les ai portés très longtemps, jusqu’à seize ans. Comme il y a neuf ans j’ai rasé mes tempes, je souhaiterais aujourd’hui arrêter d’être klezmer pour répondre à un appel, celui de m’occuper de moi et non pas seulement des autres.

– Si vous jouez dans les synagogues, vous pourrez répondre à vos deux besoins : vous rapprocher de Dieu, donc trouver l’estime de soi, puis d’aller vers les autres et leur donner la joie de vivre. Ce serait utile, car les pratiquants parlent d’amour comme lors d’un enterrement et de bonheur comme devant un champ de morts. »

Le musicien rit de bon cœur.

« Comment t’appelles-tu petit génie ?

– Jolán et vous ?

– Elijah. Je n’ai pas souvent eu l’occasion de jouer dans les synagogues. Quelquefois j’ai accompagné une liturgie dans des églises libérales et même, de temps en temps, dans des temples chrétiens. C’est grâce aux Juifs réformés que la musique est revenue dans nos communautés, car les orthodoxes ne tolèrent que le chant comme instrument, ils disent que c’est la voie la plus authentique pour aller à Dieu. Mais, même s’il est vrai que les nigounim m’inspirent et ouvrent en moi un espace sacré, je ne suis pas pour autant prêt à me séparer de mon violon pour approcher Yahweh. »

La fille lui serre le bras.

« Venez, le bus arrive, demain c’est shabbat, on aura le temps de réfléchir à tout ça. »