La terre des Regrets - Michel Honaker - E-Book

La terre des Regrets E-Book

Michel Honaker

0,0

Beschreibung

Un roman qui nous embarque dans une expédition sur la banquise, au coeur de La terre des Regrets

Groenland, 1890. Une expédition prussienne à la recherche de la mythique Thulé et des origines de la race aryenne disparaît mystérieusement de la surface de la banquise.
Poussé par la fièvre de l’aventure, Parsifal Crusader organise une opération de sauvetage.

Dans le silence des glaces, a-t-il raison de lier son sort aux sociétés secrètes qui tirent les ficelles de la politique mondiale ? Parviendra-t-il à découvrir le légendaire royaume d’Hyperborée, au coeur de La terre des Regrets ?

Découvrez sans plus tarder le dernier épisode des aventures de Parsifal Crusader !

EXTRAIT

À mesure que le navire se rapprochait de la côte, la désolation du paysage instillait de nouveau une atmosphère de défiance parmi les marins. C’était une haute falaise marbrée d’anthracite qui accueillait le Gryphon entre ses bras de roches chaotiques, au milieu desquels il ressemblait à un débris insignifiant ballotté par les eaux émeraude.
— La baie des Regrets, annonça Crusader. Elle porte bien son nom. On raconte que le plus endurci des marins se sent ici rongé par un furieux désir de retour chez lui.
— Comme je le comprends, rétorqua Profit avec une moue.
Un détail attira l’attention de Parsifal à environ deux milles à tribord.
— Quelque chose là-bas, échoué sur la banquise ! Vous le voyez ?
Son associé se saisit de la longue-vue qui dépassait de la poche de son manteau et la déplia vivement. Après un instant d’observation, il haussa les sourcils.
— Par le cul d’un tonneau… C’est un navire pris dans la glace !
— Vous croyez qu’il s’agit de l’ Edelweiss ? s’enquit Bergson.
— Qui d’autre ? assura Parsifal.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Honaker signe son premier roman Planeta non grata en 1978, un récit de science-fiction fantastique. Il écrit une trentaine de romans pour adultes avant de se tourner vers la littérature jeunesse où il s'impose comme auteur de récits d'aventures ou fantastiques : La Sorcière de midi, Le Prince d'Ebène, Croisière en meurtre majeur font rapidement de lui un auteur à succès. Il reçoit de nombreux prix dont le Totem au salon du livre et de la presse jeunesse en 1993 pour Croisière en meurtre majeur. Tout en restant fidèle au fantastique et à l'imaginaire, il explore aussi bien le genre policier qu'historique, et publie en outre neuf biographies de compositeurs de musique classique. Honaker est un autodidacte qui aime composer des personnages sombres et inquiétants, complexes dans leurs relations. À ce jour auteur de plus d'une centaine d'ouvrages, il est traduit dans une douzaine de langues, dont le chinois et le russe.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 230

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



La baie des Regrets

Juin 1890, océan Arctique.

Le brouillard s’était répandu sans crier gare, tel un profond soupir exhalé par la banquise. Les glaciers encore bien visibles un instant auparavant avaient soudainement disparu. Le Gryphon réduisit son allure, et un silence inquiet s’installa à bord du navire à vapeur. Louvoyer à l’aveuglette entre ces floes, ces icebergs à la dérive, plus imposants que des paquebots, requérait une part d’expérience, mais aussi de chance. L’exercice était d’autant plus périlleux que le pack, en cette saison de fonte, n’en finissait pas de se disloquer. Pas question de s’en remettre aux cartes de la région, trop approximatives. D’ailleurs, la route suivie par le Gryphon ne figurait sur aucune. Dans cette purée de pois et à ces latitudes, aucun instrument n’était d’un quelconque secours.

Par bonheur, Magnus Bergson, solide commandant suédois, était rompu à ces conditions de navigation délicates. Pourtant, au bout d’un moment, pris d’un doute, il abandonna la barre à son second et passa la tête hors de la passerelle pour héler la vigie, main en porte-voix :

— Hé, là-haut ? Quelque chose en vue ?

À peine visible dans les vapeurs, le jeune gaillard en équilibre au sommet du mât de hune répondit sur le même mode :

— Rien, captain !

— Rien ? déplora Bergson. Crénom, on va à l’aveuglette. Le diable soit de ce maudit pays !

Il tira sa paire de jumelles, mais scruter le paysage bouché ne lui servit pas à grand-chose. Le bras de mer sombre emprunté par son navire était infesté de ces blocs migrateurs. Par temps clair, il était aisé d’éviter leur trajectoire incertaine. Dans cette nuit laiteuse, on pouvait à tout moment se trouver nez à nez avec une muraille de glace, et il serait alors trop tard pour manœuvrer. Même renforcée, la coque de la vaillante frégate n’avait guère de chance de sortir indemne de la collision.

Chacun à bord retint son souffle, aux aguets. On n’entendit plus que le grincement de la mâture et le doux ronronnement des machines. De chaque bord du navire, des matelots armés de gaffes veillaient à repousser l’assaut des puktaats, ces petits blocs dérivants aux arêtes vives, capables d’infliger de redoutables brèches dans la carène.

Jusqu’alors occupé à dessiner une carte côtière à l’encre noire, Parsifal Crusader interrompit son travail de précision pour lever la tête, intrigué par le silence. Il jugea utile de se porter aux nouvelles et, abandonnant sa plume, émergea un instant plus tard sur le pont. Il n’eut guère à s’interroger longtemps sur les raisons du ralentissement du Gryphon. Un bref coup d’œil aux alentours le renseigna sur la gravité de la situation.

L’apercevant, Bergson le tança :

— Ah, vous voilà ! Il était temps ! Qu’en dites-vous, Monsieur l’explorateur ? Nous courons droit à la catastrophe !

— Certainement pas, répliqua Parsifal.

Il dépassa le commandant Bergson et, indifférent aux regards curieux, se rendit à la proue. Il enjamba alors le bastingage et, tel un équilibriste, se risqua le long du mât de beaupré jusqu’à son extrémité. Agrippé à un filin, il se balança légèrement de droite à gauche, puis de gauche à droite, cheveux au vent, les yeux clos. Son manège lui valut les mimiques intriguées de tous les membres d’équipage, à commencer par Magnus Bergson, qui se tourna alors vers un passager rouquin d’imposante carrure, sanglé dans un pardessus à carreaux, qui s’était jusqu’alors tenu en retrait en tirant sur sa pipe.

— À quoi joue-t-il, votre ami, bonté divine ?

L’interpellé frictionna ses joues pigmentées de taches de rousseur et esquissa le haussement d’épaules de quelqu’un accoutumé aux pires lubies. Nick Profit était irlandais jusqu’à la moelle des os, bien qu’il ne fût pas né dans le Glengarrif ou le Killarney – ceci à son grand regret – mais dans une chambre miteuse des docks de Londres. Comme tel, il possédait ce détachement fataliste typiquement gaélique, associé à un tempérament sanguin.

— Laissez-le, conseilla-t-il. Le baron a ses marottes. Elles surprennent au début, puis à la longue, vous savez, on ne se pose plus la question.

— Il s’imagine qu’en fermant les yeux, il verra mieux ? s’interrogea le Suédois, perplexe.

— Le privilège des fous… glissa Profit.

Cependant, Parsifal se tendait tel un arc, sur le qui-vive, toujours en équilibre sur son perchoir. À peine si un frémissement de sa moustache mouchetée de givre indiquait qu’il n’avait pas gelé dans son audacieuse posture. Il n’était pas vêtu comme les autres marins de ces lourds shetlands surmontés de fourrures, mais d’un manteau en peau de chien frangé de queues de renard blanc, à la mode inuit. On aurait facilement pu le prendre pour un de ces indigènes farouches qui peuplaient ces côtes rebelles. Sa figure burinée au teint mat pouvait prêter à confusion, même si les traits énergiques de son visage étaient indiscutablement européens.

Soudain, il pointa son doigt à bâbord en signe d’avertissement.

— Tribord toute ! cria-t-il.

Bergson ne s’y méprit pas, et relaya aussitôt à son second :

— Obéissez ! Tribord toute !

Suivant son ordre, le Gryphon vira de bord avec une agilité presque féline. Brusquement, une muraille ruisselante d’eau et de lumière surgit parmi les suaires de brume. La coque frôla cette façade de si près que les hommes purent en sentir le souffle âpre, semblable à celui d’un animal de légende. La même terreur du naufrage se lut sur les visages. Rien n’avait laissé deviner son approche sournoise. Bergson s’essuya le front d’un revers de main.

— Bâbord toute ! claironna Parsifal.

— Oh, seigneur ! gémirent en chœur Profit et Bergson.

Un autre floe passa tout près, creusé en son milieu tel un beignet et disparut dans les remous de la brume.

— Moins une… constata Bergson. Quelle idée d’explorer cet endroit ! Personne n’est assez fou pour s’y aventurer !

— Ne me regardez pas comme ça, se justifia Profit. Moi, je ne fais qu’assister. Avouez tout de même que le baron y voit mieux les yeux fermés.

— De toute façon, convint Bergson, on n’y voit goutte !

— Il possède un sens qui nous échappe, à nous autres mortels, railla l’Irlandais. Et encore, vous ne l’avez jamais suivi dans le désert. Il est capable de débusquer un puits plus vite qu’un chameau et se repérer au milieu des dunes comme un scorpion. Si je vous disais…

À ce moment, le funambule revenu sur le pont vint interrompre la conversation.

— Droit devant, capitaine, annonça-t-il avec une pointe d’autosatisfaction. Nous n’aurons plus d’obstacle à redouter.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ? renâcla Bergson.

— Parce que je ne les entends plus. Les icebergs ont leur musique, voyez-vous. Chacun émet un chant unique. Ils sont plus facilement identifiables que des divas.

Nick Profit tira sur sa pipe avec un air à la fois amusé et philosophe. Ce geste fit réagir Parsifal.

— Oui, Monsieur Profit. J’entends d’ici vos reproches.

— Qui ? Moi ? feignit de s’étonner son compère. Je me demandais seulement si pour entendre la musique de ces glaçons ambulants, vous aviez besoin de faire le singe au bout de ce maudit mât qui ressemble à une broche à poulet ?

— Non, ça, c’était juste pour vous faire enrager. Je sais que vous détestez mes cabrioles.

Profit secoua la tête, renonçant à ramener son associé et ami à la raison. Il jeta un regard hostile en direction de cette purée de pois dont il ne voyait pas la fin.

— Par le cul d’un tonneau, c’est pire que Londres en février.

Parsifal ne prêta aucune attention à ses jérémiades. Il renifla à la manière d’un phoque.

— Je vous parie cinq livres que cette mélasse ne tardera plus à se lever.

— Cinq livres ? Vous avez décidé de dépenser votre dernier billet ? Tenu.

Il n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles que le ciel s’ouvrit aussi rapidement qu’il s’était refermé tout à l’heure. Une lueur mordorée traversa les draperies d’humidité et dessina des ombres sur le pont.

— Par tous les saints ! grogna l’Irlandais. Vous le saviez, pas vrai ?

— Cinq livres, Profit, insista Parsifal, la main tendue. Vous avez une dette.

— Il ne faut jamais parier avec un extralucide, soupira son compère. Vous attendrez bien notre retour à Upernavik pour me voler mon argent ?

— Certainement. J’ai confiance en votre parole.

— Alors, crachez le morceau : comment aviez-vous deviné ?

— La chaleur de l’air sur la peau, répliqua Parsifal. Restez quelques mois dans ces parages et vous aussi, vous sentirez la moindre modification de la météo en vous fiant à vos poils.

Le jeune aventurier contempla l’étendue de mer sombre à présent dégagée, hormis quelques puktaats épars et insignifiants.

— Bravo, Crusader ! entendit-on de la part de l’équipage soulagé.

Et l’interpellé, ne boudant pas son plaisir, s’inclina à la façon d’un acteur de théâtre après sa tirade.

— Moi, je n’applaudis pas, le contraria Profit. Non, baron ! Vous finirez par nous envoyer par le fond avec vos lubies. Pourquoi nous avoir menés jusqu’ici ? Tous les glaçons de l’Arctique s’y sont donné rendez-vous ! Et toujours aucun signe de notre Edelweiss !

— Et pourtant, Profit… L’Edelweiss est venu ici l’hiver dernier, j’en mettrais ma main à couper. Soit il a coulé, soit il est encore pris dans les glaces, quelque part devant nous.

— Impossible, trancha Bergson. Je vous l’ai déjà dit : ce navire d’exploration avait l’intention d’ouvrir une route vers le pôle Nord. Nous faisons fausse route sur toute la ligne.

— Parole de loup de mer, abonda Profit. Vous devriez vous ranger à son avis, baron.

Parsifal dévisagea ses compagnons avec un mélange de lassitude et de bienveillance.

— Mes amis, vous êtes naïfs. Il est clair que le commandant de l’Edelweiss a menti sur sa destination. Si son navire avait pris la route que vous présumez, des baleiniers auraient déjà signalé sa présence depuis mars, ou celle de ses débris. Or, rien. Que reste-t-il comme explication ? Celle-ci : le capitaine Ernst Waldner avait l’intention de visiter un autre endroit, sur lequel il voulait rester discret.

— Ces parages n’ont aucun intérêt, décréta Bergson. Quelques côtes, peuplées de tribus sauvages…

— Là-dessus, j’ai mon idée, glissa Parsifal. C’est même cette petite idée-là qui m’a convaincu de monter notre expédition de secours.

— Au péril de nos finances, souligna Profit.

— Probablement, mais je crois que le jeu en vaut la chandelle. Notre infortuné schooner prussien a changé de cap, et il s’est perdu au milieu de ces îles de glace à la beauté sans pareille.

— Pourquoi aurait-il menti sur sa route ? releva l’Irlandais sur un ton de défi. Vous avez vous-même souligné que ce Waldner était un chef d’expédition remarquable, habitué de ce type d’explorations.

— Je n’ai pas changé d’avis sur Waldner, affirma Parsifal. J’ai lu tous ses écrits. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il tenait à conserver secrète sa véritable destination.

— Il pourrait aussi bien avoir été contraint par une avarie, ou une tempête, de modifier ses plans, fit valoir Bergson.

— Non, non… s’entêta Parsifal. Appelez cela l’intuition… Il a dû louvoyer le long de ces côtes de glace, comme nous le faisons actuellement. Et je pense même qu’il a atteint la baie des Regrets…

— Ridicule ! s’exclama Profit. Pourquoi ce coin perdu ? Tous les navires l’évitent comme la peste.

— Justement. Trop au nord. Climat inhumain en hiver… L’endroit rêvé pour partir en quête de légendes. Je persiste. Cap sur la baie des Regrets. Elle est assez profonde pour le tirant d’eau de l’Edelweiss et permet un hivernage. Je suis passé au large lors d’un précédent voyage en ballon, voici trois ans. Je n’ai pu poursuivre, à cause du froid qui gelait tout à bord, jusqu’au gaz ! Quand on a épuisé toutes les hypothèses logiques, la plus farfelue reste envisageable.

— Aucun capitaine sensé ne se serait aventuré si loin, persista Bergson.

Un sourire narquois passa sur les lèvres du jeune explorateur.

— À voir ! Et vous, Profit, décongelez-vous la moustache par un sourire ! Ah, voilà qui est mieux.

— Je ne souriais pas, se défendit son associé. Je grimaçais. Plus vite j’aurai quitté cette glacière et mieux je me porterai. J’ai des affaires à régler à Londres, figurez-vous !

— Vous parlez du concours de fléchettes auquel vous vous êtes inscrit au pub de la Baleine Noire ?

— Comment savez-vous cela ?

— Vous avez domicilié le courrier chez moi. J’ai ouvert l’enveloppe par inadvertance. Vous êtes admis, rassurez-vous, mais je doute que nous soyons rentrés à temps.

— Bonté divine. Ne plaisantez pas là-dessus. Les fléchettes, c’est un sport sérieux. Cette année, j’avais des chances de l’emporter dans ce bouge enfumé, devant le comptoir garni de pintes de bière…

Profit se serait volontiers adonné à une rêverie mélancolique si la vigie n’avait soudain crié :

— Terre ! Terre en vue !

Les hommes se penchèrent à la proue et découvrirent une ligne grisâtre qui apparaissait dans le lointain.

— Nous y sommes, Bergson, joliment manœuvré, le félicita Parsifal. La baie des Regrets.

Le rude Suédois à la barbe blonde et frisottante convint d’un sourire.

— Bienvenue dans l’enfer glacé, Monsieur Crusader…

Le triste sort de l’Edelweiss

À mesure que le navire se rapprochait de la côte, la désolation du paysage instillait de nouveau une atmosphère de défiance parmi les marins. C’était une haute falaise marbrée d’anthracite qui accueillait le Gryphon entre ses bras de roches chaotiques, au milieu desquels il ressemblait à un débris insignifiant ballotté par les eaux émeraude.

— La baie des Regrets, annonça Crusader. Elle porte bien son nom. On raconte que le plus endurci des marins se sent ici rongé par un furieux désir de retour chez lui.

— Comme je le comprends, rétorqua Profit avec une moue.

Un détail attira l’attention de Parsifal à environ deux milles à tribord.

— Quelque chose là-bas, échoué sur la banquise ! Vous le voyez ?

Son associé se saisit de la longue-vue qui dépassait de la poche de son manteau et la déplia vivement. Après un instant d’observation, il haussa les sourcils.

— Par le cul d’un tonneau… C’est un navire pris dans la glace !

— Vous croyez qu’il s’agit de l’Edelweiss ? s’enquit Bergson.

— Qui d’autre ? assura Parsifal.

— Bonté divine ! s’exclama l’Irlandais. Nous l’aurions finalement trouvé, et en dehors de la route prévue ? Que fiche-t-il ici ?

— Bonne question, Profit ! releva Parsifal. Si le commandant Waldner espérait conquérir le pôle, il n’avait aucune raison de se perdre dans ces parages. Bien sûr, je n’exclus pas la possibilité d’une avarie, mais alors, pourquoi mouiller ici ? L’endroit jouit d’une sale réputation.

— C’est bien l’Edelweiss, aucun doute, confirma Bergson. Je le reconnais à son gréement. Il est prisonnier de la glace. Ici, elle ne fond jamais, nous sommes trop au nord. Waldner a sous-estimé le danger. Il a mouillé trop près de la côte.

— Comment cela ? s’intéressa Parsifal.

— Pour ce que j’en distingue, précisa le Suédois, seule l’étrave est carénée, et non la coque tout entière… Fichus amateurs ! Quand la banquise referme ses mâchoires, ce genre de coque de noix n’a aucune chance. Par bonheur, ce n’est pas le cas du Gryphon, mais même lui ne pourra arriver jusqu’à cette épave. Il faudra s’en approcher à pied.

— À pied ? J’en salive d’avance… maugréa Profit.

— J’irai seul, annonça Parsifal.

— Je savais que vous diriez cela, répliqua l’Irlandais. D’ailleurs, vous n’avez accompli ce voyage que pour prouver que vous n’hésiteriez pas à mettre le pied là où d’autres n’auraient même pas envie de ramer.

— Vous lisez dans mes pensées, Profit.

— Sans moi.

— Vous renonceriez à éclaircir ce mystère ? Vous ? Un aventurier de votre trempe qui n’a jamais refusé de percer les secrets de notre monde ?

— Uniquement parce que vous m’y forcez ! Je ne suis pas un aventurier ! se récria Profit. Je réprouve totalement vos escapades. Et n’essayez pas de m’avoir aux sentiments !

— Voyons, Profit. Nous avons un explorateur prussien qui affirmait vouloir se rendre au pôle et disparaît sans laisser de traces. Aucune équipe de recherche n’est capable de le retrouver. Nous seuls y parvenons en empruntant une route improbable… Et tout ce que vous allez faire, c’est fumer votre pipe en attendant des nouvelles ?

Profit se buta, bras croisés.

Comme pour donner raison au jeune Anglais, la météo, morose depuis leur départ d’Upernavik, trois semaines plus tôt, parut s’améliorer. Le printemps s’annonçait, même sur ces territoires oubliés. Le soleil bas éclaboussait la banquise de reflets pourpres.

Pendant ce temps, le Gryphon s’était approché jusqu’au rebord de l’étendue glacée, émiettée en son pourtour par la fonte. Bergson fit savoir qu’il ne risquerait pas son navire plus avant, bien que l’Edelweiss se trouvât encore éloigné d’un mille.

— Au-delà, expliqua-t-il, j’aurais trop peur de me faire piéger à mon tour.

Parsifal admit ses scrupules.

— Vous avez manœuvré au mieux, commandant, et je vous en remercie. Regardez de ce côté, il y a un chenal. Si vous risquez une chaloupe, cela me rapprochera d’autant du but.

Il désignait un sikusuilaq, un mince cours d’eau libre qui balafrait l’imposante plateforme, le produit de courants chauds qui empêchent la glace de se former. Bergson approuva et donna les ordres en conséquence. Un canot fut mouillé au moment précis où un pan d’iceberg se détachait de la falaise proche et sombrait dans la mer, soulevant une impressionnante onde de houle qui vint heurter le flanc bâbord.

Le Suédois esquissa une grimace.

— Ce coin ne m’inspire pas confiance, confia-t-il. Je ne voudrais pas passer pour un poltron, mais plus vite vous en aurez terminé, plus vite nous déguerpirons. De la manière dont je vois les choses, je doute qu’il y ait encore des survivants à bord de l’Edelweiss, pas dans l’état où il se trouve. Je n’en suis pas à ma première expédition de sauvetage. Il est rare de retrouver des survivants plusieurs semaines après le naufrage, surtout s’il a eu lieu en plein hiver comme c’est le cas.

— Je reviendrai avant le soir, indiqua Parsifal.

Sur ces paroles, il retroussa une toile de foc sous laquelle il avait rangé son arbalète et son carquois, qu’il passa tous deux en bandoulière. Alors qu’il sautait dans la chaloupe, Profit le rejoignit sans crier gare.

— Permission de monter à bord ?

— Permission accordée, se réjouit l’aventurier.

— Sérieusement, vous comptiez aller seul ? Imaginez qu’il y ait des survivants, que comptiez-vous faire ? Les porter sur votre dos ?

— Si besoin était, Monsieur Profit. N’est-ce pas l’objectif d’une mission de secours ?

— Vous avez entendu Bergson : il y a peu de chances…

— Je suis optimiste, trancha Parsifal. C’est dans ma nature.

— Pas moi, indiqua l’Irlandais en vérifiant le chargeur de son gros revolver Webley, Allons, poussez-vous, je prends les rames… Vous n’êtes bon qu’à faire du cabotage sur l’étang de Hyde Park.

— Si vous le dites !

Parsifal n’avait jamais douté que son ami finirait par l’accompagner. Il se demandait simplement à quel moment ses remords le feraient changer d’avis.

Quelques instants plus tard, Profit souquait ferme et Parsifal s’installait à la gouverne. À mesure que l’esquif se rapprochait de l’épave, la même appréhension s’empara des deux hommes. Échoué dans l’ombre de l’imposante falaise de roche noire, l’Edelweiss apparaissait comme une pitoyable proie, que digéraient inexorablement les mâchoires de glace. Une grande partie de son avant tribord avait déjà disparu et son gouvernail à l’air libre s’élevait à la façon d’une ultime supplique. Mâts et gréements rongés par le givre s’étaient rompus. De la voilure ne subsistaient que quelques lambeaux déchiquetés par le vent.

Aucun signe de vie.

Qu’étaient devenus l’équipage et son commandant ? Impossible pour l’heure de le deviner. Un moment, Parsifal avait espéré qu’ils aient pu se réfugier dans des igloos à proximité de la carcasse, ainsi qu’il est recommandé en pareil cas. Certains naufragés, ainsi blottis dans l’ombre de leur navire, avaient survécu par le passé. Hélas, ici, rien de tel. Les environs étaient déserts. Le silence inquiétant, parfois rompu par d’inquiétants craquements, ajoutait à l’impression funèbre de ce décor de fin du monde.

Bientôt, le chenal devint trop étroit pour que le canot s’aventure plus avant. Parsifal ne fut que trop heureux de sauter sur la glace ferme, lui qui contenait son impatience depuis tant de jours. Il frappa le sol blanc du talon. La résonance qu’il obtint ne le rassura qu’à demi. Il se retourna vers Profit.

— Restez à bord. J’y vais seul. Ne venez que si je vous appelle.

— Oh, et pourquoi cela ? se rebella l’Irlandais. Pour rafler la réserve de schnaps que vous ne manquerez pas de mettre à jour ?

— Non, parce que je suis plus léger que vous, et que la glace est tout sauf stable.

— Dites que je suis gros, aussi, tant qu’à me vexer… Je sais répartir ma masse, qu’est-ce que vous croyez ?

— Vous la répartissez admirablement, Profit. Surtout au niveau du ventre.

— Je vous raconterai un jour ce qu’est un gros Irlandais, à savoir un type que j’ai tabassé en prison et rétamé comme un flanc aux œufs. O’Leary qu’il s’appelait, et…

— Une autre fois, peut-être, le coupa Parsifal. Je vous dis à tout à l’heure.

Il s’aventura d’abord avec d’infinies précautions puis, prenant confiance, pressa l’allure. Des craquements sourds et profonds remontaient sous ses semelles, à croire que cette plaine de glace était agitée en ses tréfonds par des forces invisibles et sournoises. Par endroits, la surface n’était épaisse que de quelques centimètres. En se penchant, le sauveteur crut distinguer des formes qui s’agitaient à quelques mètres seulement de la surface, trop indécises pour qu’il puisse en définir la nature.

— Des dauphins, fit-il pour se convaincre. Forcément des dauphins.

— Revenez, bougre d’entêté, lui lança l’Irlandais depuis la chaloupe. Vous voyez bien qu’il n’y a pas plus de Prussiens que de rats morts par ici.

Parsifal leva les yeux au ciel.

— Je n’ai pas fait tout ce voyage pour reculer au moment de toucher au but.

Crusader ne confondait jamais témérité et imprudence. La glace se fissurait quelque part dans les parages et pouvait se disloquer sous ses pieds avant de lui laisser le temps de réagir. Sous l’œil réprobateur de son compagnon, il poursuivit son avance jusqu’à toucher le bâtiment enchâssé dans la glace. Il s’agrippa à une échelle de corde qui pendait à portée de main et se hissa sur le pont en forte gîte. Tout était recouvert de givre. Par endroits, les membrures avaient explosé sous la pression de la tenaille glaciaire.

Parsifal chancela jusqu’à l’écoutille la plus proche.

— Holà, quelqu’un ? cria-t-il à l’intérieur.

Aucune réponse, et il n’en fut pas surpris. Bergson avait probablement raison. Les chances de retrouver des survivants dans l’épave étaient minces. Il n’en descendit pas moins l’escalier et se retrouva vite avec de l’eau glacée jusqu’au genou, dans une mélasse de détritus flottants, objets en bois, fragments de tissu… Il n’y avait aucun signe de vie. L’atmosphère pesante des lieux le fit frissonner autant que les basses températures. Prudent, il détacha l’arbalète de son épaule et la pointa devant lui, tout en explorant les cabines une à une.

Le jeune homme se hasarda ainsi jusqu’au carré, où l’équipage se réunit pour les repas, dont la porte oscillait au gré des mouvements marins. Il s’attendait à y trouver le même désordre qu’ailleurs, mais au contraire, il remarqua que les ustensiles de cuisine et autres objets personnels étaient rangés en hauteur, de même que des boîtes de conserve. Il y avait eu quelqu’un ici, quelqu’un de vivant qui s’était maintenu en vie tant bien que mal. Il trouva aussi des laisses, preuve que l’expédition du commandant Waldner comptait des chiens et des traîneaux.

— Il voulait explorer cette terre… conclut Parsifal en son for intérieur. C’est la raison de sa présence. Seulement il n’est jamais revenu de son expédition. Qu’y a-t-il donc ici qui vaille de courir un tel risque ?

L’aventurier poursuivit son chemin jusqu’à la cabine du capitaine, située à l’avant, dans la partie la plus dangereusement immergée. Là, plus qu’ailleurs, le risque était grand de se retrouver piégé, mais Parsifal ne pouvait repartir sans en avoir le cœur net. Il s’immergea jusqu’au torse afin de pouvoir explorer cet espace de trois mètres carrés agrémenté d’un luxe inattendu – boiseries d’acajou, tringles et tentures, mobilier de goût. L’explorateur s’attarda devant la magnifique bibliothèque composée d’éditions rares… à présent congelées ! Certains de ses titres attirèrent son attention, car ils évoquaient des superstitions d’un autre âge. Comme il s’en approchait, un déplacement dans son dos le fit se retourner vivement, arbalète pointée.

— Qui est là ? Montrez-vous !

Devant l’absence de réponse, il insista.

— Je suis venu ici pour vous porter secours ! annonça-t-il. Montrez-vous, qui que vous soyez…

Pour en avoir le cœur net, il retourna dans la coursive. C’est alors qu’il se retrouva face à face avec une sorte de monstre recouvert de fourrures, qui referma ses mains sur sa gorge…

La menace du dessous

Parsifal tenait toujours son arbalète et il se dégagea vivement de l’emprise en assenant des coups de crosse dans l’estomac de son agresseur. Ce dernier eut tôt fait de plier les genoux et de sombrer dans l’eau croupie. L’aventurier le saisit par le col et l’obligea à se redresser.

— Bon sang, qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

L’individu le dévisagea d’un air halluciné. C’était un homme d’une maigreur effrayante qui, sous ses loques putrides, tenait désormais plus de l’animal sauvage. Son visage disparaissait presque sous une barbe broussailleuse de plusieurs mois. Un bonnet râpé lui tombait sur le front, qui laissait s’écouler une chevelure blanchie par le gel. Son teint jaune, son souffle caverneux indiquaient un état de santé à la dérive. Crusader répéta la question en allemand, sans plus de succès. Le survivant semblait avoir jeté ses forces ultimes dans son attaque, brutale autant que désespérée. Il tenait à peine debout, et se trouvait incapable d’articuler le moindre mot.

Parsifal comprit qu’il n’avait plus grand-chose à craindre de ce pauvre diable.

— Je suis un ami, répéta-t-il. Je m’appelle Crusader. Je suis anglais. J’appartiens à une expédition de secours organisée pour retrouver l’Edelweiss. Vous êtes de l’équipage ? Répondez-moi par un signe de tête.

Le naufragé fit mieux. Il lâcha dans un soupir :

— Seigneur… Si vous êtes humain, vous ne devez pas rester ici…

— Un navire vous attend dans la baie, qui va vous ramener chez vous.

— Chez moi ? Oui… J’aimerais tant retourner chez moi… Mais ils ne voudront pas… Non, ils ne voudront pas me laisser partir… Ils sont partout autour de nous, vous savez ? Ce sont des toupelakin, des mauvais esprits. Ils me poursuivent depuis que… que…

Parsifal haussa le sourcil, intrigué par ces divagations.

— Des mauvais esprits ? De quoi parlez-vous ? Et les autres, où sont-ils ?

L’homme pinça la base de son nez et laissa échapper des pleurs.

— Aucun n’a survécu, lâcha-t-il entre deux sanglots. Je suis le dernier survivant. Ce sont eux… Ceux qui habitent sous la glace.

Convaincu qu’il n’avait plus toute sa raison, Parsifal n’insista pas.

— Quel est votre nom ?

— Ruppert. Viktor Ruppert, récita l’infortuné en faisant un effort de mémoire. Second à bord du schooner l’Edelweiss