Beethoven - Michel Honaker - E-Book

Beethoven E-Book

Michel Honaker

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Beschreibung

Vienne, 1792.
Un jeune homme à la coiffure folle débarque, couvert de poussière, d’une diligence qui a subi la mitraille des combats.
Il s’apprête à conquérir la capitale de la musique, non par la force des armes, mais celle de ses doigts que l’on dit invincibles.
Il compose. Il séduit. Il déborde d’ambition.
Son nom : Beethoven. Ludwig Van Beethoven.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Honaker signe son premier roman Planeta non grata en 1978, un récit de science-fiction fantastique. Il écrit une trentaine de romans pour adultes avant de se tourner vers la littérature jeunesse où il s'impose comme auteur de récits d'aventures ou fantastiques : La Sorcière de midi, Le Prince d'Ebène, Croisière en meurtre majeur font rapidement de lui un auteur à succès. Il reçoit de nombreux prix dont le Totem au salon du livre et de la presse jeunesse en 1993 pour Croisière en meurtre majeur. Tout en restant fidèle au fantastique et à l'imaginaire, il explore aussi bien le genre policier qu'historique, et publie en outre neuf biographies de compositeurs de musique classique. Honaker est un autodidacte qui aime composer des personnages sombres et inquiétants, complexes dans leurs relations. À ce jour auteur de plus d'une centaine d'ouvrages, il est traduit dans une douzaine de langues, dont le chinois et le russe.

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Le sauvageon

1779, Bonn.

— Holà, Tobias, écoute donc !

— Les cloches, voilà ce que j’entends…

— Chhh ! Chhh ! Par tous les saints… Non, idiot ! C’est ce Mozart… On dit qu’enfant, il savait jouer les yeux bandés, et même, la tête à l’envers !

— Mozart ? s’esclaffe Tobias Pfeiffer. Ici, à Bonn ? Pfff… Tu es saoul, Beethoven ! Et puis, Mozart a grandi, tu peux me croire. Il a cessé ses tours de singe savant. Il n’est plus qu’un serviteur de cour, à présent, chez le prince-archevêque de Salzbourg !

— Voilà à quoi l’art nous mène ! À la misère de devoir obéir aux puissants !

Ces deux compères débraillés titubent depuis un moment dans Bonngasse, rue tortueuse et mal éclairée des quartiers populaires. Bras dessus, bras dessous, pouffant pour un rien, ils tardent à s’accorder sur l’endroit où ils se trouvent. Johann Beethoven, essoufflé, le nez rouge, s’arrête encore et prête l’oreille. Aucun doute. À travers les volets clos d’une modeste maison perlent les sonorités aériennes d’un pianoforte. Il lève un doigt au ciel, sûr de lui.

— Voilà ! Qu’ai-je dit ? triomphe l’éméché. Que le diable m’emporte si ce n’est pas Mozart ! Si seulement mon fils pouvait racler trois notes de cette façon ! Mais c’est un imbécile qui me coûte la peau du ventre et ne rapporte pas un kreutzer ! Ah, je suis le plus malheureux des hommes ! Qu’y a-t-il de pire que d’être le père d’un niais, d’un incapable, je te le demande ?

— Ha ha ! s’esclaffe Tobias Pfeiffer, musicien itinérant de son état, quand il se trouve dans un état normal.

— De quoi ris-tu, ivrogne ?

— Je ris de ce que nous sommes devant chez toi ! Et ce n’est sûrement pas Mozart qui s’essaie sur ton instrument !

Johann Beethoven considère la maison avec un air éberlué.

— Chez moi ? On est arrivés ?

— Il semblerait !

— Mais alors, qui joue ainsi ?

— Tu le demandes ? Ton fils, pardi ! Mon élève, accessoirement !

Beethoven cligne des yeux. Un éclair de lucidité traverse son esprit. Son front s’alourdit, ses sourcils se rejoignent, signes avant-coureurs d’une de ces colères homériques qui le font redouter par tous les musiciens du palais où il exerce ses modestes talents de choriste.

— Ah ! Cette fois, je le tiens, ce saligaud ! s’exclame-t-il. Il ne me trompera pas davantage !

Plantant son compagnon de beuverie et accessoirement son locataire du moment, il se met à tambouriner à sa porte. Aussitôt, la musique cesse. S’ensuit le bruit d’un tabouret renversé et d’une cavalcade.

— Ouvre, femme ! menace Beethoven. Ouvre donc ou tous autant que vous êtes, vous sentirez la caresse du cuir sur votre dos !

La porte s’entrebâille et une femme menue, encore assez jolie sous sa coiffe blanche lève une lanterne, la peur dans les yeux.

— Pas question que tu entres dans cet état, tente-t-elle de le raisonner. Pas avant que tu aies cuvé ta vinasse.

Repoussant brutalement son épouse, Johann Beethoven se précipite dans le salon, tournant la tête en tous sens, les yeux fous.

— Où est-il l’escroc ? La canaille ? Le misérable, où est-il ?

Il n’a guère de peine à découvrir le garçonnet tapi dans l’ombre du buffet, que ses vociférations effraient. Mal vêtu, le visage à peine débarbouillé, ses cheveux raides lui collant aux joues, il a l’air d’un souillon.

— Ludwig ! Vaurien ! Graine de bandit !

Johann se rue sur lui et le bat comme plâtre jusqu’à en avoir mal aux mains. Sous la violence des coups, le garçon s’affaisse en protégeant sa tête de ses bras repliés, mais aucune parole ne s’échappe de ses lèvres. Aucun appel à l’aide.

Sa mère crie et implore :

— Arrête, tu vas le tuer ! Il n’a que neuf ans !

Elle maîtrise son mari juste assez pour permettre à l’enfant de s’ouvrir un passage et prendre la fuite à l’étage. Johann n’en a pas fini avec son rejeton et continue de l’accuser à tue-tête en bas de l’escalier.

— Voilà comment tu me trompes ! Tu sais donc jouer correctement quand tu veux, mais tu rates exprès tes exercices pendant les leçons. Reviens donc ! Je vais te faire passer le goût du pain !

À force de paroles apaisantes, Maria-Magdalena parvient à faire asseoir son endiablé d’époux. Là-haut, les autres enfants, terrifiés, pleurent en appelant leur mère. Dans la rue, les voisins réveillés par tant de vacarme se plaignent et préviennent qu’ils vont appeler la police. Ce n’est pas la première fois que le chanteur de cour cause ainsi du tapage. Sa violence autant que son ébriété sont connues dans le quartier. Il ne se démonte pas. Sur le pas de la porte, le poing brandi, il beugle d’une voix éraillée :

— Eh bien qu’ils viennent donc, les pandores, s’ils tiennent à prendre une correction, eux aussi !

C’est un homme courtaud, au physique vulgaire, au nez épaté, plus jeune que ne le laisserait supposer sa figure lourde ravinée par l’abus d’alcool. Quand il est saoul, état fréquent chez lui, il est capable du pire. Il s’aperçoit soudain que son ami Tobias en profite pour vider sa vessie contre le mur avec une sérénité parfaite.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu pisses contre ma maison, sale tordu ?

— Cela suffit, tous les deux ! supplie Maria-Magdalena. J’en ai plus qu’assez ! Comme si nous n’avions pas assez d’ennuis comme ça.

Elle les pousse à l’intérieur et referme sèchement la porte. Les deux hommes ne protestent pas. Ils s’assoient autour de la table de la cuisine et Johann se prend alors la tête entre les mains.

— Maudit Ludwig, se plaint-il. Il pourrait me rapporter une fortune s’il voulait seulement s’en donner la peine ! Il pourrait devenir un nouveau Mozart ! Et alors, on me devrait enfin du respect, à moi, Beethoven. On ne me traiterait pas de haut ! Où est le schnaps, femme ?

— Il n’y en a plus. Tu as vidé le dernier flacon ce matin. Tu es ivre.

— Ivre ! Vois par toi-même ! Suis-je ivre ? La preuve que non, j’ai encore soif !

— Ton fils possède un vrai don, admet Tobias, mais il faut savoir s’y prendre avec lui.

— Il refuse de jouer convenablement devant plus d’une personne, et encore ! Pas tout le monde ! Quand j’ai organisé ce concert pour le présenter aux aristocrates de la ville, il a mal joué. Exprès. Il a tout fait rater ! Maintenant, plus personne ne veut l’entendre…

— Reste donc là si ça te chante, bâille Tobias. Moi, je monte me coucher !

— N’oublie pas sa leçon, et à la première heure ! lui rappelle rudement Johann. Après tout, tu es son maître de musique, bien plus que moi.

Maria-Magdalena n’a pas tenu à assister à leur échange. Elle est montée pour consoler Ludwig. Elle trouve ce dernier pelotonné sur son lit, qui se berce doucement en chantonnant la mélodie qu’il a jouée tout à l’heure, pour son seul plaisir, en profitant de l’absence de son père. Elle lui caresse le front.

— Pardonne-le, mon fils. Tu sais bien qu’il n’est pas dans son état normal quand il boit. De ton côté, ne pourrais-tu pas faire un effort ? Tu sais qu’il nourrit de grandes ambitions pour toi.

— Je n’aime pas jouer quand il est là, répond l’enfant. La musique, ce n’est pas sur ordre. La musique, c’est quand elle chante à l’esprit.

— Il pense agir pour ton bien. Il paie tes leçons avec monsieur Tobias pour que tu deviennes un bon musicien et que tu obtiennes un poste plus tard. Avoue que tu n’es pas conciliant.

— Je ne veux pas de leçons. Ni de Tobias, ni de personne.

Ludwig tourne vers sa mère sa figure au teint mat, grêlée par la petite vérole qu’il a contractée plus jeune. Il n’est ni beau, ni bien proportionné ; il n’est pas de ces enfants que les dames aiment cajoler dans la rue. Et puis, une expression revêche et malcommode le quitte rarement. Quand ils ne rêvassent pas, ses yeux sont noirs, pareils à des billes, qui fixent le monde avec une expression de défi permanent. Il s’accroche avec force au cou de sa mère, longuement, puis consent à poser sa tête sur l’oreiller.

En bas, Johann poursuit son monologue d’ivrogne en prenant à témoin le portrait à l’huile de son père, Louis l’Ancien, qui trône au mur du salon.

— … Alors je lui ai répondu, au vieux : non, tu ne m’empêcheras pas d’épouser cette fille de cuisinier ! Il m’en a gardé rancune et a juré de ne pas assister au mariage, mais chez les Beethoven, tout s’arrange toujours, pas vrai ? Il est finalement venu. Sinon, je ne l’aurais jamais laissé voir ses petits-enfants ! En particulier Ludwig, qu’il aimait tant ! Ah, c’est lui qui lui a appris la musique… et aussi à faire sa tête de mule !

Et de poursuivre en élevant la voix à dessein, pour être entendu à l’étage.

— Chez les Beethoven, on est musicien, oui, et de père en fils… Musiciens de la cour, Messieurs, Dames ! Révérence pour les misérables que nous sommes ! Sinon, quel autre sort nous attend ? L’infamie ? Non. Et toi, mon Ludwig, je t’apprendrai le métier à coups de trique. Ne compte pas rester à mes crochets toute ta vie !

Il finit par se taire et s’affale sur la table, la tête entre les bras, vaincu par les effets du vin.

Le silence revient enfin dans la maison.

Et Ludwig peut s’endormir.

Leçon de choses

Le soleil point à peine quand Ludwig sent une poigne énergique le secouer par l’épaule. Il va pour se protéger machinalement la tête lorsqu’il reconnaît le visage de Maître Tobias penché sur lui :

— Allons, mon garçon, viens… C’est l’heure de la leçon.

Ludwig connaît par cœur cette sentence. Le musicien ambulant a cuvé. Il tient à remplir la tâche que le maître de maison lui a assignée, ce qui lui évite de payer un loyer. Tobias Pfeiffer n’est pas un mauvais bougre, et il possède une technique d’exécutant honorable, quoique son enseignement soit des plus farfelus.

— Je ne veux pas, se bute Ludwig.

— Diable de gamin ! Il faut te lever, sinon ton père t’en persuadera avec la trique. C’est ce que tu veux ?

Vêtu de sa chemise de nuit, Ludwig finit par obéir à contrecœur. Il rase les murs jusqu’à l’instrument trônant dans le salon pour mieux manifester sa répugnance. Ses parents dorment encore. Un coq chante au loin. Le soleil est à peine levé, qui filtre par les vitres sales de la pièce. Ludwig se hisse sur le tabouret rehaussé de livres et s’installe au clavier du pianoforte de mauvaise facture. D’abord, Tobias lui impose les gammes habituelles. Ludwig accroche les notes, la mine butée.

Tobias soupire et s’assied à ses côtés.

— Par tous les saints, Ludwig, si tu n’améliores pas ton jeu, que va-t-il advenir de toi ?

— Je ne veux pas quand on m’oblige.

Et soudain, il laisse courir ses doigts sur les touches, de petits doigts courts, assez épais, qui cependant vont d’une octave à l’autre avec une étonnante mobilité. C’est une mélodie de Mozart, qu’il a apprise par cœur, mais dont il a tiré une étonnante variation. Cet exploit accompli, il renverse la tête et part d’un bref éclat de rire.

Tobias en reste sidéré.

— Recommence, mais lève les poignets plus haut, remue moins tes bras ! Ton jeu est trop lourd.

— J’ai mal aux doigts !

— Ton mal s’appelle la paresse, applique-toi !

— C’est trop difficile.

— Tu joueras sans faute, sinon…

La rage au cœur, Ludwig se soumet, mais il se jure intérieurement que lorsque le temps viendra où il sera adulte, il ne se pliera jamais à d’autre volonté que celle de son art. De toute façon, il sait que Tobias finira par renoncer. L’homme a toujours quelque chose à faire au-dehors, cherchant désespérément à se faire engager chez quelque noble qui serait moins avare de ducats. De fait, il ne tarde pas à écourter la leçon, prendre son chapeau, et s’éclipser discrètement.

Doucement, Ludwig glisse de son tabouret et remonte se coucher.

— Je ne veux plus jouer, marmonne-t-il en cherchant le sommeil. Je ne veux plus être battu. Je déteste la musique !

Si ce n’était la crainte de causer du chagrin à sa mère, si pâle, si fragile, toujours épuisée par les travaux domestiques, Ludwig se serait enfui depuis longtemps. Seule sa présence si douce, si réconfortante, l’en a empêché jusqu’ici, mais il se rêve chaque jour dans une meilleure maison, où régneraient l’entente et la bonne humeur. Il n’a que dévotion pour sa mère. Avec elle, il ne craint pas de dévoiler les trésors de tendresse qu’il porte en lui. Il aime l’embrasser et toucher son ventre pour voir si un nouveau bébé arrive.

Et c’est souvent le cas.

Devant les autres, il se ferme à double tour.

*

La servante bat les tapis. L’eau bout sur la cuisinière. Ludwig s’approche du berceau de ses petits frères et les amuse un moment avec leur hochet. Puis il ose passer la tête dans l’entrebâillement de la porte du salon. Personne. Il s’approche du pianoforte comme s’il se livrait entre eux une bataille muette. Le déteste-t-il vraiment, cet instrument de torture ? Ou au contraire, lui voue-t-il une admiration et une attirance qu’il n’accorderait à aucun humain. Il se rappelle le temps où son bien-aimé grand-père l’asseyait sur ses genoux pour lui faire découvrir les sonorités du clavier. Quelle extraordinaire impression, alors…

Comme l’univers tout entier paraissait s’ouvrir comme un album illustré par mille couleurs.

— Tu as pris ta leçon ?

Ludwig sursaute. Son père se tient derrière lui, l’œil rouge et le cheveu hirsute. Il a revêtu sa livrée rouge de musicien de cour, mais il empeste encore le vin et la mauvaise hygiène.

— Oui, père, répond Ludwig avec une fausse docilité. Maître Tobias vient de partir.

— Eh bien ! Qu’en as-tu appris ? Va. Je t’écoute…

Ludwig doit reprendre sa place devant l’instrument de nouveau haï. À dessein, il accroche les notes, ânonne certains passages… Johann referme sèchement le couvercle, menaçant de lui cisailler les doigts.

— Immonde brigand ! La plaisanterie a assez duré.

Le saisissant par l’oreille, il le traîne dans l’escalier jusqu’au dernier étage. Là, il ouvre la porte du grenier et le jette parmi le fatras de bibelots et de vieux vêtements.

— Tu ne sortiras d’ici qu’après avoir décidé de jouer correctement. On en reparlera quand j’aurai fini mon service !

La clé tourne sèchement dans la serrure rouillée. Le pas du tyran décroît.

Ludwig se pelotonne en ravalant ses larmes et sa colère.

— Je ne ferai jamais plus de musique ! hurle-t-il. Jamais ! Je la déteste ! Tu peux me tuer. Je ne jouerai plus !

*

Ludwig se sent si seul qu’il songe à se jeter dans le Rhin dès que l’occasion lui en sera donnée. Il déteste le monde tel qu’il est. À l’école, les rares fois où on l’y conduit, il se fait surtout remarquer par son indiscipline et son hygiène négligée. Ses cheveux en bataille et ses vêtements troués sont prétexte à moquerie pour les autres enfants.

À la maison, il est souvent puni, et conduit dans ce grenier qui, au fil du temps, devient pour lui un refuge. Il n’aime pas le noir. La seule lumière provient de cette lucarne par laquelle on a vue sur la cour de la maison voisine. Il empile des objets afin de pouvoir s’y hisser et écraser son nez contre la vitre. En bas, il voit jouer des enfants de son âge. Comme ils ont l’air heureux et insouciants ! Ils n’ont pas à craindre les coups. L’un d’eux l’aperçoit et lui fait un signe. Il avertit ses camarades, qui s’empressent de lui adresser des grimaces.

Vexé, Ludwig se laisse glisser sur le plancher.

Vers midi, la porte s’ouvre.

Sa mère apparaît. Elle a une fois de plus négocié son retour en grâce.

Ludwig descend à pas discrets dans la cuisine.

Le repas l’attend.

Le nez dans son bol de soupe, renfermé et maussade, son père fait mine de ne pas s’apercevoir de sa présence. Il lui lance soudain :

— Si seulement tu ne te montrais pas aussi têtu… Faut penser à nous, ta famille. Un jour, je n’aurai plus de voix pour chanter et que se passera-t-il alors ? On crèvera de faim, je te le dis. Plus vite tu te montreras vrai musicien, plus vite nous serons tirés d’affaire. Ce n’est pas que le prince paie bien, mais il paie !

Ludwig se mure dans le silence. Cet avertissement, il l’a entendu bien des fois. Il quête un regard de sa mère. Elle approuve discrètement, avec une expression douce et persuasive. Et le père de poursuivre :

— Écoute-moi. Le prince électeur veut entendre un opéra dimanche et j’y tiens un rôle important. Si tu travailles bien cette semaine, ta mère t’emmènera en voiture pour m’entendre. Je vous obtiendrai de bonnes places.

Le garçon n’en croit pas ses oreilles. Il a toutes les peines du monde à contenir son exaltation. Voir un opéra à la cour ! Les occasions sont si rares… Lorsqu’il n’est pas saoul, Johann n’est pas si mauvais père. Il peut même se montrer attentionné envers son épouse, dont il fête les anniversaires avec éclat et en musique. Seulement, Ludwig se méfie. S’il s’agissait d’une manœuvre ? De fait, sur les conseils de son épouse, Johann s’est décidé à utiliser une nouvelle stratégie à son égard. Puisque les privations et les coups n’obtiennent rien, peut-être la perspective d’une récompense… Jusqu’ici, Johann a rechigné à se montrer sur scène à son fils. Il sait n’avoir pas une voix splendide, ni un jeu de scène très recherché.

Le dimanche arrive.

La promesse est tenue. Ludwig découvre pour la première fois les ors du grand théâtre, les fauteuils de velours rouge, les seigneurs en habit galonné qui font la révérence aux dames en grande toilette et aux perruques ébouriffantes. Surtout, il entend pour la première fois le son d’un orchestre au complet, la prodigieuse alchimie des cordes et des bois mêlés et son corps se met à trembler.

Quand son père paraît sur scène, dans un second rôle d’histrion couronné, il frémit de l’entendre chanter si faux avec de grands gestes mélodramatiques.

N’empêche. Le soir même, il se couche avec la tête bourdonnant de mélodies et de vivats. Il s’endort en rêvant qu’un jour, à son tour, il deviendra ce personnage en livrée qu’il a remarqué, dans la fosse. Celui qui dirige la musique en agitant son bâton, celui qui semble déchaîner tous les éléments de la nature…

Enfant des rues

Bonn, 1781.

Tobias Pfeiffer s’en est reparti par les routes, suivant sa destinée de musicien itinérant. Il a laissé derrière lui quelques notes de cabaret impayées et, par-dessus tout, un élève soulagé de ne plus avoir à se lever tôt pour suivre ses improbables leçons. Pourtant, même si le jeune Ludwig avait du mal à le reconnaître, celles-ci lui ont inculqué les principes de base de la musique ainsi qu’une solide technique tant au violon qu’au clavier. Elles ont aussi permis au jeu débridé de l’enfant de trouver une sorte de cadre, de méthode.

Maître Tobias n’était pas toujours très lucide, ni très rigoureux dans son enseignement, mais il avait compris que le garçon était supérieurement doué. Dès lors qu’il y mettait de la bonne volonté.

Ludwig a onze ans, et ses parents ont renoncé à le voir poursuivre des études, pour lesquelles il n’a aucune attirance. Ils l’ont retiré du collège de Bonn car l’argent manque. Il faut des bras à la maison pour s’occuper des deux plus jeunes enfants, Karl et Johann1. La mère est absente, car elle fait des ménages à l’extérieur quand sa santé le lui permet, et le père est pris par sa charge au palais et ses problèmes d’ivrognerie dont il doit souvent répondre devant l’intendant.

Ludwig bénéficie ainsi de temps libre. Livré à lui-même, il erre souvent les mains dans les poches dans les rues de Bonn. Il mange quand il le peut, vole parfois quand la nécessité s’en fait sentir. Il n’hésite pas à se bagarrer avec des oisifs de son âge, aussi peu recommandables qu’il l’est devenu lui-même. Il n’est jamais pressé de rentrer chez lui, où l’ambiance familiale lui est étouffante. Le décès récent de sa petite sœur n’a rien arrangé.

Quand il ne trouve pas refuge dans un couvent voisin, où il accompagne à l’orgue les offices du matin, Ludwig vagabonde sur les bords du Rhin ou dans les forêts environnantes. Là, perdu dans la solitude, étendu sur la mousse, un brin d’herbe au coin de la bouche, il se laisse bercer par le bruissement des frondaisons, le babil des oiseaux.