Le mystère Tchaïkovsky - Michel Honaker - E-Book

Le mystère Tchaïkovsky E-Book

Michel Honaker

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Beschreibung

"Piotr Ilitch est russe jusqu’au bout des ongles… Et musicien jusqu’au fond de l’âme. Il veut vivre pour la musique et ne plus s’ennuyer à mourir au ministère de la Justice où il travaille.

Il se lance donc dans une œuvre originale, au mépris des modes et des critiques.
De Saint-Pétersbourg à New York en passant par Moscou et Paris, la gloire lui tendra parfois les bras, mais ses démons ne le quitteront jamais…"


À PROPOS DE L'AUTEUR


Mélomane réputé, et amoureux de l'âme russe, Michel Honaker explore la vie, les motivations, mais aussi les circonstances troubles qui entourent la mort de Tchaïkovsky. Il raconte les moments de douleur, les abîmes que le génial compositeur transforma en chefs d'œuvre pour l'éternité…

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Le mal mystérieux

23 octobre 18931

Lorsque Piotr Ilitch Tchaïkovsky ouvre les yeux, une aurore grisâtre filtre au travers des tentures. Il s’en étonnerait presque et soupire, déçu. Un nouveau jour. Il n’aurait jamais pensé que la « Camarde » mettrait tant de temps à l’emporter. Cette vieille qui guette, patiente, que la vie s’éteigne en nous. Curieusement, les douleurs ont cessé. Le malade se demande si sa nature robuste n’a pas surmonté le mal, si le destin ne lui a pas encore joué un tour.

Ce n’est probablement rien de plus qu’une accalmie. La prochaine vague rompra les dernières amarres et le navire sombrera corps et biens, au fond, tout au fond, là où ne parviennent plus les rumeurs du monde.

Tchaïkovsky n’est pas seul dans la pièce. Avachi près du poêle, Modeste s’est assoupi, la tête renversée en arrière. Il ronfle. Heureux homme. Il a probablement veillé toute la nuit. Le compositeur en sourit. Son frère a toujours eu ce côté détaché des choses, une capacité à éluder les problèmes, à ne pas s’en trouver atteint. Il était déjà ainsi enfant. Timide. Fuyant. Un pressentiment doit l’avertir que son aîné a repris conscience, car il sursaute brusquement.

− Pétia2 ? Quel bonheur, tu es réveillé ! Tu m’entends ?

− Évidemment, triple buse.

− As-tu mal ?

− Je ne sens plus rien.

− Dieu nous pardonne…

− Qu’il te pardonne, toi. Pour ma part, je ne suis coupable de rien.

− Tout est de ma faute. Je m’en veux, si tu savais…

− Tu dis des sottises, comme toujours.

Modeste fond en sanglots. Pétia l’a pris sous son aile depuis l’enfance. Il se sent désemparé, abandonné.

− Cesse de te lamenter, soupire Tchaïkovsky. Le cours des choses est écrit, et ce qui est écrit ne peut être modifié, ne le sais-tu pas ?

Il parvient à se rehausser dans ses coussins et croise les bras. Il entend des mouvements depuis le couloir, qui l’alertent aussitôt.

− Encore du monde ?

− L’appartement est plein. Tes amis et tes admirateurs font la queue dans l’espoir de te voir… Je ne sais où les loger tous. Certains dorment à même le sol.

− Elle… Est-elle là, aussi ?

− Elle… ?

− Il n’y en a qu’une. Elle.

− Pas en personne, mais j’ai cru reconnaître un de ses valets parmi ceux qui sont passés hier prendre des nouvelles.

La mine du compositeur s’assombrit.

− Bob est ici, s’empresse d’ajouter Modeste. Il se morfond comme une âme en peine.

− Bob ? grince Tchaïkovsky. Vraiment ? Il a trouvé le temps, entre deux fredaines ? Renvoie tout ce monde, Modia3. Je ne veux pas finir comme Pouchkine, qui continuait de recevoir des visites de courtoisie sur son lit de mort avec le ventre ouvert. Vivement que tout cela s’achève… Je suis las.

− Que dis-tu ? Non, il faut lutter ! Qui parle de mourir ? Quelle injustice ce serait… J’ai réfléchi. Tu ne peux pas… Tu ne dois pas. Tu guériras, et ensuite, nous partirons où tu voudras. Nous louerons un palais à Nice, à Monte-Carlo ! N’importe où…

− Tu as toujours su vivre en prince sur mes deniers, note Piotr, sarcastique. Assez d’exils. J’en ai assez enduré. Et je n’ai jamais aimé la Côte d’Azur. Tout y est si snob, si factice.

− Au moins, tu continueras de composer. Tu le dois, Pétia.

− À qui ?

− À tous ceux qui t’aiment, ceux pour qui ta musique a comblé le vide de leurs cœurs !

− J’ai fini de composer. Plus rien à dire. Je suis sec. La musique m’a quitté. Je ne suis plus qu’un vieil arbre rongé par la mousse. J’ai tout donné, aucun regret… Les choses sont ainsi. S’il m’est donné de vivre encore un peu, ce sera pour m’occuper de mon jardin, de mes rosiers. J’aimerais concevoir des parfums et perfectionner quelques points de broderie. Mais de musique, il n’en sera plus question. Jamais.

− Et un opéra ? Tu devrais songer à un nouvel opéra ! J’écrirai un bon livret et l’inspiration reviendra.

− Modia, je peux bien te le dire, à présent. Tes livrets sont mauvais. Combien de fois ai-je dû les réécrire ?

Une moue dégoûtée passe sur les lèvres du compositeur.

− Pardon. Je me demande bien pourquoi je m’obstine à te faire du mal. J’ai du mal à respirer…

− Je vais prévenir les Bertenson. Ils viennent d’arriver.

− Ne les dérange pas pour si peu.

Modeste sort de la chambre. Dans le couloir de l’appartement, il doit enjamber plusieurs dormeurs avachis. Il entre dans le grand salon, où deux personnages à barbe, l’air sévère, sont en grande conversation. Le docteur Leo Bertenson, vieil ami de la famille, et son frère, l’éminent professeur Vassili Bertenson, médecin personnel du Tsar Alexandre III. Les deux praticiens sont en désaccord et l’arrivée de Modeste les interrompt avant qu’ils ne haussent le ton.

− De quoi parlez-vous ? demande Tchaïkovsky frère.

− Je persiste à diagnostiquer le choléra, s’entête Leo.

− Et moi, j’affirme le contraire. Le patient n’a pas froid. Son visage n’est pas bleu. Sa voix ne s’est pas modifiée. L’odeur, même, n’est pas celle du choléra. Tu l’as senti, n’est-ce pas ?

− Choléra, persiste Leo. Je conseille des bains chauds et des frictions de moutarde. J’ai été alerté par des cas suspects dans les faubourgs.

− Il y a toujours des cas dans les faubourgs, s’agace Vassili, parmi les malheureux dépourvus d’hygiène, mais nous ne sommes pas en situation d’épidémie cette année, Dieu merci. Il fait déjà trop froid. Ce que nous savons du bacille, c’est qu’il meurt quand la température tombe sous zéro. Si nous étions en été, je ne dis pas… mais en novembre ?

Modest se garde d’intervenir dans leur débat, puis annonce :

− Il s’est réveillé.

Pour un temps, les deux frères laissent en suspens leur querelle de spécialistes.

− Son état a-t-il évolué ? s’informe Leo.

− Il dit avoir du mal à respirer. Pour le reste, il semble avoir repris le dessus.

Les praticiens se dévisagent. Vassili prend la parole.

− Depuis quand, précisément, souffre-t-il ?

− Je ne pourrais le dire exactement. Mercredi soir, nous sommes allés dîner Chez Leiner. Il était en parfaite santé, surtout préoccupé par le sort de sa dernière symphonie. L’accueil a été mitigé, comme vous le savez. Il n’a guère mangé… Un plat de pâtes, si je me souviens. Mais je pense qu’il s’agit de cette carafe d’eau au repas de midi du lendemain. Il est possible qu’on ait oublié de la faire bouillir.

− Que ferait une carafe d’eau non bouillie à table ? Les consignes sont des plus strictes… rappelle Leo.

− Cela me paraît étrange, coupe Vassili. N’aurait-il rien absorbé de… particulier au cours de ces dernières heures ?

Il fixe Modeste avec insistance, lequel reste impassible.

− Pas que je sache.

− Me dites-vous tout, absolument tout ?

− Évidemment ! se récrie Modeste. Pourquoi mentirais-je ? Vous devez le sauver. Voilà tout ce qui m’importe !

− C’est notre désir le plus cher, autant que le vôtre, mais pour combattre le mal, il faut le connaître. Or, dans ce cas précis, j’avoue…

Modeste passe une main dans ses cheveux drus, juste comme des coups sont tambourinés à la porte. Malgré l’heure matinale, de nouveaux courriers ou des valets d’éminents personnages se pressent pour obtenir des nouvelles du malade. Nazar, le domestique, se charge de les éconduire.

− Officiellement, suggère Vassili Bertenson, mieux vaudrait parler du choléra. Ce serait un bon moyen de nous débarrasser de ces importuns. La crainte d’être contaminé dissuadera la plupart.

− Non, s’oppose Modeste. Pétia ne veut pas. Il veut voir ses amis. Il me l’a dit.

− Vraiment ? s’étonne Leo. Mais si nous ne prenons pas les mesures d’hygiène imposées en pareil cas, inutile d’espérer que l’on nous croie.

Déjà, Modeste n’écoute plus. Un homme vient d’apparaître dans le couloir, le manteau poussiéreux et le chapeau de travers. Il arrive à l’évidence d’un long et pénible voyage. Modeste se jette dans ses bras et s’écrie :

− Ah, Tola4 ! Mon cher Tola ! C’est notre frère, le gouverneur de Géorgie !

La pointe de fierté qui perce dans les paroles de Modeste provoque un regard ambigu entre les médecins. Anatole Tchaïkovsky, homme corpulent et barbu, dans la quarantaine épanouie, les salue cordialement. Modeste et lui sont jumeaux, mais au fil du temps, leur ressemblance s’est estompée. Si Modeste cultive une maigreur d’artiste maudit, Anatole manifeste sa réussite politique et sociale par un bel embonpoint.

− J’ai fait au plus vite, annonce ce dernier, dès que j’ai su la terrible nouvelle. Mais ces satanés trains ! Tu ne peux imaginer la pagaille ! On s’est arrêtés en rase campagne pour embarquer des cochons ! Des cochons, satané bon Dieu ! Où va ce pays ? Comment va Pétia ? Où est-il ?

− Il va mieux, ment Modeste.

− Vraiment ? Conduis-moi à lui. Je n’ai pensé qu’à l’embrasser tout au long du voyage.

− Je ne peux pas, refuse Modeste. C’est le choléra.

Anatole hausse son sourcil broussailleux.

− Pfff… Le choléra ? Foutaise ! C’est bon pour les crasseux, cette maladie-là. Pétia se lave les mains dix fois et prend deux bains par jour ! Et en plus, il refuse de boire autre chose que de son eau minérale hongroise à cause de ses brûlures d’estomac ! La Hunyadi Janos ! Il n’approcherait pas un rat ou une araignée à deux mètres, il en a peur ! Alors, de l’eau corrompue, non, franchement…

Et le gouverneur de s’en prendre aux médecins avec toute l’autorité qui est la sienne dans ses hautes fonctions :

− Eh bien, si vous avez diagnostiqué le choléra, vous faites de sacrés escrocs ! Allons, qu’on me laisse le voir. Assez de ces fadaises.

Des jumeaux, Anatole a toujours eu l’ascendant sur Modeste. Aussi, sans attendre son consentement, il joue de sa carrure et se fraie un passage jusqu’à la chambre, bousculant sans ménagement les courriers en uniforme et autres parasites qui dansent d’un pied sur l’autre en attendant une hypothétique entrevue.

− Qu’est-ce donc ici ? s’emporte-t-il. Un cirque ?

Il pousse la porte de la chambre. En découvrant son frère étendu, les joues pâles et creuses comme jamais, ses cheveux blancs ébouriffés, il mesure la gravité de la situation. Tchaïkovsky s’illumine en le voyant.

− Tola ! Tu as fait la route depuis ta lointaine province ? Tu es fou !

− On dirait que cela t’étonne ! s’exclame son cadet en l’embrassant. Tous les journaux de Russie t’annoncent mourant. Je n’en crois pas un mot. Le choléra ? Avec Modeste qui a sa mine de comploteur ? Bah ! Que nous caches-tu ?

Le sourire s’efface du visage de Tchaïkovsky.

− Laissons cela, j’ai peu de temps, élude-t-il d’une voix calme et résignée. Il me reste tant de détails à régler. Ma dernière symphonie… Il faut faire venir Napravnik, le chef d’orchestre. Je dois encore lui donner des indications avant le prochain concert.

− Comme si c’était le plus urgent !

− La première a été un four. Je ne veux pas que cela se reproduise.

− Pétia, je t’en prie, ne dis plus un mot. Tu me parles encore de musique alors que tu devrais reprendre des forces et envoyer paître tes médecins de pacotille.

− Tola, ce sont ceux du tsar ! s’insurge Modeste.

− Seraient-ils ceux du roi de la lune, qu’importe ! s’entête Anatole. Pétia, désires-tu quelque chose en particulier ? Dis vite, que je coure te le chercher, à l’autre bout du monde s’il le faut.

− Comment vous sentez-vous ce matin, Piotr Ilitch ? s’enquiert le professeur Vassili Bertenson en s’approchant.

− Magnifiquement, répond Tchaïkovsky, cynique. Je ne sens plus mon corps et vous n’imaginez pas l’effet bienfaisant que cela procure. Maintenant que vous êtes là, nous sommes assez pour entamer une partie de whist5 . Voilà ce qui me manque… Un whist du diable !

− Farceur ! plaisante Vassili. Je relève le gant, mais nous verrons cela quand vous serez remis.

Dans l’embrasure de la porte, le malade distingue plusieurs silhouettes qui se pressent dans l’espoir de l’apercevoir.

− Qui sont ces gens ?

− Je n’en sais rien, rouspète Anatole. On se croirait à la foire aux épices, là-dehors !

− Quel malheur de ne mourir qu’une seule fois, plaisante Tchaïkovsky. C’est l’occasion rêvée pour revoir tous ceux que l’on aime, un peu comme à Noël. Messieurs, je vous congédie. Fermez la porte. Modia, Tola, j’aimerais rester seul avec vous deux.

Le gouverneur de Géorgie se lève et repousse avec autorité les médecins, avant de refermer sèchement la porte, sans se préoccuper de la mimique réprobatrice de Modeste.

− Noël… murmure Tchaïkovsky en laissant son regard errer par la fenêtre. Je me souviens du dernier Noël que nous avons fêté avant de quitter Votkinsk. Je crois qu’il s’agit là de mon plus beau souvenir d’enfance…

Il a un soupir.

− Maman était si belle alors…

1 Par souci de clarté les dates correspondent à notre calendrier européen, dit « grégorien », en avance de 12 jours sur le russe, dit « julien », en vigueur à cette époque.

2 Diminutif de Piotr.

3 Diminutif russe de Modeste.

4 Diminutif russe d’Anatole.

5 Jeu de cartes très à la mode dans l’Europe d’alors.

L’enfant de cristal

1847, Votkinsk, petite ville à 1 100 km à l’est de Moscou.

Les bourrasques de neige balaient la campagne, enlaçant les bouleaux frissonnants d’étreintes fantomatiques et fuyantes. Un instant, surgissant entre deux nuages filandreux, le soleil mourant éclabousse la plaine de franges incandescentes ; les ombres ramifiées griffent les courbes blanches. Les contreforts de l’Oural émergent des tourbillons, puis le crépuscule vorace engloutit cette vision fugitive.

Pierre éprouve un délicieux frisson. Cette heure précise enflamme son imagination, lorsque les premières encres du soir engloutissent les paysages désenchantés livrés aux assauts de l’hiver. Le nez écrasé contre la vitre froide, il ne se lasse pas d’observer ces transformations. Il aime ces puissants emportements de la nature, lorsque le ciel s’emplit d’orages et que la taïga résonne des hurlements du blizzard. Il croit ressentir leurs échos en lui-même.

Quiconque aurait observé cet enfant de sept ans, vêtu d’une robe à carreaux, avec ses membres frêles, ses traits de porcelaine et son regard lunaire, aurait été bien en peine de soupçonner le feu intérieur qui couve en lui, que masque souvent une expression détachée, comme indifférente. Tout à coup, il devient rouge d’excitation et s’écrie :

− Maman ! Madame Fanny, les voilà ! Les voilà !

Au détour de la mauvaise route, des lanternes brinquebalantes trouent la pénombre, annonçant l’arrivée des invités. Aussitôt, Pierre saute de son tabouret et déboule dans le salon où Alexandra Tchaïkovsky et sa jeune gouvernante suisse, Fanny Durbach, mettent la dernière touche à l’arbre de Noël, en équilibre sur des escabeaux. Ce tableau merveilleux fige instantanément Pierre sur le seuil. Il écarquille les yeux et une larme d’émotion coule sur sa joue, qu’il essuie rapidement. La moindre émotion le porte à trembler ou à pleurer sans qu’il le veuille, ce qui l’agace énormément. Il a entendu dire que c’était un mal étrange, un mal de famille, dont il a hérité du côté de sa mère6 : une extrême sensibilité aux choses qui l’entourent et qui lui vaut un surnom affectueux de la part de Fanny, sa gouvernante : l’enfant de cristal.

− Qu’y a-t-il, Pierre ? demande sa mère, sur l’escabeau. Cesse de crier ainsi !

Il aimerait mieux être appelé Piotr, en russe, ou mieux encore, par le charmant diminutif de Petroucha7. Mais Pierre, c’est ainsi que l’on nomme encore le petit Tchaïkovsky, car le français est la langue de l’éducation et du bon goût dans les familles de la bourgeoisie russe, telles que la sienne. De plus, sa mère a des origines françaises dont elle est fière8… les Français ne sont-ils pas l’exemple de la distinction et de l’élégance ?

Pierre trouve sa mère si belle dans son élégante toilette brodée, ses cheveux remontés en un chignon serré, qu’il est submergé par le besoin de s’agripper à elle par l’ourlet de sa robe, manquant de lui faire perdre l’équilibre.

− Pierre ! Lâche-moi donc ! Es-tu devenu fou ?

Le garçon recule aussitôt, boudeur. Vexé. Rien ne le frustre plus que d’être rejeté, même gentiment.

− Les invités sont là, marmonne-t-il, blessé.

− Déjà ? s’alarme la maîtresse de maison. Que ne l’as-tu dit plus tôt ? Fanny, courez à la cuisine presser les servantes. Elles pépient, elles jacassent, mais la besogne n’avance pas ! Mon Dieu ! Mon chignon ! Il manque une épingle ! Elle a dû tomber…

− Maman, est-ce que je pourrais jouer du piano, ce soir ? J’ai appris mes leçons, et je sais un nouvel air !

− Oh, Pierre, c’est bien le moment de parler de cela ! On va sonner et je suis à peine présentable !

À trente-quatre ans, elle n’a jamais été si séduisante, ni aussi épanouie, mais en vraie coquette, elle prend plaisir à détourner les compliments. Elle soulève ses jupes et s’élance en trottinant, légère comme une ballerine. Puis, soudain prise d’un remords, elle revient sur ses pas, s’agenouille devant son petit garçon et le serre contre elle. C’est tout. Pierre aurait préféré des dizaines de baisers, mais le sourire reparaît sur son visage renfrogné.

Aussitôt, sa mère ajoute en levant un doigt sentencieux :

− Et par pitié, Pierre, cesse de parler en russe. Ne te l’ai-je pas dit cent fois ? Le russe, c’est la langue des moujiks9.

Pierre promet. Que ne ferait-il pour plaire à sa si jolie maman ? Du perron parviennent déjà le piétinement des chevaux, le cliquetis des harnais et les conversations enjouées des invités. Alerté par le remue-ménage, Ilia Tchaïkovsky descend lourdement de son bureau où il achevait de rédiger un dernier rapport. Diplômé de l’école des Mines, ingénieur réputé et excellent gestionnaire d’entreprises, il a revêtu son uniforme d’apparat chamarré de décorations. À bientôt cinquante-­deux ans, c’est un brave homme, simple et aimant. Plus âgé que son épouse, ses cheveux ont blanchi, mais ses manières restent vives. Sa belle moustache retroussée avec soin en impose.

Il prend sa femme par le bras pour accueillir les invités, que le vent glacial pousse à l’intérieur comme une pelletée de feuilles mortes. Tous entrent, rieurs, saupoudrés de neige. Alexandra fait la révérence aux uns, tend la main ou la joue aux autres. De ses origines françaises, elle possède un sens inné du savoir-vivre et du bon ton.

Ce petit monde est introduit au salon où l’on s’extasie devant l’arbre décoré et l’abondance des cadeaux entassés à son pied. Les servantes engagées pour l’occasion proposent des plateaux chargés de friandises. Le champagne mousse dans les coupes. Un officier polonais sanglé dans son uniforme de lancier s’installe au clavier du grand piano à queue qui trône dans un coin. Il lui suffit d’entamer une mazurka10 enlevée pour être aussitôt entouré et cajolé par les plus jolies femmes de l’assistance.

Oublié, Pierre s’est replié dans un coin et l’écoute. Le seul son de l’instrument le fait chavirer. Son émotion est si puissante qu’il doit se contenir. Qui a pu composer une musique aussi merveilleuse que celle-ci ? Il n’en revient pas. Une grosse main bienveillante se pose alors sur son épaule.

Levant la tête, il croise le regard malicieux de son père.

− C’est du Chopin, mon garçon.

− J’aurai le droit d’en jouer, moi aussi ? J’ai déjà retenu le rythme et la mélodie.

− Pas ce soir, sinon tu seras trop énervé pour dormir.

La consigne de son épouse est stricte. Pas trop de musique pour Pierre, car elle déchaîne en lui des émotions si violentes qu’elles lui enlèvent sommeil et appétit. L’enfant s’est d’abord entiché d’un piano mécanique qui égrenait des mélodies d’opéras à la mode. Puis il s’est découvert une passion pour des airs de folklore et n’a eu de cesse que d’apprendre à jouer d’un véritable instrument. Il a fallu céder, payer quelques leçons pour satisfaire son insatiable curiosité, sa boulimie effrénée de musique… Ce n’est pas un prodige du clavier, mais il possède une flamme, un sens de la mélodie qui font oublier son jeu parfois hésitant.

Parfois, monsieur Tchaïkovsky s’interroge : s’agit-il d’une lubie qui passera avec le temps, ou d’une passion supérieure ?

− Sois sage, conseille le père. Va jouer avec ton frère en attendant la distribution des cadeaux.

Pierre hausse les épaules. Il n’apprécie guère son aîné Nicolaï, une brute à laquelle il sert de tête de turc. Quant aux autres enfants présents dans la pièce, ils l’intimident. Il n’aime pas se lier. L’autre, c’est l’étranger, l’imprévu. La déception. Il préfère jouer avec sa petite sœur Alexandra. Sacha… Elle a cinq ans. Encore un bébé. Les bébés, eux, ne font aucun mal.

Pourtant, ce soir, il aimerait mieux se mêler aux grandes personnes qui rient et conversent. D’autant que les premiers effets de l’alcool se faisant ressentir, les convenances tombent rapidement. Les couples se forment et l’on commence à valser. Valser ! Pierre aime tant glisser sur le parquet ciré au rythme des trois temps. Échappant à la surveillance paternelle, il se faufile dans la cohue. Tous ces adultes endimanchés se soucient peu du petit garçon en robe à carreaux dont les plis ridicules lui tombent sur les genoux. Pierre se sent un nain parmi des géants. Par quel moyen se hisser jusqu’à eux, attirer leur attention pour s’en faire aimer ? Car c’est bien cela qui importe avant tout, n’est-ce pas ?

Il souffre tant lorsqu’il est tenu à l’écart.

Il se doit de plaire. Il se doit d’être admirable.

Il parvient à s’approcher du piano et observe l’officier à la belle prestance qui enchaîne les morceaux, ses larges mains bondissant sur le clavier de façon exagérée. S’apercevant de sa présence, l’homme lui sourit sous sa belle moustache cirée.

− Toi aussi, tu veux jouer ?

Pierre va ouvrir la bouche lorsqu’il est interrompu par Fanny, la gouvernante, qui l’entraîne à l’écart.

− Non, non… pas de musique ce soir, Pierre. Viens, nous allons plutôt danser.

Pierre est déçu, mais il se laisse emporter par le rythme de la valse et la bonne humeur de la Suissesse. Si jeune qu’il soit, il connaît les pas et sa prestation est applaudie par l’assistance. Ses joues s’empourprent de fierté. Le reste de la soirée n’est que jeux et rires, avant que le dîner n’arrive avec son cortège de venaisons et de vins fins. Lorsque le carillon sonne minuit, Pierre, épuisé, somnole déjà sur une chaise. Son frère Nicolaï ne rate pas l’occasion de lui donner un bon coup de coude pour le réveiller. Il sursaute, va riposter, puis, voyant les enfants s’attrouper au pied de l’arbre, il comprend que l’heure divine d’ouvrir les cadeaux est arrivée.

Il a un scrupule à se mêler à cette agitation.

Sa mère doit le pousser doucement.

Sacha s’émerveille déjà de ses nouvelles poupées, Nicolaï de sa locomotive en fer, réplique exacte d’une vraie. Pierre aurait volontiers échangé son herbier contre une pleine charrette de partitions… Mais il sourit.

Il est heureux.

Longtemps après s’être couché, le tourbillon de la musique continue de résonner dans sa tête jusqu’à la douleur. Lorsque Fanny pénètre dans sa chambre en tenant haut sa lampe à huile, pour s’acquitter de sa dernière inspection, elle est surprise de le trouver assis dans son lit, le visage rouge, se cognant les tempes avec ses poings. Elle pâlit.

− Oh, Pierre, encore…

− Je n’y peux rien ! C’est cette musique ! Il faut m’en débarrasser, madame Fanny.

La gouvernante se penche sur lui et tente de le consoler, de l’apaiser.

− Pierre, lui souffle-t-elle. Il n’y a plus de musique, juste le silence. Écoute, les invités sont partis.

− Mais si, puisque je l’entends… Enlevez-la de mon crâne, madame Fanny. Enlevez-la !