La vague et la falaise - Christophe Schaeffer - E-Book

La vague et la falaise E-Book

Christophe Schaeffer

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Beschreibung

Deux chemins qui n’étaient pas forcément destinés à se croiser : Marie-Jeanne Lemal, personne handicapée I.M.C. (infirme moteur cérébral) et Christophe Schaeffer, philosophe.

Dans une société qui valorise démesurément la volonté, l’hyperactivité et l’idée de choix, n’y aurait-il pas une passivité positive, un art de subir pour réaliser tous les possibles et les potentiels de l’existence ? Mais tout le témoignage de vie de Marie-Jeanne Lemal s’illustre par une formidable résistance à l’encontre de cette passivité, elle qui, par dessus tout, tient à son autonomie chèrement acquise au fil du temps.
Grâce au dialogue, les protagonistes chemineront ensemble, dans leurs différences, vers ce qu’ils n’auraient sans doute pas pu entrevoir séparément sur le sujet. Cette discussion ouverte et complice débouche alors sur une nouvelle approche de la passivité pour l’un et l’autre.
La vague et la falaise dévoilent métaphoriquement le paysage de cette étonnante rencontre où le va-et-vient continu de la volonté sur la passivité se manifeste au plus fort de la relation et donc de la vie.

Un dialogue philosophique autour de la passivité positive, qui invite à la réflexion.

EXTRAIT

J’avais dix ans quand j’ai entendu, pour la première fois, ma voix dans un appareil enregistreur. Jusque-là, je n’avais jamais réalisé que je parlais mal. Ce fut un véritable choc ! À l’adolescence, ce sont dans les miroirs, les vitres des magasins que j’ai fait le constat de ma démarche malhabile ou titubante, et surtout bien moche. De là est née la révolte, le « pourquoi moi ? » qui est resté longtemps sans réponse. Mais y en a-t-il une ? Tout au long de ma vie, j’ai fait le constat que l’existence procède de la lutte, elle est pour moi un combat quotidien… Mais c’est aux victoires, et uniquement à celles-ci, que je m’arrête maintenant !
La semaine dernière vient à moi une dame « valide » qui a, momentanément, un grand plâtre et se traîne sur deux cannes. Je lui souligne sa vaillance et son courage. Voulant certainement me faire plaisir, elle déclare que je suis bien plus courageuse qu’elle et n’en démord pas. J’estime que c’est faux et qu’elle ne me comprend pas. Je ne suis pas courageuse, je n’ai pas le choix, c’est tout ! Il faut bien continuer à vivre comme je suis…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

De ce livre, nous ne sortons pas indemnes, et les larmes prennent la place des mots, lorsque nous tentons de dire merci aux auteurs. - Yveline Ciazynski, e-litterature.net

À PROPOS DES AUTEURS

Christophe Schaeffer est philosophe (docteur). Il s’attache depuis plusieurs années à défendre une philosophie qui, dans la rencontre et la confrontation, propose, par delà les concepts et les systèmes de pensées clos sur eux-mêmes, une autre manière de réfléchir sur le monde. Dans cette voie, il a publié plusieurs livres et a notamment fondé le Collectif-REOS, qui comprend une cinquantaine d’auteurs — chercheurs, artistes, écrivains... —, valorisant la pluridisciplinarité et la créativité des personnes.

Née en 1940, Marie-Jeanne Lemal est de nationalité belge. À partir de 1980 : activité de militante dans de nombreuses associations pour la défense et le bien-être des personnes handicapées physiques (ACIH, Handicap Physique et Logement, AVJ Liège) : administrateur dans ces associations et plusieurs autres. Témoignages et conférences dans les écoles et groupes d'adultes concernant les problèmes et les réussites de la personne handicapée physique. Participation à différents colloques, séminaires, etc.
Auteur d'articles dans des revues spécialisées. En 2003, publication aux éditions Luc Pire à Bruxelles d'un livre autobiographique, Mon cri fut silence, illustré par François Walthéry.

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De Christophe Schaeffer

De la réparation,

« Analyse comparative et transversale : psychologie et écologie », Paris, l’Harmattan, 2010.

La séparation à l’œuvre,

« Figures et expressions dans le domaine de la littérature », Paris, l’Harmattan, 2010.

Les Méditations protophysiques, Paris, Librécrit, 2008.

De la séparation, Paris, l’Harmattan, 2007.

Recherches sur la séparation

onto-chrono-cosmologique, Lille, ANRT, 2007.

FECHA, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1990.

De Marie-Jeanne Lemal

Mon cri fut silence, Bruxelles, Luc Pire, 2003.

Et tout le monde crie bien fort qu’un handicapé est d’abord un être humain

Alors pourquoi tant d’embarras face à un mec en fauteuil roulant

Ou face à une aveugle, vas-y tu peux leur parler normalement

C’est pas contagieux pourtant avant de refaire mes premiers pas

Certains savent comme moi qu’y a des regards qu’on n’oublie pas

C’est peut-être un monde fait de décence, de silence, de résistance

Un équilibre fragile, un oiseau dans l’orage

Une frontière étroite entre souffrance et espérance

Ouvre un peu les yeux, c’est surtout un monde de courage Quand la faiblesse physique devient une force mentale Quand c’est le plus vulnérable qui sait où, quand, pourquoi et comment

Quand l’envie de sourire redevient un instinct vital

Quand on comprend que l’énergie ne se lit pas seulement dans le mouvement

Parfois la vie nous teste et met à l’épreuve notre capacité d’adaptation

Les 5 sens des handicapés sont touchés mais c’est un 6e qui les délivre

Bien au-delà de la volonté, plus fort que tout, sans restriction

Ce 6e sens qui apparaît, c’est simplement l’envie de vivre.

Ce 6e sens qui apparaît, c’est effectivement « simplement l’envie de vivre ».

Grand Corps Malade « 6e sens ».

Prologue

MARIE-JEANNE LEMAL – Pourquoi tenez-vous tellement à parler de passivité ?

CHRISTOPHE SCHAEFFER – Il me semble qu’aujourd’hui la volonté et l’idée de faire des choix sont excessivement mises en avant. En un certain sens, je cherche à comprendre pourquoi nous souffrons d’hyperactivité avec notamment l’obligation de devenir « acteur » de sa vie…

M.-J. L. – Est-ce une réalité ?

C. S. – Le marché du développement personnel est actuellement florissant ! Il existe de nombreux livres, dossiers de magazines ou stages de formation destinés à nous aider à prendre notre vie en main, à nous apprendre à nous « gouverner » nous-même. L’art de piloter sa vie est un champ d’étude très actif et surtout très lucratif !

M.-J. L. – Êtes-vous contre ce marché ?

C. S. – Le problème n’est pas d’être pour ou contre – bien que je me demande si le coaching1 n’est effectivement pas une course au succès qui enferme l’individu dans une spirale illusoire de la réussite –, mais de se demander pourquoi le développement personnel connaît un tel succès dans notre société.

M.-J. L. – Justement, comment l’expliquez-vous ?

C. S. – Paradoxalement, peut-être par un sentiment de passivité face à la multiplicité des choix que nous devons faire et que nous subissons au quotidien.

Le psychologue Barry Schwartz souligne ce « paradoxe du choix2 » dans les sociétés d’abondance dans lesquelles nous vivons : abondance de nourriture, abondance d’information ou de divertissement… À l’heure actuelle, notre problème n’est pas de trouver des ressources, mais de les éliminer, de faire des choix face à une offre inflationniste. Confrontés à cette difficulté, beaucoup d’entre nous se sentent passifs, incapables de faire un choix parmi la profusion. D’où les nombreuses méthodes de développement personnel qui tentent de recentrer l’individu sur lui-même afin de l’aider à choisir, à prendre des décisions pour devenir acteur de sa propre vie…

M.-J. L. – N’est-ce pas positif ?

C. S. – La « pensée positive » suggère que tout est possible dès lors que l’on croit en soi !

M.-J. L. – Cela ne me paraît pas totalement absurde !

C. S. – Je n’ai jamais dit que cela l’était, mais croire en soi, devenir acteur de sa vie ou encore faire des choix n’est pas, de mon point de vue, contradictoire avec ce que l’on entend par passivité. Mais pour l’admettre, il faut s’interroger sur le sens profond que revêt ce terme et surtout comprendre pourquoi et comment il interagit avec notre capacité à faire des choix.

M.-J. L. – Je ne suis pas sûre de bien vous comprendre…

C. S. – Dans notre société, être actif est synonyme d’être entreprenant, audacieux, déterminé, décisif… À l’opposé, être passif désigne une personne qui se contenterait de subir les événements, de suivre les impulsions extérieures sans faire preuve d’aucune initiative, qui n’accomplirait aucune action personnelle, qui manquerait d’énergie, etc.

De là, pour le plus grand nombre, il n’y aurait qu’un pas à franchir pour faire de cet état une cause majeure de souffrance, liée d’ailleurs à l’étymologie du mot3.

C’est la raison pour laquelle la passivité est perçue et vécue négativement par la plupart d’entre nous…

M.-J. L. – N’êtes-vous pas du même avis ?

C. S. – Peut-être pas. Car je ne m’explique pas le décalage entre cette perception négative et le fait que la passivité se trouve pourtant à l’origine de toutes les grandes interrogations qui donnent sens à notre vie.

Quand nous cherchons en effet à comprendre et à expérimenter notre relation à autrui et au monde et, plus métaphysiquement, au temps et à la mort, en passant par cette grande interrogation sur Dieu, la passivité s’invite non seulement dans la réflexion, mais elle est aussi sa condition de possibilité.

M.-J. L. – Je veux bien vous croire… Mais pouvez-vous me dire en quoi ce sujet me concerne tout particulièrement ?

C. S. – J’ai lu votre livre Mon cri fut silence4, dont le contenu, lié à votre témoignage, m’a particulièrement touché. Votre histoire raconte ce que vous avez dû subir à peine venue au monde. Cataclysme provoqué par un médecin qui n’a pas déclenché chez vous le réflexe de la respiration.

Du nouveau-né bien portant que vous étiez dans le ventre de votre mère, vous entrez irréversiblement dans le monde des personnes handicapées pour le reste de votre vie comme IMC : infirme moteur cérébral.

M.-J. L. – Je suis effectivement en situation de handicap depuis ma naissance. Je suis « tombée » dans ce monde, écorchée dans tout mon corps, à cause d’une erreur médicale. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai vécu avec ça en moi.

Si, par hasard, vous ne m’avez pas vue entrer, vous avez déjà entendu que je parle mal, que j’ai des gestes qui ne ressemblent pas aux vôtres. Quand je marche, je bascule, je tombe souvent. Trop vite, je suis perçue, étiquetée comme étant une bonne buveuse ou, pire encore, une vraie débile ! Oui, je suis une I.M.C : il s’agit d’un handicap physique, dû à la prématurité, à un problème à la naissance ou dans la prime enfance. Il a parfois des troubles associés et n’est pas évolutif, mais il est irréversible. Dans mon cas, ce handicap est dû au fait que le cerveau a été privé d’oxygène à ma naissance. Je n’ai pas crié de suite, d’où le titre de mon livre : Mon cri fut silence.

Après vingt minutes de réanimation, peut-on dire qu’on m’a obligée à vivre ? M’a-t-on sauvé la vie ?

C. S. – Sans en être encore consciente, âgée seulement de quelques minutes, votre destin bascule vers une autre vie, malgré vous…

Cette situation de handicap dont vous parlez, c’est l’histoire d’une chute. Vous le dites vous-même : « Je suis “tombée” dans ce monde ». « Tomber » au sens d’un saut brusque dans une autre vie, « tomber » aussi à la renverse…

Quand vous vous demandez : « Peut-on dire qu’on m’a obligée à vivre ? », voulez-vous dire que l’on ne vous aurait pas laissé le choix de vivre avec ce handicap pour le restant de vos jours ou de mourir « naturellement » du fait de la gravité de cet accident qui, sans l’aide médicale, aurait abouti inéluctablement à la mort ?

Que signifie cette obligation pour la vie ?

M.-J. L. – Je ne sais toujours pas répondre à ces questions… Cependant, je fais une différence entre le fait d’avoir subi ce handicap à ma naissance et ma vie actuelle !

Si je suis handicapée et que je n’ai pas eu le choix ou même la possibilité de bien marcher, de savoir tenir un crayon, ou un verre rempli dans ma main, il n’empêche qu’aujourd’hui, je ne me considère pas comme une personne passive ! Car, au premier abord, être passif pour moi, c’est ne pas avoir de réaction ou d’avis. C’est subir les événements !

C. S. – J’entends bien cela…

M.-J. L. – C’est vrai que certaines de mes actions ou démarches n’ont pas été choisies mais imposées comme allant de soi et elles m’ont différenciée des autres, souvent même sans que je m’en rende compte. J’avais plus de 30 ans quand, dînant dans une famille nombreuse et amie, j’osais boire au verre sans paille. Soudain, l’un des gamins m’a demandé : « Pourquoi tu bois avec un doigt dans ton verre ? » Je n’avais jamais relevé le fait que pour mieux tenir mon verre, je mettais mon index dedans… Un exemple parmi tant d’autres pour dire que c’est tout le temps que mon choix est dicté par ma différence avec plus ou moins de conscience.

C. S. – Si vous ne vous considérez pas comme étant passive ou inactive, quel regard portez-vous sur votre entourage ?

M.-J. L. – Je constate qu’autour de moi beaucoup de personnes handicapées physiques attendent qu’on leur propose activités, rencontres, ou sorties. Elles ont des difficultés dès qu’il s’agit de prendre des initiatives, de faire le premier pas. Je me demande pourquoi elles éprouvent tant de gêne à se déplacer ou à avoir accès à l’endroit qu’elles souhaitent, même si je reconnais que l’effort reste quotidien.

Est-ce la peur de ne pas être pris au sérieux, ou simplement compris si l’on a des difficultés de parole ou d’expression ? En tant que personne handicapée, on est peu ou pas habitué à se prendre en charge, à décider, à construire. Récemment, un ami m’a dit à deux reprises au téléphone : « Je n’en sais rien… », quand m’appelant le matin, il attendait sans doute un projet de ma part alors qu’occupée, je lui demandais : « Que vas-tu faire aujourd’hui ? ». Je ne voulais rien décider pour lui, non plus !

En ce qui me concerne, au début des années quatre-vingt, le fait de rester inactive des heures durant, sans même prendre cela comme un repos, me déprimait beaucoup. À mesure que je me reprochais de ne plus savoir rien faire, ma dépression augmentait. Actuellement, je vais tous les mois à une réunion de travail dans un centre de logements pour personnes handicapées physiques et j’ai chaque fois un coup au cœur lorsque j’aperçois, dans une salle de séjour, un certain nombre de pensionnaires assis ou comme parqués. Qu’attendent-ils ? À qui ou à quoi sont-ils livrés ? Ont-ils seulement l’occasion de penser ?

C. S. – Ces questions font-elles écho à votre vie ?

M.-J. L. – Aujourd’hui, il n’est pas rare que je réponde quand on veut décider à ma place ou faire ce que je sais faire : « Laissez-moi vivre ma vie ! ». Même si je parle mal, je tiens à ce que mon avis soit entendu et pris en compte… Par ailleurs, le manque de faculté physique ne m’empêche pas de prendre seule mes décisions, même si, pour les mener à bien, je dois faire appel à l’autre qui est valide.

Pour moi, la vie est un combat de tous les jours ! Être passive, cela signifierait baisser les bras et ne pas réagir aux événements. Tout dernièrement, rentrant en taxi, j’ai demandé au chauffeur de m’aider jusqu’à la porte, c’est-à- dire faire quatre pas. Avant de s’exécuter, il m’a répondu : « Quand on ne peut pas marcher, on prend une ambulance ! » Rentrée chez moi plus que furieuse, je n’ai pu me taire et j’ai écrit une lettre de réclamation… N’est-ce pas tout le contraire que d’être passive ?

C. S. – Si, en effet !

Mais justement, votre grande résistance à l’égard de la passivité pourrait nous permettre de saisir ensemble ce qu’elle est véritablement, dans un monde qui n’ose même plus la nommer et la regarder en face…

Et dans la mesure où votre déficience a limité vos choix tout au long de votre vie, ne croyez-vous pas que votre combat dépasse largement en compréhension et en sagesse ce que chacun pourrait préjuger de la passivité ?

M.-J. L. – Ce préjugé concerne-t-il également le philosophe que vous êtes ?

C. S. – Oui, si j’aborde la passivité en brandissant triomphalement le jeu de cartes philosophiques avec les atouts de la pensée abstraite et spéculative. À mon sens, il faut se mesurer à d’autres enjeux…

M.-J. L. – Lesquels ?

C. S. – Laissez-moi vous dire ici ce qui me tient particulièrement à cœur… Premièrement, je ne considère pas qu’un philosophe soit limité à discourir uniquement sur des concepts en demeurant incapable de dialoguer avec autre chose que l’Histoire des idées ou d’autres philosophes. Deuxièmement, je me tromperais gravement si je pensais que ma réflexion sur la passivité devait vous convaincre d’une quelconque façon ou, ce qui peut revenir au même, que nous devions nous rejoindre sur le sujet.

Je pense en effet que l’essentiel de ce que nous avons à partager n’est peut-être pas à trouver dans ce qui nous unit, mais dans ce qui nous oppose, pour peu que cette opposition permette le dialogue.

M.-J. L. – En quoi cette opposition, comme vous dites, peut- elle être encore un dialogue ?

C. S. – Je vous répondrais alors en posant cette autre question : pourquoi un dialogue ne devrait-il pas trouver sa justification et son fondement dans la disparité, voire plus encore, dans l’incompatibilité entre les deux parties ? Je ne crois pas en effet à la nécessité d’un accord, sinon d’une correspondance stricte pour être réellement en situation de dialogue.

Se confronter au « dia », c’est-à-dire à ce qui est deux, c’est devoir supporter l’altérité, ce qui est « autre », quitte à assumer certains déséquilibres sur la forme et sur le contenu du sujet en question.

De même que je ne crois pas que votre témoignage doive changer mes convictions pour que je devienne un philosophe plus attentif à votre vie… Je crois en revanche à la possibilité de notre relation, au fait que nous sommes ensemble sur ce chemin, presque malgré nous.

Pourtant, j’ai conscience que même si nous parvenions à nous rejoindre, d’une manière ou d’une autre, il resterait un écart infranchissable entre nos deux vies. Cet écart, je ne le pense pas comme une impasse, c’est tout le contraire ! La possibilité de ce face-à-face réside précisément dans le fait que nous sommes fondamentalement différents et c’est cette différence, à mes yeux, qui est productrice de sens et de vie pour l’un et l’autre.

Je sais que vous parler de passivité peut vous ramener à un vécu négatif. Je reçois ce « Laissez-moi vivre ma vie ! » comme un cri qui a remplacé définitivement celui que vous n’avez pu pousser à votre naissance. Être passive serait, pour vous, renoncer à votre vie, vous taire une seconde fois…

Je ressens avec intensité votre rejet le plus absolu de cette situation, de même que je comprends que votre existence n’a peut-être de sens qu’en rapport à cette volonté d’être autonome, capable de faire des choix.

Mais la passivité dont je voudrais parler est-elle semblable à celle que vous éprouvez négativement ? Est-elle d’ailleurs réservée aux seules personnes handicapées ? La qualifier de « positive », ce serait sans doute être trop simpliste dans la formulation. Je souhaiterais parler ici d’une passivité en quelque sorte primordiale qui se trouverait à l’origine de notre capacité à faire des choix tout au long de notre vie.

Je voudrais imaginer avec vous cette source active dont nous ignorions peut-être l’existence et qui, cependant, donnerait sens à notre histoire, la vôtre et la mienne réunies. Je ne veux pas signifier par ces mots que nous sommes ce frêle esquif perdu dans une mer déchaînée. Non, comme le capitaine d’un navire majestueux, nous devons faire des choix, prendre des décisions, donner des orientations ! Mais que ces choix, ces décisions ou ces orientations se fassent peut-être malgré ce que nous avions prévu ou voulu par avance montre que toute notre vie chemine, réagit et se construit au gré des événements et des rencontres fortuites. C’est pourquoi je ne sais si ce qui nous « arrive » de réellement décisif dans l’existence tient à ce que nous décidons, à ce que nous appelons « faire un choix ». Pourrait- il être la partie visible d’une œuvre souterraine bien plus subtile et étendue, de sorte que notre volonté nous donnerait, illusoirement, l’impression de commander et de diriger notre vie ? Tout porte à croire que notre destin réside dans cette capacité à évoluer en nous confrontant à ce qui nous dépasse en grandeur et en complexité.

En venant vous trouver, je suis effectivement venu me confronter et me dépasser…

1. En français, coaching peut se traduire par accompagnement professionnel. On parle aussi d’accompagnement opérationnel ou encore d’accompagnement personnel au changement, hors de la sphère strictement professionnelle.

2. The paradox of Choice : Why more is less ?, Ecco, 2004.

3. Passif, du latin passivus, « susceptible de subir, souffrir ». Passivus est formé sur passum, supin de pati « souffrir, supporter ».

4. Mon cri fut silence, Illustré par Fr. Walthéry, Belgique, éd. Luc Pire, 2003.

Approfondissement du sujet

MARIE-JEANNE LEMAL – Votre plaidoyer a le mérite de me permettre d’en savoir un peu plus sur vous et sur vos intentions… Ce que je vous demande de bien comprendre et d’entendre à votre tour est la chose suivante : pour moi, un handicap ne s’accepte jamais ! Je dois vivre avec, du matin jusqu’au soir, tout le temps que durera ma vie. L’oublier est pour moi impossible : si j’essaie, je tombe !

Cette image de moi, je ne l’accepterai jamais, je ne m’y habituerai jamais, mais elle a évolué avec mes réussites, mes progrès et mes échecs. Durant la prime enfance, je ne voyais pas mon handicap, je ne le percevais pas. Je ne me rendais pas encore compte de tout ce qui allait me différencier des autres. Qu’il serait souvent un obstacle, une entrave !

CHRISTOPHE SCHAEFFER – Quand et comment avez-vous découvert cette différence ?

M.-J. L. – J’avais dix ans quand j’ai entendu, pour la première fois, ma voix dans un appareil enregistreur. Jusque-là, je n’avais jamais réalisé que je parlais mal. Ce fut un véritable choc ! À l’adolescence, ce sont dans les miroirs, les vitres des magasins que j’ai fait le constat de ma démarche malhabile ou titubante, et surtout bien moche. De là est née la révolte, le « pourquoi moi ? » qui est resté longtemps sans réponse. Mais y en a-t-il une ? Tout au long de ma vie, j’ai fait le constat que l’existence procède de la lutte, elle est pour moi un combat quotidien… Mais c’est aux victoires, et uniquement à celles-ci, que je m’arrête maintenant !

La semaine dernière vient à moi une dame « valide » qui a, momentanément, un grand plâtre et se traîne sur deux cannes. Je lui souligne sa vaillance et son courage. Voulant certainement me faire plaisir, elle déclare que je suis bien plus courageuse qu’elle et n’en démord pas. J’estime que c’est faux et qu’elle ne me comprend pas. Je ne suis pas courageuse, je n’ai pas le choix, c’est tout ! Il faut bien continuer à vivre comme je suis…

C. S. – Je suis conscient que la question de l’appréhension et de l’acceptation de la passivité, quand elle est confrontée à une déficience, ne présente effectivement pas les mêmes enjeux que quand elle se confronte à un être en parfaite santé. S’ajoute à la réalité sociale une réalité physiologique et médicale qui vient amplifier le sentiment négatif de la passivité…

M.-J. L. – Je ne vois pas en quoi il pourrait y avoir une passivité