La Vérité Humaine, un cours d'apologétique, tome I - Gaston Frommel - E-Book

La Vérité Humaine, un cours d'apologétique, tome I E-Book

Gaston Frommel

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Beschreibung

Une fois démontrée, une conjecture mathématique devient un théorème, que plus personne ne met en doute. Il n'en va pas de même avec les preuves apologétiques, sur lesquelles la philosophie doit toujours revenir, parce qu'en réalité l'existence de Dieu ne se démontre pas. A ce compte, on peut se demander si l'apologétique, ou défense du fait chrétien devant les facultés naturelles de l'homme selon la définition de Gretillat, est susceptible de progrès, puisqu'elle n'établit rien de manière irréfutable ? L'apologétique tient plus de l'art que de la science, répond Gaston Frommel ; comme tout art elle varie beaucoup dans son expression avec les époques. Miroir du temps, celle de notre début de 21ième siècle se caractérise par la superficialité, la peoplisation, le bling-bling des réseaux sociaux. C'est pourquoi il est d'autant plus important de prendre connaissance de ce qui a été écrit avant. La preuve cosmologique du Kalam, pour prendre un exemple, est le type même du buzzword dont le succès n'est dû qu'à une médiatisation américaine ; l'argument est aussi vieux que le monde et a depuis des siècles reçu les réponses des philosophes, que l'on trouvera entre autres dans ce premier volume du cours d'apologétique de Frommel. Après une introduction pour la plupart empruntée à Gretillat, l'auteur tente de répondre à la question de la nature du moi humain. Après avoir critiqué et écarté, le sensationnisme de Hume (Je sens, donc je suis), l'intellectualisme de Descartes (Je pense, donc je suis), il montre les mérites du volitionnisme (Je veux, donc je suis), qu'il approfondit ensuite par le moralisme (Je dois, donc je suis). Pour Frommel, la volonté, ainsi que la liberté humaine qui en constitue un corollaire, est une donnée première de la conscience, un élément irréductible du Je ; l'apologétique doit avoir pour but de plaider la cause d'une relation entre l'homme et Dieu qui soit de personne à personne. En ce sens on peut dire que Frommel fait faire ici un progrès réel à l'apologétique. Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1910.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322483211

Auteur Gaston Frommel. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.

ThéoTEX

site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]
La Vérité Humaine
un cours d'apologétique
Tome I : Quel homme suis-je ?
Gaston Frommel
1910
♦ ♦ ♦Thé[email protected] – 2016 –
Table des matières
Un clic sur ◊ ramène à cette page.
Introduction
1. Définition de l'apologétique
2. Utilité de l'apologétique
2.1 L'objection du point de vue déterministe
2.2 L'objection du point de vue ultra-spiritualiste
2.3 L'objection tirée de la distinction de la foi et de la science
2.4 L'objection tirée de l'inévidence du christianisme
2.5 L'objection tirée de la valeur pratique du christianisme
3. Histoire de l'apologétique
3.1 Période apostolique
3.2 Période patristique
3.3 Période de la Réformation (XVIe et XVIIe ss.)
3.4 Le XVIIIe siècle
3.5 Période moderne
4. Principes, méthode et plan de notre apologétique
4.1 La méthode d'autorité
4.2 La méthode rationnelle
4.3 La méthode historique
4.4 La méthode psychologique et morale
Plan
Quel homme suis-je ?
1. Le sensationnisme et la vérité humaine
1.1 Le sensationnisme criticiste
1.2 Le sensationnisme psycho-physiologique
1.3 Critique de ces deux sensationnismes
A. Le réflexe et la sensation
B. La sensation et l'idée
C. Le sensationnisme et la sui-conscience
D. Le sensationnisme et la causalité
2. L'intellectualisme et la vérité humaine
2.1 L'intellectualisme psychologique et métaphysique
2.2 Critique de l'intellectualisme envisagé comme moyen de parvenir à la vérité
2.3 Critique de l'intellectualisme au point de vue anthropologique
2.4 Critique de la métaphysique intellectualiste
A. Critique de l'argument ontologique
B. Critique de l'argument cosmologique
C. Critique de l'argument téléologique
3. Le volitionnisme et la vérité humaine
3.1 Exposé thétique du volitionnisme
A. La volonté au point de vue psychologique
B. La liberté de la volonté (ou la volonté dans le domaine intellectuel)
3.2 Insuffisance du volitionnisme
4. Le moralisme et la vérité humaine
4.1 Exposé critique du moralisme contingent
4.2 Recherches analytiques sur les éléments constitutifs de la conscience morale et religieuse
A. Les éléments contingents
B. Les éléments absolus
4.3 Des quatre attitudes possibles en face d'une obligation absolue
A. La morale indépendante
B. La religion en fonction de la morale
C. La religion distincte de la morale et la morale distincte de la religion
D. La morale en fonction de la religion
◊Introduction
Messieurs,

Malgré le grand désir que j'ai de ne pas perdre notre temps en préambules et d'arriver rapidement in mediam rem, je ne crois pas pouvoir commencer un cours qui doit s'étendre sur toute une année, sans entrer dans quelques considérations générales. Il faut au moins que vous sachiez ce que nous allons faisant. Il convient également d'avoir quelque idée de ce qu'on a fait avant nous, afin d'adapter notre effort aux besoins et aux nécessités historiques de l'apologétique chrétienne. Enfin, avant de bâtir notre tour, il sera bon de nous asseoir un instant et d'examiner quels sont les matériaux que nous y emploierons et sur quel plan nous l'édifierons.

Notre introduction comportera donc les chapitres suivants :

I. Définition de l'apologétique. II. Utilité de l'apologétique. III. Histoire de l'apologétique. IV. Principes, méthode et plan de notre apologétique.
◊  1.Définition de l'apologétique

Sa définition provisoire peut être donnée en une seule phrase : l'apologétique est la vérification de la vérité chrétienne par les facultés naturelles de l'homme.

Nous aurions pu dire plus simplement encore : la défense de la vérité chrétienne. Mais comme on ne peut défendre une cause que devant un tribunal, et qu'en l'espèce ce tribunal ne saurait être que la nature humaine ou les facultés naturelles de l'homme, seules compétentes pour juger de la vérité en général, de la vérité du christianisme en particulier, nous avons préféré le mot, plus exact, de vérification à celui de défense. — Quant au terme de vérité chrétienne, susceptible de plusieurs applications ou déterminations différentes, nous lui laissons à dessein, pour ne rien préjuger, un sens large. Mais nous le prendrons toujours dans son sens vital et profond, celui de vérité vivante, qu'on peut et doit vivre et qui est la vie.

Le mot apologie lui-même (ou apologétique) a sa racine dans le grec ἀπολογία. Familier déjà à la grécité profane, il passa de très bonne heure dans le vocabulaire religieux de l'Église chrétienne. Le Nouveau Testament en use huit fois : trois fois dans le sens primitif d'une défense personnelle, d'une plaidoirie juridique (Actes.22.1 ; 25.16 ; 2Tim.1.16) ; deux fois dans le sens d'une défense officieuse (1Cor.9.3 ; 2Cor.7.11) ; trois fois dans le sens que nous lui donnons ici (Phil.1.7,16 ; 1Pierre.3.15). Dans la langue théologique et religieuse courante on emploie presque indifféremment la forme populaire du mot ou sa forme scientifique, avec cette nuance seulement qu'apologie se dit plus volontiers de la défense de tel ou tel point particulier de la vérité chrétienne, et apologétique de la défense générale, complète et systématique de cette même vérité. Le théologien Plank (1794)a avait tenté d'introduire entre les deux termes une distinction de sens un peu plus radicale. Il nommait apologie la défense pratique, concrète du christianisme, et apologétique la science de cette défense, c'est-à-dire les principes et les méthodes dont elle devait user. Cette distinction ne s'est pas maintenue. Mais elle pose une question qu'il nous faut élucider pour achever notre définition.

L'apologétique est-elle un art ou une science ? A-t-elle, comme toute science, un cadre fixe et des limites précises, constamment semblables à elles-mêmes, dans l'enceinte desquelles elle ait à se maintenir, tout en y progressant ? ou bien est-elle un art, je veux dire une adaptation constamment variable des éléments de la science chrétienne au but propre qu'elle poursuit ? De l'avis général, l'apologétique est un art plutôt qu'une science, comme telle, une chose mobile ayant à conformer ses moyens aux conditions ambiantes dans lesquelles elle se meut.

Viguié, l'auteur d'une Histoire de l'apologétique dans l'Église réformée de France (1858), s'inscrit seul contre l'opinion commune. Il écarte comme défectueuse la notion de l'apologétique qui fait de cette discipline « essentiellement une défense contre des ennemis déterminés, ou un antidote contre une certaine incrédulité, et qui lui confère ainsi un caractère temporaire et fragmentaire ». Il préfère à l'apologétique « qui naît du dehors, des circonstances et de l'état des esprits », celle qui « procède du dedans, des profondeurs de la conscience », celle d'un Pascal ou d'un Vinet, par exemple, dont l'effort a été central et dont la portée est « vraiment universelleb ».

[Il cite à l'appui de sa thèse une belle page du penseur de Lausanne décrivant l'apologie idéale : « Elle n'attendrait pas la provocation, elle provoquerait ; elle n'aurait pas égard au besoin d'un siècle, mais au besoin de tous les temps ; elle n'attaquerait pas une espèce d'incrédulité, mais ayant exhumé du fond de l'âme humaine le principe de toutes les incrédulités, elle les envelopperait toutes, elle devancerait celles qui sont à naître, elle préparerait une réponse à des objections qui n'ont pas encore été prononcées… Telle est l'apologétique de Pascal. » (Études sur Biaise Pascal, p. 5-6.)]

Il serait téméraire, certes, de se trouver, sur un sujet où ils sont nos maîtres, en désaccord avec Pascal ou Vinet. Mais en persistant à tenir l'apologétique pour un art plus que pour une science, sommes-nous réellement en désaccord avec eux ? Et si nous l'étions avec le but idéal qu'ils se proposaient, le sommes-nous avec la réalité des faits ? J'accorde volontiers que Pascal et Vinet, les plus grands de tous nos apologistes, ont tendu à faire de l'apologétique une science plutôt qu'un art : la science du cœur humain, dont ils ont sondé et mis au jour les raisons éternelles de croire et de ne pas croire ; et que dans leur œuvre la contingence des questions et des problèmes particuliers se trouve réduite à son minimum. Cependant n'ont-ils pas, tous deux, leur date et leur place bien marquée dans l'histoire de l'apologétique ? Ne dépendent-ils pas, tous deux, de leur époque et de l'esprit de leur temps ? Pourrait-on placer, sans anachronisme évident, l'apologiste du xviie siècle au xixe et celui du xixe au xviie ? Si fort qu'ils se rapprochent l'un de l'autre, une distance les sépare, et cette distance, c'est le chemin que, de l'un à l'autre, l'esprit humain a parcouru.

Cet exemple suffit à nous convaincre que non seulement l'apologétique varie en fait au cours des âges, mais encore qu'elle doit varier, c'est-à-dire qu'elle est et qu'elle doit être un art plutôt qu'une science.

Il y en a d'autres. Remontons jusqu'aux origines. Que voyons-nous ? Que « le judaïsme a fait ses objections ; que la philosophie païenne a fait les siennes, qui étaient fort différentes ; que plus tard le matérialisme et l'ultra-spiritualisme ont fait les leurs. Au déisme a succédé le panthéisme ; à l'intellectualisme, le légalisme et le moralisme dans la longue théorie des opposants. Ceux-ci tantôt déclarent la guerre ouverte à la religion chrétienne et s'écrient : Écrasons l'infâme ! tantôt ornent la victime pour la faire périr sous les fleurs. C'est ainsi que le voltairianisme, aujourd'hui vieilli, s'est vu remplacer par le panthéisme de Hegel ou l'éclectisme de Cousin qui noie toutes les oppositions dans un syncrétisme rationnel ou sentimental. L'ancien panthéisme, à son tour, spinosiste ou hégélien, pesant et dogmatique, a cédé la place au renanisme, fait de dédain transcendant pour toutes les convictions et qui finit par mettre en doute son doute mêmec. » Et le renanisme, lui aussi, disparaît peu à peu, chassé par une forme de pensée — faut-il dire ou de passion ? — nouvelle, complexe et vague, mais qui se précisera quelque jour, et, en se précisant, formulera nécessairement de nouvelles objections. — Or, à qui fera-t-on croire qu'à une opposition si changeante, si nombreuse et véritablement protéiforme, une seule réponse, toujours la même et invariable dans sa teneur, pourrait suffire ? Les mêmes points n'étant pas menacés également d'une période à l'autre, ni menacés de la même manière, n'est-il pas évident qu'il faut changer ceux de la défense, et modifier la défense elle-même ? Or, ces changements sont à l'apologie du christianisme ce que la tactique est à la science militaire. Et la tactique est un art, l'art d'employer une science.

Il convient cependant de ne rien exagérer. Il y a dans l'apologétique des données fixes, universelles et permanentes, savoir : l'Évangile et l'homme ; et dans l'homme, tout ensemble, une opposition foncière du cœur naturel à la vérité chrétienne, et une sympathie, une conformité, non moins foncières pour cette même vérité. Ce sont là les points centraux et stables, les deux foyers de l'ellipse, qu'il ne faut pas perdre de vue sous peine de s'égarer. Ils doivent éclairer comme des phares à feux contraires tout le champ de l'apologétique, et c'est à leur lumière seulement qu'elle pourra mettre en œuvre avec efficace les matériaux de sa défense. Manquer à rendre compte de cette contradiction, et au terme de son entreprise manquer à réduire la contradiction elle-même, ce serait, à proprement parler, manquer sa tâche, faillir à sa mission. Dans ce sens et à ce point de vue, c'est-à-dire en tant qu'un Évangile constamment identique à lui-même en ses quantités fondamentales rencontre un homme constamment semblable par les facultés et les dispositions intimes, — en ce sens et à ce point de vue, nous donnons raison à Viguié et nous approprions les paroles de Vinet qu'il cite. Mais cette stabilité n'exclut pas la mobilité, et cette identité n'empêche pas la diversité ; au contraire. Tout au plus pourrions-nous admettre — à titre hypothétique — que dans la suite des âges l'erreur épuisant ses formes et ses ressources, et la vérité prenant mieux possession des siennes, les oscillations de l'attaque, comme celles de la défense, diminueront de fréquence et d'étendue, l'apologétique de l'avenir tendra de plus en plus à cette unité, à cette universalité et à cette permanence que l'on réclame. Mais nous n'en sommes pas encore là, tant s'en faut.

Si maintenant nous ramassons et condensons en une formule ce que nous venons de chercher à établir, nous arrivons à cette définition : L'apologétique est l'art d'employer la science théologiqued à la défense du christianisme, c'est-à-dire à la vérification de la foi chrétienne par les facultés humaines naturelles.

◊  2.Utilité de l'apologétique

Mais avant d'aller plus loin, on nous pose une question : Cette apologétique — cet art d'employer la science théologique à la défense du christianisme — est-elle nécessaire ? Est-elle même utile ? Le christianisme, la vérité chrétienne en ont-ils besoin ? Ne sauraient-ils s'en passer ?

Le bon droit de l'apologétique chrétienne a été et est encore contesté. Il l'est ou peut l'être à cinq points de vue que nous examinerons rapidement.

◊  2.1 L'objection du point de vue déterministe

C'était jadis la tendance de Schleiermacher et plus encore celle de Hegel (et de leur école) de trouver dans l'existence des choses leur justification suffisante. Un fait est légitime parce qu'il est. Être, c'est avoir le droit d'être. Le christianisme n'échappait pas à ce jugement. Il se démontrait en se montrant. Il devait être parce qu'il était ; et l'apologétique se bornait à constater son existence, à l'expliquer dans sa nature et son histoire. Aujourd'hui la même tendance, avec des prémisses un peu différentes, se rencontre encore soit en haut, soit en bas de l'échelle des esprits. Le paysan vous dira fréquemment : « Toutes les religions sont bonnes pourvu qu'on y croiee. » Et les hommes cultivés, plus ou moins au courant des études récentes sur l'histoire des religions, disent : « La vie religieuse de l'humanité est engagée dans un développement constant ; chacune des religions positives marque une étape nécessaire de ce développement. La dernière venue, le christianisme, est la plus élevée parce que la dernière venue. La place qu'elle tient et sa supériorité naturelle assurent son triomphe. Laissez-la faire ; il est inutile de la défendre. »

Je demande d'abord si un chrétien véritable, un homme qui a trouvé dans la foi chrétienne la paix et le salut de son âme, parlera de la sorte ? Il ne me le semble pas. Pourquoi ? Parce qu'il sait que la religion qu'il professe n'est pas un fait naturel, se propageant de lui-même, mais une vérité morale, se proposant, à la conscience, réclamant une libre adhésion, et que les luttes, les combats, les victoires qu'a traversés l'homme pour devenir chrétien ont engagé sa raison, sa conscience et sa volonté.

L'erreur du point de vue qu'on oppose à l'utilité de l'apologétique chrétienne est d'envisager la religion, le christianisme en particulier, comme un phénomène naturel, de transporter dans le monde moral le déterminisme du monde physique. Or, il y a dans le monde moral une quantité de faits anormaux (c'est-à-dire contraires à la loi du monde moral : le bien), qui n'en existent pas moins pour être anormaux, et que nous jugeons tels. Il s'agit précisément de savoir si le christianisme est du nombre, s'il est normal ou anormal. Il ne suffit pas qu'il soit le dernier terme de l'évolution religieuse de la race, il faut encore qu'il soit vrai. Pour le savoir, il faut donc lui appliquer les critères de la vérité morale universelle ; l'apprécier dans son essence ; le condamner ou l'approuver ; si on l'approuve, dire pourquoi, en un mot le justifier et le défendre. C'est le rôle même de l'apologétique.

◊  2.2 L'objection du point de vue ultra-spiritualiste

L'utilité de l'apologétique nous est contestée à un second point de vue, que j'appellerai ultra-spiritualiste ou transcendantal. C'est le point de vue opposé au précédent. On part d'une observation très juste en soi et cent fois confirmée par l'expérience, à savoir : que le christianisme est « une démonstration d'esprit et de puissance ». Et l'on conclut que cette démonstration lui suffit parce qu'elle est irrésistible et divine ; que le christianisme ne vient ni de la nature, ni de l'histoire humaine, mais de Dieu directement ; et que les arguments et les raisons, loin d'ajouter à son évidence, l'infirment et la voilent au contraire.

C'était le point de vue de Beck, de Tubingue : « La réalité de l'affirmation que le christianisme prononce sur lui-même d'être la révélation parfaite de Dieu ne doit pas se démontrer par une déduction d'idées ou de faits ressortissant à la vie du monde, mais par le fait que le christianisme est par lui-même et au sens absolu de ce mot, une manifestation d'esprit et de puissancef. » C'est aussi le point de vue de Frank, d'Erlangeng : « Les essais par lesquels on entreprend de prouver les réalités spirituelles devant le forum de la conscience générale sont faux et condamnables, parce que l'opposition qui existe entre l'expérience et la certitude du chrétien et celles de l'homme naturel, n'est jamais et ne peut jamais être abolie par des moyens naturels. » Il serait absurde de prétendre faire apercevoir à l'homme naturel en lui-même quelque chose qui n'existe qu'en moi chrétien, et qui n'y existe que parce que je suis chrétien et depuis que je le suis. S'il était possible, par le seul moyen du raisonnement, de faire naître la foi aux vérités du christianisme, l'apologiste atteindrait un tout autre but que celui qu'il poursuit. Cette croyance ne serait pas la foi chrétienne ; elle serait, en effet, l'œuvre de facteurs bien différents de ceux indiqués par l'Évangile.

Nous répondons à Beck que, de si haut qu'il vienne, si divin et transcendantal qu'il soit, néanmoins le christianisme a son point d'appui sur la terre ; que ce point d'appui doit être un point de conformité ou de résistance, et que cette conformité ou que cette résistance peut être et doit être signalée, connue, comprise si elle est réelle.

Nous répondons à Frank que sans doute l'expérience chrétienne implique la possibilité et même la nécessité de croire aux différentes vérités du christianisme, comme l'expérience non-chrétienne exclut cette possibilité et cette nécessité ; mais que le sujet doit avoir, par devers lui, des raisons de faire ou de ne pas faire cette expérience, et que l'exposé de ces raisons constitue proprement l'apologétique.

Nous sommes, pour notre part, très sensible au danger qu'une fausse apologétique peut faire courir au christianisme (l'histoire des dogmes nous en a convaincu) — celui précisément de transformer sa valeur expérimentale et sa démonstration spirituelle, en démonstration intellectuelle et scolastique ; — mais nous ne voyons pas pourquoi une apologie intelligente et raisonnée (pourvu qu'elle respecte le caractère essentiellement pratique du christianisme) ferait obstacle à sa puissance spirituelle, à son évidence immédiate et directe sur le cœur. Ce sont deux domaines distincts. Ils n'empiètent pas nécessairement l'un sur l'autre ; ils peuvent s'entr'aider beaucoup l'un l'autre.

Au fond il y a une analogie, malgré leur contradiction, entre les deux points de vue que nous venons de combattre : tous deux considèrent le christianisme plutôt comme un pouvoir que comme un droit, comme une force plutôt que comme une vérité. Pour le premier, le pouvoir et la force sont naturels, historiques ; pour le second, le pouvoir et la force sont spirituels, divins. Mais, ici comme là, le pouvoir et la force sont conçus comme irrésistibles et nécessaires.

◊  2.3 L'objection tirée de la distinction de la foi et de la science

L'utilité de l'apologétique peut encore nous être contestée à un troisième point de vue : celui de la distinction de la foi et de la science. — On part de cette prémisse (généralement admise aujourd'hui) que la science ne rencontre jamais la religion, court avec elle sur une ligne éternellement parallèle, et donc ne peut ni servir à l'attaquer ni servir à la défendre. — Certes la distinction est réelle. Elle consiste d'abord en ce que la science n'a pour objet que le phénomène (cause seconde), tandis que la religion a pour objet le noumène (cause première, être ou chose en soi). La différence consiste ensuite en ce que la science constate les faits, les connaît et les systématise (porte des jugements de quantité ou d'existence), tandis que la foi les apprécie, estime leur valeur morale (porte des jugements de valeur ou de qualité). Or, non seulement ce n'est pas des mêmes objets dans les faits, que s'occupent la religion et la science, mais encore, entre constater un fait et l'apprécier moralement, il y a un abîme. Le même fait peut être objet de connaissance scientifique et d'appréciation religieuse, sans que la science ait à s'inquiéter de son caractère religieux, ni la foi de son caractère scientifique. Ce sont deux activités distinctes de l'esprit ; elles ne sauraient donner lieu au moindre conflith. — Tout au plus le conflit (ou l'apparence d'un conflit) pourrait-il naître en philosophie, c'est-à-dire dans les généralisations spéculatives de la vérité scientifique ou de la vérité religieuse. Mais les diverses philosophies n'étant jamais que des hypothèses plus ou moins plausibles, dénuées de certitude, les conflits dans lesquels elles peuvent entrer restent eux-mêmes hypothétiques, dénués de certitude et par suite d'intérêti. Il est donc inutile de s'en préoccuper.

A cela nous répondons en contestant que, la science exclue comme incompétente pour attaquer la religion, la religion n'ait plus d'ennemis. Non. La science, même lorsqu'on la croyait hostile en elle-même à la religion (comme le croient encore tant de libres-penseurs), n'était pas, n'a jamais été son véritable adversaire. Elle en a un autre infiniment plus redoutable. Et nous rappelons ici ce que nous avons indiqué déjà de l'hostilité naturelle du cœur de l'homme pécheur pour la vérité chrétienne. Là est l'ennemi, là est l'adversaire véritable, central, actif, qui suscite toutes les hostilités subséquentes. C'est à celui-là qu'une apologie sérieuse finira toujours par s'en prendre, et c'est celui-là, et les prétextes qu'il élève, qu'elle tâchera de réduire.

Nous contestons ensuite la séparation complète que l'on établit entre la science et la foi chrétienne. Nous l'admettons pour la science et la religion idéale (la religion en soi, s'il y en avait une), car il est clair qu'en soi la science et la religion ne se rencontrent jamais et donc ne se peuvent combattre. Il n'en va pas de même du christianisme, qui n'est pas la religion en soi, mais une religion distincte : la religion rédemptrice, c'est-à-dire une religion historique et dont la foi est qualifiée (je ne dis pas suscitée, je dis qualifiée) par des faits et des événements historiques. Essayez de supprimer l'histoire, l'histoire évangélique par exemple, ou d'en faire abstraction, et dites ce qui restera de la foi religieuse en tant que chrétienne, de la vérité du christianisme qui est l'objet de l'apologétiquej ? Il est donc évident que, par l'histoire au moins, et sur le terrain de l'histoire, la vérité chrétienne et la vérité scientifique se rencontrent, et que sur ce point le conflit reste possible, et par suite, l'apologétique nécessaire.

Nous contestons enfin qu'on ait le droit d'entretenir un si beau dédain pour les philosophies et leur importance pratique. Elles peuvent n'être en effet — qu'elles partent des données scientifiques ou des données religieuses — que de pures hypothèses ; elles n'en sont pas moins réelles, et jouent, en fait, dans la vie de chaque homme, un rôle pratique considérable. Nous aurons raison peut-être de les tenir en suspicion, de tâcher même à les détruire ; toujours elles renaîtront de leurs cendres. Elles sont une végétation nécessaire de l'esprit humain. Chacun a la sienne, et il n'est pas indispensable qu'elles se formulent en des systèmes complets pour exister. Nous ne pouvons nous empêcher ni de penser notre science, ni de penser notre foi. Or, dès que nous pensons ainsi, nous philosophons. Il y a plus : ces hypothèses philosophiques qui sont une nécessité de l'esprit, se solidifient, acquièrent peu à peu pour le sujet, une certitude aussi certaine que celle d'ordre scientifique ou d'ordre religieux propre qui fut à leur point de départ, et cela par le genre d'intérêt qu'y apporte la volonté. C'est un fait d'observation constante que celui où la volonté solidifie l'hypothèse, la rend massive et dure, de plausible et de fragile qu'elle était au début ; et les exemples ne sont que trop nombreux où le sujet s'en sert, non d'une manière conforme à ce qu'elles valent en elles-mêmes, mais d'une manière conforme à ce qu'elles valent pour lui, en raison de ses convenances personnelles, plus qu'en raison de leur vérité intrinsèque. Dès lors, des conflits, qui peut-être n'existeraient pas en droit, se produisent en fait. L'intérêt moral ayant pris la forme d'un intérêt scientifique (ou son prétexte) se présente pratiquement comme un conflit où la pensée, la raison ont leur part. Dès lors aussi l'apologétique, et l'apologétique scientifique, rentre en jeu. Si elle ne peut atteindre la volonté dans ses motifs intimes, elle peut au moins briser l'armure, la carapace philosophique dont elle s'est revêtue, démasquer l'erreur et la dénoncer.

◊  2.4 L'objection tirée de l'inévidence du christianisme

Un quatrième point de vue se présente encore, dont on se sert quelquefois pour contester le bon droit et l'utilité de l'apologétique. C'est celui que j'appellerai : l'inévidence du christianisme, et, d'une manière plus générale, l'inévidence intellectuelle et sensible des vérités spirituelles tant morales que religieuses.

Je m'étendrai quelque peu sur cet argument parce qu'il est d'importance capitale et que son exacte compréhension nous aidera beaucoup dans l'exacte notion que nous devons nous faire de l'apologétique chrétienne, de ses principes, de sa méthode et de ses limites.

Le fait qu'on invoque est celui-ci : dans le monde actuel, les réalités morales, celles de l'Evangile surtout, sont, entre toutes celles qui nous sont accessibles, les plus suspectes et les plus équivoques. A tous ses degrés, la vérité spirituelle se révèle et se cache à la fois ; sur aucun point elle n'éclate avec une évidence irrésistible. On l'entrevoit partout, on ne la saisit pleinement nulle part ; on peut l'affirmer et on peut la nier partout. On dirait d'un crépuscule. C'est le jour et c'est la nuit, sans être ni l'un ni l'autre.

Ce caractère extraordinaire, étrange, à bien des égards douloureux, est celui de la vérité morale et religieuse dans toutes les sphères, dans celle de la révélation naturelle et dans celle de la révélation historique. Dans la révélation naturelle cela est trop évident pour que j'y insiste beaucoup. En un sens tout y parle de Dieu : l'ordre et la beauté de l'univers, l'admirable finalité qui s'y révèle, la progression continue qui s'y manifeste, les lois du moindre effort, de l'adaptation, de la sélection ; et dans un autre sens, tout nie ou voile Dieu : l'inutilité de certains organes, la contrariété de certains effets, l'immutabilité même du cours des choses, les lois inflexibles autant qu'impersonnelles, la souffrance et la mort, l'inévitable vanité de toute existence. Partout quelques clartés, partout quelque obscurité. Assez de clarté pour m'y faire reconnaître la présence de Dieu, « sa puissance éternelle et sa divinité » (Rom.1.20) ; assez d'obscurité pour m'en faire douter.

Et comme en religion, de même en morale. En un sens, rien de plus moral que le jeu des lois naturelles qui se vengent de toute infraction avec la plus inexorable régularité ; en un autre sens, rien de plus immoral que le succès de la force et le triomphe des plus aptes. Et si l'homme, cessant de regarder à la nature, regarde en soi-même, c'est encore le même spectacle. D'une part rien de plus absolu, de plus catégorique, de plus clair et de plus évident, de moins impunément violé que les impératifs de la loi morale ; de l'autre rien de plus douteux, de plus chancelant, de plus impunément violé, de plus contradictoire à des instincts essentiels et vitaux de notre être. L'homme est-il un être moral, ou ne l'est-il pas ? La vérité morale est-elle la vérité, ou ne serait-ce pas la réalité physique qui aurait seule droit à ce nom ? Ici comme tout à l'heure les deux réponses sont possibles, et l'inévidence est complète.

Mais ce n'est pas tout et voici le plus étrange et le plus paradoxal : la révélation historique, destinée, semblait-il, à subvenir aux insuffisances de la révélation naturelle, y subvient si peu qu'elle présente elle aussi le même caractère, et que ce même caractère s'y redouble et s'y aggrave.

Je dis qu'il s'y aggrave parce qu'il se présente ici, non comme un caractère accidentel ou fortuit de la vérité morale et religieuse, mais comme un caractère voulu. L'inévidence semble être un des buts qu'a poursuivis Dieu lui-même en se révélant. En sorte qu'on peut presque dire de lui qu'il ne s'est révélé que pour se cacher, pour s'environner d'obscurité, pour assembler lui-même autour de sa révélation les ténèbres qu'elle devait dissiper. N'en prenons qu'un seul exemple, et prenons-le au centre même de la révélation, dans ce qu'elle a de suprême et de plus éclatant : dans la personne de Jésus. « Il ne fut point reconnu par ses contemporains, témoins de ses œuvres et auditeurs de ses paroles ; et dans un sens on peut dire qu'il ne pouvait presque pas l'être. Certes il l'eût été s'il eût cédé à la tentation qui lui suggérait l'emploi de moyens magiques, s'il eût accédé à la demande qui lui fut faite à maintes reprises d'opérer des miracles de pur caprice ; s'il se fût jeté du haut des créneaux du temple ; si, à l'invitation de ses bourreaux, il fût descendu de la croix ; ou enfin s'il fût ressuscité en plein jour, en plein Jérusalem, pour apparaître en plein sanhédrin. Sans doute qu'alors il eût été unanimement acclamé pour le Messie et le Fils de Dieuk. » Mais non seulement il ne le fit pas : en une certaine mesure — et c'est ici que s'aggrave le paradoxe — il ne voulut pas le faire. C'est à dessein, par volonté expresse et délibérée, qu'il préféra demeurer dans l'obscurité, dans l'équivoque, dans cette pénombre qui favorisait le doute et qu'il y ajouta comme à plaisir scandale sur scandale. « Il a suivi constamment une marche inverse à celle qui paraissait si raisonnable et si simple à ses adversaires, et qui nous eût paru à nous-mêmes si efficace pour les confondre. A ceux qui lui demandaient des miracles dans le ciel, il répond avec une sainte ironie en leur en offrant deux : l'un dans le sein de la mer, l'autre dans le sein de la terre (Matth.12.39 ; Luc.11.29)l. » A ceux qui lui demandaient de s'expliquer clairement sur sa mission, il répond par des paraboles obscures et troublantes. « Et non seulement Jésus a dédaigné les moyens de défense qui eussent paru les plus convaincants à tout le monde, mais il n'a pas craint de provoquer le doute chez ses partisans eux-mêmes par des façons d'agir que lui-même a reconnues de nature à scandaliser les meilleurs (Luc.7.23)m. » Et cette ligne de conduite a été si peu accidentelle, si peu inconsciente, que ses disciples eux-mêmes, les rédacteurs des Évangiles, ou du moins les premiers porteurs de la tradition évangélique, en ont été frappés et ont rendu à plusieurs reprises ce témoignage singulier que Jésus faisait et disait ces choses afin que ses auditeurs ne pussent pas croire en luin. En sorte qu'« à l'époque même où il importait le plus que la révélation rencontrât libre carrière, il s'est trouvé que l'incrédulité qu'elle a suscitée chez plusieurs n'était pas permise seulement, mais en quelque sorte voulue de Dieu et fatale (Luc.8.10 ; 10.21)o. » Et ce caractère ambigu est resté dès lors attaché à la vérité chrétienne, comme avant le Christ il avait été attaché à la révélation prophétique. Si bien qu'on peut en dire, en transposant les sujets, ce que le second Ésaïe avait dit déjà du serviteur de l'Éternel : « Il n'y a en elle ni forme, ni apparence ; elle est la plus méprisée et la dernière des choses » (Ésaïe.53.2-3).

Dès lors, nous objecte-t-on, à quoi peut bien servir une apologétique ? Si l'inévidence, le clair-obscur, l'équivoque est ici-bas le caractère fondamental de la vérité spirituelle, toutes les tentatives seront vaines de le lui enlever. A le tenter néanmoins, on court le risque grave de déformer la vérité même que l'on prétend mettre en lumière, de la dénaturer, de la corrompre. N'est-ce pas de plus une sorte de sacrilège ? Comment ! Jésus lui-même, celui qui était la vérité faite chair, s'est refusé la pleine lumière de l'évidence, s'est opposé à tout ce qui pouvait y contribuer, et l'on voudrait être plus sage que lui, et l'on enfreindrait directement son exemple et ses ordres, sous prétexte de cultiver une discipline théologique de plus !

A quoi nous répondons par une double considération.

Nous disons d'abord que toute apologétique ne va pas nécessairement, eo ipso, à violer le caractère de la vérité spirituelle. Elle peut et elle doit respecter son inévidence ; mais, tout en la respectant, ne pourrait-elle pas l'expliquer ? Pour beaucoup de personnes dont la culture morale est encore rudimentaire, cette inévidence constitue un mystère troublant, un scandale pour la pensée, un motif de murmure et d'incrédulité. Combien de gens ne rencontrerez-vous pas qui se heurtent à cet obstacle sans le comprendre et s'y rebutent ! Que serait-ce si vous pouviez leur en faire entrevoir la raison profonde et salutaire ? Ils voudraient voir Dieu (un Dieu phénoménal) ou qu'on leur prouve le devoir (un devoir logique et non moral). Que serait-ce si vous pouviez leur dire : la vérité que vous cherchez est inévidente, ne vous en étonnez pas ; il y va de la dignité de la vérité et de celle de la personne humaine. — « Il y va de la dignité de la vérité d'abord, de ne pas s'exposer à être traitée par ses adversaires ou par ses adeptes comme une formule algébrique issue d'une équation, ou à être livrée comme un prodige vulgaire aux appétits brutaux de la foule. — Il y va de la dignité humaine ensuite. Il importait que ma liberté de choix, ma liberté morale ne fût pas confisquée par une surprise des sens ou par la contrainte d'un syllogisme. Car alors, de deux choses l'une. Ou bien j'eusse été convaincu sans être persuadé, j'eusse été vaincu sans être converti, je n'eusse accepté la vérité que sous la catégorie du vrai et non sous celle du bien. La vérité s'imposant à moi et faisant taire toutes mes objections, me rendait esclave et non pas enfant. Or « l'esclave ne demeure pas toujours dans la maison du Père » ; la soumission de l'esclave tient de la contrainte ; l'obéissance filiale a seule une valeur morale, parce que seule elle est libre, pénétrée d'amour et de respect. Ou bien (et c'est ici la seconde alternative) la vérité soudain révélée et reconnue dans sa plénitude et son entière évidence, eût été repoussée en une fois, comme telle et tout entière. En s'imposant subitement et violemment à la volonté humaine, elle eût provoqué de sa part une réaction, subite et violente comme son apparition elle-même, et par suite une réaction totale et irrévocable ; elle eût fait de l'homme convaincu tout-à-coup, mais entièrement révolté, un démon et un endurci. Dans un cas comme dans l'autre, soit que l'homme se fût soumis, soit qu'il se fût insurgé, les phases intermédiaires du développement moral, dans lesquelles se débattent les raisons pour et contre et se balancent les chances favorables ou défavorables, auraient été supprimées, et la partie engagée tout d'une pièce, eût été perdue en un seul acte ou gagnée par la violencep. » Dans un cas comme dans l'autre, l'homme, au fond, eût été perdu, parce qu'il n'aurait pas eu l'occasion de faire l'œuvre humaine par excellence, la seule qui le puisse sauver, celle de la conquête de la vérité par la liberté. C'est donc, en fin d'analyse, parce que la vérité morale et religieuse est une vérité salutaire, parce qu'elle veut le salut de l'homme et que ce salut exige l'exercice de sa liberté, qu'elle se présente à lui sous une forme voilée, obscure et douteuse. Le paradoxe qui résulte de la contradiction qu'il y a entre son essence et sa manifestation est un paradoxe d'amour et d'amour sauveur.

Dire cela, dire avec Pascal : « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus (parlons simplement des cœurs droits) et assez d'obscurité pour les humilier ; il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés (parlons simplement des cœurs mal disposés) et assez de clarté pour les rendre inexcusablesq » ; — fonder le scandale de l'inévidence sensible et intellectuelle de la vérité spirituelle sur un motif de dignité humaine et d'amour divin, ne serait-ce pas déjà avoir fait de l'apologétique et de la meilleure ? Et n'est-ce pas la preuve — par le fait, c'est-à-dire la meilleure des preuves — que l'apologétique reste possible et nécessaire, que le caractère de la vérité à défendre n'exclut pas toute apologétique ?

Mais il y a plus, et c'est ici notre second argument. La position de toutes les consciences relativement à la vérité, le degré d'éducation de toutes les consciences auxquelles s'adresse le christianisme n'est pas identique. Elles ne sont pas toutes sur le même niveau. Si pour les unes le clair-obscur dont s'entoure la réalité spirituelle se résout naturellement en lumière, il y en a d'autres pour lesquelles il se résout naturellement en ténèbres. Aux difficultés nécessaires et voulues, inhérentes à la vérité qui doit être crue, condition de la formation de la foi, s'ajoutent pour plusieurs des difficultés accidentelles, gratuites, surérogatoires. (Elles viennent de l'hérédité, du milieu, du tempérament.) Il y a des préjugés tenaces, dont on hérite inconsciemment ; il y a des courants hostiles par lesquels on est porté même sans le savoir. Ces obstacles, ces difficultés, ces préventions et ces obscurités paralysant le jeu de la liberté morale, pèsent d'avance et à tort sur la décision de la volonté, rendent l'Evangile plus obscur encore qu'il ne l'est en réalité. — L'œuvre de l'apologétique sera de compenser ces lacunes dont l'individu souvent n'est pas responsable ; de rétablir l'équilibre, et sans vouloir violenter la liberté, ni supprimer la nécessité du choix (le bienfait du travail intérieur), de mettre tout simplement la liberté et le choix à même de s'exercer. Personne ne niera que l'œuvre ne soit urgente dans un monde comme le nôtre, ni que les cas ne soient nombreux où cette œuvre doive être accomplie.

a – Real-Encyklopädie de Herzog. 2me édit. I, p. 538.
b – Viguié, p. 13 - 14.
c – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 8-9 (librement cité).
d – Le terme « science théologique » entendu au sens large. Il ne s'agit pas seulement du côté spécialement scientifique (histoire, critique), mais aussi du côté moral, religieux, psychologique de la théologie. Il s'agit même surtout de ce côté-là.
e – Ce qu'il faudrait démontrer, c'est que ceux qui parlent ainsi croient la leur, et peuvent y croire. Ils n'y sont attachés que par naissance et coutume, c'est-à-dire physiquement.
f – Beck, Einleitung in das System der christl. Lehre (1838), sect. 63.
g – Frank, System der christl. Gewissheit (2e édit.1884) I, p. 382.
h – Voir sur ce sujet Th. Flournoy, Foi et science (Conférences de Sainte-Croix, 1898).
i – La philosophie est un essai d'explication universelle : elle part d'un principe premier d'explication, qui peut être ou scientifique ou religieux.
j – Voir Ph. Bridel, Le caractère historique du christianisme (Conférences de Sainte-Croix, 1900).
k – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 5-6 (librement cité).
l – Ibidem
m – Ibidem
n – « Afin qu'en regardant, ils regardent mais ne discernent pas, et qu'en écoutant, ils écoutent mais ne comprennent pas » (Marc.4.12). — « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les a révélées aux enfants » (Matth.11.25).
o – Ibidem
p – Gretillat, ouvr. cité, p. 6-8 (très librement reproduit).
q – Pensées de Pascal (2me édit. Astié, p. 577). — C'est dans ce sens que s'exprimait Jésus (Luc.16.31) lorsqu'il disait des Juifs que la loi et les prophètes leur suffisaient et que l'apparition même d'un mort ressuscité ne les convertirait pas à Dieu, c'est-à-dire que, réduits au silence par le plus éclatant des miracles, ils n'en seraient devenus ni meilleurs, ni plus pieux, ni plus obéissants, ni plus croyants.
◊  2.5 L'objection tirée de la valeur pratique du christianisme

L'utilité de l'apologétique théorique nous est enfin contestée à un dernier point de vue qui est celui de l'excellence concrète de la vie chrétienne elle-même. « Un bon arbre, a dit Jésus, produit naturellement de bons fruits » et « vous les reconnaîtrez à leurs fruits ». Ces fruits, ce sont « les bonnes œuvres par lesquelles nous glorifions Dieu ». En elles se condense et se résume toute l'apologétique chrétienne ; elles en sont la substance ; elles lui suffisent donc, et toutes les paroles qu'on y pourrait ajouter ne valent pas un fétu au prix d'une seule de ces œuvres.

A Dieu ne plaise que nous contredisions à cette pensée ! S'il est une chose certaine, c'est que l'apologétique de la vie vécue et des œuvres accomplies est non seulement la plus utile, mais la seule efficace, en dernier ressort. Je crois fermement que son absence rendrait vaine et superflue toute autre.espèce d'apologétique dans le monde. Mais s'ensuit-il que sa présence suffise absolument ? On évoque la vie. Mais la parole ne fait-elle pas partie de la vie ? La parole n'est-elle pas une action aussi ? La parole n'illustre-t-elle pas la vie en l'éclairant ? Et parmi tant d'hommes qui parlent, sèment leurs opinions, le chrétien seul sera-t-il muet ? Certes, les œuvres sont des faits, comme telles bien supérieures à toutes les idées ; soit. Mais les faits n'ont-ils pas besoin d'explications ? Se comprennent-ils toujours d'eux-mêmes ? L'Évangile aussi, dans son essence, est un fait. En est-il moins pour cela une parole ? Le christianisme n'est-il pas par excellence la religion de la parole, de la « Parole faite chair » et parlant un langage humain ? Ces considérations suffisent à ramener l'objection à ses justes proportions.

◊  3.Histoire de l'apologétique

Je me bornerai à quelques brèves remarques sur les origines de l'apologétique chrétienne, et passerai directement de là à l'apologétique protestantea.

◊  3.1 Période apostolique

L'apologétique chrétienne est contemporaine de la naissance du christianisme lui-même ; elle est née avec lui. « Ce n'est pas seulement le mot, c'est déjà la chose qui figure dès les premières pages de l'histoire évangélique. Les discours de Jésus, surtout dans le quatrième Évangile, sont en grande partie apologétiques, relatifs à l'autorité de sa personne et à la divinité de sa missionb. » Plus la lutte devient aiguë, plus le ministère de Jésus approche de sa fin, plus son attitude devient celle de la défense et de la justification. Je vous engage à lire et à méditer — sous ce rapport les passages suivants : Jean.5.36 ; 7.16-17 ; Marc.2.9-11 ; Luc.11.17-23. Ils contiennent les principes permanents de toute apologie chrétienne. — A côté de ces passages, où il s'agit de la vérité religieuse en face de la nature humaine tout court, il y en a d'autres où Jésus défend telle de ses affirmations particulières devant des adversaires qui ont eux-mêmes avec lui une base commune spéciale : la foi aux Ecritures. Ainsi Matth.22.41-46 ; Marc.2.27 ; Luc.6.1-5 ; Jean.7.23. Ce sont des apologies partielles, où Jésus se conforme chaque fois à la situation précise dans laquelle il se trouve. Elles sont également bonnes à méditer. Leur méthode est la même. Leur résultat, ou du moins le résultat connu de quelques-unes d'entre elles, nous est rapporté par exemple dans Luc.20.40 : « Tous étaient confus et n'avaient plus rien à répliquer ». C'est le plus haut résultat auquel puisse parvenir l'apologétique, même l'apologétique agressive telle que la pratiquait Jésus. Son but ne saurait être, en effet, de convertir, mais seulement de désarmer, et en privant la volonté mauvaise des arguments qu'elle avance, de la laisser face à face avec sa propre perversionc.

Les apôtres à leur tour font de l'apologie chrétienne tout en évangélisant. Pas plus que le Maître ils ne présentent un système d'apologétique (elle est tout occasionnelle), mais ils usent de la même méthode, bien que déjà avec moins de sûreté et moins d'audace ; moins de génie, si le terme est applicable ici. Je cite dans ce genre les discours des apôtres rapportés au livre des Actes et adressés soit aux Juifs (ch. 2 et 13), soit aux païens (Act.14.15-18 ; 17.22-32). Ils montrent à la fois de quelles ressources multiples l'apologétique peut et doit user, et quel ton ou quelle allure elle doit revêtir. Il y avait un terrain commun entre le christianisme apostolique et le judaïsme : l'Ancien Testament ; et il y avait un autre terrain commun entre le christianisme apostolique et le paganisme : la révélation naturelle. Or nous constatons que dans les discours des Actes attribués à Paul, par exemple, ce dernier a toujours soin de prendre son point de départ dans l'Ancien Testament s'il s'adresse à des Juifs ; dans la révélation naturelle s'il s'adresse à des païens. Même les apologies personnelles que Paul prononce devant Félix (Actes ch. 24) et devant Festus et Agrippa (Actes ch. 26) deviennent entre ses mains des apologies de l'Evangile. En attestant son innocence personnelle, il attestait par là même la sainteté de son ministère et la valeur de son témoignage.

Remarquons, en passant, que si Paul est le plus apologiste des apôtres, parce qu'il en est aussi le plus dialecticien et le plus instruit, Jean, si nous nous bornons à ses épîtres, ne l'est en aucune manière. Il serait facile d'en indiquer les raisons : mystique, il saisit les choses dans leur opposition fondamentale, non à l'endroit où elles se touchent encore, mais à l'endroit où elles sont déjà séparées et irréductibles.

◊  3.2 Période patristique

C'est la période par excellence de l'apologie. « Le christianisme attaqué de toutes parts, d'en haut par le pouvoir politique, de flanc par la philosophie, d'en bas par les plus mauvais instincts des masses populaires, avait de plus à surmonter des discordes intestines qui provenaient, soit de l'ancien judéo-christianisme, soit surtout de l'hellénisation rapide et parfois aiguë (comme dans le gnosticisme par exemple) des données chrétiennes. L'apologie du christianisme se fit à la fois par le sang et par la parole. Il fallut établir tout ensemble le droit légal et le droit moral des chrétiens, contestés l'un et l'autre par l'adversaire. Les efforts des Pères apologètes pour justifier leur foi devant le monde juif et païen étaient en quelque sorte le prolongement, sur le théâtre de la pensée, des drames quotidiens qui se déroulaient dans les cirques. Il fallait montrer que ceux qui savaient mourir savaient aussi raisonnerd. »

Je n'entre pas dans le détail de ces apologies. Je remarque seulement que, « tandis que le paganisme expirant était devenu d'une extrême tolérance pour toutes les religions des peuples vaincus, dont Rome absorbait tous les cultes dans le vaste syncrétisme de son Panthéon, le christianisme seul fut capable de troubler cette indifférence. La religion du Christ fut la seule, Jésus la seule divinité qui ait eu le don de réveiller sa jalousie endormiee. » Et si je relève ce fait, c'est qu'il a lui-même une portée apologétique considérable. En effet, si la colère du plus tolérant et même du plus sceptique des paganismes s'alluma dès son premier contact avec le christianisme, c'est qu'il comprit d'instinct que sous les apparences du pacifisme le plus complet, et en tous cas sous la forme du respect le plus loyal à l'endroit de la conscience humaine comme des autorités établies, cette superstitio nova annonçait et effectuait, seule entre toutes, le réveil et l'affranchissement de la conscience humaine ; qu'elle marquait dès lors le commencement d'une révolution radicale, non seulement dans l'ancien monde et dans l'Empire, mais dans l'humanité elle-même. Elle dégainait une épée ; elle annonçait un train de guerre dont l'humanité christianisée, dont l'Eglise surtout n'est pas encore sortie et ne sortira jamais dans cette économie. « Les despotes pressentirent dans l'individualisme chrétien un principe de libération et de résistance qui allait créer au sein de l'Empire comme une province nouvelle, où la volonté impériale cesserait d'être toute puissante et rencontrerait, au milieu de l'affaissement universel des caractères, des convictions irréductibles à son autorité. — A la philosophie, à son tour, se révélait une nouvelle folie, dont on eût pu se contenter de sourire, si justement elle n'avait contenu dans ses flancs une sagesse, nouvelle elle aussi, et avec laquelle il faudrait compter désormais. — Les masses enfin, d'ailleurs excitées et conjurées par leurs sages et leurs maîtres dans une haine commune, reconnaissaient à première vue dans la religion du Christ une loi nouvelle et sainte, très sévère au cœur naturel de l'homme, implacable au péché, et dans les disciples du Crucifié des juges dont la seule présence condamnait leurs débordementsf. »

Si telle fut la cause de la haine effective et profonde dont le christianisme fut alors l'objet, — d'une haine que rien dans les dispositions du paganisme ne faisait prévoir, d'une haine qui aurait paru inepte et ridicule aux sages antiques, qui en tous cas semblait démodéeg et qui néanmoins se fit jour avec une virulence passionnée, — si telle fut la cause de cette haine, il faut bien avouer que le christianisme avait en lui quelque chose d'extraordinaire et de singulier, qu'il n'était pas une religion seulement entre les religions, comme on le veut aujourd'hui, mais ou bien la plus infâme, la plus abjecte et la plus révoltante des superstitions, ou bien une puissance divine. Et si je considère que cette haine a accompagné le christianisme depuis ses origines jusqu'à nos jours, qu'elle fut à son paroxysme aux heures où il fut lui-même le plus conquérant, le plus fertile en énergies et en vertus morales ; que seul entre toutes les religions il eut toujours besoin d'être défendu, que l'apologétique est liée au seul christianisme parce qu'il est seul capable de susciter une opposition constamment renouvelée — je ne puis m'empêcher de voir dans ce fait un argument apologétique de la plus haute portée. S'il n'était rien, il ne troublerait pas la paix du monde ; s'il n'était qu'humain, il ne la troublerait pas à travers dix-neuf siècles d'histoire, et surtout ne triompherait pas de dix-neuf siècles d'opposition. Il est donc quelque chose, quelque chose de plus qu'une religion humaine, et de nouveau le dilemme s'impose entre : une perversion monstrueuse de la nature humaine contre laquelle l'humanité lutte à bon droit ; ou une puissance divine aux prises avec ce qu'il y a de plus mauvais et de plus corrompu dans le cœur de l'homme. Entre les deux termes de l'alternative, l'hésitation n'est guère possible.

Des Pères apologètes du iiie et du ive siècle, passons d'un saut à la Réformation.

◊  3.3 Période de la Réformation (XVIe et XVIIe ss.)

L'époque de la Réformation, qui fut l'âge de la controverse et de la polémique, se montra peu féconde dans le champ de l'apologie. Il n'y a guère à citer que les traités de Luther contre les Juifs : Wie mit den Juden, sie zu bekehren, zu handeln (1523) ; Wider die Sabbatter (1538) ; Von den Juden und ihren Lügen (1543).

Un peu plus tard cependant, trois grands ouvrages sont à retenir. Dirigés contre l'indifférentisme, le scepticisme et bientôt l'athéisme qui, sous les noms de Rabelais, Montaigne, La Rochefoucauld, Saint-Évremont, commençait à entraîner les esprits, ils sont dus tous trois à des plumes protestantes. — Le premier en date est celui de Duplessis-Mornay, dédié à Henri de Navarre et intitulé : De la vérité de la religion chrétienne, contre les Athées, Épicuriens, Payens, Juifs, Mahumédistes et autres infidèles (1579-1583). Le but qu'il annonce est « de repeindre au vif devant les yeux la vraie religion, et la joie, l'heur et la gloire qui la suit, afin que les voluptueux y cherchent leur joie, les avares leur bien, les ambitieux leur gloire, s'adressant de tout leur cœur à celle seule qui peut remplir leur cœur et saouler leur désir ». — Amyraut (de l'école de Saumurh) composa (1631-1652) un Traité des religions contre ceux qui les estiment indifférentes. Trois parties : I. A ceux qui admettent un Dieu, mais nient la Providence ; II. A ceux qui admettent la Providence, mais nient la Révélation ; III. A ceux qui admettent la Révélation, mais « n'estiment pas que cela oblige à suivre une forme de religion certaine et déterminée : secte de gens inconnue des anciens et née de nos temps ». Viguié nous avoue que la lecture de cet écrit lui a causé une déception. Il s'attendait « à être ébloui par les aperçus, les éclairs, les illuminations sortant de ces pages », qui ne lui ont procuré en définitive qu'une jouissance honnête. Il en conclut sagement que la théologie d'Amyraut n'a été « ni au-dessus ni au-dessous de l'idéal qu'il s'en était fait, qu'elle a été autrei  » tout simplement ; œuvre de transition et de conciliation, non de création. — Le plus célèbre, enfin, des apologistes de ce temps fut Hugo Grotius (arminien). Son ouvrage : De veritate religionis christianæ (1627), rédigé spécialement en vue des marins hollandais exposés à perdre leur croyance par le contact continuel avec les mahométans et les païens, eut un succès immense et fut traduit non seulement dans toutes les langues européennes, mais en arabe, en hindoustani et en chinois. Il comprend six livres. Les trois premiers traitent : I. de la religion générale ; II. de la vérité de l'Évangile ; III. de la crédibilité des Écritures. Le IVe réfute le paganisme ; le Ve le judaïsme ; le VIe le mahométisme. Le vice de forme éclate aux yeux : incohérence et manque de gradation. Le vice de fond est un intellectualisme incurable. Le christianisme est conçu comme une doctrine rationnelle divinement accréditée (exactement comme chez les apologistes du iiie siècle), et le Christ est ramené au rang d'un fondateur de religion, divin sans doute, supérieur à Moïse et à Mahomet, mais ne constituant pas l'objet même de la foi.

Le plus grand nom du xviie siècle et l'un des plus grands de tous les temps, dans le domaine de l'apologétique, est celui de Blaise Pascal († 1662, 1re édition des Pensées 1669). Entre le dilettantisme sceptique de Montaigne, le doute scientifique de Descartes, et l'autoritarisme dogmatique de la hiérarchie romaine, Port-Royal défendait tout ensemble les droits de la vérité en elle-même et ceux de l'individu. C'est à ce courant que se rattache Pascal ; mais il le porte d'un coup, par la force du génie, jusqu'à sa conception suprême.

L'apologétique de Pascal commence par établir la concordance du christianisme avec les besoins actuels mais éternels de la nature humaine, et part du véritable état de l'homme, à la fois si grand et si misérable, pour arriver à Jésus-Christ. — Elle ne néglige pas cependant, comme on est parfois disposé à le croire, l'usage des preuves externes ou historiques. C'est ce qu'atteste l'ordre des Preuves de la religion dressé par Pascal lui-même en ces termes : « Morale, — Doctrines, — Miracles, — Prophéties, — Figures » ; et la série des arguments résumée sous les douze chefs que voici :

La religion chrétienne [prouvée] par son établissement (par elle-même établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature) ;la sainteté, la hauteur et l'humilité d'une âme chrétienne ;les merveilles de l'Ecriture sainte ;Jésus-Christ en particulier ;les apôtres en particulier ;Moïse et les prophètes en particulier ;le peuple juif ;les prophéties ;la perpétuité ;la doctrine, qui rend raison de tout ;la sainteté de cette loi ;par la conduite du monde.

Ce planj, donné d'abord et développé oralement à l'un des Pères de Port-Royal, jeté ensuite sur un chiffon de papier, n'a jamais, à vrai dire, été exécuté. Ce que nous possédons de Pascal ne s'y rapporte que d'une manière très vague ; et la majeure partie des Pensées actuelles devaient probablement entrer dans une introduction. Il est clair que le plan est inférieur comme enchaînement et gradation aux Pensées elles-mêmes. Aussi ne faut-il pas préjuger d'après lui de la valeur positive de l'œuvre complète qui en serait sortie. Il n'en était qu'une expression provisoire.

M. Boutroux divise ainsi l'apologétique de Pascal : 1. De l'homme à Dieu ; 2. Dieu ; 3. de Dieu à l'hommek. Mais toute l'anthropologie du grand janséniste doit se placer auparavant. L'homme, à la fois comme sujet et comme objet de la connaissance, c'est là le point de départ.

Apologétique de Pascal
L'homme

A. — Grandeur de l'homme. — L'homme est grand parce qu'il est divers (changeant) et complexe. Complexité et diversité au prix desquelles le changement et la multiplicité des choses matérielles ne sont que torpeur et pauvreté.

1o L'homme est changeant parce qu'il est pensée et passion. — L'homme est pensée ; il est né pour penser (Descartes). Mais les pensées pures promptement le fatiguent et l'abattent. Il lui faut du remuement et de l'action ; il est nécessaire qu'il soit agité par les passions. La passion est notre être effectif et réel. La passion seule nous rend heureux. Or la passion n'est pas l'opposé de la raison (comme le voulaient les stoïciens) ; c'est le mode de la pensée. C'est la pensée appropriée à la condition d'un être qui ne la peut soutenirl. A mesure qu'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes. La qualité de la passion fait celle de la raison. Dans une grande âme, tout est grand. — La passion est grande ; elle est aussi puissante. Rien n'est fort comme la passion. Plus que la pensée pure, elle nous rapproche de notre fin : l'infinité. — Seulement l'homme ne supporte, à la longue, pas davantage la passion que la penséem ; Le rythme est l'artifice qu'emploie le fini pour se grandir et se rapprocher de l'infini. Il faut que l'homme se ramasse dans le recueillement, pour se déployer ensuite brusquement. Sans ce rythme (entre la pensée et la passion) on ne concevrait pas cette inondation de passion qui (dans l'amour par exemple) est nécessaire pour ébranler et remplir une grande âme. — Mais si l'homme est tout passion, et si la passion est essentiellement une alternance de repos et de mouvement, comment s'étonner qu'il fasse paraître un continuel changement ?

2o L'homme n'est pas seulement un être divers ; il est de plus singulièrement complexe. La matière, mode de l'étendue, se divise en parties homogènes : tel n'est pas le cas de l'esprit. Il se compose, au contraire, de parties hétérogènes ; qualités et facultés tellement liées entre elles qu'à prétendre les isoler on les altérerait radicalement. La complexité infinie de l'âme humaine se manifeste par la difficulté même qu'il y a à porter sur les hommes un jugement exact. Les principes du géomètre (ou du logicien), clairs mais gros, qui ne conviennent qu'aux choses relativement simples, ne sont ici d'aucune utilité. Les principes qui expliqueraient les actions humaines sont au contraire excessivement déliés et en nombre infini ; les saisir d'emblée est impossible. Il faut voir les choses d'un coup d'œil, embrasser le tout d'un regard, et non marcher d'une partie à l'autre par le raisonnement. L'esprit qui est de mise pour connaître l'homme, ce n'est pas l'esprit géométrique, mais l'esprit de finessen, lequel va, non des parties au tout, mais du tout aux parties.

Tel est le premier aspect sous lequel l'homme nous apparaît. C'est un infini de changement et de complexité infiniment supérieur à tout ce que la matière peut produire de plus parfait. En ce sens, tout en l'homme est grandeur et noblesse.

B. — Misère de l'homme. — Essayons de définir les « raisons de ces effetso » en pénétrant plus avant.

L'homme est essentiellement changeant. Quelle est la cause de ces changements ? — On peut concevoir que le changement naisse d'une tendance de l'indéterminé vers la détermination, d'une marche vers le progrès (Aristote, H. Spencer). Mais le mouvement peut avoir une autre cause. Il peut être l'effet d'une contradiction interne : l'impossibilité de demeurer dans un état mauvais et douloureux. — De même la complexité peut être l'union harmonieuse d'éléments complémentaires, ou la réunion brutale de parties disparates. — De ces deux explications, laquelle pour l'homme, est la vraie ?