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Dans ce troisième et dernier volume de son apologétique Gaston Frommel discourt principalement sur le problème du mal : sa définition, son origine, sa solution. Il en parle plus en essayiste, en homme d'observation et de pénétration, qu'en philosophe de métier, ce qui permet à sa prose de rester intéressante et limpide. Car que personne ne soit dupe : si la philosophie était réellement une science, il y a longtemps qu'elle aurait pu rendre un verdict indiscuté sur des problèmes moraux qui travaillent depuis toujours l'humanité, ou qu'elle les aurait abandonnés en les jugeant insolubles. Après avoir passé en revue toutes les fausses explications imaginables, Frommel en arrive à l'hypothèse de la chute biblique, éclairée par deux principes qu'il juge inhérents à la nature humaine, quoiqu'en apparence antinomiques : la liberté et la solidarité. Le théologien termine par un appendice d'une quarantaine de pages sur le problème du surnaturel, où il ne s'intéresse pas à la physique des miracles, mais à leur intégration dans l'ordre du salut. Ame chrétienne passionnée, écrivain énergique, Frommel se lit toujours avec surprise et réflexion. Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1915.
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Seitenzahl: 420
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322483266
Auteur Gaston_frommel. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.ThéoTEX
site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]Notre apologétique se divise en trois parties:
La première partie était éliminatrice et négative. Elle consistait dans l'examen critique de la valeur des principes et des méthodes principales employées à la recherche de la vérité humaine. (Quel homme suis-je?)
La deuxième partie était positive et thétique. Elle établissait la valeur suprême du moralisme comme principe de certitude et moyen de connaissance de la vérité humaine (quel homme je suis); nous y avons analysé le phénomène d'obligation de conscience. Nous avons opposé l'expérience obligatoire, comme expérience normale, à l'expérience anormale ou expérience du péché; entre ces deux expériences, le contraste était béant, le dualisme irréductible.
La synthèse et la réduction a été fournie par une troisième expérience de conscience, l'expérience chrétienne, qui a ceci de particulier, de ramener le fait au droit. En d'autres termes: de faire triompher et d'assurer le triomphe de l'expérience normale sur l'expérience anormale au sein de l'humanité empirique. Cette capacité lui assurait le droit au titre de Vérité humaine. Cette dernière partie, toute inductive et thétique (comme la première était critique), s'attachait à la seule constatation et à la seule analyse des faits.
La troisième partie que nous abordons maintenant à une tâche différente. Les faits acquis suscitent des problèmes. Cette partie de notre apologétique s'occupe à résoudre les problèmes que posent les faits. Ces faits, elle les respecte; elle n'a pas le droit d'y toucher; ils sont, ils sont donnés, et leur réalité intangible n'est pas moindre, parce qu'ils se réalisent dans le domaine de la conscience (psychologique) que s'ils se réalisaient dans l'ordre sensible (physique). Mais ces faits présentent des contrastes, des oppositions, ils sont en quelque sorte antithétiques, négateurs l'un de l'autre. Eh bien, ces contrastes, ces oppositions, ces négations, il ne faut pas les réduire, sans doute, sous prétexte de les expliquer — mais il faut les expliquer, et sinon les expliquer en les faisant comprendre en eux-mêmes, au moins faire comprendre leur possibilité, leurs conditions, leurs rapports mutuels.
A certains égards les problèmes qui se posent sont multiples; on peut distinguer le problème de la connaissance, le problème de l'autorité, le problème des religions, le problème de la foi, etc., et traiter chacun d'eux séparément.
Mais, pour nous, comme il y a trois faits distincts et connexes, il y a essentiellement aussi deux problèmes distincts et connexes.
Les trois faits, sommairement caractérisés sont: l'expérience du devoir (suprématie en droit de l'ordre moral); l'expérience du mal (suprématie en fait de l'ordre empirique anormal); l'expérience chrétienne, ou du salut (réduction de l'ordre empirique à l'ordre moral).
Les deux problèmes qui découlent de ces trois faits (certitudes) de conscience sont les suivants:
1. Le problème du mal, ou celui des rapports réciproques de l'ordre moral et de l'ordre de fait. Il a sa source dans le phénomène de conscience du devoir et dans le phénomène de conscience du péché; et de ce centre, où résident ses données primitives; nous le verrons s'élargir jusqu'à embrasser le monde.
2. Le problème du surnaturel, ou celui des rapports réciproques de l'ordre de la nature et de l'ordre du salut. Il a sa source dans l'opposition de la conscience du devoir et de la conscience du péché (prises ensemble) avec la conscience de la grâce; et de ce centre, où résident ses données primitives, il s'élargit jusqu'à embrasser l'histoire.
Voilà pour la manière dont les sujets que nous allons traiter se rattachent à notre apologétique spéciale. Je reconnais néanmoins qu'ils existent par eux-mêmes, que toute apologétique les soulève et les suscite, qu'ils débordent donc les cadres de notre conception spéciale, ce qui nous impose le devoir de les traiter plus largement et sans nous tenir rigoureusement aux prémisses déjà posées.
On entre dans le problème du mal en entrant dans la vie. Avant même d'être réfléchi dans l'intelligence, il est inscrit dans les âmes. Il atteste son existence par deux dispositions adverses, auxquelles personne n'échappe, que tout le monde connaît et qui se disputent en quelque sorte l'âme de chacun: la disposition à l'optimisme, c'est-à-dire à la reconnaissance du bien qu'il y a dans l'être et dans la vie: la vie est bonne; la disposition au pessimisme, c'est-à-dire la reconnaissance du mal qu'il y a dans la vie et dans l'être: la vie est mauvaise. C'est la coexistence ou l'alternance de ces deux dispositions, qui jettent dans la pensée les données primitives du problème. Je dis leur coexistence, je ne dis pas leur existence. Car il est clair que si tout était bien, ou si tout était mal, il n'y aurait pas de problème. Dans un cas le bien se confondrait avec l'être, et dans l'autre, l'être se confondrait avec le mal. Mais précisément l'optimisme ou le pessimisme intégral sont insoutenables. La signification de ces termes est donc toujours relative. On dit d'une doctrine, d'un tempérament ou d'un caractère qu'ils sont pessimistes ou optimistes; mais cette qualification n'est jamais absolue. Elle désigne la suprématie d'une tendance, d'une manière de voir et de sentir, sur l'autre tendance, sur l'autre manière de voir et de sentir. La doctrine et par suite la sensibilité la plus optimiste ne saurait l'être tellement qu'elle puisse se refuser à concéder l'existence du mal (au sens le plus général du mot). Tout ce qu'elle peut faire, c'est de l'expliquer de telle sorte qu'il soit compris comme condition du bien. De même la doctrine (et par conséquent la sensibilité) la plus pessimiste ne saurait l'être tellement qu'elle puisse refuser l'existence du bien, si ce n'est à titre d'expérience actuelle, au moins à titre de destination future.
[Je le voudrais montrer par le pessimisme le plus avéré qui soit: celui du bouddhisme primitif. Il part de la thèse initiale: l'être, c'est le désir; le désir, c'est la souffrance; donc l'être (désir et souffrance), c'est le mal. Et il conclut au nirvana, c'est-à-dire à la cessation de l'être par cessation du désir. Au premier abord, le pessimisme paraît intégral. En y réfléchissant, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Le mal, si complet qu'il soit, puisqu'il absorbe l'être même, reste relatif au bien, puisque le bouddhisme est une morale, c'est-à-dire une doctrine relative au bien de l'homme. Le mal, c'est d'être, soit; le bien sera, fût-ce aux dépens de l'être, et il prendra par l'extinction de l'être une revanche d'autant plus éclatante qu'il aura été dans l'être plus insolemment nié. Le pessimisme le plus rigoureux trahit donc un optimisme primitif irréductible. Il trahit autre chose encore et c'est la prééminence absolue, dans l'esprit humain, des jugements de valeur sur les jugements existentiels. Périsse l'être, et tout être, pourvu que soit sauvegardé le bien ou le bonheur!]
Il n'y a donc pas que du bien, et il n'y a pas que du mal dans la vie, dans l'être et dans le monde: il y a du bien et du mal. Dès lors le problème se pose de leur nature essentielle, de leur origine et de leurs relations réciproques. Or, dès que le problème cesse d'être seulement et inconsciemment vécu; dès que le sourd malaise et la vague inquiétude dans lesquels l'homme vit se traduisent devant la réflexion, ils le sont sous trois formes principales qui sont les formes mêmes de notre activité consciente: devant la conscience intellectuelle, la question se pose comme l'antithèse entre la vérité et l'erreur; devant la conscience sensible, la question se pose comme l'antithèse entre la souffrance et le bonheur; devant la conscience morale, la question se pose comme l'antithèse entre le mal et le bien moral.
Y a-t-il maintenant entre ces trois manières d'envisager le problème, entre ces trois manières d'en percevoir les données, quelque relation commune, quelque rapport de coordination ou de subordination? Y a-t-il quelque principe fondamental auquel on puisse les ramener, par lequel on puisse les expliquer? C'est ce que nous allons examiner, en commençant par la définition des termes.
Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience morale, c'est-à-dire de la conscience que nous avons de notre volonté et de sa loi, le bien c'est l'accomplissement de la loi morale, c'est l'accomplissement du devoir. Et le devoir pour nous, c'est de devenir en fait ce que nous sommes en puissance et en droit; et tout d'abord de réaliser l'attitude intérieure qui permet de le devenir. Le bien, c'est à la fois l'attitude de la volonté et l'activité de la volonté bonne, c'est-à-dire soumise, entièrement soumise, soumise dès son principe à l'obligation de conscience. — Supposez un homme individuel réalisant ces conditions, il sera moralement bon; supposez un groupe d'hommes, une société réalisant ces conditions, ce groupe, cette société seraient moralement bons. — La chose est assez claire pour que je n'y insiste pas. S'il fallait déterminer plus exactement la nature du bien moral ainsi défini, je le ferais en disant qu'il s'exprime dans un devoir d'individualisation (de sainteté) et de solidarisation (d'amour): l'homme devenant ce qu'il est en droit, pour soi-même et pour les autres; se réalisant lui-même en se donnant aux autres, et se donnant aux autres pour se réaliser lui-même; le bien moral aboutirait ainsi à un individualisme essentiellement altruiste, l'obligation à un amour essentiellement saint. Cette formule ou cette représentation du bien moral: le devoir, tous les devoirs et tout devoir s'achevant et se consommant dans l'amour et la sainteté, ne me paraît pas susceptible d'objection. Il me semble qu'elle doit rencontrer, en se formulant, l'adhésion générale.
Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience sensible, c'est-à-dire de la conscience que nous avons de notre vie affective ou sentimentale, le bien c'est le bonheur. A ce point de vue, en effet, que demandons-nous à la vie, au monde, à la destinée? La joie, le plaisir, c'est-à-dire la menue monnaie du bonheur; et si nos ambitions sont hautes, si nous avons l'âme noble, nous demandons le plaisir durable, la joie continue, élevée, parfaite, le bonheur en un mot dans sa réalisation suprême. La loi de l'âme (de l'âme entendue comme siège de la vie affective, de la conscience sensible), c'est la recherche du bonheur. Nous le cherchons jusque dans la souffrance (douceurs de la mélancolie); jusque dans les passions les plus dégradantes (joies du péché); jusque dans l'effort de la vertu. Nous le cherchons partout. Le désir du bonheur est en quelque sorte l'impératif de la conscience sensible, comme le devoir est l'impératif de la conscience morale. Comme lui, il est primitif, indestructible. «Vous empêcheriez plutôt l'eau de suivre le cours de la rivière que l'homme de chercher le bonheura.» Le bonheur est l'intuition, la catégorie fondamentale de l'être affectif — comme la causalité l'est de l'être intellectuel — comme l'obligation l'est de l'être moral.
Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience intellectuelle, c'est-à-dire de la conscience que nous avons de l'activité de l'intelligence et de ses lois, le bien, c'est la connaissance ou la vérité. Si la joie et le plaisir sont la menue monnaie du bonheur, la curiosité est la menue monnaie du besoin de connaître. Le besoin de savoir, de connaître, de s'instruire est inhérent à l'être intellectuel, comme le besoin du bonheur à l'être affectif, comme le besoin de sainteté à l'être moral. Nous avons soif de connaître et nous avons soif d'une connaissance vraie, complète, exacte. Posséder cette connaissance serait posséder la vérité. La possession de la vérité est une nécessité de la raison. Que la connaissance soit possible, que la vérité soit accessible, c'est son premier postulat. En lui portant atteinte, vous décapitez la raison, vous déflorez l'intelligence, qui ne peuvent vivre qu'à la condition d'atteindre à la vérité. On n'explique pas autrement l'immense effort scientifique et philosophique qu'a fourni l'humanité au travers de l'histoire et qui est aujourd'hui plus actif que jamais.
Ces trois formes ou ces trois définitions du bien: le bien tout court ou bien moral, le bonheur et la vérité, sont-elles réductibles à une seule forme, à une seule définition? Je le crois et je crois que c'est celle-ci: l'ordre, c'est-à-dire l'harmonie, la congruence entre le sujet, qui est l'homme, et les objets extérieurs; entre le sujet et sa destinée ou ses conditions d'existence; et enfin l'harmonie entre les différentes activités du sujet lui-même. Statuez l'ordre, l'harmonie entre la pensée et son objet, vous avez la connaissance, c'est-à-dire la vérité. Statuez l'ordre, l'harmonie, entre le cœur de l'homme et ses conditions d'existence, l'accord de l'homme avec sa destinée, vous avez le bonheur. Statuez enfin l'ordre, l'harmonie de la volonté humaine avec sa loi, et des différentes activités humaines les unes avec les autres, vous avez le bien moral, la sainteté de la volonté. — La définition générale du bien est donc celle-ci: l'ordre. Et cette définition est infiniment précieuse sous son apparente banalité, car elle nous permet d'écarter d'emblée certaines erreurs graves et sans cesse renaissantes qui compromettent la solution du problème que nous nous sommes proposé.
Si le bien est l'ordre, il est un rapport et non une substance, une chose, un objet. On dit quelquefois: le bien, c'est l'esprit, la réalisation de l'esprit. C'est une erreur:
[On entend par là, soit le développement des énergies volitives (force de volonté), soit celui des énergies intellectuelles (force de la pensée). On y est induit par le sentiment (juste) que le développement, les progrès, font partie du devoir. Mais tout développement n'est pas un progrès, tout développement n'est pas un bien. Celui de l'esprit, qui est un devoir, peut se faire en bien ou en mal.]
Le bien n'est pas l'esprit comme développement ou substance. Il ne suffit pas que l'esprit se réalise pour que le bien soit réalisé. L'esprit n'est en soi ni bon ni mauvais. Il n'est pas meilleur que la matière, ni la matière pire que l'esprit. Tous deux peuvent être mauvais, s'ils ne sont pas à leur place; s'ils sont à leur place, dans leur rapport, leur hiérarchie et leur destination normale, tous deux, la matière et l'esprit, sont bons, également bons.
On dit encore: le bien, le bien suprême, c'est Dieu. Et si l'on entend ce mot au sens de la substance divine, c'est également une erreur. Le bien n'est pas la substance divine; le bien, c'est Dieu en tant que révélation de l'ordre voulu par Dieu. Notre bien, le bien pour nous, n'est pas de participer à une substance, fût-elle divine, mais de réaliser, relativement à la personne de Dieu, les rapports qui conviennent à la sienne et à la nôtre. — Encore une fois, le bien est un rapport, une harmonie, un ordre, et non une chose, un objet, une substance.
En énonçant la formule générale: le bien, c'est l'ordre, il semble que nous formulions surtout une vérité de raison. C'est par la raison que nous concevons l'ordre. Et si nous admettons que l'ordre dans le domaine affectif soit la joie ou le bonheur, et dans le domaine de la volonté, le devoir ou la sainteté, il semble que ce soit la raison, ou le bien de la raison qui détermine la valeur du bien et sa nature. Il n'en est rien cependant. La formule seule, en tant que formule générale du bien, appartient à la raison. Mais l'ordre qui est le bien et que conçoit la pensée, vient à la pensée, non de la pensée même, mais de la conscience. En effet, cet ordre qui est le bien, est, non un état de fait (réalité présente), mais une obligation, un devoir. Il se présente comme un devenir sous la catégorie d'une obligation. Il est un devoir être et un devoir faire. L'ordre qui est le bien, est donc essentiellement moral. C'est le sentiment de l'obligation qui le fournit à la pensée; c'est elle qui en détermine la nature et la valeur. La vérité doit être, le bonheur doit être parce que le devoir doit être; parce que nous devons être, dans toutes les sphères de notre activité, ce que l'impératif qui nous oblige a fait de nous dans le principe de notre volonté. L'idée du bien comme d'un ordre qui doit être, n'est donc conçue par la pensée que sous condition de l'impératif moral. Ou si l'on préfère: la vérité intellectuelle, c'est-à-dire l'harmonie de notre pensée avec la réalité des choses; la vérité affective, le bonheur, c'est-à-dire l'harmonie de notre pensée avec les circonstances et les situations de la vie, — ne doivent être; nous ne pouvons juger qu'ils doivent être; nous ne pouvons les statuer comme devant être; nous ne pouvons nous en sentir responsables, que parce que nous sommes obligés dans notre conscience à la réalisation harmonique et pleine de notre être et de notre destinée.
Le bien ou l'ordre qui doit être est donc, de nature, essentiellement moral. Nous sommes obligés à la vérité, nous sommes obligés au bonheur, parce que la vérité et le bonheur sont un devoir et que nous sommes obligés au devoir.
Ceci, à première vue, peut paraître paradoxal. Obligés à la vérité, soit. On le pressent encore, bien qu'il y faille un peu de réflexion. Mais obligés au bonheur? Ici l'on se récrie. Le bonheur un devoir? Plût à Dieu qu'il le fût! Mais il ne l'est point. Il l'est si peu que d'ordinaire, loin de pouvoir concilier le bonheur et le devoir, nous sacrifions l'un à l'autre; que même nous sommes contraints de sacrifier l'un à l'autre. D'où il semble résulter que le bien de la volonté et le bien du cœur sont antagonistes; et qu'ainsi se rompt cette dépendance du bien général relativement au bien moral que nous constations tout à l'heure.
Le paradoxe peut sembler dur de chercher dans le bonheur une obligation morale, alors que précisément notre existence tout entière est déchirée par la contradiction qu'il y a entre le devoir et le bonheur, et le sacrifice que nous faisons de notre bonheur à notre devoir; nous le maintenons cependant! Nous admettons qu'il y ait des joies mauvaises, des plaisirs coupables, des bonheurs malsains. Les besoins du cœur ne sont pas toujours, ne sont pas ordinairement conformes à l'obligation de la volonté. C'est un fait qui est trop flagrant pour être contesté. Mais ce fait est-il normal? Toute la question est là. Et il nous semble que poser la question, c'est la résoudre. Un bonheur immoral vous paraît-il dans l'ordre normal? Est-ce même un vrai bonheur? est-il durable? est-il entier? est-il profond? peut-il l'être? A défaut du sentiment interne qui répond négativement, les faits, je pense, suffisent à répondre. Si mon bonheur n'est pas, en un moment donné, identique à mon devoir, n'est-il pas évident toutefois qu'à la durée, il n'y a pas de bonheur en dehors du devoir? n'est-il pas évident aussi que le bonheur de mon prochain peut devenir, doit devenir le devoir de ma volonté personnelle! «Le bonheur d'un père n'est-il pas le devoir de son fils?» (Naville) Faire le bonheur des autres est très positivement le devoir de chacun. En ce sens au moins la joie est obligatoire; en ce sens au moins le bien du cœur dépend de celui de la volonté; et le lien se rétablit entre l'ordre moral et l'ordre en général.
Mais il y a plus. N'y a-t-il pas en chacun de nous quelque chose qui prononce que là où tout le devoir serait réalisé, le bonheur doit ou devrait suivre? Je ne parle pas du fait qui, cependant, se réalise embryonnairement dans ce que nous appelons «les satisfactions de la conscience» (dont nous sentons, par comparaison avec les autres, qu'elles sont la source de nos plus pures joies); je parle du droit. Ne comprenons-nous pas immédiatement que le bonheur doit être le résultat d'une volonté bonne? N'est-ce pas parce que le doit être est violé (c'est-à-dire la relation entre le devoir et le bonheur), que nous crions à l'injustice chaque fois que nous rencontrons une souffrance imméritée? Qu'est cette idée du mérite, si ce n'est l'idée du rapport de cause à effet que nous établissons spontanément entre la vertu et le bonheur; la vertu donnant, garantissant le bonheur? Et si nous pouvions nous représenter — ce que Platon imaginait et ce que le christianisme a réalisé — le saint parfait couvert de tout l'opprobre du vice, ce spectacle ne soulèverait-il pas en nous une généreuse indignation, une révolte de nos meilleurs instincts? Et ne serions-nous pas obligés de prononcer que le monde dans lequel souffrirait ce juste est un monde mauvais? «Un monde moralement dans l'ordre et livré à la douleur serait une objection contre la Providence» (Naville); ou, si l'on préfère, à la souveraineté de l'ordre moral, c'est-à-dire au caractère même du bien. Pourquoi? Parce que le bien du cœur doit suivre le bien de la volonté; parce qu'en définitive la joie dépend du devoir; parce que le bonheur doit être, et que, si singulier que cela paraisse, le bonheur est impliqué dans l'obligation.
Il en va de même de la vérité. Ici le paradoxe est moins dur, et la chose plus évidente. Supposez un savant qui ne serait pas lié à la vérité qu'il cherche par une obligation de conscience et qui s'estimant indépendant à l'égard de la vérité, ne mettrait à la chercher ni sincérité, ni conscience; le résultat de ses recherches ne serait plus que l'expression de son caprice. Il n'inspirerait confiance ni à lui-même, ni aux autres. Et, à vrai dire, il n'y aurait plus pour lui de vérité. Il en aurait perdu le sens et le besoinb. Il est donc clair que la moralité commande la recherche de la vérité; que la science elle-même dépend de la conscience; et que, pour trouver la vérité intellectuelle, il faut être (en une certaine mesure au moins) dans la vérité du devoir.
Nous concluons donc: que la définition générale du bien, c'est l'ordre, un ordre qui doit être; que l'ordre qui doit être pour l'intelligence, c'est la vérité; que l'ordre qui doit être pour le cœur, c'est le bonheur; que l'ordre qui doit être pour la volonté, c'est le devoir; et que c'est le bien de la volonté, ou le devoir, qui détermine, domine et commande celui du cœur et de la pensée. L'ordre qui doit être, ou le bien, ne nous est donc perceptible que par l'obligation, il tire de l'obligation sa source et son impératif. L'ordre moral est l'ordre suprême.
[«Il faut toujours en revenir au même point, sur lequel passent sans l'apercevoir, tous ceux qui ne se sont jamais demandé comment l'intelligence (la connaissance) est possible: Si la complexité des phénomènes que nous appelons l'univers n'est pas régie par des lois, s'il n'y règne aucun ordre, nous ne saurions nous flatter d'obtenir la vérité sur aucun sujet quelconque. S'il existe un ordre, en revanche, il est clair, que le bien moral, primant tout, contient les raisons de tout. Nul ne saurait contester cela sans se renier lui-même, car c'est se mentir à soi-même ou proclamer son ignominie que de mettre quelque chose en balance avec la probité.» Ch. Secrétan, La civilisation et la croyance, 3e édition, p. 128.]
Qu'est-ce que le mal? Le contraire du bien. En définissant le bien nous avons défini le mal. Le mal est un désordre qui ne doit pas être. «Le mal n'est pas l'absence du bien: l'absence d'une chose est le néant; et le mal n'est point le néant; c'est une réalité malheureusement très réelle… c'est un désordre dans le rapport des êtres; c'est un trouble apporté dans l'harmonie universelle.» Le mal est une réalité positive; mais pas plus que le bien, il n'est un objet, une chose ou une substance. «Il n'existe ni des êtres, ni des éléments d'êtres mauvais en eux-mêmes.» Nous aurons l'occasion de revenir sur cette pensée.
Si ce que nous venons de dire est vrai, si le mal est le contraire du bien, s'il est un désordre qui ne doit pas être, il se manifestera comme tel dans les trois mêmes sphères de l'activité humaine où le bien s'est manifesté comme un ordre qui doit être: dans la conscience intellectuelle, il sera le contraire de la vérité, c'est-à-dire l'erreur; dans la conscience sensible, il sera le contraire du bonheur, c'est-à-dire la souffrance; dans la conscience morale, il sera le contraire du devoir, c'est-à-dire le péché.
Et d'abord le mal comme erreur. Il ne faut pas confondre l'ignorance avec l'erreur, comme on le fait souvent. L'ignorance n'est pas un mal parce qu'elle n'est pas, ou du moins peut ne pas être, un désordre. Elle ne serait un mal (un désordre) que si nous étions destinés à tout connaître. Mais l'affirmation que nous sommes destinés à tout connaître, n'est pas évidente par soi-même. Elle est impossible à soutenir en face des limites infranchissables que la science moderne est obligée d'avouer. Il y a des choses que nous ne connaîtrons jamais par l'intelligence, parce que l'intelligence y est inapte; il y en a d'autres, qui sont connaissables en elles-mêmes, que nous n'aurons jamais achevé de connaître parce que l'univers les offre en si grand nombre que la série en est inépuisable. L'ignorance dans ces deux cas n'est pas un mal. Elle ne peut devenir un mal que lorsqu'elle est volontaire; lorsqu'elle porte sur des phénomènes immédiats dont l'importance est grande pour la conduite de la vie et que nous avons négligé de les connaître. «Supposez un esprit voyant clairement ce qu'il sait et ce qu'il ignore, affirmant là où il faut affirmer, niant là où il faut nier, suspendant son jugement lorsqu'il n'a pas de motifs suffisants pour affirmer ou pour nier; supposez encore que cet esprit croisse dans la lumière, et voie progressivement s'éloigner la région des ténèbres: tout sera bien. Cet esprit ne possédera pas toute la vérité, mais il sera pleinement dans la vérité, tous ses jugements seront vrais.» Supposez au contraire que cet esprit qui sait et qui ignore à la fois, confonde ce qu'il ignore avec ce qu'il sait; porte, au nom de ce qu'il sait, des jugements sur ce qu'il ignore; introduise dans sa recherche de la vérité des a priori d'intérêts, des préjugés volontaires, des sympathies ou des antipathies personnelles gratuites: vous avez, non plus l'ignorance, mais l'erreur, c'est-à-dire, remarquez-le, le désordre, la rupture d'harmonie entre les faits et la manière de se les représenter. «L'erreur consiste à porter des jugements faux; elle est un mal en soi et dans tous les cas.» Elle résulte d'une précipitation de la volonté statuant à la place de l'intelligence, là où l'intelligence n'est pas encore, ou n'est pas suffisamment informée; ou encore d'une direction arbitraire imprimée à l'intelligence par la volonté, et qui empêche l'intelligence de ne suivre que la direction des faits. L'erreur est donc un désordre qui ne doit pas être. Elle n'est pas le péché; mais elle dénonce le péché, c'est-à-dire l'existence d'une volonté mauvaise chez celui qui se rend coupable d'erreur. Elle dépend du mal moral. Une volonté parfaitement droite et sainte n'engendrerait pas l'erreur dans l'intelligence d'un individu. Je dis: dans l'intelligence d'un individu. Car il est un genre d'erreur dont l'individu, même individuellement saint, peut avoir à souffrir, qu'il peut partager sans en être responsable: c'est l'erreur générale, collective, d'un temps et d'une époque, qui surprend son ignorance (il affirme là où il ne sait pas personnellement, sur la foi de ceux qui devraient savoir et qu'il croit savoir à sa place, et qui se trompent). Mais allez au fond de cette erreur collective, remontez à son origine historique: toujours vous trouverez un homme ou un groupe d'hommes dont l'erreur initiale dépend d'une volonté imparfaitement droite, sincère et sainte. Ce n'est donc pas l'erreur qui constitue le péché, mais c'est le péché qui engendre l'erreur. — Je sais bien que la thèse contraire est courante; que depuis Socrate qui estimait «que les hommes se trompent sur la nature de leurs obligations», mais «qu'ils font ce qu'ils regardent comme leur devoir», jusqu'à nos jours (et même dans cet auditoire peut-être) il y a eu des hommes qui ont fait dériver le péché de l'erreur. Je ne crois pas la thèse plus vraie, plus tenable pour cela. J'accorde, il est clair, que l'erreur issue d'un péché initial (individuel ou collectif) réagisse sur le péché, le complique et l'aggrave (tout en l'indulgenciant). Ainsi des erreurs sur les sources et la nature du bonheur nous lancent dans des poursuites vaines, parfois coupables, toujours malsaines. De même les erreurs sur le caractère et la nature du devoir. Elles produisent le plus troublant des phénomènes moraux: celui des consciences faussées, où le mal semble résulter de la droiture même de l'intention. «Jamais, dit Pascal, on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience.» Ces réactions de l'erreur sur la volonté, par conséquent sur la commission du mal moral, sont indiscutables. Elles n'empêchent pas que l'erreur, désordre de l'intelligence, n'ait sa source première dans le péché, désordre de la volonté. Et pour trancher le débat il me suffit de proposer à votre attention cette affirmation d'Euripide: «Nous savons ce qui est bien, nous le connaissons, mais nous ne le faisons pas». Cette phrase est-elle vraie ou ne l'est-elle pas? Elle l'est. Notre conscience en l'approuvant, clôt la discussion. L'erreur, désordre de l'intelligence, est un désordre qui ne doit pas être; et s'il ne doit pas être, c'est-à-dire s'il est coupable et responsable, si la faute en retombe toujours sur quelqu'un, c'est qu'il a sa racine dans le mal moral.
Après le mal comme erreur, voyons le mal comme souffrance. La souffrance est-elle un mal, c'est-à-dire un désordre qui ne doit pas être? Au premier abord, il semble qu'il n'y ait rien de plus facile que d'en faire convenir chacun. On s'insurge contre la douleur avant même de s'insurger contre le péché; et l'erreur même, comparée à la souffrance, paraît un faible mal. Il n'y a rien à quoi nous soyons naturellement plus opposés, ni que nous fuyions d'un instinct plus constant, plus absolu, plus spontané. Le ferions-nous si elle était l'ordre, l'harmonie, la destination du cœur? Si l'homme était créé pour la souffrance, fuirait-il la souffrance? Évidemment non. Elle est donc contraire à la destination humaine; elle est un désordre qui ne doit pas être.
Mais ici intervient une difficulté: ceux-là même qui par l'instinct évitent la souffrance, en proclament les bienfaits par la raison. Elle a, elle a eu, elle aura toujours ses apologètes. Écoutons-les: «Qu'est-ce qui fait l'homme? L'énergie. Qu'est-ce qui produit l'énergie? La lutte. Qu'est-ce qui produit la lutte? La douleur. Supprimez dans une existence humaine toute douleur, vous supprimez toute lutte, tout développement d'énergie, et vous n'avez plus qu'une créature moralement étiolée.» Dans cet ordre d'idées l'apologie de toutes les souffrances les légitime non comme buts, mais comme moyens d'un but moral. «La guerre ne retrempe-t-elle pas les caractères? Les douceurs de la paix n'amollissent-elles pas les âmes? D'une manière générale, les calamités publiques n'ont-elles pas souvent des effets salutaires?» et n'apparaissent-elles pas, au sein de l'histoire, comme les conditions seules suffisantes de la moralité de la race? N'est-ce pas d'ordinaire la douleur qui ramène à Dieu, et n'est-ce point par la douleur, grâce à la douleur, que l'homme se convertit? Alfred de Musset, en écrivant les vers qui suivent, n'a-t-il pas exprimé une de ces vérités profondes qu'entrevoit et salue toute âme vraiment noble?
Si cela est vrai — et cela est vrai — il ne faudra pas nous étonner de trouver, çà et là dans l'histoire, des hommes chez lesquels se développe un véritable amour de la souffrance; des hommes qui aiment ou qui semblent aimer la douleur, non plus seulement comme moyen et à cause du résultat excellent qu'elle produit, mais en elle-même et pour elle-même; qui l'envisagent comme un bien en soi, si ce n'est d'une manière définitive, au moins pour la durée de l'existence terrestre. Le bouddhisme présente des exemples frappants de cet ascétisme; on en retrouve quelque chose dans la théologie catholique, et ailleurs.
Comment donc après cela la souffrance et la douleur peuvent-elles être statuées un mal? Jésus-Christ, l'homme normal, n'a-t-il pas été «l'homme de douleurs»? Je remarque d'abord qu'en dehors du cas pathologique, où la souffrance est cherchée, voulue, aimée pour elle-même, elle n'est considérée comme un bien que relativement à un autre bien supérieur; et que ce bien, c'est le bien moral. Ce qui suppose trois choses également importantes: la première, c'est que le bien moral est seul bien en soi (suprématie de l'ordre moral); la deuxième, que ce bien moral n'est pas ou n'est pas encore réalisé (caractère imparfait et moralement mauvais de l'expérience actuelle); la troisième, c'est que la souffrance n'est que le moyen (un moyen bon) d'un but (meilleur) et que le but atteint, le moyen tombe (caractère temporaire et relatif de la souffrance, même bonne). — Qu'on analyse, en effet, et l'on verra toutes les apologies de la souffrance revenir, se résumer, à ces trois: la souffrance, un avertissement; la souffrance, un remède; la souffrance, une justice.
La douleur est l'avertissement d'un désordre. Une maladie sans douleur, sans malaise, serait infiniment dangereuse. Le malade courrait à la mort sans le sentir, et sans éprouver le besoin, le désir, de la guéri-son. Ce qui est vrai de la maladie et de la souffrance physique, l'est à plus forte raison de la maladie morale. Ce qui est vrai de la maladie individuelle, l'est également de la maladie sociale. Point de réforme dans la conduite individuelle et la conduite sociale sans la souffrance qui en indique la nécessité. «Être averti d'un désordre pour avoir à le réparer cela est utile et bon.» Mais remarquez que la souffrance utile et bonne, comme avertissement, ne l'est que comme avertissement, c'est-à-dire comme moyen d'un but; comme moyen d'un but duquel elle ne fait point partie et dans lequel elle n'entre pas (puisque le but est précisément d'y échapper); qu'enfin la souffrance nécessaire dénonce un état de fait anormal, donc un désordre préalable, ou du moins un état de choses dans lequel ce qui doit être n'est pas encore, est en formation.
La douleur peut être plus qu'un avertissement: elle peut être un remède. Il y a des remèdes douloureux qui n'en sont pas moins des remèdes. Les médecins, les chirurgiens surtout, en savent quelque chose: ainsi l'amputation d'un membre atteint par la gangrène. L'amputation est plus douloureuse que le mal, mais elle sauve le malade. Dans la vie morale il en va de même et plus souvent encore. Telle catastrophe sauve un malheureux d'une passion coupable qui eût entraîné sa ruine morale et physique. Telle épreuve amène un autre au salut de son âme. Le chrétien moins qu'un autre a le droit de s'insurger contre la souffrance, cette humble et fidèle collaboratrice de son éducation et de son perfectionnement spirituels. «Peut-on, écrivait Fénelonb, appeler maux ces peines que Dieu nous envoie pour nous purifier et nous rendre dignes de Lui? Ce qui nous fait un si grand bien ne peut être un mal.» Et cependant, pour la souffrance sanctifiante et purifiante, plus encore que pour la souffrance avertissante, il faut rappeler qu'elle n'est que le moyen d'un but; que ce but lui est infiniment supérieur; qu'elle est exclue de ce but qui est la félicité et non la douleur; et qu'elle dénonce un état de choses non plus inachevé et imparfait, non plus seulement en voie de formation comme tout à l'heure, mais mauvais, anormal, coupable, par lequel seul elle se légitime, hors duquel elle cesserait aussitôt de se justifier.
La douleur, enfin, peut être plus qu'un avertissement et plus qu'un remède: elle peut être une justice. Je sais bien que cette signification de la douleur, autrefois courante et populaire, l'est beaucoup moins aujourd'hui. Notre génération qui a le mot de justice plein la bouche mais qui l'a peu dans le cœur, se cabre lorsqu'on lui parle de la souffrance comme d'un châtiment. Et je confesse qu'on a souvent fort abusé de cette conception. Depuis les amis de Job, depuis les Juifs qui demandaient à propos de l'aveugle-né (Jean.9.2) qui avait péché, de cet homme ou de ses parents, jusqu'aux prêtres catholiques qui ont vu dans l'incendie du Bazar de la Charité une juste expiation des péchés de la France, la série est longue des jugements faciles et téméraires portés à ce sujet. Et néanmoins, malgré le danger toujours possible des abus, il faudra revenir à cette application et à cette interprétation de la souffrance. Elle est trop profondément inscrite dans les faits et dans les cœurs pour qu'on y puisse échapper. Dans les faits, par l'indéniable solidarité du péché et de la souffrance; dans les cœurs par la satisfaction irrésistible et spontanée que produit la réalisation de cette solidarité. Quelque répulsion raisonnée que nous ayons, en effet, à faire de la souffrance une manifestation de justice, nous y acquiesçons d'instinct et immédiatement chaque fois que nous disons de notre prochain: «C'est bien sa faute… Il l'a bien mérité… Il l'a bien voulu… Il n'a que ce qui lui revient…)» Ou bien ces jugements sont faux, faux toujours et dans tous les cas (qui l'oserait dire?), et alors il faut s'en abstenir toujours et dans tous les cas; ou bien ils sont justes (ou du moins peuvent être justes en certains cas), et alors il faut être conséquent et ne pas craindre de les faire passer de la vie instinctive, où ils explosent en quelque sorte malgré nous, dans la pensée philosophique et réfléchie. Or, ils sont justes. Je mets en fait qu'il n'est pas un de nous qui, en présence de quelque crime odieux n'ait inopinément senti s'élever au fond de sa conscience une voix réclamant la justice. Il y a en tous cas des criminels qui l'ont entendue cette voix. «On a vu des condamnés à mort qui auraient refusé leur grâce, parce que, leur cœur ayant été touché, ils éprouvaient le besoin d'expier publiquement leur forfait.» Avaient-ils tort? avaient-ils raison? Qui oserait dire qu'ils avaient tort? La justice, même la justice purement rétributive, est bonne. Allez au fond de la justice: elle n'est qu'une des formes — la forme préparatoire et pédagogique — de l'amour. C'est parce qu'il aime son enfant qu'un père l'exerce à l'égard de son enfant. C'est parce que Dieu nous aime, qu'il l'exerce à notre égard. Et c'est parce que le monde est l'objet de l'amour de Dieu, qu'il y a dans le monde ce qu'on appelle la justice immanente (des choses et de l'histoire), c'est-à-dire cette forme anonyme de la justice qui solidarise la souffrance à la faute. La souffrance, à ce point de vue, est donc nécessaire. La justice étant bonne en elle-même (puisqu'elle est l'expression préparatoire de l'amour à l'égard de ceux que leur état de conscience rend incapables d'en saisir l'expression directe), la souffrance, par laquelle la justice se manifeste, est donc bonne et nécessaire également. Je remarque cependant qu'ici encore la souffrance n'est pas un but, mais un moyen, que ce but est atteint lorsqu'elle a manifesté la justice; que la justice à son tour n'a pas son but en elle-même, mais dans l'amour dont elle réalise les conditions morales préliminaires; que la souffrance, moyen de la justice, qui n'est elle-même que le moyen de l'amour, n'est donc que le moyen d'un moyen; qu'elle est donc doublement relative et transitoire; qu'elle n'entre en aucune façon dans le but final de l'univers moral; qu'elle dénonce seulement un état de conscience coupable, par lequel seul elle se justifie, et qu'elle n'est un ordre, c'est-à-dire une justice, que grâce à l'universel désordre; le dernier gage, le dernier témoin, le dernier garant de l'ordre dans l'universel désordre. Sans elle le désordre serait absolu. Mais supprimez ce désordre, supposez un monde, une humanité, parfaitement saints, où toute la justice s'accomplirait dans l'amour parfait, ce serait un monde heureux, une humanité heureuse; la souffrance n'y serait plus qu'une tare, une tache, une flétrissure.
Si, comme je le pense, ces trois points de vue: la souffrance un avertissement, un remède, et une manifestation de justice, — épuisent les arguments que l'on peut présenter en faveur du bon droit de la souffrance dans l'existence actuellec de l'humanité, il en résulte que la souffrance est un bien relatif, ou si l'on préfère un mal utile, un mal nécessaire, mais qu'elle n'est pas un bien en soi, et qu'elle ne saurait être considérée comme telle. «Avertissement, remède, punition, tout cela suppose un désordre et place le point de départ de la souffrance dans un état mauvais… Dès qu'un état de choses est en dehors de l'ordre, on prouvera sans peine que l'avertissement est bon, que la punition est bonne, que le remède est excellent. Mais supposez toutes choses dans l'ordre, vous ne pourrez y placer la souffrance.» Elle devient illégitime en devenant superflue. Si ce qui doit être était, la douleur ne devrait pas être. Elle ne doit donc pas être; elle est donc un mal. La sainteté parfaite, vécue dans un ordre de choses normal, exclut la souffrance et implique le bonheur. Le saint parfait souffrant n'accuse qu'une chose: l'état mauvais du monde et de la société au milieu desquels et de la part desquels il souffre. La charité ne l'exclut pas moins. On ne conçoit pas la mission de l'amour s'exerçant autrement qu'en vue du bonheur, c'est-à-dire en vue de l'extinction de la souffrance. Si l'amour inflige la souffrance, ce n'est qu'en vue de la sainteté, et la sainteté, elle-même, n'est qu'une condition du bonheur. Ébranlez cela, vous ébranlez tout l'ordre moral; vous stérilisez les plus hautes, les plus nobles, les plus vitales aspirations du cœur; vous figez toute pitié, vous éteignez toute miséricorde et toute compassion; vous comprimez le ressort même de l'âme. Ou l'homme n'est plus homme, ou la souffrance, bien relatif pour l'homme coupable, est un mal en soi pour l'homme normal.
Si ce que nous venons de dire est vrai, il en résulte ceci qui est fort important: que si l'erreur est un mal, si la souffrance est un mal, étant tous deux l'expression d'un désordre qui ne doit pas être, ils sont cependant relatifs à un mal originaire, à un désordre primitif, qui les engendre et les justifie (comme une cause engendre et justifie ses conséquences); mal qui est celui de la volonté, désordre moral, qui est le désordre grave, premier, fondamental: le péché. Ici le doute ou l'hésitation ne sont plus possibles. Nommer le péché, définir le péché, saisir le péché, c'est nommer, définir, saisir le mal, le mal dans sa forme essentielle, le désordre qui par excellence ne doit pas être. Je n'insiste pas. Nous savons tous par expérience, sans incertitude possible, ce qu'est le péché: il est le mal tout court, parce qu'il est une révolte, une désobéissance morale et religieuse de la volonté à l'impératif de conscience, à la loi de la volonté; le désordre et le mal dans son essence même. Notre définition du mal rejoint et confirme celle du bien.
I. Comme le bien n'est pas une chose, un être, ou une substance, mais un ordre entre les êtres et les choses; de même le mal n'est pas une substance, une chose, ou un être, mais un désordre entre les choses et les êtres.
II. Comme le bien est un ordre qui doit être, le mal est un désordre qui ne doit pas être.
III. Comme le bien n'est pas seulement une absence de mal, mais une réalité positive: un ordre qui doit être absolument; de même le mal n'est pas seulement une absence de bien, mais une réalité positive: le contraire du bien, un désordre qui ne doit pas être absolumentd.
IV. Comme il y a trois formes du bien qui sont, pour la conscience intellectuelle: la vérité; pour la conscience sensible: le bonheur; pour la conscience morale: le devoir; de même il y a trois formes du mal qui sont, pour la conscience intellectuelle: l'erreur; pour la conscience sensible: la souffrance; pour la conscience morale: le péché.
V. Comme enfin la notion du bien culmine et s'achève dans le bien moral d'où procèdent le bonheur et la vérité; de même la notion du mal culmine et s'achève dans le mal moral, d'où procèdent la souffrance et l'erreur.
VI. D'où il résulte que le bien et le mal moral décident en suprême instance de tout le bien et de tout le mal qui sont dans le monde et dans l'humanité; qu'ils sont le bien et le mal en soi; et que l'ordre moral est l'ordre suprême, par lequel seul, et conformément aux données duquel seul, peut et doit se résoudre le problème du mal.
Je voudrais illustrer cette dernière thèse sur la suprématie absolue de l'ordre moral pour l'appréciation du mal et du bien, par un exemple qui en sera la contre épreuve et la vérification négative