La vie d’Anna Stein - Anna Stein - E-Book

La vie d’Anna Stein E-Book

Anna Stein

0,0

Beschreibung

La vie d’ Anna Stein est une traversée captivante du XX siècle, entre drames historiques et quête artistique. Née dans la Hongrie des années 30, Anna survit aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale et au joug du stalinisme avant de trouver refuge en France après la Révolution de 1956. Attirée par l’effervescence de Paris, elle y poursuit son rêve : devenir peintre. Son art, véritable souffle vital, lui ouvre les portes du monde, l’emmenant au-delà des frontières à la découverte de civilisations qui nourriront ses œuvres. À travers ce récit, Anna dévoile les combats qu’elle a menés en tant que femme, mère et compagne, résistant aux traditions familiales pour affirmer son désir de création. Un témoignage puissant d’une vie consacrée à l’art et à la liberté, où chaque page résonne d’une force universelle et inspirante.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Anna Stein, peintre et sculptrice, a traversé le XX siècle, de la Hongrie à la France, guidée par sa passion pour l’art. Dans La vie d’Anna Stein – Ou comment devenir un ancêtre, elle raconte son combat pour allier création, maternité et traditions familiales.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 408

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Anna Stein

La vie d’Anna Stein

Ou comment devenir un ancêtre

© Lys Bleu Édition – Anna Stein

ISBN : 979-10-422-5339-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

L’auteure de cet ouvrage est née en 1936 dans une famille de la grande bourgeoisie qui avait des ascendants remarquables. Elle a pu surmonter les difficultés accumulées par l’histoire, les tragédies de sa famille dans sa foi dans sa vocation d’artiste et avec une volonté inouïe. Elle a vécu enfant, la Guerre Mondiale, l’Holocauste, de nombreuses personnes de sa famille en sont devenues victimes. Suivirent les expropriations et les spoliations par le régime communiste, ses parents étaient emprisonnés, après avoir été arrêtés lors d’une fuite vers l’étranger. Ce manuscrit atteste les difficultés de sa trajectoire artistique, dues non seulement aux aléas de l’histoire, mais à des « lois » qu’elle découvre à la lecture de la biographie de son aïeul Adolphe de Jànosi Engel. Il est un excellent self-made-man du 19e siècle, mais au sein de la famille il prône les idées d’un patriarcat sévère, contrant toute créativité envers ses descendants et surtout ses filles. Aucun membre de sa lignée n’a pu surmonter ces interdits, auxquels Anna Stein a dû faire face toute jeune, et plus tard aussi, alors qu’elle les découvrait dans leurs écrits une fois ses parents disparus.

Ce livre illustre parfaitement ce que la jeune fille trouvait d’obstacles de plus en plus nombreux à la réalisation de ses désirs. Même si elle a réussi le concours d’entrée au lycée des beaux-arts, tout en étudiant les secrets de l’art du dessin durant quatre années, même si elle lisait d’innombrables livres d’art, même si elle a réussi à accéder à l’Académie des Beaux-Arts, où elle côtoyait l’excellent Béla Kondor, où elle a créé de nombreux contacts, l’histoire tentait de lui barrait la route pour devenir artiste.

La Révolution de 1956 l’a trouvée en tant qu’étudiante avec sa promesse de liberté, elle fait partie des manifestants dans les rues de Budapest, elle est témoin de la chute de cet espoir et des représailles contre les insurgés. Ne pouvant supporter le malheur qui s’abat sur son pays, elle le quitte le 30 novembre. Passant par Vienne son chemin la conduit à Paris, le summum de la vie des Arts.

À partir de son arrivée en 1957 en France, c’est sa trajectoire artistique, ses relations avec le milieu des artistes et leur influence qui la déterminent.

Dans le récit de ses souvenirs, on entre dans les secrets de décennies de luttes et de difficultés pour assurer sa subsistance, en pratiquant des travaux d’artisanat d’art, en répondant à des commandes et en participant à des expositions. L’ouvrage décrit son introduction dans la vie des arts, la découverte des mouvements intellectuels et artistiques, à travers des rencontres amicales. (Claire Preiser, Sàndor Hollàn, Endre Rozsda, Etienne Hajdù, Victor Brauner et bien d’autres) Elle obtient la nationalité française en 1972 et après 16 ans d’absence elle retourne en Hongrie en visiteur.

Ce livre rend compte de la suite des expositions qui déploient l’accomplissement de son œuvre, à partir de sa première présentation à Paris en 1971, puis en 1978 à Pécs au Musée Janus Pannonius, ensuite au musée de la Galerie Nationale à Budapest, pour arriver en 1979 à l’organisation de l’exposition Paris-Budapest qui réunissait les œuvres de 77 artistes hongrois à l’Orangerie du Sénat. Son évolution picturale lui permet de vivre de son art à partir de la fin des années 70. Elle est de mieux en mieux reconnue et l’Autriche, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, le Canada, les USA, l’Inde, Hong-Kong, la France et la Hongrie accueillent successivement ses expositions. Elle développe son travail de sculpteur, puis elle réalise des vitraux pour une commande d’État. Elle expose régulièrement à Paris et dans des villes en France, puis en Chine au Japon, et en Afrique de Sud.

Sa peinture – comme on peut le découvrir dans l’ouvrage « Images des Chemins Intérieurs » par Vali Fekete – s’est développée en suivant des influences successives. Dans les années 60, elle fait sien l’art des couleurs, et ses premières peintures abstraites expressionnistes voient le jour.

Elle est en contact avec des artistes importants de l’émigration hongroise, amie de Tibor Papp, et de Paul Nagy, fondateurs de la revue l’Atelier Hongrois, ainsi que du sculpteur Ervin Pàtkai. Elle est touchée par l’existentialisme, l’art féministe, s’intéresse au corps de la femme, la problématique de l’identité féminine.

Ses peintures de cette période représentent les volumes archaïques féminins. Durant des années 1967-77, sa peinture évolue vers l’abstraction, avec des formes souples et des couleurs restreintes. Puis des changements plus favorables de sa vie (sa séparation en 1972 puis sa nouvelle rencontre en 74) libèrent des énergies enfouies, pour faire naître des œuvres nourries par le baroque italien, des maîtres comme le Tintoret, Tiepolo, Véronèse. Dans les années 80, sa peinture s’inscrit dans les tendances de la trans-avant-garde, la structure mouvementée d’œuvres, riches en couleurs.

Puis durant les années 90, ses recherches l’amènent à des réflexions sur ses origines, même si elle ne traite pas des thèmes juifs, c’est la famille qui émerge avec des questionnements sur la descendance. C’est ainsi qu’elle accède à la mythologie individuelle, laquelle l’amène au questionnement de l’histoire familiale. La recherche de son identité, cette période est une retrouvaille de ses ancêtres, de l’écheveau des souvenirs, l’histoire familiale émerge, c’est la construction de la mythologie. Le mythe de la loi édicté par l’ancêtre à laquelle on est censé se soumettre, face à cela elle s’oppose par la création de sa mythologie personnelle, par sa trajectoire artistique. Ses autoportraits sont rayonnants, dynamiques. L’œuvre de sa vie porte au-delà des traces des éléments autobiographiques, une identité riche et des références multiples.

Son œuvre artistique, et le récit d’une mémoire de 84 ans attestent, qu’elle se nourrit autant de mémoire des ancêtres, que des souvenirs de l’histoire plus récente : le questionnement de l’émancipation féminine, et celui de la maternité, la réflexion sur l’art individuel et sa réalisation formelle.

Ce manuscrit relate le début d’une trajectoire à travers ses difficultés, attestant la création de l’œuvre d’une vie remarquable. En affirmant qu’en triomphant des interdictions ancestrales, des empêchements familiaux, historiques et matériels, par la création d’une mythologie individuelle, cet ensemble artistique s’est fait connaître en Europe, en Asie, aux USA. Ce texte présente en lien étroit avec les éléments biographiques l’accomplissement de la carrière, d’une jeune personne, qui émigre pour des raisons politiques, cherchant son orientation puis s’intégrant dans la société française. Puis on découvre ses démarches pour la présentation des artistes Hongrois en France, ainsi que ses liens amicaux qui lui ont facilité son accomplissement autant dans sa vie privée que professionnelle.

Le livre d’Anna Stein, peintre et sculpteur, porte sur plus de huit décennies d’une réfugiée hongroise, sa trajectoire, surmontant des vicissitudes, mais accomplissant son désir de création, il invite le Lecteur à découvrir ce récit d’une mémoire.

Dr Gàbor Szirtes

Au commencement

Paris-Budapest

Nous étions à table, le soir du 9 juin 2017, en compagnie de notre ami, Làszlò Nagy, historien de Szeged de passage à Paris. Nous nous connaissons depuis les années 1980, où en Algérie Noureddine et lui ont participé à un colloque. C’était à Sidi Ferruche, l’hôtel était plutôt chic, mais il fallait changer l’éclairage dans notre couloir. J’ai demandé à la réception de mettre une nouvelle ampoule, mais on m’a répondu qu’il n’y en avait pas.

En descendant vers notre chambre, ça n’a pas loupé, j’ai dégringolé dans l’escalier et je suis tombée sur le dos. Dans la pénombre, quelqu’un m’a aidée à me lever, averti par mes cris de douleur, c’était Làszlò. Il participait aussi au colloque, arrivant de Hongrie. Depuis, nous sommes de grands amis.

— Bien sûr, l’ampoule a été changée immédiatement.

Notre conversation est arrivée sur l’exposition du peintre Endre Rozsda tout juste inaugurée que je lui recommandais. Soudain, j’ai enchaîné sur un autre évènement que j’avais organisé au même endroit, en 1979 à l’Orangerie du Sénat, l’exposition Présence Paris-Budapest. Et 36 années après, j’évoquais une époque qui paraît aujourd’hui surréaliste, la Hongrie sous le régime « socialiste », l’Europe coupée en deux. Une acrobatie pour réunir ces 79 artistes, en partie toujours de l’autre côté, auxquels j’ai demandé de m’indiquer leurs collectionneurs à Paris de manière à pouvoir emprunter leurs œuvres pour cet évènement.

Et j’ai aussi raconté comment j’ai pu faire la connaissance d’artistes de Hongrie. Ayant quitté le pays en 1956, je ne les connaissais pas. C’est Claire Preiser qui m’a emmenée chez ses amis artistes à Budapest en 1972 – 1973, quand après 16 ans, j’y suis retournée après avoir enfin obtenu la nationalité française. Claire était la première personne que j’ai contactée en arrivant à Paris. Ma Grand-mère et sa mère de la bonne bourgeoisie étaient amies d’enfance. Avec elle, je suis entrée dans un milieu très particulier, des anciens résistants dont certains étaient au Parti Communiste, comme elle. Mais lors du pacte Hitler-Staline en 41, elle l’avait quitté. Jeune, elle est venue à Paris avec son frère architecte et pratiquait la danse contemporaine de l’époque. Ses amis étaient des artistes, dont plusieurs « ont percé », comme Victor Brauner ou Étienne Hajdù qu’elle m’a fait connaître. C’était impressionnant d’avoir vu une peinture sur les murs de Brauner en 1957 en l’accompagnant dans son atelier du 14e Arrondissement et de la retrouver des années après au Metropolitan Museum à New York.

Claire vivait, au jour le jour, très modestement en créant des tissages magnifiques pour Lola Prusac, une maison de couture très connue à l’époque, rue Saint-Honoré, chez qui elle nous a introduit, en 1958, Arisztid, mon premier mari et moi pour lui créer des bijoux. En 1965, elle est rentrée en Hongrie où elle fréquentait tous les artistes marginalisés par le régime communiste. C’est Endre Bàlint, Anna Margit, Julia Vajda, ces artistes, qui représentaient là-bas la modernité, ont héroïquement continué leurs recherches, ils appartenaient au mouvement de « l’École Européenne », bannie par le régime. Au fil des ans, nous sommes devenus des amis proches.

Je n’avais aucun moyen pour faire face aux frais de l’organisation de l’exposition Paris-Budapest, à savoir les invitations et les assurances. Alors, j’ai pris contact avec Imre Patkò, chargé de la culture de l’Ambassade de Hongrie, qui a bien voulu les prendre en charge, en plus, il m’a proposé d’inclure dans ce projet des œuvres de sa collection. Il est difficile d’imaginer une situation plus incroyable, alors que j’étais une réfugiée politique et lui représentant le pays et le régime que j’avais fui, il avait pris un risque envers ses supérieurs. Si l’entreprise avait échoué, ceci n’aurait pas été sans conséquences pour lui. Je m’empêchais de penser à qui se cachait derrière ce personnage cultivé et agréable avec son épouse qui avait aussi une activité à l’ambassade. Sur le plan artistique, j’ai pu faire un projet, connaissant de nombreux créateurs autant en France qu’en Hongrie, mais je pensais qu’il était important de consulter quelqu’un de compétent pour élargir l’exploration. Ainsi, nous commencions nos réunions avec l’historienne d’art Krisztina Passuth, travaillant à ce moment-là au Centre Pompidou.

C’est elle qui m’a donné les coordonnées d’Endre Rozsda qui m’a adoptée, et que j’ai souvent revu. J’ai connu Anton Prinner qui vivait dans un sous-sol affreux et bien d’autres et à partir de là, j’ai découvert les ateliers pour rencontrer les artistes et choisir les œuvres. C’est ainsi que je suis allée chez Arpad Szenes, Vieira da Silva, Béla Vörös, puis Pierre et Véra Székely puis Véra Molnàr que je connaissais déjà. J’ai pu observer leurs méthodes de travail et découvrir leur manière d’organiser le côté matériel et relationnel. Pour pouvoir exposer les artistes hongrois de l’intérieur, j’ai eu l’idée de leur demander de me mettre en relation avec leurs collectionneurs en France pour que je puisse emprunter les œuvres. Peu à peu, la liste se précisait et j’ai pris contact avec le lycée de l’imprimerie où étudiait Nidam, fils cadet de Noureddine. Le catalogue et l’affiche étaient composés par les photos des œuvres des exposants.

Pendant ce temps, je gérais aussi la vie courante avec les trois fils, la maison et créer mes bijoux que je vendais dans diverses expositions et boutiques, ce qui m’assurait un revenu.

On a envoyé d’innombrables dossiers de presse, invitations et communiqués, assistée par une jeune stagiaire finissant ses études de communication. Heureusement, Noureddine était là pour avoir un œil sur des courriers adressés à des personnalités, des critiques d’art, des artistes. Mon fils Stéphane distribuait les affiches dans le quartier. Toufik, l’aîné de Noureddine, a emprunté une vieille camionnette pour transporter les œuvres confiées, je tremblais pour toutes ces valeurs trimbalées, mais tout s’est bien passé. J’ai eu le vertige quand je me suis trouvée entourée des peintures, sculptures, gravures dans l’immense salle de l’Orangerie, car il fallait tout mettre en place. Heureusement, des artistes arrivant avec leurs œuvres, Anna Mark, Tamàs Konok et d’autres, nous avons fait l’accrochage ensemble.

J’ai dû faire face à des crises de jalousie, à la médisance, à des situations aberrantes. Une heure avant l’inauguration, j’étais convoquée par la Présidence du Sénat, car des personnes dont j’ignorais l’existence ont dénoncé une artiste, fille d’un grand sculpteur, qui était en prison pour meurtre et on m’a obligée à décrocher son œuvre sous peine d’interdire toute l’exposition. Le fils de l’un des participants a débarqué avec un marteau pour m’obliger à exposer sa toile, ce que j’ai refusé. Une heure après, c’était la gloire : des centaines de visiteurs, des sénateurs, dont le Président du Sénat, Madame Éva Barre, l’épouse du Premier ministre Barre.

À la fin de l’exposition, on a compté 5000 entrées et une moisson de publications dans la presse.

Par la suite, la ville d’Arcueil, près de Paris, m’a contactée en m’invitant à présenter cet ensemble dans son centre culturel. Donc j’ai dû reprendre de nouveau les œuvres déposées provisoirement à la Maison de la Hongrie à Paris et de remonter l’exposition, laquelle avait la particularité d’avoir été invitée par une mairie communiste en jumelage avec la ville de Kecskemét.

Peu de temps après, c’est la ville de Sénart qui a repris ces œuvres dans le cadre de son festival d’art. Ce travail considérable me procurait une grande joie. Voici que je devenais une référence en ce qui concerne les artistes hongrois.

Làszlò m’a regardée me demandant, pourquoi tu n’as jamais écrit sur tout ça ? Oui, pourquoi ? C’est comme si ça m’avait été interdit. Peut-être que je ne sais pas bien écrire, ce n’est pas dans mon domaine. Et puis je commençais à réfléchir, car combien de fois m’a-t-on demandé d’écrire ! Mais par où commencer ? 81 ans c’est très long. Et puis, je lisais le roman d’Imre Kertész : Le Refus. Sur XXX pages, il décrit qu’il réfléchit sur un roman qu’il doit écrire, mais quoi ? Tous les jours, il réfléchit. Et un jour, il commence.

Voilà, il faut commencer. En réfléchissant, j’ai longtemps pensé que la vie privée est la plus importante, c’est vrai, mais l’Art dans ma vie est peut-être encore plus important, sinon on refait de la psychanalyse. C’est au fil de mon travail et des expositions que je pourrais dérouler le chemin de retour parmi toutes ces années. Mais comment cette exposition m’a-t-elle été proposée ? me demandait Làszlò. Bien des participants se sont posé cette question, comment cette Anna Stein que personne ne connaissait a été chargée de cette exposition dans ce lieu de prestige ?

Comment remonter d’un ravin ?

Voilà l’histoire : Noël 1972, je venais de me séparer d’Arisztid Szendy. Auparavant, c’est dans notre maison, dans un village du Loiret à Judainville, que nous habitions, acquise au prix de grands efforts. Mais une fois partie, je devais trouver un nouveau lieu. J’étais très malade, une grave dépression, cependant, je cherchais un logement en épluchant les petites annonces. Et c’est à Vanves que j’ai trouvé l’appartement où je me suis installée en janvier 1973. Au début, j’ai demandé à Claire Preiser, qui était justement à Paris, de venir habiter avec moi et ça m’a beaucoup aidée. Et quand je me sentais un peu mieux, grâce à la psychanalyse, mon fils m’a rejoint. Une fois Claire repartie en Hongrie au printemps, c’est ma mère qui est venue me soutenir en laissant son travail à Columbia University à New York.

Il fallait un nouveau départ. Un projet était en cours depuis quelque temps, un magasin au sein du « Village Montparnasse » qui pourrait me servir autant d’atelier que de galerie-boutique pour gagner ma vie. C’est une idée qui m’est venue, en passant un jour par Montparnasse, bien avant notre séparation. Mon père était partant pour investir à Paris et a pris une option pour cette boutique. Il a pris un congé prolongé de quelques semaines à son travail d’ingénieur à la Ville de New York, ce qui était aussi un sacrifice matériel que je n’ai pas mesuré à l’époque.

De mon côté, j’ai commencé à installer le magasin-atelier avec un copain sculpteur et le peu de moyens dont je disposais. C’était un véritable tour de force. Je devais produire des objets et bijoux, en même temps réunir aussi d’autres créations d’amis, dont certaines œuvres, que j’ai amenées de Hongrie pour pouvoir les vendre et, bien sûr, terminer les travaux d’aménagement. J’ai apporté mon four à émail de Judainville au magasin, ainsi je pouvais y travailler tout en étant présente. En même temps, je vendais les bijoux de l’atelier Szendy à la clientèle avec laquelle nous avions travaillé à Paris, ce qui m’assurait un revenu.

Fin novembre, mon père était de retour pour l’inauguration et restait avec nous pendant les Fêtes de Noël 1973 jusqu’à la fin d’année. L’ouverture de la galerie était bien réussie, de nombreux amis sont venus et ont acheté autant ma production que les objets qui y étaient exposés. Cogedim n’a toujours pas finalisé la signature, mais j’avais l’autorisation d’y exercer.

Claire Preiser m’a fait connaître ses amis, Judith et Lucien Hervé, pendant son séjour chez moi. Judith acceptait de me relayer en fin de journée pour que je puisse retourner à temps à la sortie de l’école de Stéphane. En Lucien Hervé, j’ai découvert le grand photographe qui réalisait aussi des collages que j’ai inclus à l’exposition à l’Orangerie. Les Hervé étaient amis avec les Robert donc on se voyait ensemble de temps en temps.

Mon père a quitté Paris pour New York, le 1er janvier. Une amie est venue dîner avec deux de ses copains, le 4 janvier 1974, chez moi à Vanves, ensuite on s’est retrouvé dans ma galerie. L’un de ceux qui m’ont rendu visite revenait souvent me voir et je ne comprenais pas très bien ce qu’il voulait. Mais peu à peu, cette relation est devenue un amour et nous avons commencé à vivre ensemble. Mais quelle histoire ! Nourredine Abdi est venu d’Alger pour faire un mémoire de sociologie, d’un pays que je ne connaissais pas, d’un monde inconnu. J’étais effrayée d’entrer encore dans une histoire compliquée, surtout qu’on était peu de temps après la guerre de 1973, mais c’était plus fort que les craintes, « par ce que c’était lui, par ce que c’était moi ».

Le fait qu’il soit de culture musulmane était une énigme pour moi, puisque ma culture juive était bien minime. Et de toute façon, la religion n’était pas à l’ordre de jour à cette époque dans nos relations. Noureddine enseignait à l’Institut Agronomique d’Alger dont il était directeur auparavant. Il a participé à la Guerre de Libération algérienne en tant que responsable politique à Alger du FLN, puis a dû quitter son pays pour le Maroc. Il y faisait des enquêtes pour le ministère de l’Agriculture, après la guerre, il est rentré à Alger. Il faisait partie de l’Exécutive provisoire. Sa femme, cousine, avec qui il avait deux fils, est morte dans un accident de voiture à la suite d’une grave maladie dépressive. Il en était forcément très affecté, puis l’évolution politique de son pays a pris un tournant, ce qui l’a incité à venir en France.

Une rencontre

Le Mektoub

Après des années de douleurs pour lui comme pour moi, une nouvelle vie s’amorçait.

Cependant, un gros problème surgissait, je me suis retrouvée enceinte. On était devant un choix douloureux. Je n’avais aucune possibilité matérielle à l’époque et Noureddine n’était qu’en transit en principe. Nous ne pouvions pas assumer un enfant. On a toujours regretté d’avoir renoncé.

Un jour, je vois entrer dans l’atelier de Montparnasse une jeune femme dans un fauteuil roulant, Marie-France Boudot, qui s’avérait être une voisine du quartier et nous sommes liées d’amitié. Elle travaillait au Sénat, son grand-père était sénateur, elle y connaissait tout le monde.

Elle m’a demandé quelques photos de mes peintures avec un CV, sans m’en donner la raison. Lors de mon exposition à la Galerie de l’Université en 1976, j’étais appelée à rencontrer le président de la commission des Affaires Culturelles du Sénat, Monsieur Jean de Bagneux. Au cours de cet entretien, il m’a proposé de faire une exposition à l’Orangerie. J’ai bien sûr invité ce monsieur à la Galerie. Nous avions rendez-vous, mais il n’est pas venu. J’étais décontenancée, mais ensuite, j’ai appris que justement ce jour-là, son épouse avait été hospitalisée à la suite d’une mauvaise chute. Toujours est-il qu’après un certain temps, j’ai reçu un courrier du cabinet du Président avec la date prévue pour l’évènement que j’étais censée organiser.

Ces années étaient très denses avec beaucoup de bonheur, puisqu’on s’est mariés en 1976. Il n’y avait personne de nos familles excepté les fils. Stéphane m’a demandé au cours des préparatifs : Maman, est-ce que tu m’invites à ton mariage ? Mais nos amis sont venus pour la soirée que nous avons organisée dans une salle de la ville de Vanves. Il y avait nos témoins, M. et Mme Robert, les Hervé, notre amie psy qui nous a permis de nous rencontrer, Tatiana Yannopoulos, Marie France Boudot, des amis écrivains hongrois Pàl Nagy et Tibor Papp, des collègues de Noureddine. On était une bonne vingtaine, c’était une belle soirée.

Mes peintures devenaient de plus en plus colorées. Lors de notre premier voyage ensemble, en Hongrie, l’été 1974, nous nous sommes arrêtés à Venise à l’initiative de Noureddine, depuis, ma peinture a pris un tournant, tellement j’étais subjuguée par l’art vénitien. Les fresques du Tintoret étaient pour moi de l’abstraction expressionniste, d’une intensité qui m’a entraîné vers une peinture vivace et coloriste. J’étais comme happée par les œuvres que je découvrais en profusion, dans les églises, les palais, les musées. Le Véronèse, le Titien, Tiepolo. Une imagination sans égal, de mouvements, de couleurs, d’espaces colossaux avec des fresques somptueuses.

Oui, c’était un grand voyage, un tableau vendu par Jacqueline Lejeune dans sa galerie m’a permis de le faire. On montait vers la Hongrie à travers la Croatie, en direction du lac Balaton. Soudain, j’ai eu l’idée de montrer à Noureddine notre Jánosi, la demeure construite par mon arrière-grand-père en 1900. On est parti à l’improviste, juste pour la journée. C’était la grande propriété de ma famille maternelle où je passais mes étés d’enfance avec beaucoup de bonheur. Tout a été confisqué d’abord par le régime de Horthy, puis par le gouvernement communiste, ce n’était que des souvenirs.

Ce n’est qu’à notre retour que je me suis rendu combien Stéphane était en plein désarroi de l’avoir laissé seul à la garde de nos hôtes.

Puis on a pris la direction de la grande plaine, où l’on a retrouvé Claire Preiser dans un centre de créativité, une institution créée par le régime. C’était la première fois que je me trouvais dans cette région. Je découvrais la vie du village. J’observais les habitudes de notre logeuse, une dame âgée, comment elle réparait elle-même les murs de sa maison de terre battue. J’étais séduite par l’immensité de la Grande Pleine.

On a continué vers Pécs où j’étais heureuse de revoir nos anciens biens dans la ville puis Komlò et bien sûr Jànosi et de faire partager mon émotion à Stéphane et à Noureddine. Vera et Claire nous ont rejoints et nous faisions ensemble des excursions à la piscine balnéaire avec les enfants, dont Gàbor, le fils de Vera. Tout ce monde dans la petite R5 orange, les enfants dans le coffre à bagages où ils ne cessaient de rigoler. Le soir au retour tout était fermé à Pécs, on est allé au « Grand hôtel Ponnonia » où il n’y avait plus rien à manger. Ils ont vidé un frigidaire pour un pique-nique froid et en nous entendant parler ils ont ajouté un drapeau français.

À Budapest, Noureddine participait à un colloque de sociologues qui se tenait à l’Hôtel Gellért, une réception somptueuse qui tranchait avec notre vie spartiate. On a rencontré ses collègues hongrois qui étaient à l’époque à la pointe des recherches, je découvrais par eux le monde intellectuel du pays. Plusieurs ont mené des investigations et ont publié des textes mal vus par le régime. Par la suite, certains ont dû s’expatrier, c’est ainsi que le régime résolvait à cette époque le problème des opposants.

Ensuite, j’accompagnais Claire chez ces amis artistes à Budapest. Miklos Erdély et sa femme Zuszsa Szenes nous ont chaleureusement accueillis. Miklòs était le pape de l’avant-garde à l’époque et on se livrait à de grandes discussions sur l’art. Stéphane était avec nous partout, parfois il piquait des crises de colère ou d’angoisse que personne ne pouvait arrêter. Zsuzsa s’en souvenait des années après. Dans notre ancien quartier avec un jardin plein de fleurs, ils avaient une belle villa de famille, je m’y sentais d’autant plus chez moi.

Noureddine a pris la décision de rester à Paris et d’y organiser sa vie professionnelle. Il donnait des cours dans différentes universités à Paris l et autres institutions privées. Nous travaillons très dur pour nous créer une situation, moi avec mes bijoux, car je ne vendais pas suffisamment d’œuvres et lui avec ses cours.

Ce travail d’artisanat et de contacts pour organiser les ventes me prenait beaucoup de temps et j’étais souvent empêchée de peindre, ce qui m’était très douloureux. Je luttais pour chaque instant. C’était un arrachement.

Son fils aîné nous a rejoints en septembre 1974, le cadet deux ans après. Donc nous étions cinq dans un trois-pièces et j’organisais mon travail dans l’appartement. Contrainte et forcée j’ai dû laisser la boutique de Montparnasse puisque Cogedim, qui renonçait à son projet immobilier, refusait depuis deux ans de signer l’acquisition, le « Village Montparnasse » devenant un ensemble de cinéma. Ce qu’y a compliqué, encore plus, la relation avec mon père, qui finalement a été remboursé des sommes avancées et moi du crédit pris pour l’aménagement.

Donc, j’avais mon atelier dans la salle de séjour où était notre lieu de vie aussi, je faisais mes bijoux dans la cuisine, les deux autres chambres étaient occupées par les garçons et le bureau de Noureddine. Ce n’était pas simple tous les jours, mais dans l’ensemble la vie était tonique.

C’est en Algérie que nous avons passé l’été 1975 avec les garçons. Dès l’aéroport avec les palmiers et la chaleur, je me trouvais en Méditerranée. C’était une découverte. Aussitôt, on a pris la direction de la ville de Noureddine, Médéa dans les montagnes avec ses routes escarpées et ses cascades sur lesquelles sautillaient des singes, ce qui enchantait Stéphane.

En ouvrant la porte de sa maison, le grand-oncle après une seconde d’étonnement en nous voyant : Soyez les bienvenus, dit-il en s’écartant pour nous laisser entrer. Tout était naturel, je me sentais à l’aise. J’ai fait la connaissance de la grande famille avec de nombreux cousins et cousines, puis j’inaugurais la mer Méditerranée. On a campé dans une maison d’été, on s’est rafraîchi dans d’une fontaine en cascade dans un chemin de la campagne. On aurait dit un lieu de divinité disparu.

Ensuite, c’était Blida avec d’autres parents. J’y ai découvert un usage étonnant. Une jeune épouse d’un monsieur âgé me raconte que son bébé était une enfant endormie. C’est-à-dire qu’il était censé avoir séjourné dans le sein de sa mère plus que les neuf mois normaux. Finalement, j’ai compris que cet enfant a dû être conçu en l’absence du mari et pour éviter les drames familiaux, on a trouvé cette formule en usage dans le pays.

Puis Alger, les rues de la kasbah que j’ai trouvé de toute beauté malgré leur état d’abandon. On était accueilli par un couple de parents de Noureddine dans un bel appartement au centre d’Alger. Si Hamid qui m’offrait des livres rares et des bijoux de famille, était un homme de culture. Sur les hauteurs de la ville, une rangée d’eucalyptus embaumait l’air. Dans les environs au bord de la mer du côté de Sidi-Ferruch, le paysage magnifique incitait à la détente. Stéphane nous accompagnait partout et jouait avec une petite gazelle chez des cousins de Noureddine. Au retour vers Alger on m’a volé tous mes papiers dans le bus ce qui a compliqué notre retour en France, mais j’ai pu partir quand même avec une attestation du consulat.

C’était étonnant à quel point je me sentais bien dans ce climat qui ne m’était pas habituel. Bien sûr, je voyais que la vie était bien différente, les enfants n’étaient pas encadrés comme en Europe, il n’y avait pour eux ni de lieux de vacances ni aires de jeux. Ils jouaient au bord des rues. Les immeubles étaient bien moins entretenus, les rues moins nettoyées. Pour les habitants, tout ceci ne semblait pas gênant, la vie était paisible. Cependant, les appartements dans lesquels j’ai été reçue étaient bien aménagés et d’une propreté rigoureuse.

À notre retour à Paris j’avais l’impression de vivre sur deux plans : d’abord la lutte pour subvenir au quotidien. Et puis, un début de vie sociale, avec notamment Louis Robert et sa femme Klara, des amis nous donnant l’espoir d’une vie meilleure en nous invitant chez eux en compagnie des Hervé. Chez eux, rue Monceau, j’ai retrouvé l’aisance que j’ai connue dans mon enfance. Tous ces amis ont tout de suite adopté Noureddine.

Klara était une amie d’enfance de mon père, ils habitaient dans le même immeuble à Budapest dans leur jeunesse. À première vue, c’était une dame bourgeoise, mais avec une histoire terrible. L’hiver 1944, elle était à Budapest avec son premier mari dans une maison « étoilée ». Les nazis les ont fait sortir de l’immeuble avec tous les habitants du ghetto pour les fusiller. Arrivés au bord du Danube, ils ont commencé à tirer et ont tué son époux. Il faisait terriblement froid et les assassins ont commencé à en avoir assez. Ils ont ordonné aux restants de déguerpir, dont Klara. Ils étaient tous en chemise de nuit dans ce froid glacial et ont couru de toutes leurs forces pour s’échapper. C’est après la libération que Louis Robert l’a rencontrée lors d’un voyage à Budapest.

En 1975, mon divorce était terminé. M. Robert m’a assistée pour gérer la séparation de biens. C’était extrêmement compliqué. Pour moi, c’était insurmontable et angoissant. On s’est rendu avec M. Robert chez le notaire à Pithiviers pour négocier. Auparavant, il avait dû superviser les comptes personnels et ceux de la SARL. Finalement, Aristide a réussi à ce que l’on ne m’accorde qu’une somme minimale de 10 000 Fr. Il reprenait les créances en oubliant celle de mon cousin Tony. Elle restait à ma charge. Ce n’était pas une réussite.

Recommencer

Restructurer

Au printemps 1976, nous sommes allés à New York pour que Noureddine rencontre mon père puisqu’il avait fait la connaissance de ma mère en 1975 à Paris et leur annoncer notre mariage. Mais voilà en arrivant, pas de père, il a disparu. On ne l’a pas rencontré. Lorsqu’en avril 1974 j’ai annoncé à mes parents que nous allions vivre ensemble, j’ai reçu une lettre recommandée de mon père qui me somme de renoncer à cette relation, sinon il ne voulait plus me voir. Et pendant cinq ans, je ne l’ai pas revu. C’était très douloureux et cette rupture a fait ombrage sur notre vie. Ma mère m’en a voulu, mais ne manifestait pas directement ses sentiments. Elle aurait préféré que j’assume seule la vie avec Stéphane, avec une liaison discrète avec Noureddine. Ma Grand-mère, qui était à New York aussi, nous a reçus très gentiment et s’est réjouie que ma vie soit plus heureuse.

Gàbor, mon frère est resté neutre et aimable, en bon camarade nous invitant à visiter sa région du Connecticut. Au musée de Hartford, un tableau de Salvador Dali m’a saisi, je m’en souviens encore et nous a fait visiter sa ville et jusqu’à Boston. C’est grâce à lui que j’ai pu renouer avec mon père à qui il a conseillé de suivre une thérapie de groupe et à reconsidérer son rejet, mais il fallait attendre jusqu’à l’année 80 pour qu’il fasse connaissance avec Noureddine.

Les trois fils étaient tous des cancres ; c’était un exploit que de suivre leurs études. C’était une lutte de les extraire de leurs lits le matin, de faire réciter les leçons. Quand les chaussures devenaient trop petites, c’est un casse-tête pour leur en trouver des nouvelles, abordables. Chacun devait nettoyer et ranger sa chambre. Chacun devait m’aider à tour de rôle à la cuisine, les courses, Noureddine y prenait part aussi. On faisait de la confiture, des gâteaux de pain perdu qu’ils adoraient. On avait des soirées musicales, des sorties de cinéma à Montparnasse. Stéphane ne manquait de rien, il faisait du cheval, du violon, était suivi pour sa dyslexie. Bien sûr, il devait souffrir du divorce, de la perte de son environnement d’enfance et je crois, surtout par le fait des difficultés matérielles et de la perte d’une position sociale. Pour son onzième anniversaire, il a invité quelques enfants. J’ai préparé un gâteau, quelques boissons, mais tout ceci paraissait bien pauvre devant la maman du petit Rèza dont le père était l’ambassadeur d’Iran en France.

Il voyait son père toutes les semaines. Un jour de février 1977, Stéphane de retour d’un week-end me dit : mon père ne veut plus me voir. C’était quand même extraordinaire, j’en ai parlé avec mon analyste, qui m’a averti que l’enfant risquait une crise. C’était pire qu’on pouvait imaginer. Ça a duré deux mois, des moments de syncopes, des crises de terreur, impossible de le laisser même un instant tout seul. Et puis un jour, je n’en pouvais plus et j’ai fait un tableau, un retable baroque « En pensant à Tiepolo », l’œuvre est maintenant au Musée de Vasarely à Pécs. L’enfant s’est remis peu à peu, mais nous sommes allés voir son père afin qu’il reprenne le lien avec son fils, ce qu’il a fait.

Il me fallait une force et une ténacité immense pour faire face : la vie de famille pas simple avec les trois fils, la maison, la création et assumer la vie matérielle avec des bijoux, d’innombrables de petites expositions, des courses pour des matériaux, des vêtements pour les enfants et une vie sociale. En passant devant des magasins présentant de belles robes, combien de fois j’avais envie de m’en offrir, il me fallait une discipline de fer pour privilégier des achats de tubes de peintures et vêtements d’enfants. Un jour de 1976, au retour d’une tournée à Paris avec mes matériaux, je n’en pouvais plus, je m’arrêtais à côté du Métro Saint Paul et j’éclatais en sanglots, c’était trop, trop dur. Je pensais aux grands créateurs dont j’adorais les œuvres et je me disais, je dois tout mettre en œuvre pour la seule priorité, la peinture. La peinture avant tout. Et j’ai repris ma route.

Faire face

L’année 1978 était pleine d’évènements imprévus :

En quittant Alger, Noureddine a confié son appartement à une cousine et son mari. L’usage était de verser une somme en reprise pour un transfert de location. Étant donné notre appartement exigu, cette somme nous aurait permis un relogement, ce qu’il leur avait demandé, c’était un peu sur mes conseils, pour en sortir. Une catastrophe s’en est suivie, car ce courrier est parvenu aux autorités algériennes qui ont immédiatement mis sous scellé l’appartement. Sans que je sois mise au courant du problème, Noureddine est parti à Alger où il était immédiatement arrêté. C’était juste la veille de mon anniversaire, n’ayant aucune nouvelle de lui, je n’y comprenais rien. Quelques jours après, un petit mot m’est parvenu m’apprenant où il était. Je me trouvais seule avec les trois fils, complètement désemparée. Pendant ce temps arrivait une lettre en m’invitant à faire une exposition au musée de Pécs. C’était fantastique, j’étais la première parmi les artistes arrivés en 56 à exposer dans un lieu officiel en Hongrie communiste. Lucien Hervé a accepté d’en écrire la préface. Tout en m’y préparant, il fallait tout assumer et surtout sauver la situation envers les lieux de travail de Noureddine. Un certificat de longue maladie obtenu a fait l’office pour la sécurité de son emploi.

Depuis des années 1970, Josef Kàdàr, un peintre hongrois organisait des expositions avec des artistes Hongrois, où j’ai participé aussi. Il en préparait une autre en 1978 et il est venu pour choisir parmi mes peintures nouvelles. Quand je lui ai parlé de ma future exposition au musée de Pécs, il a eu une réaction inattendue et m’a retiré de son projet. À partir de ce moment, une lutte, que je n’ai pas comprise, s’est déclarée contre moi. Il a eu l’audace d’influencer les autres artistes, en affirmant que je ne suis pas un vrai peintre.

C’est pendant ces jours difficiles que Gabrielle, l’épouse de mon cousin François, m’a rendu visite lors d’un voyage de travail à Paris. Bien sûr, elle n’était pas au courant de nos problèmes, mais elle voyait quand même que ce n’était pas facile. Elle a eu l’idée de me proposer de venir faire une prospection à Lausanne et même plus loin en Suisse pour élargir mon horizon et nous avons convenu d’un voyage en automne afin de concrétiser le projet.

Auparavant, nous allions de temps en temps à Lausanne où ils étaient installés dans une maison adorable au bord du lac Léman. C’étaient toujours des moments délicieux, ces petits déjeuners devant le Lac, admirant les cygnes au loin.

Ne voyant pas la situation de Noureddine évoluer, finalement j’ai pris l’avion pour Alger. Malgré toutes les attentions de sa famille, c’étaient des moments très éprouvants de le rencontrer, de voir les avocats, le procureur qui m’a fait un odieux chantage, que j’ai refusé.

Comme un éclair, l’histoire de la Tosca m’est apparue, ce qui m’a fait reculer.

J’ai assisté au procès, mais pour éviter que le procureur puisse me reconnaître je me suis habillée en djellaba avec un capuchon et voilette devant le visage. C’était une expérience particulière de voir tout le monde sans être vue. Même Noureddine ne m’a pas reconnue et je le voyais s’éloigner pour rejoindre la prison, toujours sans jugement. Je me suis approchée de son avocat et avec un geste rapide j’ai ôté mon collier en or que Noureddine m’avait offert et le lui ai mis dans sa main en le suppliant de le sortir de là.

C’était un moment affreux et m’a fait revivre les visites que j’ai rendues à mes parents lorsqu’ils étaient internés. – Il a été libéré début juillet après avoir changé d’avocat. Mais dans quel état !

Oui, on était début juillet, nous partions en Hongrie tous les trois avec Stéphane. J’ai déjà envoyé les œuvres auparavant. J’étais très émue de montrer mes peintures dans mon pays, à Pécs, la ville de ma mère, c’était un grand moment. Le peintre François Martyn a ouvert l’exposition, qui a eu un grand succès. Il faut dire qu’elle était belle et le style que j’ai créé était unique, vif et coloré. Mais c’était important aussi pour la Hongrie, puisque la peinture contemporaine était exclue des espaces publics. L’exposition était une grande réussite. Et aussi pour le Musée Janus Pannonius dont la directrice, Éva Hàrs a réussi à obtenir l’autorisation à l’organiser. Ma mère était au vernissage, mais mon père restait à Vienne. C’est au cours de notre premier voyage en Hongrie en 1974 que j’ai rencontré Éva Hàrs, la directrice des musées de Pécs, qui a tout de suite accepté d’exposer mes œuvres, elle est devenue une grande amie par la suite. C’est sur les conseils de Zsuzsa Szenes, l’excellente artiste de Budapest, qui a vu mes peintures en nous rendant visite à Vanves que j’ai pris contact avec Éva Hàrs.

Pendant le séjour de mon exposition l’été 1978 nous étions logés à Jànosi, dans une dépendance à côté du château. J’étais heureuse de me promener dans le paysage de mon enfance avec ma mère, à qui j’offrais ainsi un retour à sa jeunesse. Je me souvenais de nos étés de mon enfance, quand jeune femme elle dirigeait le domaine, nous allions avec elle regarder les moissonneurs, visiter les étables. On était en arrêt devant la machine batteuse dirigée par un vieux Rom à cheveux longs à qui Gàbor demandait sans cesse s’il était une dame ou un monsieur. Nous adorions le nouveau petit poulain, qu’on voulait séparer de sa mère, en suppliant le cocher de surseoir à ce cruel usage. Maman montait son cheval Kàroly pour chasser avec son invité le comte Gàbor Széchényi et le régisseur. Je la regardais disparaître parmi les arbres de la forêt comme une déesse. On guettait son retour de la fenêtre de notre chambre au château, son arrivée était précédée par la dépouille d’un sanglier de belle taille tiré par un attelage.

Pendant ce séjour de 1978, Stéphane explorait les étables et il montait à cheval sous le regard de Monsieur Vati, notre ancien cocher. La fille de M. Vati, Irène était une camarade de jeux jadis, maintenant c’était une jeune femme volumineuse, qui nous invitait à dîner après le départ de ma mère qui rejoignait mon père à Vienne. Il ne faut pas oublier que c’était encore l’époque communiste, mais pour les gens du village nous étions les bienvenus.

Notre famille a toujours joui d’une grande affection dans la région et quand je me suis fait connaître par les responsables de la ville de Komlò sur l’incitation de Noureddine, ils nous ont fait l’honneur de nous inviter à des commémorations, notamment celui de mon arrière-arrière-grand-père Adolf de Jànosi Engel, fondateur des mines de charbon lesquelles étaient encore en fonction. Sa statue était de nouveau sur la place de la mairie, alors que pendant l’époque des persécutions en 1944, on voulait la faire fondre, de même sous le stalinisme. Ce sont les mineurs qui l’ont cachée en attendant les jours meilleurs.

Au retour à Paris, la vie dans des circonstances compliquées continuait, je devais organiser mon art, créer, faire des expositions, rencontrer des critiques d’art, visiter les galeries. Je discutais avec le peintre Hossiasson, j’allais à la conférence qu’il donnait sur les artistes russes d’Odessa. J’accompagnais le critique d’art Pierre Brisset dans l’atelier du peintre Charchoun, qui revenait juste de son grand voyage des îles Galapagos, qu’il racontait avec ravissement. Il ajoutait que toute sa vie il vécut dans le dénuement, en mangeant du pain et du yaourt, mais il a eu pas mal d’argent d’un coup avec sa dernière expo et il s’est offert cette escapade. Je pense à lui quand je vois ses œuvres dans des collections et grands salons à des prix qu’il n’aurait jamais imaginés.

Le peintre Léon Zack était dans mon voisinage à Vanves, je lui rendais visite de temps en temps et je me retrouvais avec sa fille Irène, sculpteur dans des salons auxquels nous participions.

Lors d’une exposition à la Galerie de Jacqueline Lejeune, j’ai fait la connaissance du jeune peintre Delaigle qui avait un travail intéressant, vif. Il est venu voir les miennes et m’a donné presque un cours de peinture, en m’incitant à plus d’audace dans les mélanges de couleurs et de matières. Je n’en ai pas dormi la nuit, mais ça m’a fait évoluer. Des années après je rencontrais sa femme qui m’apprenait qu’il avait renoncé à la peinture, tellement ça l’a fait souffrir de ne pas arriver de percer. Quel dommage ! Il y avait aussi un ami de Claire Preiser, Yves Beaume, travaillant d’une manière très libre et pleine d’imagination, lui aussi disparu très tôt. On n’apprend pas seulement des artistes connus, ce sont des rencontres avec ceux qui ne sont pas en pleine lumière qui peuvent aussi être enrichissantes.

Bien des amis ont pris leurs distances après mon divorce, certains ont même pris fait-et-cause pour Arisztid. D’autres se sont éloignés après le changement qui s’est opéré dans ma peinture, je n’étais plus dans l’orthodoxie de la peinture abstraite, surtout lors de mon exposition en 1976 à la Galerie de l’Université.

Recréer une vie sociale. La plupart des amis hongrois que je connaissais étaient déjà bien installés, avaient leurs réseaux, nous étions complètement déphasés. Comment j’ai pu remonter la pente ? Nous rencontrions les collègues de Noureddine, la vie intellectuelle était intense, nous y prenions part. En 1977, il a dirigé une publication avec des amis écrivains Katebi et Meddeb d’un numéro des Temps modernes donc on était en lien avec des écrivains et chercheurs du Maghreb. Certains ont fait l’acquisition de mes peintures. Chez l’historien algérien Mohamed Harbi, nous avons rencontré l’écrivaine Claire Etcherelli qui a écrit un bel article dans une revue d’art sur mon travail et par elle que j’ai connu le peintre grec Pierrakos, dont j’ai adoré les œuvres. Tout en étant un excellent artiste, c’était un misogyne pur jus, ce qui ne l’a pas empêché de s’intéresser à mes œuvres. Il m’a invitée à l’accompagner chez ses fournisseurs de peintures, surtout pour le choix des pigments. Sur ses tableaux, il réalisait une sorte de synthèse d’abstraction et du figuratif transposé qui m’intéressait, cependant j’ai regretté que ses traits manquent de force par rapport à ses couleurs.

Un jour, Noureddine rentre d’une réunion de la Maison des Sciences de l’Homme, en disant qu’il a invité un chercheur hongrois qu’il vient d’y rencontrer. Quand Andràs Hegedüs entrait chez nous, je l’ai reçu : bonjour, savez-vous que j’ai manifesté contre vous ? Vous aviez très bien fait, répondit-il. C’était l’ancien 1er ministre de Hongrie.

Au cours du dîner, il nous a relaté son histoire : enfant d’une famille nombreuse de paysans ouvriers agricoles, tout jeune, il entre au Parti Communiste et devient rapidement cadre, formé par le régime. Parrainé ainsi, il est choisi pour la plus haute distinction. Ne voyant pas les failles, ne comprenant pas ce qui se passe dans le pays, lors du 23 octobre c’est lui qui fait appel à Moscou pour l’intervention de l’Armée rouge. La nuit même, il est pris avec ses six enfants et sa femme et exfiltré à l’URRS pour les protéger des insurgés. Et c’est au cours de son séjour dans la capitale moscovite que ses yeux s’ouvrent sur ce qu’il avait fait. Un terrible réveil, un sentiment de culpabilité, ce dont sa femme plus tard à Budapest me disait être inexcusable à jamais. Ils ont pu retourner en Hongrie dans les années 60 et il est devenu chercheur en sociologie auprès de Georges Lukàcs. C’était un groupe de contestataires, à peine tolérés, puis nombre d’entre eux expulsés du pays ont effectué un travail extraordinaire avec leurs recherches des conditions de la vie des ouvriers hongrois. Nous nous retrouvions lors de nos voyages à Budapest, il nous invitait dans des bars à vin pour déguster de nouvelles récoltes avec du foie gras.

L’exposition Paris-Budapest terminée le juillet 1979, Véra est venue à Paris avec son fils et ils sont descendus chez nous, car la chambre de Stéphane était disponible puisqu’il était en vacances chez son père. En rentrant un samedi matin après les courses, j’ai trouvé ma meilleure amie dans les bras de mon mari. J’ai failli tomber en les voyant. C’était une situation de vaudeville, à me dresser les cheveux sur la tête. De suite, j’ai demandé à Marie France d’accepter l’accueillir avec son fils. Comme j’ai appris, elle était venue dans notre chambre et ne me voyant pas, elle s’est mise à ma place, car Noureddine dormait encore. Heureusement, je suis rentrée à temps. Hélas, j’étais bien trop confiante, et je n’ai pas rompu notre amitié, ce qui était une imprudence.

Arisztid a organisé une faillite en déménageant de la maison nouvellement construite qu’il avait aménagée avec Stéphane durant cet été et n’a plus payé les remboursements des emprunts. Moi-même j’ai eu des ennuis, car des huissiers sont venus pour que je prenne en charge les impayés. Devant ma situation difficile, il s’est finalement produit ce qu’ils avaient concocté entre eux : c’est Monique, sa compagne, qui l’a acheté aux enchères, comme ils l’avaient prévu, l’immeuble pour 5000 Frs. Ainsi Stéphane, son fils qui l’a aidé dans ces travaux a été déshérité.