La vie, un livre entrouvert - Julien Brun - E-Book

La vie, un livre entrouvert E-Book

Julien Brun

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« Le monde est un livre ouvert. Autour de nous, en nous, il nous présente ses messages, les infinies variations de sa beauté, et ses certitudes. Chacun peut y lire directement ce qui lui est offert, et offert à tous. Il lui suffit d’ouvrir sa curiosité, son intelligence et son cœur. »
René Barjavel ( Demain le paradis, 1986)

Lors de la Sant Jordi – la fête du livre – Barcelone ouvre son cœur. Meritxell, Sven, Nuria, Pep, Julieta, Lounis, Neus, Nando et Yona s’imprègnent de la douce odeur des livres. Chaque jour est une pierre jetée d’une falaise, qui tombe, se brise et s’immobilise dans l’oubli. Le temps des tourments, des désordres, des élans, des questions ou des violences contenues qu’un seul mot pourrait apaiser. Mais, un homme au costume gris va croiser leurs chemins…
Un roman fort qui relate les préjugés et l’indifférence que nos différences nous renvoient…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Julien Brun est né et habite Montpellier. Il écrit des nouvelles et des romans. Passionné de littérature hispanique et latino, il passe son temps entre sa fille et sa passion pour l’écriture. Imprégnée d’humanisme, révulsée par les inégalités, sa plume acerbe et sentimentale entrevoit un monde imparfait, mais bercé d’espoirs.

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Julien Brun

La vie, un livre entrouvert

Du même auteur

– Besoins d’ici, désirs d’ailleurs

5 Sens Éditions, 2017, roman

 

– Le rocking-chair

Tapuscrits Éditions, 2018, recueil de nouvelles

 

– Ombres libertines

Tapuscrits Éditions, 2019, recueil de poésies illustrées

 

– Le murmure des oiseaux

Tapuscrits Éditions, 2020, roman

 

 

Laia, la lecture est un acte de résistance,

le seul chemin contre les affres de la vie…

Mais parfois, il est nécessaire

de lire entre les lignes…

Barcelone (1)

Barcelone, 23 avril 2019, 8 h 46…

 

Je me réveille, les yeux encore collés. Dehors, le soleil brille. Quelles légendes se dissimulent derrière mes façades ? Quels mythes sont ensevelis sous mes pavés ? J’émerge de mon livre entrouvert, dont je m’enrichis page après page, m’étoffe chapitre après chapitre, avec l’espoir que jamais il ne se refermera. Une profusion de mots burlesques et incisifs, sérieux et subversifs. Un essaim d’histoires sensuelles et bouillonnantes. Ma préférée est celle d’Eulàlia, qu’une douce voix, nostalgique, me raconte.

 

« Chère Barcelone, sous la domination romaine, l’empereur Diocleciano persécutait tes habitants. Un matin, Eulàlia, une jeune fille âgée de treize ans, se rendit au palais de l’empereur et fut reçue par sa majesté. Loquace et douée d’un talent oratoire, elle interpella Diocleciano.

– Bonjour, Majesté, merci de me recevoir.

– Que puis-je pour toi ? tonna l’empereur de sa puissante voix.

– Majesté, je ne puis me taire plus longtemps. En ce jour, je viens vous dire que le peuple barcelonais souffre…

– Tu es bien courageuse pour ton âge, lâcha-t-il, un brin ironique.

– Majesté, je vous en prie, l’impitoyable répression qui s’abat sur le peuple doit cesser…

– Ou alors bien irrespectueuse, éructa-t-il, tapant du poing sur son trône.

Pour avoir osé défier l’empereur, Eulàlia fut arrêtée et condamnée à treize supplices. Elle fut fouettée, écartelée, brûlée, avant d’être enfermée dans un tonneau empli de tessons de verre et lancée, sous les regards effrayés de tes habitants, dans tes rues en pentes.

Morte en martyre, sa dépouille repose dans la crypte de ta cathédrale au cœur du quartier gothique, où demeurent treize oies pour veiller sa mémoire et rappeler qu’une jeune fille innocente s’est sacrifiée pour ta liberté. »

 

Pour ma liberté, répété-je, tout endolorie. Une liberté – acquise au fil du temps, d’âpres combats et de sacrifices – pour que mon livre soit un dialogue sans frontière, peigne un lieu idyllique et sculpte les contours alambiqués de mes façades qui se maquillent et se parent de roses pour honorer la Sant Jordi. À nouveau, j’entends naître la même petite voix, toute douce. Elle me chuchote l’histoire de Jordi, l’un de mes emblèmes, qui dans un demi-sommeil, me berce d’allégresse et de fierté depuis des siècles.

 

« Par un beau matin, sur tes hauteurs, un féroce dragon s’attaqua à tes habitants sans défense. Les flèches de tes soldats ne parvinrent à le repousser hors de tes murs, alors le dragon s’installa dans une caverne de Collserola. Chaque jour qui suivit, il dévora les habitants croisant sa route. Ta population craignait pour sa vie.

Pour éviter un carnage, le roi décida d’offrir au dragon une victime choisie au hasard parmi ta population. Malheureusement, la première à être désignée fut sa fille. La jeune et belle princesse implora son père et tous ceux qui l’aimaient demandèrent sa clémence. Mais le roi, fidèle envers son peuple, envoya sa fille dans la caverne du dragon.

Au moment où la bête allait n’en faire qu’une bouchée, Jordi, un jeune chevalier vêtu d’une armure argentée, apparut à l’entrée de la cavité, ému par le sort tragique de la jeune et belle princesse. Après une lutte acharnée, Jordi leva son épée et transperça le dragon en plein cœur. Agonisant, le monstre s’affaissa et lâcha son dernier râle.

Le roi, reconnaissant, offrit au chevalier sa fille en mariage. Gêné, Jordi se retourna vers le dragon. Il baissa les yeux et vit, de la jointure encore toute chaude de la plaie sanguinolente de la bête, germer un beau rosier dont les pétales de fleur ruisselaient d’un rouge vif. Triomphant, il s’approcha du dragon, le défia une dernière fois du regard, cueillit l’une des roses et l’offrit à la jeune princesse. »

 

Jordi, répété-je, admirative. Il est cette relation que j’entretiens avec les mots. Une relation étincelante et émouvante, intelligente et bouleversante, intime et décapante. Seule la littérature possède ce don de rapprocher les hommes. Elle est synonyme de résistance. Quelles que soient les époques, les mots ont balayé les injustices de mes ruelles où le livre se relève toujours, sans que rien ni personne ne lui fasse ombre. Loin de rendre frivole mon regard sur le monde, il l’approfondit, comme une arme face à la liberté. Avec le temps, l’écriture a fait mon esprit libre, convaincue que les mots transcendent et qu’ils sont inséparables de mes palpitations urbaines. Une évasion, une libération, qui me permet d’entrer en fusion avec la musicalité qui est en moi, avec la peinture des émotions que mes mots habillent, avec la force des convictions qu’ils défendent. Je suis la Sant Jordi et Sant Jordi n’est autre que moi, où le 23 avril, je commémore la disparition de deux écrivains mythiques, Shakespeare et Cervantès. Mes yeux se ferment et j’entends, à nouveau, la petite voix, toute douce, qui me murmure une autre de mes légendes.

 

« Shakespeare et Cervantès se sont rencontrés dans tes murs, dans l’une de tes vieilles échoppes dépravées du Barri Gòtic, devisant chacun dans sa langue, qu’ils ont contribué l’un et l’autre à développer aux yeux du monde, Shakespeare en l’enrichissant de milliers de mots, Cervantès en contribuant à faire de la langue castillane celle du Siècle d’Or. Tous deux, avec talent et une grande finesse, avaient posé, au cœur de leur œuvre, la même question : qu’est-ce que l’homme ? »

 

Une question d’ordre métaphysique qui fait de moi une cité à part. Une question à laquelle je n’ai pas la prétention de répondre en cette belle matinée de fête. Alors, je me mue en terre de littérature, celle d’Onofre Bouvila, ce paysan perdu sur mon asphalte balbutiant et frénétique, merveilleuse et audacieuse, prodigieuse et scandaleuse ; celle de la rencontre emplie de fantasmes de Teresa, jeune bourgeoise catalane issue de mes beaux quartiers, et de Manolo, jeune immigré andalou vivant dans le bidonville du Carmel où aujourd’hui, j’ai décidé d’y construire une médiathèque ; celle de la sensibilité, de la mémoire personnelle et collective de Natàlia durant la guerre civile sur les pavés de la plaça del Diamant, aujourd’hui couverte de caroubiers où le jour, ils dispensent une ombre claire, et la nuit, forment une voûte accueillante, cloutée d’étoiles, qui protège de la peur ; celle de l’inspecteur Ricardo Méndez dans mes bas quartiers où se démènent marginaux et ouvriers, maltraités par le franquisme et laissés pour compte de la démocratie et du capitalisme ; celle des blessures et de l’humanité du libraire Daniel Sempere en quête d’un écrivain maudit dans les entrailles du Cimetière des Livres Oubliés ; celle de Pepe Carvalho dans le dédale de mes vieux quartiers où sans vergogne, il accomplit son rituel amoureux par un bon repas à la subtilité gustative, suivi d’un moment de détente blasphématoire devant la cheminée à brûler un chef-d’œuvre de la littérature, avant de satisfaire sa puta de Charo. Je suis tout cela à la fois, chacune de ces histoires, chacun de ses lieux, chacun de ces personnages. C’est pour cette raison que j’ai érigé la date du 23 avril comme fête du livre. Une journée de paix, de partage, à profiter de mon soleil printanier pour flâner entre les stands de livres…

Meritxell

Barcelone, 23 avril 2019, 10 h 05…

 

Terrifiée, prise de vertiges et couverte de sueur, je me réveille en sursaut. Le même cauchemar revient chaque nuit depuis cinq ans. Je tourne et retourne dans ce lit trop grand pour moi, les yeux entrouverts, fixés au plafond, dans l’espoir que s’évaporent au plus vite ces images qui depuis cinq ans ne me quittent plus.

 

« Un soir d’été à la chaleur excessive, il apparaît dans l’obscurité, se colle à moi, se frotte contre ma peau. Je le repousse. Il continue. Je le repousse à nouveau. Il m’attrape par le poignet, me saisit par la taille, me tire par les cheveux et me conduit dans un sombre recoin, tout sourire face à mon expression terrifiée. Je proteste, il me claque, je trébuche, tombe par terre. Il se jette sur moi, m’empoigne le visage et me force à le regarder dans les yeux. Paralysée, sans aucune échappatoire, il me déchire mes sous-vêtements et, de force, me pénètre et me ravage de ses mouvements brusques. La nausée me submerge, m’étouffe. Mes yeux ruissellent de larmes. Je gémis, aucun mot ne sort de ma bouche, pourtant la haine me brûle la langue, la colère me déchire la gorge, sentant mon corps se broyer sous ses assauts. L’humiliation, réduite à néant, en l’espace de quelques secondes. »

 

Chaque nuit, ces images m’assaillent. Paralysée psychiquement, anesthésiée émotionnellement. Cinq ans me séparent de lui. De longues nuits à pleurer, enkystée de douleurs. Cinq ans déjà. Voilà ce qu’il me reste de lui.

 

Sous les tendres caresses du soleil, Gràcia s’éveille. Je marche, fuyant ces images, aux aguets, traquant l’inattendu, les sons, les odeurs et les saveurs. Le vent souffle. Il fait voleter les plis de ma jupe. Mes cheveux me recouvrent le visage d’un voile pudique. Gràcia m’apaise avec ses façades bohèmes, son linge qui sèche aux fenêtres, ses petits vieux assis sur un banc au pied des caroubiers. L’ombre décharnée de mon corps, ou peut-être celle de mon corps décharné, prend forme et se dessine sur un mur ocre. Toute tremblante, j’avance ma main et la pose sur l’obscurité mouvante du mur, sentant battre le pouls du quartier, ou peut-être les pulsations de mon cœur meurtri.

Je traverse la Plaça de la Revolució et m’assieds en terrasse du troquet Banna. Paco, le propriétaire, nettoie à grandes eaux un coin de la terrasse des affres de la nuit. Sur le dallage vermeil de la plaça, une flopée de gamins, vêtus de maillots du Barça, joue au football dans un vacarme assourdissant. Un crochet du gauche, une passe, un une-deux, un petit-pont, un tir et goaaaaal. Comme au Camp Nou, où la liesse s’empare des gradins à chaque but de Messi. À l’autre bout de la plaça, amusé par la passion des gosses, Manel, le glacier du quartier, concocte avec la même rigueur depuis des lustres ses crèmes artisanales. Un court instant, mes yeux se ferment. La brise caresse mes joues. J’ouvre les yeux, touille mon café, me remémorant dans la mousse du breuvage ma jeunesse sur cette place encanaillée, où la lumière aveuglante sature un ciel azur.

Petite fille, je passais des heures sur cette place à épier les passants, à disséquer leurs attitudes, à dévisager leurs mimiques, prête à mettre en scène une foule d’histoires. Une volonté de défigurer la réalité, de prendre le contrôle des évènements, de tordre les certitudes en mille morceaux. Je passais des journées à écrire – en prose et en vers – mes ressentis les plus intimes. À voir jaillir les mots avortés, mes pensées ; à écrire ce que beaucoup prenaient soin d’ignorer ou de taire ; à croire en une destinée faite de nouvelles illusions ; à espérer que la beauté finisse par s’inviter pour oublier colères et douleurs.

– Hola, Meritxell, me crie Manel de sa voix rauque dont l’écho résonne à travers la plaça. Tu es bien matinale, guapa.

– Je couvre la Sant Jordi pour le Periodico, réponds-je tout sourire, lui faisant un petit signe de la main tout en posant un euro au pied de la tasse à café, colorée à son encolure par la trace d’un léger rouge à lèvres.

Je me lève, rajuste la manchette de mon chemisier et m’éclipse vers le centre-ville. Je traverse Gràcia recouvert de banderes indépendantistes suspendues aux fenêtres et aux armatures en fer forgé des balcons. C’est là que j’ai grandi, dans ces ruelles arborées, jalonnées de petits bars peuplés d’artistes emplis d’utopie, couverts de piercings, de dreadlocks et de tatouages, affamés de fiesta, de coke et de rumbas. Malgré l’heure matinale, la musique sort des fenêtres entrouvertes. Un mélange de Sopa de Cabra, Manolo Garcia et Shakira. Au bas de la Carrer du Torrent de l’Olla, un jeune tagueur bombe le rideau métallique de la fruiterie d’Ernesto, esquissant un portrait de Frida Kahlo dans un déluge de couleurs et de mots. « Est-ce que les verbes s’inventent ? Tiens, je veux t’en dire un : je te ciel, et ainsi mes ailes s’étirent, énormes, pour t’aimer sans limites. » Une ode à la liberté et à l’amour, une citation céleste. Encore imprégnée par la magie des mots et l’agilité du tagueur bombe en main, j’arrive à l’entrée du Jardin Espriu et m’arrête un instant – comme à chaque fois que je passe par – face à la plaque qui rend hommage au poète. Je lis à haute voix « brille, à la seule connaissance du noir, l’or de mon rêve ». Je me dirige vers le centre du jardin, où une jolie fontaine en marbre crache un léger filet d’eau qui retombe sur une pierre recouverte de mousse. Je me pose sur un banc de bois et regarde un instant l’eau qui s’écoule. Un poème de Salvador Espriu me revient en mémoire. Sa plume jouissive danse avec les mots, résonne en cascade, compose une mélodie émouvante transformant les vers en sons et les sons en poésie.

 

« Quand ces doigts sensibles

Caressent une douce musique

Et lentement vacillent

Changeant les lampes en bougies,

Il quitte la fête. Regarde

Combien de nuit, quel extrême

Solitude t’emporte

Par le rire, à l’homme

Libre et justifié

D’où né ton silence. »

 

La veille au soir, en préparant une escalivada, j’écoutais l’émission littéraire de Catalunya Radio, dont Laura Berga était l’invitée. Je pelais les poivrons, supprimais les pédoncules et les pépins, puis je découpais la chair en lanières, quand la douce voix de cette jeune auteure transperça le vieux transistor posé sur le plan de travail. Je m’étais tout de suite reconnue à travers l’héroïne de ce livre. Une dénommée Jenifer, trente-cinq ans, violée un soir en rentrant chez elle. Une femme égarée dans une Barcelone métaphorique, malmenée par la vie, tourmentée. Un roman dur et optimiste qui parlait de capacité à revivre. Un roman générationnel avec des personnages réalistes. Un roman au style enlevé, à la structure simple et au fond d’actualité. L’auteure parlait « d’une approche effrayante du phénomène de violence à l’égard des femmes, d’une prise de conscience face à ce fléau où la victime devenait une statue de pierre, une coquille vide. Un livre en hommage à toutes les femmes qui avaient ce désir, au fond d’elle, de faire usage de leur liberté ». Des mots forts pour que le lecteur se projette dans les yeux d’une femme blessée, des phrases puissantes pour qu’il observe le monde dans la peau d’une victime. L’émission s’interrompit un instant et laissa place à un interlude musical. En écoutant le dernier single de Blaumut, je mis les légumes dans le plat en terre cuite, alternant les couches de poivrons, tomates et aubergines, puis j’ajoutais l’ail, le sel et le poivre, du thym, du laurier et recouvris d’huile d’olive parfumée. Je déposais le plat dans le réfrigérateur pour laisser mariner quelques heures. En me retournant, la cuisine se noya d’ombres, qui posées sur moi, ne faisaient plus qu’un, en fusion, absorbée dans leurs noirceurs. J’eus envie de crier, de jeter ces saletés enfouies en moi, de tourner la page, de me plonger dans un livre et de ne jamais en sortir.

 

En sortant du jardin Espriu, j’arrive à l’angle du Passeig de Gràcia et de la Diagonal. Devant l’arrêt de bus, d’un mouvement de tête, je salue les gens du quartier. Un lot de vieillards accablés par le poids des années, d’enfants turbulents aux regards roublards et de mères occupées à gueuler après leurs ouailles. Un sourire s’échappe de mes lèvres. Au loin, entre deux platanes, s’agite sous l’effet d’une légère tramontane une banderole à l’effigie de la Sant Jordi. À l’ombre des arbres, la foule étirée en une farandole élégante dans un bain de lumières envahit les trottoirs. Barcelone se mue en une librairie à ciel ouvert. Face à la devanture de la Casa del Llibre, des auteurs aussi consacrés qu’Eduardo Mendoza, Clara Sánchez, Carlos Zanón, Milena Busquets, Albert Espinosa, Sílvia Soler, Fernando Aramburu, Marta Oriol, Manuel Rivas ou Laura Huerga dédicacent leurs ouvrages en véritables rockstars. Au centre du Passeig, parmi la foule, certains dansent la sardana, d’autres emplis d’agilité, font des castells humains sous les regards admiratifs des badauds. La journée s’annonce belle. Pourtant, je sens son poids m’écraser, m’empêcher de respirer. La chair de poule m’envahit. Figée, paralysée, tétanisée par la peur. Il passe sa main dans ma chevelure et l’ébouriffe. Il murmure des bribes de mots incompréhensibles. Je gis sous lui, priant pour que cela finisse au plus vite, livrée à sa brutalité. Je regarde à droite, à gauche, la bouche sèche, les yeux humides. Mon cœur cogne dans ma poitrine, sans souffle, sans larme. Je respire. De l’air, une bouffée d’air frais, une bouffée de haine, une bouffée de honte.

Face à la Casa del Llibre, je fais la queue dans l’attente d’une dédicace de Laura Berga. La file d’attente n’en finit plus de faire du surplace, longue, immobile, sous le soleil. Je perds patience. La rumeur court que le livre de Laura Berga est épuisé. Pour m’occuper, je regarde la foule qui m’entoure.Je lève les yeux. Le soleil joue à cache-cache avec les branches des platanes. À nouveau, je ressens ce même poids. Je suis là, prostrée, au milieu des autres. La file d’attente n’avance pas. La migraine me martèle les tempes. Le paysage se fige dans un silence lissé, uniformisé. Tout est noir. Un noir qui m’écrase, qui m’aveugle. Tout est blanc. Un blanc qui dissimule les impuretés, un blanc mensonger. À gauche, une femme trépigne. Elle regarde sa montre toutes les cinq secondes, espérant échanger quelques mots avec Milena Busquets. Sur ma droite, deux hommes perdus dans les profondeurs abyssales de leur smartphone tiennent une discussion décousue. Curieuse, je prête l’oreille, quand mon portable vibre. Je le sors de la poche de mon sac à main, ouvre le clapet et lis le sms que je viens de recevoir.

 

Llorens : Coucou guapa ! Je galère pour me garer. J’arrive dans trente minutes. Bisous…

Meritxell : Ok. Je suis sur le Passeig de Gràcia. Je fais la queue pour la dédicace du livre de Laura Berga. Tu me manques…

Llorens : Toi aussi. T’es vers où sur le Passeig de Gràcia ?

Meritxell : Devant la Casa del Llibre…

Llorens : Ok… J’arrive !

 

Je regarde ma montre. Llorens ne sera pas là avant une bonne demi-heure. Fidèle à lui-même, il est en retard. Dans la queue, une mère s’acharne à ne pas faire perdre patience à sa fillette d’à peine huit ans. Toutes deux jouent à une bataille de pouces que la mère s’évertue à perdre, puis, des crampes plein les doigts, elle lui tend son téléphone. La fillette, sourire jusqu’aux oreilles, attrape l’appareil et se met à jouer à Tetris. Je sors un mouchoir de ma poche et m’éponge le front. Je me sens si fatiguée, rêveuse, absente. De mes yeux mi-clos, je regarde la Casa Batlló à la façade ornée de roses enchevêtrées qui brille de mille feux. Pourquoi m’avait-il agressée ? L’avais-je provoqué ? L’avais-je voulu ? Était-ce de ma faute ? Cinq ans après, je ne sais pas. Des jours et des nuits à rester au lit, pelotonnée sous ma couverture, à observer le plafond, à pleurer, à culpabiliser, sentant mes dernières forces m’abandonner, terrifiée par son visage, perdant chaque jour un peu plus la raison. Les images m’inondent par vagues brûlantes. Elles défilent. Ma gorge se serre, mes yeux se mouillent. Tout autour de moi, des amoureux se promènent main dans la main. Llorens n’est toujours pas là. Je laisse échapper un bâillement, soulève mon sac et l’accroche à mon épaule. En regardant le visage de Laura Berga, mes yeux tombent sur une peinture à l’huile qui décore le stand. Cette toile me rappelle une de celles qui ornent les murs de la librairie Atzavara de Gràcia où souvent, le samedi matin, je me réfugie, passant des heures à bavarder des dernières sorties ou de vieux trésors de la littérature. Je ne me sens bien qu’au milieu des livres. J’aime les caresser comme on touche du doigt une chimère. Une vie au milieu des étagères pleines à craquer qui grimpent du parquet grinçant jusqu’au plafond voûté. Dès le seuil franchi, je ressens cette odeur si particulière de livres qui dorment. Parfois, je m’assieds sur un fauteuil et profite de l’atmosphère de ce lieu magique invitant à la lecture. Parfois, je me réfugie à l’arrière où se trouve un petit jardin aux lignes épurées et ornées de sculptures posées sur une minuscule terrasse, où je bouquine à la fraîcheur du patio. C’est dans ce décor que j’ai découvert les vers luxuriants de Gabriel Ferrater qui célèbrent un rêve cosmique, où l’homme est promis à un infini dépassement de soi.

 

« Elle sourit chaque fois

Qu’une nouvelle chose d’elle

Mérite son amour.

Elle sourit quand il sort d’elle

Et qu’elle se referme intacte.

Elle sourit d’une tendresse

Qui ne le suppliera pas

(Lui, et son monde avide)

Qu’elle lui en fasse compliment ;

Et c’est à peine s’il devine

Combien elle absorbe. Encore

Faut-il se reprendre. Encore

Il se remet à naître, son corps. »

 

En quittant la librairie, je me balade dans Gràcia