Le Cloître - Emile Verhaeren - E-Book

Le Cloître E-Book

Emile Verhaeren

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EAN : 9782335056112

©Ligaran 2015

À mon ami Émile Van Mons

Personnages

DOM BALTHAZAR.

DOM MARC.

LE PRIEUR.

PÈRE THOMAS.

DOM MILITIEN.

IDESBALD.

THÉODULE.

DES MOINES ; – DES FIDÈLES.

Acte premier

Jardin de couvent : parterres réguliers, buis, tonnelles, cadran solaire ; à droite, à l’avant-plan, calvaire ; à gauche, entrée romane de la chapelle ; au fond, des moines jouent aux boules, travaillent à des filets de pêche, rajustent des instruments de jardinage. Assis en cercle, sur un large banc de bois, quelques-uns s’entretiennent.

THOMAS

Je vous disais donc : Dieu ne peut être le mal ; or, la crainte ayant pour objet le mal, pourquoi se fait-il qu’on enseigne : « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse ? »

DOM BALTHAZAR

Vous raisonnez trop.

THOMAS

La chose importe. Si l’on tranche mal la question, toute la vie chrétienne est faussée.

DOM BALTHAZAR

Vous raisonnez trop, vous dis-je.

DOM MARC

Il ne faut pas craindre Dieu, il faut l’aimer.

THOMAS

Vous parlez comme Basilide, l’hérésiarque.

DOM MARC

Comme Basilide, moi ?

THOMAS

Basilide dit textuellement ce que vous affirmez.

DOM MARC

Saint Augustin le dit aussi.

DOM MILITIEN

Dom Marc à raison, saint Augustin dit textuellement : « Aime et fais ce que veux. »

THOMAS

Oh ! cela n’est pas la même chose. Saint Augustin réserve la crainte. Il faut varier son adoration, il faut être à la fois et craintif et tremblant et plein de ferveur…

DOM BALTHAZARimpatient.

Vous raisonnez trop… vous raisonnez trop…

THOMASà dom Balthazar.

Vous ne distinguez pas toute l’infinie diversité de la nature et de la personnalité divines, mon frère.

DOM BALTHAZARbrusquement.
Moi, j’ai la passion, j’ai la rage de Dieu,
Je ne comprends que ceux
Qui le proclament,
Presque avec fureur, comme si leur âme
Folle n’avait trouvé, pour le louer, qu’un cri,
Qu’un seul, toujours le même,
Mais clair, mais pur, mais fort comme un baptême

Une pause.

Dieu ne demande point d’être décrit,
Pesé et consigné dans des livres superbes
Et solennels comme l’orgueil.
THOMAS
Ta foi est simple ainsi que l’herbe,
Ta foi dans les temples de Dieu s’arrête au seuil ;
Mais au temps de pensée, où tous nous sommes,
Il faut discuter Dieu, pour lui gagner les hommes.
DOM BALTHAZARviolent.
Il est d’autant plus Dieu qu’on ne le comprend pas
C’est quand la foi, c’est quand l’amour sont las
De porter Christ, sanglant et nu, devant le monde,
Qu’on perd son heure à l’expliquer, par de profondes
Et complexes et futiles raisons.
Or, il se rit de ces combinaisons
De malice et d’orgueil où l’on s’exerce.
Il ne veut pas de ce banal commerce
De textes et de mots où l’on cote son nom,
Suivant qu’on argumente adroitement ou non.
Il est plus haut que l’humaine sagesse,
Il est trop vaste ou trop géant ou trop profond,
Pour qu’on en fixe ou la hauteur ou bien le fond ;
Et c’est uniquement dans une ivresse
Violente d’amour, de sacrifice et de ferveur,
Qu’un Saint est quelquefois monté jusqu’à son cœur.
DOM MILITIEN

Voilà la vérité !

DOM MARCplein d’effusion, allant vers dom Balthazar.

Oh, mon frère ! mon frère !

THOMAScomme surpris.

Nous méritons vraiment qu’on nous bafoue, qu’on nous renie.

S’adressant aux autres moines, qui interrompent leurs jeux et qui écoutent sans prendre parti.

Et nous en sommes là depuis Bonaventure et saint Thomas d’Aquin !

S’adressant à dom Marc et à dom Militien.

C’étaient pourtant des Saints aussi hauts que les vôtres,
Ceux-là ! c’étaient des fronts et des cerveaux d’apôtres,
Sereins et flamboyants comme un glaive de Dieu ;
Leur cœur dans leur pensée avait saisi le feu
Torride et pur, dont s’enflamment les âmes ;
Leur croyance prenait leur raison d’or pour trame ;
Elle y brodait les grands lys blancs,
Des doctrines sûres et fières
Laissant aux cœurs sans force et sans vertu l’élan
Des prières coutumières.

Prenant directement à partie dom Balthazar.

C’étaient des Saints et des savants, ceux-là,
Et des héros, tandis que vous…
DOM BALTHAZARtroublé.
Il ne faut pas
Me regarder quand vous parlez d’hommes sublimes.
DOM MILITIEN
Notre âge a fait tomber de ses plus hautes cimes
Toute grandeur. Il a nié le sens ardent
Qu’on attachait, jadis, chez nous, en occident,
À l’héroïsme vierge et la beauté chrétienne ;
La science s’en vint nous chanter son antienne,
Quand s’abaissait, le soir, sur nos grèves, la foi ;
Mais la science est à son tour montrée au doigt,
Qui tue et qui supprime : elle est déjà niée
Par ceux qui la rêvaient claire et harmoniée
Et belle au point de commenter tout l’univers !
Tel livre aujourd’hui vrai, abat le livre d’hier,
Tout système est chargé d’un système contraire
Qui l’écrase. L’hypothèse surnuméraire
Se prodigue partout, mais ne définit rien ;
Il n’y a plus ni vrai, ni faux, ni mal, ni bien,
La science est à bout de vie… et se dévore.
THOMAS
Il n’est pas vrai, tout le futur lui reste encore !
DOM MILITIEN
Il faut que l’on revienne à la simplicité
Et à l’enfance. Il faut l’amour et la bonté
Et l’ignorance. Et, parmi nous, le seul qui vive
Ainsi, d’accord avec la renaissance vive
De demain, c’est dom Marc.
DOM BALTHAZAR
C’est le plus haut de nous !
DOM MARCconfus.
Moi ! Moi ! Moi ! Balthazar ? mais je suis, de vous tous,
Le moindre et le plus nul.
DOM BALTHAZAR
Enfant, François d’Assise
Était pareil : son nom embaume et fleurdelise
Toute l’église. Oh ! certes, auprès de toi, je sens
Combien le péché noir a corrompu mon sang ;
Mais je te sais la pureté de notre temple ;
Tu es l’extase et la candeur ; tu es l’exemple
Et le foyer d’amour. Si nous étions encore
Les moines embrasés des moyens-âges d’or,
Nous baiserions le bord de ta robe de bure,
Nous bénirions tes mains calmes qui transfigurent…
DOM MARCtrès ému.
Balthazar ! Balthazar ! mon frère Balthazar !
DOM BALTHAZARviolent.
Je ne suis rien qu’un feu d’orage et de hasard ;
Je ne suis rien qu’un flambeau fou dans la tempête,
Lorsque je songe à la clarté fixe et secrète
Que ton esprit, sans même le savoir, répand !
Je veux que mon orgueil soit vain et soit rampant,
Quand tu parais ; je veux humilier mon être,
Mon front, mon cœur, ma chair, mon corps ; je veux les mettre
Ici même, sous tes pieds clairs, dans la poussière.

Il tombe à genoux comme égaré.

DOM MARCvoulant le relever.
Mon pauvre frère Balthazar !…
DOM BALTHAZAR
Laisse ; le fard
De ma fausse grandeur doit tomber dans la boue ;
Le-péché, sur sa honte et sa terreur, me cloue,
Et mon âme mourrait si tu n’avais pitié.
DOM MARC
Balthazar ! Balthazar ! Au nom de l’amitié
Qui nous unit, relève-toi et me regarde ;
Ne suis-je pas ton simple élève, et toi, ma garde ?
DOM BALTHAZARse relevant.
Je voulais qu’on me vît humble et nul devant toi.
DOM MILITIEN
L’exemple est haut et digne et sa franchise accroît
Notre ferveur pour ta force droite, mon frère.
DOM BALTHAZARà dom Militien.
Il faut avoir pitié de moi.
DOM MILITIEN
Notre prière…
DOM BALTHAZARà tous.
Il faut avoir immensément pitié de moi…

Il s’éloigne, les moines restent interdits. Bientôt dom Militien et dom Marc vont le rejoindre sous la tonnelle. Ils disparaissent.

THOMASaux moines qui restent occupés chacun de leur travail.

Est-ce étrange ? Brusquement, comme en coup de vent, en venir à ces excès ! on parle, on argumente, on prouve, et cet étonnant Balthazar rompt tous liens et provoque une sorte de scandale à rebours.

IDESBALD