Le Colonel et la Venus - Yves Stalloni - E-Book

Le Colonel et la Venus E-Book

Yves Stalloni

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Beschreibung

La Vénus, c’est la magnifique Aphrodite aux seins nus et sans bras trouvée dans l’île de Milo en 1820. Le colonel, c’est le jeune aspirant de la Marine royale, Olivier Voutier, qui, dans cette île des Cyclades, est le premier à voir apparaître la légendaire statue de marbre que la France exposera au Louvre. Les deux resteront indissolublement liés, même si le colonel se voit dépossédé de sa découverte et tente de gagner la gloire par des exploits militaires, et de trouver l’amour à travers des conquêtes féminines. L’aventure de ce couple impossible nous fait parcourir tout le XIXe siècle, nous conduisant en Grèce, pendant la Guerre d’Indépendance, à Paris dans le salon de Mme Récamier, à Arenenberg, auprès de l’ex-reine de Hollande, la fougueuse Hortense, mère de Napoléon III, à Lausanne pour une pause conjugale, dans le Var enfin, à Hyères, où se fixe Voutier qui fait bâtir, sur la colline dominant la ville, une somptueuse demeure, le Castel Sainte-Claire où il finira ses jours et sera enterré. Un formidable parcours nourri de documents et d’archives familiales devenu un passionnant roman, habilement construit et remarquablement écrit.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Yves Stalloni est agrégé de lettres modernes, docteur d’État ès lettres, professeur honoraire de Chaire supérieure, membre titulaire de l’Académie du Var. Il a fait l’essentiel de sa carrière à Toulon, au Lycée Dumont d’Urville où il eut en charge les Classes préparatoires et notamment les prépas HEC et la classe de Première supérieure (Khâgne). Avec, occasionnellement, une fonction de chargé de cours à l’Université de Toulon et du Var. Yves Stalloni est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, de nombreuses éditions critiques et d’environ quatre cents articles parus dans des revues diverses, le tout dans le domaine de la critique littéraire, de la littérature générale, de la culture et de la méthodologie.

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Le Colonel et la Vénus

Du même auteur

(Sélection)

 

La Contraction de texte, Ellipses, 1998.

Les Nuages de Magellan, roman, L’Harmattan, 1998.

La Synthèse de textes, Ellipses, 1999.

Les Genres littéraires, Armand Colin, « 128 », 2001, rééd. 2016.

Petit manuel de conversation, Studyrama, 2005.

Dictionnaire du roman, Armand Colin, 2006.

Q.C.M. de culture générale, avec Daniel Fouquet, Ellipses, 2007.

Écoles et courants littéraires, Armand Colin, 2008, rééd, 2015.

Q.C.M. de culture contemporaine, avec Daniel Fouquet, Ellipses, 2009.

Petit inventaire des citations malmenées, avec Paul Desalmand,Albin Michel, 2010.

Dictionnaire des vraies fausses citations, avec Paul Desalmand,Albin Michel, 2011.

Eudoxe ou une initiation toulonnaise, roman, Gehess, 2010, rééd. Sudarènes, 2015.

365 Proverbes expliqués avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2010.

365 Expressions expliquées avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2011.

365 Expressions bibliques et mythologiques expliquées, avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2012.

365 Mots nouveaux expliqués, avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2013.

365 expressions latines expliquées, avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2013.

365 mots de l’amour et de l’amitié, avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2015.

365 éponymes expliqués, avec Paul Desalmand, Le Chêne, 2015.

L’Homme des phares, roman, Sudarènes, 2017.

Les 100 mots du roman, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2017.

La Littérature française en 100 romans, Le Chêne, 2018.

Brèves leçons sur Ulysse et sa Méditerranée, Publilivre, 2018.

Abécédaire d’ovalie- Le rugby de A à Z, avec René Bastelica, Publilivre, 2019.

De l’écran à l’autel – La double carrière du bon abbé Galli, roman, Publilivre, 2019.

Jusqu’aux étoiles – L’épopée tragique du Dixmude et de son commandant, roman, Publilivre, 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Yves Stalloni

 

 

 

 

LE COLONEL ET LA VÉNUS

 

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sudarènes Editions

 

 

 

 

 

« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »

Racine, Phèdre (I, 3)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

Hyères, septembre 1849

 

 

L’ancien maire, Alphonse Denis, avait décidé de conduire en personne ses hôtes dans son propre cabriolet qu’il aimait utiliser pour ses courtes promenades dans la ville et aux environs. Celle d’aujourd’hui ne serait pas longue mais pourrait s’avérer difficile car il s’agissait de se hisser jusqu’au sommet de la colline, à près de 200 mètres d’altitude, pour découvrir le château médiéval que les gens du pays appelaient Casteou, et les terres avoisinantes.

Monsieur Denis connaissait bien ces lieux pour avoir songé, lors de son arrivée à Hyères, à s’y installer, prévoyant de faire construire, sur une parcelle au-dessous des ruines, une demeure de maître. La sagesse l’avait amené à renoncer à ce projet peu compatible avec la recherche du contact direct avec les habitants dont il songeait à briguer les suffrages. Il avait préféré se rendre acquéreur de l’ancienne maison de la baronne de Chaintré, qui avait succédé au marquis de Mirabeau, père du grand tribun, une vaste propriété du XVIIIe siècle qui, transformée par ses soins, était devenue le « château Denis » dont il était très fier. Cette bâtisse de deux étages, protégée d’une grille de fer, sise place de la Rade, près de l’Hôtel de ville, pourvue, sur l’arrière, d’un vaste jardin en triangle, lui avait permis d’herboriser, tout en se

trouvant proche de ses concitoyens.

Désormais retiré de la politique suite à son double échec aux élections municipales de mai 1848 et aux législatives quelques mois plus tard, l’ancien maire pouvait librement jouir de sa résidence, se consacrer à la botanique, une véritable passion qui le poussait à introduire en Provence des végétaux rares, des essences recherchées, des arbres et arbustes exotiques, et, à l’occasion, à accueillir les hivernants fortunés qui découvraient avec enthousiasme les charmes de la cité varoise.

Comme aujourd’hui le couple Voutier, le colonel au passé prestigieux, solide quinquagénaire doté d’un physique avantageux, et sa jeune épouse, Palmyre Félicie, née Dalpuget, une ravissante parisienne d’un peu plus de vingt ans. Olivier Voutier avait une connaissance sommaire de la ville pour y être passé fugitivement, et il appréciait que Denis, qu’il avait rencontré jadis à Paris, lui serve de guide, de conseiller et d’agent au moment de s’implanter à Hyères pour y vivre ses années de retraite et se lancer éventuellement, à son tour, en politique.

La première démarche allait consister à trouver une habitation conforme au statut de l’ancien officier et à ses ambitions. Alphonse Denis était formel : le colonel ne trouverait rien à son goût dans la commune. Le mieux serait de faire construire, à sa convenance, une demeure de caractère, et ceci au meilleur endroit de la ville, en un lieu dominant, bénéficiant d’une vue exceptionnelle et d’un bon air, au pied de l’ancien château des Seigneurs de Fos dont les ruines méritaient la visite.

Il avait fallu quitter la ville en délaissant, à main droite, la majestueuse église Saint-Paul puis, une fois franchie la chicane de la rue Cafabre, passer la porte du même nom, emprunter sur quelques centaines de mètres la route de Toulon, avant d’entamer la pénible ascension en lacets qui, par le chemin de la Porte Saint-Jean et celui dit de la Pierre-Glissante, faisait contourner la colline par l’ouest et dépasser une première enceinte assez bien conservée. Il était souhaitable de faire une pause au niveau de la porte Biaise et de la rue Barbacane ; enfin, dans un dernier effort consenti avec peine par le cabriolet, contourner une deuxième enceinte pour se trouver au niveau de la porte des Princes, au cœur de la « ville haute » regroupée autour de son majestueux donjon.

– Vous êtes dans le lieu historique de la naissance d’Hyères, commença à expliquer Alphonse Denis en invitant ses invités à le suivre dans un dédale de pierres assez informe. Ce territoire est mentionné pour la première fois dans une charte de 963 dont j’ai retrouvé la trace au moment où je rédigeais, en 1835, l’ouvrage qui a pour titre Promenades pittoresques à Hyères. Pour son engagement dans la pacification de la Provence menacée par les Sarrasins, le seigneur Pons de Fos, originaire, comme son nom l’indique, des Bouches-du-Rhône, s’est vu offrir par le comte Guillaume, vers la fin du XIIe siècle, une grande bande littorale qui allait jusqu’à Carqueiranne, Bormes, La Londe et même Pierrefeu. Les Fos font alors construire, sur ce qui pouvait être une motte castrale, une tour rectangulaire de seize mètres de hauteur, pièce maîtresse du futur château autour duquel se regroupera un habitat de quelques dizaines d’âmes. Passé sous l’autorité de Charles d’Anjou, frère de saint Louis, devenu Comte de Provence et Roi de Naples et de Sicile, le lieu est agrandi et pourvu d’un second mur d’enceinte, celui que nous avons passé en montant. Le 12 juillet 1254, saint Louis, sa famille et sa suite, revenant de Terre sainte, séjournent au château avant de se rendre à Aix-en-Provence en passant par la Sainte-Baume où ils montent en pèlerinage. Je vous fais grâce des détails, sauf pour vous préciser que vers le milieu du XIIIe siècle, Hyères est élevée au rang de « ville comtale », voit l’installation d’une commanderie de Templiers, puis devient un centre administratif, alors que le château subit d’importantes modernisations.

Les vestiges qui s’offraient à la vue des trois visiteurs parvenaient difficilement à rendre compte du rayonnement passé de cette fortification. On pouvait deviner, parmi les éboulis, une porte ouvrant au sud sur la ville, encadrée de deux tours carrées bordant la partie orientale de l’enceinte crénelée et dont ne restaient que les assises. Ici, des voûtes à nervures, là des traces d’ogives. On devait imaginer, d’après les indications de Denis, deux vantaux de bois clôturant l’entrée et une herse protégeant l’ensemble. Au nord, se dessinait une autre porte coiffée d’un arc à demi effondré menant, par un escalier couvert assez bien conservé, à un chemin de ronde qui débouchait sur le vide.

Palmyre, élégamment vêtue, protégée des rayons du soleil de septembre par une ombrelle de couleur rose, s’efforçait de trouver le meilleur chemin pour explorer ce lieu inhospitalier, alors que son mari, habitué des sites guerriers, enjambait allègrement les blocs de pierre, identifiait les courtines, testait la disposition des archères et repérait les points stratégiques.

– Jusqu’à quelle date le château a-t-il été en fonction ? interrogea le colonel, visiblement très intéressé par l’aspect militaire.

– Difficile de donner une date précise, répondit Denis. L’activité militaire décline progressivement au début du XVIe siècle, alors que la population s’accroît ; un conflit opposant les Ligueurs aux partisans du roi Henri III va marquer, vers la fin du siècle, l’agonie de la citadelle. Elle sera désarmée peu après, au début du règne d’Henri IV, le donjon et les ouvrages militaires étant rasés, et l’ensemble devenant, comme souvent, une carrière pour les constructions privées des alentours. De nouvelles campagnes de fouilles ont été lancées par Casimir Valéran, mon prédécesseur à la mairie, qui devraient nous livrer de précieuses informations. Valéran s’était même rendu acquéreur des restes du château, juste après l’Empire, le sauvant d’une totale destruction. C’est à lui que nous devons la route carrossable qui nous a permis de monter jusqu’ici. C’est lui qui a fait abattre les arbres afin de dégager la vue. Venez, je vous réserve une surprise.

En contournant les restes d’un large pan de mur et en se dirigeant vers l’est, on parvenait à une espèce d’esplanade sommairement aménagée en jardin d’où se découvrait un saisissant tableau. Le vaste panorama dépassait, au pied de la colline, les dernières habitations de la ville, étagées de terrasse en terrasse, avant de s’ouvrir sur les paisibles marais salants, sur les confins embrumés de l’extrémité de l’isthme, sur le délicat découpage de la côte et enfin, interrompant le bleu de la mer, sur un chapelet d’îles comme posées miraculeusement pour délimiter une terre habitée avant l’infini de l’horizon.

Un paysage de carte postale, digne des plus somptueux décors de la Grèce antique.

Les époux Voutier, serrés l’un contre l’autre, étaient silencieux, recueillis, figés d’admiration devant cette immensité souriante et calme, invitation à la méditation et promesse de bonheur.

– Je n’ai rien vu de plus beau depuis les Cyclades de mes jeunes années, dit le colonel. C’est ici qu’il faut vivre. Et qu’il faut mourir. Merci, monsieur le Maire, de nous avoir fait découvrir ce joyau de la nature modelé par la main de l’homme.

Denis, féru de littérature, saisit l’allusion à la Grèce pour citer un de ses poètes favoris, le grand Casimir Delavigne, disparu depuis peu :

O sommets de Taygète, ô rives du Pénée,De la sombre Tempé vallons silencieux,Ô campagnes d’Athènes, ô Grèce infortunée,Où sont pour t’affranchir tes guerriers et tes dieux ?

Cette évocation d’un pays pour lequel il s’était battu, et d’un poète qu’il avait croisé autrefois chez Mme Récamier, trouva immédiatement un écho chez l’ancien officier qui, prenant la pose face au paysage, récita sans hésiter quelques vers empruntés à la suite du même poème :

Doux pays, que de fois ma muse en espéranceSe plut à voyager sous ton ciel toujours pur !De ta paisible mer, où Vénus prit naissance,Tantôt du haut des monts je contemplais l’azur…

La mention de Vénus n’était évidemment pas fortuite. Voutier ne perdait pas une occasion, et il l’avait fait avec le maire, de rappeler qu’il était à l’origine de la découverte de l’admirable statue du Louvre, arrachée en 1820 à l’île de Milo. Mais, revenant au présent et au vrai but de sa visite, il se laissa aller à exprimer quelques réserves :

– Mais ces terrains appartiennent désormais à la commune, ils ne sont pas à vendre et ne doivent pas être défigurés pas des constructions modernes.

– Vous êtes dans le vrai, mon colonel. Les parcelles que je vous propose d’acquérir sont un peu en contrebas, à flanc de colline, dominant la ville. Il s’agit des vestiges d’un ancien couvent aujourd’hui désaffecté et qui ne demande qu’à reprendre vie. Vous allez voir, le site est tout aussi remarquable.

On reprit le cabriolet pour entamer, avec prudence et par la même route, la descente vers la ville, en longeant, sur une cinquantaine de mètres, le mur d’enceinte, puis en empruntant un chemin pierreux qui conduisait à une série de bâtiments délabrés. Alphonse Denis, reprenant avec un plaisir évident son rôle de guide, se lança dans de nouvelles explications.

– Ces vieux murs abritaient autrefois un couvent construit en 1634 par la commune d’Hyères à ses frais. Il devait accueillir des religieuses Clarisses qui prendraient en charge l’éducation des jeunes filles de bonne famille pour les préparer à leur entrée dans le monde. Détruit à la Révolution et vendu comme bien national, le couvent passa entre diverses mains avant de devenir la propriété de madame Zoé Fargeon, née Auffren, qui en fit l’acquisition le 18 août 1820. J’ai retrouvé les actes notariés que je tiens à votre disposition. À son décès, l’année dernière, madame Fargeon, que j’ai bien connue, désigna son mari comme héritier, et c’est lui, Jean Fargeon, qui souhaite vendre les parcelles 375 à 380. Je crois savoir que deux autres propriétaires, les nommés Grue et Massillon, sont disposés à céder les parcelles adjacentes, les numéros 372 à 374 et 381 à 383, ce qui devrait vous constituer un assez beau domaine. Il vous sera toujours possible, par la suite, d’agrandir vos terres en vous portant acquéreur des parcelles voisines, sans grande valeur car enclavées.       Tout en parlant, l’ancien maire avait extrait d’un portefeuille de cuir divers documents, comme une section de la carte dite « de Cassini » où apparaissait l’ancien couvent, au pied du vieux château, et une page du cadastre napoléonien qui mentionnait, avec les folios correspondants, les différentes parcelles.

– Je vous propose d’examiner ces documents à votre hôtel où je vais vous raccompagner. Madame Voutier me paraît un peu lasse, ce qui est bien normal, car la promenade du château est toujours fatigante.

En attendant de devenir propriétaires, les futurs Hyérois avaient choisi de séjourner dans un des plus beaux hôtels de la ville, situé dans un nouveau quartier, au-delà de la Grand-Rue, l’Hôtel des Ambassadeurs, autrefois nommé, avant rénovation, Hôtel Suzanne en raison du nom de son créateur, Félix Suzanne. Des résidents de marque, tel le comte d’Empire François de Neufchâteau, celui même qui harangua Napoléon le jour de son sacre, puis une deuxième fois au moment d’Austerlitz, avaient contribué à asseoir la réputation de l’établissement.

La ville d’Hyères était en train de devenir, depuis deux ou trois décennies, un lieu recherché de villégiature pour riches hivernants, notamment anglais. Des maisons de location proposaient des hébergements de qualité pour cette clientèle de choix, et les hôtels existants étaient contraints d’augmenter leur capacité d’accueil, en attendant que de nouveaux, plus luxueux les uns que les autres, sortent de terre. Aux yeux des connaisseurs, Hyères était en passe de supplanter Nice comme capitale du tourisme hivernal. Les atouts de la cité varoise étaient nombreux et reconnus : une situation privilégiée, un climat bienveillant, une végétation originale et généreuse, une population simple et prévenante, un air pur et un environnement paisible offrant les meilleures conditions de guérison aux malades ou aux convalescents.

Alors qu’on servait le thé et qu’il avait déployé sur une table de marbre les documents cadastraux déjà montrés aux abords du couvent, Alphonse Denis se faisait, avec lyrisme, l’avocat de la ville dont il avait été maire en énumérant quelques noms de ses hôtes de passage les plus célèbres, dont l’agronome anglais Arthur Young (son maître en matière de botanique) et surtout Pauline Bonaparte venue hiverner quelques mois dans la « Maison Filhe » en 1812.

Olivier Voutier écoutait l’ancien maire avec attention et une pointe d’amusement, convaincu par avance des multiples avantages de la ville qu’il avait décidé de faire sienne. Les deux hommes, nés à quelques années de distance au lendemain de la Convention, étaient sensiblement du même âge, mais tout semblait les opposer dans leur apparence physique. Denis était massif, de taille modeste, à la mise négligée, le front bas, le menton volontaire, le visage plein et coloré, encadré d’abondants favoris qui en accusaient la rondeur ; Voutier était de belle stature, mince, vêtu avec élégance, doté de traits fins, réguliers, d’un teint clair souligné de fines moustaches noires aux bords relevés et d’une pointe de barbe qui le faisaient ressembler au Prince-Président récemment élu et dont il assurait être l’ami depuis une trentaine d’années. Même en civil, l’ancien colonel en imposait par son port majestueux, son allure distinguée et son charme naturel qui lui avaient valu, disait la rumeur, de très nombreuses conquêtes, y compris, parfois, auprès de femmes de renom.

Ce goût de la galanterie semblait l’avoir quitté en avançant en âge et à la suite de son mariage, en secondes noces, avec la jeune Palmyre qui aurait pu être sa fille. Les regards féminins continuaient toutefois à se poser sur l’ancien officier qui, jouant les indifférents, avait du mal à cacher la satisfaction que lui procuraient de tels hommages. L’homme avait toujours été sensible aux honneurs, aux marques de considération et même aux flatteries. Assez pour qu’on lui prête une dose élevée de vanité, même si ce reproche était essentiellement le fait de rivaux, de jaloux ou de médiocres. En offrant une certaine image de la réussite, qu’il cultivait avec complaisance, en s’attribuant des exploits à l’authenticité jugée parfois douteuse, Voutier était devenu une cible naturelle des médisants. L’épisode controversé de la Vénus de Milo, l’engagement pas toujours bien compris dans le camp philhellène, la liste de ses liaisons, réelles ou supposées, mais souvent tapageuses, étaient des éléments qui ternissaient son image, alimentaient des ragots – ce qui avait le don de provoquer de sa part, en guise de réaction, des accès de fatuité ou des postures provocantes dont l’effet était d’accroître la méfiance et de nourrir l’antipathie.

Heureusement, en arrivant dans la petite ville d’Hyères, Olivier Voutier pensait commencer une nouvelle vie, se présentant comme un homme neuf, soucieux plus de fonder une famille que de jouer les jolis cœurs, et comptant bien occuper son oisiveté en s’impliquant dans la vie politique locale (payant le cens, il y était autorisé) et en se consacrant à l’œuvre littéraire qu’il voulait léguer aux générations futures, ses Mémoires.

L’ancien officier avait déjà connu, dans la première partie de sa vie, des honneurs de librairie en publiant, à quelques années d’intervalle, deux ouvrages de circonstance qui avaient connu, l’un et l’autre, un estimable succès : Mémoires sur la Guerre actuelle des Grecs, en 1823, et Lettres sur la Grèce – Notes et chants populaires en 1826. À vingt-cinq ans de distance, il se sentait prêt à donner à ses contemporains un livre plus ambitieux qui ferait date et dans lequel serait clairement rétablie la vérité à propos de son rôle essentiel dans la découverte et l’acquisition de la Vénus de Milo.

Hyères, et une résidence privée face aux « Îles d’or », seraient le lieu idéal pour mener à bien une telle entreprise. De là son impatience à trouver l’emplacement où faire bâtir la maison souhaitée. L’ancien couvent des Clarisses, au-dessus de la ville, serait, à n’en pas douter, ce site parfait. Quelques formalités restaient à accomplir que le précieux Alphonse Denis s’appliquerait à simplifier. L’intercession de l’ancien maire et ancien député, homme affable, bon connaisseur des règles d’urbanisme, érudit infaillible, s’était révélé déterminante. Sa démarche obéissait d’abord à un spontané sentiment de sympathie pour ce couple qui l’avait sollicité et qui montrait un sincère intérêt pour la ville qu’il avait administrée pendant plus de trois lustres. Mais son soutien avait aussi des motifs moins désintéressés, l’homme, animé par un sourd désir de revanche, voyant en Voutier un allié utile pour les futurs combats politiques, ou même un bras armé pour réinvestir l’Hôtel de ville abandonné à regret.

La pause du thé s’achevait et Denis rangeait ses papiers dans son portefeuille de cuir. La journée avait été riche et les échanges fructueux. Palmyre, toujours effacée, regardait son mari avec fierté. Elle appréciait qu’il sût mener avec une calme autorité les affaires les plus sérieuses, ne se départissant jamais d’une assurance distinguée. Cet homme au passé de héros était de ceux sur lesquels on peut se reposer, qui savent résoudre les problèmes et aplanir les difficultés. Il s’y entendait pour prendre les bonnes décisions, former des projets, forcer la chance. Elle ne regrettait pas ce mariage qui avait fait jaser autour d’elle, certains condamnant la différence d’âge. Elle serait heureuse de donner à Olivier une descendance qui scellerait la réussite de leur union – en attendant la belle demeure qui devait accueillir la famille, sur la colline dominant la ville.

Hyères, décidément, marquait le début d’une ère de bonheur. Tout y invitait en ce lieu béni des dieux. Les habitants au parler chantant et aux manières aimables, le climat, d’une douceur qui permettait aux orangers de fleurir en pleine terre, la belle et fertile campagne environnante, la proximité de la mer, dont la présence rassure, inquiète, en même temps qu’elle invite à l’évasion. Un Éden à portée de main.

Quelques jours à peine après la découverte du vieux château et de l’ancien couvent des Clarisses, le 5 octobre, les Voutier se retrouvaient en l’étude de Me Mille, licencié en droit et notaire à Hyères, pour signer l’acte qui les rendaient propriétaires de plusieurs parcelles et de quelques surfaces bâties. Alphonse Denis, par discrétion, n’avait pas souhaité être présent mais n’avait pas manqué de prodiguer au couple de judicieux conseils.

Les Hyérois d’adoption, en attendant d’emménager dans leur future propriété, avaient jugé sage de quitter l’Hôtel des Ambassadeurs pour une location provisoire située autour de la place Royale. Il faudrait quelques mois, peut-être une année, pour mener à bien les travaux de construction que le colonel entendait surveiller de près. Lui-même avait déjà dessiné des plans de la future demeure et lui avait trouvé un nom qui, tout en rappelant l’ancienne vocation religieuse des bâtiments, témoignerait de l’honorabilité des nouveaux occupants : « Le Castel Sainte-Claire ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2

 

 

Sur le bureau de chêne installé devant la fenêtre à triple ogives, dans le cabinet de travail du premier étage de la tour dite de la Reine Jeanne, les papiers, de divers formats et de couleurs variées, auraient tendance à se mélanger. L’écriture est régulière, soignée, élégante, aisément reconnaissable, fine et inclinée sur la droite, celle de l’habitant des lieux qui tente, à l’aide de ces documents épars, de reconstruire son passé afin de léguer à la postérité le récit d’une vie riche et mouvementée.

Olivier Voutier qui vient enfin, après plus d’un an de travaux, de prendre possession de sa somptueuse demeure, peut se lancer, comme il le projette depuis longtemps, dans la rédaction de ses mémoires. Tant de fables ont été colportées, tant de fausses vérités répétées avec assurance voire malveillance, tant de souvenirs effacés, parfois de façon volontaire et délibérée. Juste au milieu du siècle, alors qu’il jouit d’une solide santé et d’un esprit clair, qu’il bénéficie d’un long loisir auprès d’une femme aimante, l’ancien colonel estime nécessaire d’en passer par l’écriture.

Après les chaleurs accablantes de l’été, l’automne a discrètement rafraîchi les journées en même temps qu’il les raccourcissait. Le ciel est toujours aussi dégagé et la lumière, d’une légèreté exceptionnelle, donnerait plutôt envie de se livrer à la peinture, comme le fait son nouvel ami et futur voisin, Horace Vernet, qui rêve de venir lui aussi habiter sur les hauteurs de la colline où il cherche à acquérir un terrain. Cet artiste talentueux saurait rendre avec sa palette le paysage harmonieux qui se dessine entre les deux colonnettes divisant la fenêtre. Au loin, se devinant sur la ligne embrumée de l’horizon, l’étendue brillante des Salins neufs, l’étang des Pesquiers et la pointe de la presqu’île de Giens. Au premier plan, comme sous les pieds de l’observateur, les masures désordonnées couvertes de tuiles rouge, les terrasses de pierres sèches, le serpentement sombre des ruelles étroites, les jardins d’agrumes et de bougainvilliers. La vieille ville est là, comme alanguie, endormie, en attente de celui qui saura lui redonner la gloire qui fut la sienne au Moyen âge. Sur la droite, la collégiale Saint-Paul tourne le dos au levant, offrant au regard un chevet massif soutenu de contreforts et un campanile carré surmonté d’un léger clocheton de fer forgé.

Le colonel a choisi de faire de cette pièce surélevée, au-dessus d’une petite cuisine et d’une chambre, dans une tour quadrangulaire surmontée de créneaux, son refuge personnel, son poste d’observation et son lieu de travail. Nul autre que lui ne pouvait imaginer les plans de cet ermitage perché et imposant qu’il a choisi d’appeler, un peu pompeusement, Castel Sainte-Claire. « Castel » parce que l’édifice, d’inspiration romane, peut prétendre se rapprocher d’un château, et qu’il est érigé juste au-dessous du Casteou, la vieille citadelle d’Hyères à l’histoire mouvementée. « Sainte-Claire » en l’honneur de la fondatrice de l’ordre des Clarisses, Claire d’Assise, convertie à la vie religieuse par son aîné François, il Poverello, et qui, comme lui, cherchera à atteindre un idéal de pauvreté, s’initiera à la vie monastique et créera la communauté des Pauvres Dames.

La vérité oblige à dire que la résidence imaginée par Voutier se rapproche davantage d’un aristocratique manoir que d’un monastère médiéval. Elle peut aussi faire penser à un fortin, comme celui de Chalcis, dans l’île de Négrepont, où son bateau a mouillé au temps sa jeunesse dans la Marine royale. On n’a pas parcouru en tous les sens la Méditerranée, combattu vaillamment pour la liberté d’un pays opprimé, offert à la France un joyau de la sculpture hellénique pour finir dans l’obscurité d’un couvent ou dans la médiocrité d’une mansarde. Les Hyérois marquèrent une certaine surprise teintée de moquerie devant le déploiement de luxe qui présidait à la construction appelée à remplacer les bâtiments occupés jadis par les religieuses.

L’ex-colonel se place au-dessus de ce genre de médisances ou de ricanements. Il a une œuvre à accomplir, celle qui doit couronner une existence faite d’aventures et, le plus souvent (il aime à le croire), de réussites. Il a pris plaisir à voir prendre forme, à partir de ses dessins préparatoires, l’habitation où il prévoit de finir ses jours, harmonieuse réalisation composée d’un corps de logis central, sur deux niveaux, encadré de deux tours carrées et crénelées qui doivent rappeler les ruines du château médiéval voisin et surtout la spectaculaire « Tour du Drapeau ». Une série de fenêtres à ogives disposées symétriquement de part et d’autre de la monumentale porte d’entrée surmontée d’un tympan en demi-lune sculptée (deux anges soutenant un écu aux armes de la ville), donne à l’ensemble une majesté faite d’équilibre et de sobriété. Beaucoup reste à faire pour compléter l’aménagement de ces lieux repris au maquis après des années d’abandon. Voutier ne manque pas d’idées pour l’amélioration et l’agrandissement de son Castel et fait confiance à son architecte Trotobas, le meilleur de la région. Il lui faudra, quand il aura pu acheter les parcelles contiguës qu’il convoite, créer un jardin étagé, parcouru de chemins dallés et de terrasses, où la végétation provençale se mêlera aux essences rares et tropicales.

Ce décor enchanteur n’est pas seulement destiné à satisfaire son orgueil ; il est la composante essentielle du patrimoine qu’il entend léguer à sa descendance. Car, alors même qu’il accédait au rang de propriétaire, Olivier Voutier devenait père d’une merveilleuse petite fille prénommée Marie, venue au monde le 5 mai de l’an de grâce 1850, le jour anniversaire de la mort de l’Empereur, et déclarée par ses soins à la mairie de la ville d’Hyères, deux jours plus tard. La vie d’errance et d’aventure de l’ancien officier trouvait là son terme, et son ancrage local, préalable à une implication officielle dans les affaires de la cité, prenait forme.

Palmyre, dont il appréciait chaque jour un peu plus la gaieté juvénile, dont il admirait la prestance physique, l’art de de se vêtir avec goût, dont il aimait à contempler les traits raffinés du visage et l’abondante chevelure noire relevée sur la nuque, alors qu’une partie, ajustée en anglaises, lui retombait sur les oreilles, Palmyre dont le prénom seul évoquait les riches antiquités arrachées au désert par l’archéologue britannique Robert Wood en 1753, Palmyre affichait le bonheur serein d’une épouse comblée et d’une mère protectrice.

– Ne serait-il pas temps de vous arrêter de travailler, mon ami, dit-elle à son mari en franchissant la porte de son cabinet austère et mal éclairé. Il commence à se faire tard et notre petite Marie réclame son père qu’elle ne voit que trop peu.

– Vous avez raison, aimée. J’ai assez remué le passé pour aujourd’hui, même si je n’ai pas beaucoup avancé dans mes recherches et encore moins dans ma rédaction. Je me demande si j’ai vraiment raison de reprendre tous ces papiers, d’exhumer ces documents d’une autre époque qui me détournent du présent. L’ambition littéraire doit s’incliner devant les valeurs familiales. Et quelle vanité que de vouloir à tout prix laisser une trace de son passage ! Le présent offre des satisfactions souvent supérieures au ressassement des souvenirs.

Il avait quitté le bureau de chêne où s’étalaient des monceaux de papiers en désordre qu’il fit mine de vouloir ranger. Puis, se saisissant de l’un d’eux, placé près de l’encrier, il continua :

– Vous ai-je montré la lettre que j’ai reçue de la main du Prince-Président ? Il m’adresse des témoignages d’amitié qui m’encouragent à donner corps à mon projet de m’investir dans la vie politique de notre ville et de notre département. Tenez, lisez. Ou plutôt, dites à Fernande de préparer du feu dans la cheminée du grand salon. Nous serons plus à l’aise pour bavarder du sujet. Et nous pourrons associer la petite Marie à notre conversation.

– Fernande a déjà fait du feu, bien qu’il ne fasse guère froid. Marie a fini de dormir et nous vous attendons là-bas. Vous allez me parler de cette lettre.

La lettre en question, bien que courtoise, n’avait rien de chaleureux et n’était qu’une réponse convenue aux félicitations adressées par Voutier, en date du 5 novembre 1849, au nouveau chef d’État, suite à son élection. Une longue missive que le colonel avait lu à sa femme et qui n’échappait pas au lyrisme : « Soyez béni, cher Prince, pour votre généreuse résolution […]. L’ancien ami vous était attaché de cœur, de ce moment, le citoyen vous est entièrement acquis, et c’est avec fierté qu’il peut se dire votre tout dévoué serviteur. » Dans la réponse de Louis-Napoléon, pas une ligne ne permettait de déceler un signe de soutien ou un engagement en vue de la réussite de la future carrière politique de son ancien ami et initiateur. Avant son paraphe, le Président assurait son correspondant, de ses « sentiments distingués », là où l’on aurait pu attendre l’expression d’une fervente cordialité.

Palmyre était consternée, autant par la froideur de la missive que par l’aveuglement de son mari, incapable de reconnaître les marques de d’indifférence polie dont faisait preuve le Prince à son égard. Elle ne connaissait pas en totalité le détail de leur histoire commune, mais elle en avait retenu certains épisodes qu’Olivier lui avait relatés brièvement.

La première rencontre avait eu lieu en 1824 en Italie où Hortense de Beauharnais, la fille adoptive de Napoléon, ex-reine de Hollande, séparée de son mari Louis Bonaparte, séjournait, comme tous les étés, avec ses deux fils, Napoléon-Louis, prince de Saint-Leu, et son frère cadet, Louis-Napoléon, âgé de seize ans. L’adolescent s’était montré attentif au récit des exploits de Voutier, invité en ces lieux, ce téméraire officier qui avait risqué sa vie pour conquérir Athènes, berceau de la civilisation occidentale, et qui se préparait à reprendre les armes pour de nouveaux combats. Le sujet de la Vénus n’avait pas, alors, été abordé. Des liens de sympathie réciproque s’étaient tissés, prolongés par des échanges de lettres puis par d’autres rencontres, plus tardives, notamment à Arenenberg, sur les rives du lac de Constance, où la reine Hortense coulait un exil doré dans le château de facture italienne qui la verrait mourir en 1837.